1Les relations entre la nature et la culture ont été au cœur de la discipline anthropologique dès ses débuts (Tylor, 1871 ; Boas, 1888 ; Kroeber et Kluckhohn, 1952 ; Levi-Strauss, 1958, entre autres références majeures). Entre la fin du xixe et le milieu du xxe siècle, les populations étudiées par les anthropologues avaient en effet un rapport étroit à leur milieu naturel – lien opposé, le plus souvent, au dualisme occidental, et prenant par exemple la forme du totémisme. C’est ce que nous rappelle l’anthropologue Philippe Descola dans sa conférence L’écologie des autres (2011) qui reprend, elle-même, des thèses énoncées dans l’imposant ouvrage : Par delà nature et culture (2005).
2Cet intérêt de l’anthropologie pour les rapports entre l’homme et son environnement naturel a suivi, dans les pays anglo-saxons, la ligne d’une analyse de type néo-évolutionniste, comme dans le mouvement de l’Écologie culturelle prôné et fondé par l’anthropologue nord-américain J.H. Steward (1955). Ainsi que l’explique Philippe Descola dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, cette « conception doctrinale entend rendre compte de la dynamique des systèmes sociaux à partir des modalités de leur adaptation à l’environnement » (Descola, 2000 [1991] : 214). Les tenants de l’écologie culturelle entendent ainsi mettre à jour des « noyaux culturels » (Cultural Core) qui regroupent des traits liés aux activités de subsistance et à l’organisation éco-nomique. Le projet original est évolutionniste puisqu’il vise à déterminer la manière dont l’adaptation de la culture à son environnement peut engendrer certains changements. Tim Ingold, anthropologue anglais iconoclaste contemporain, se situe dans les débats du néo-évolutionnisme en s’en distanciant, puisqu’il préconise de nouvelles perspectives dans les liens entre biologie et anthropologie (1990). Dans une réflexion stimulante, il enjoint les anthropologues à réfléchir aux relations des individus à leur environnement en considérant ces individus comme des organismes ouverts, en lien permanent avec le milieu qui les entoure. Il suggère de prendre en compte tout autant la dimension spatiale que temporelle de cet environnement (Ingold, 1993).
3D’autres approches, également anglo-saxonnes, ont privilégié l’inscription historique de l’homme dans le monde, et en particulier dans le monde naturel. On songe ainsi à l’écologie historique ou Historical Ecology de William Balée (2006), influencée par l’École des Annales et les théories de la « longue durée » de Braudel (1967). Enfin, un troisième grand courant repose sur une description très précise, presque botanique, des objets et classifications opérées par une population dans un milieu donné : il s’agit des ethnosciences initiées par Harold Conklin (Revel, 2000 [1991]).
4En France, le laboratoire « Éco-Anthropologie et Ethnobiologie » (UMR 7206, CNRS - Université- Paris-Diderot - Muséum National d’Histoire Naturelle) explore les liens des êtres humains à leur milieu, en associant – en particulier dans l’équipe « Anthropologie et politique de la nature » – les approches traditionnelles des ethnosciences à celles, plus contemporaines de l’écologie politique. Par ailleurs, le Collège de France a ouvert en 2000 une chaire « Anthropologie de la nature » attribuée à Philippe Descola. Enfin, le Centre de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Toulouse dispense, depuis 2006, un séminaire intitulé « Sociétés et nature : savoirs et pratiques », animé par Marlène Albert-Llorca, Professeure à l’Université de Toulouse.
5Si la nature est depuis longtemps un objet d’étude de l’anthropologie française, en particulier structurale, son ouverture récente à la terminologie de l’« Environnement » lui permet de dialoguer plus étroitement avec la sociologie (Ellison, 2013). Ainsi, ce n’est que très récemment qu’une forme d’« anthropologie de l’environnement », liant la sociologie et l’anthropologie, a commencé à s’institutionnaliser. Alors qu’à l’occasion des Assises de l’ethnologie et de l’anthropologie en France qui se sont tenues à Paris du 12 au 15 décembre 2007, Marie Dominique Ribéreau-Gayon déplorait le retard de la France dans ce domaine, un premier colloque de socio-anthropologie de l’environnement a vu le jour à l’Université de Paris 1 en 2010 (2012a ; 2012b). Par ailleurs, un certain nombre de financements, spécifiquement liés aux questions environnementales ou énergétiques, profite aux anthropologues, comme l’appel à projet « Villes durables » de l’Agence Nationale de la Recherche ou encore les financements de thèses ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie). La position de l’ADEME est notable puisque cet organisme s’ouvre depuis quelques années aux sciences sociales, en prenant acte de l’importance de l’usage des technologies – une approche d’ingénierie seule ne permettant pas de résoudre l’équation difficile des économies d’énergie. Le développement de l’anthropologie de l’environnement a ainsi probablement encore encore de beaux jours devant lui, et il y a fort à parier qu’un certain nombre de postes CNRS ou universités fléchés sur cette spécialité fleuriront dans les prochaines années.
6Spécialité en devenir, l’anthropologie de l’environnement est toutefois toujours en quête de légitimation et il importe de l’arrimer solidement à une pensée réflexive sur des problématiques d’ordre méthodologique. C’est ce que je propose de faire dans cet article en me basant sur trois recherches que j’ai menées en Colombie et en France traitant du « fait environnemental ». Ces recherches ont soulevé un certain nombre d’interrogations quant aux implications de la commande publique, à la nécessaire interdisciplinarité d’une recherche sur l’environnement, tout comme l’importance d’une complémentarité entre les approches « quantitatives » et « qualitatives » des sciences sociales.
7La première recherche dont il sera fait état ici repose sur un terrain lointain puisqu’il s’agit des Andes colombiennes. Lors de ma thèse de doctorat en anthropologie sociale et culturelle, qui portait sur les employées domestiques de Bogotá (2011), j’ai en effet intégré un programme de coopération internationale entre la France et la Colombie (ECOS-Nord ; 2009-2012). Ce programme de recherche entendait comprendre les liens entre systèmes de production et gestion de l’écosystème dans les Andes colombiennes. La zone géographique étudiée (Cundinamarca) m’intéressait particulièrement puisque nombre d’employées de maison de la capitale colombienne étaient nées dans cette région, et avaient ensuite migré vers les villes environnantes. Le hameau finalement étudié (Susa à Fómeque) ne répondait pas tout à fait à cette configuration, mais y séjourner pendant quelques temps m’a permis de mieux appréhender les conditions de vie des petits paysans colombiens minifundistas.
8La seconde investigation présentée dans cet article reprend le fil de mon expérience de post-doctorat dans le cadre du projet Transenergy (2011-2013). Ce projet du programme « Villes durables » de l’Agence nationale de la recherche portait sur les processus d’adaptation des ménages et des entreprises à la transition énergétique dans les métropoles de Lille et de Lyon. Transenergy était un projet à la structure méthodologique complexe faisant le pari d’une complémentarité entre des approches « quantitatives » et « qualitatives » de disciplines comme l’anthropologie, la sociologie, l’économie, l’ingénierie, et l’aménagement du territoire. À partir d’une analyse économétrique et statistique, plusieurs zones des métropoles de Lille et de Lyon avaient été repérées comme étant particulièrement émettrices en CO2. En se basant sur ces données, des urbanistes devaient sélectionner des entreprises représentatives des zones émettrices, en fonction de plusieurs critères comprenant leur activité, mais également les navettes domicile/travail de leurs salariés. Ces navettes domicile/travail ont fait l’objet d’une enquête par questionnaire auprès du personnel des entreprises sélectionnées. Dans un dernier temps, les personnes ayant rempli le questionnaire et volontaires pour approfondir l’enquête étaient interviewées par des anthropologues et des sociologues. Le but de ces entretiens était de contextualiser les consommations énergétiques des navettes domiciles/travail dans un ensemble plus vaste d’habitudes de consommation.
9Enfin, le troisième projet de recherche rapporté est une étude conduite au Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications (Céreq, 2013-2016) dans le cadre d’une commande publique cherchant à saisir les évolutions des métiers et des formations liés à la transition écologique. L’étude évoquée ici porte sur les transformations du secteur de la logistique et du transport de marchandises en regard de la diffusion d’une pensée du « développement durable ». Cette étude est actuellement en cours, et associe des méthodes classiques de recueil d’entretiens auprès d’acteurs du secteur (entreprises, acteurs institutionnels, monde de la formation) à une approche en termes de cartographie des controverses. Cette dernière méthodologie présente un intérêt certain pour le dialogue qu’elle implique entre un traitement « quantitatif » des données du web et une approche profondément « qualitative » comme l’anthropologie.
10Je postulerai que les développements récents de l’anthropologie de l’environnement sont très liés aux préoccupations sociales contemporaines et aux commandes publiques qui les accompagnent. Une réflexion sur les termes mêmes utilisés dans l’arène scientifique (« environnement », « écologie », « développement durable ») montre un glissement d’une approche centrée sur la « nature » (à savoir les relations et les pratiques de la nature) à des questionnements liés à des problématiques tour à tour énergétique, climatique ou encore d’adaptation et de transition écologique.
11L’« écologie », l’« environnement » ou le « développement durable » – que l’on pourrait interpréter comme les orientations militante, scientifique et politique d’une même préoccupation – se sont structurés à des moments différents de l’histoire. L’écologie est aujourd’hui le plus souvent comprise en tant que mouvement militant, qui, s’il s’est consolidé vers le milieu du xxe siècle, a des prémisses bien plus anciennes. La lame de fond que constitue cette pensée militante n’a cessé de grossir depuis la fin du siècle dernier. Le rapport Meadows remis au Club de Rome en 1970 et publié en 1972, signe, ainsi, le début d’une très forte médiatisation et politisation des préoccupations environnementales à partir du questionnement de la viabilité d’une économie basée sur une croissance sans fin. En France, la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle de 1974 est un des symboles forts de l’émergence du mouvement écologiste national. D’aucuns pourront toutefois considérer qu’il s’agit là d’une analyse politique de la notion d’écologie – notion qui préexiste de fait au mouvement militant émergeant dans les années 1970. Ainsi, dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, C. Blanc-Pamard rappelle que cette notion a tout d’abord désigné une science :
« Apparue dans la deuxième moitié du xviiie siècle, la notion de milieu naturel a été élaborée par A. de Humbolt (1848), tandis qu’en 1866, le terme d’écologie était proposé pour désigner la science qui étudie les rapports entre les êtres vivants et le milieu où ils vivent (Haeckle, 1874). Bien que le mot anglais environment soit la traduction de ‘milieu naturel’ et que l’expression ‘environnement naturel’ soit parfois utilisée en ce sens, la notion de milieu et celle d’environnement ne doivent pas être confondues. Cette dernière, qui apparaît vers 1960, désigne plutôt, en effet, le cadre global dans lequel les sociétés humaines se trouvent placées dans des situations d’action et de réaction réciproques mettant en jeu tous les éléments du milieu ; l’environnement est donc ‘à la fois un milieu et un système de relations’ (George, 1971). » (Blanc-Pamard : 478)
12Si l’écologie est à la fois militante et scientifique, l’environnement désigne aujourd’hui la vaste palette des descriptions d’une société influencée par son milieu tout comme celle d’une nature interprétée par la société.
13Par ailleurs, des années 1980 aux années 2000, différents sommets (climatiques et environnementaux) donneront naissance à la notion controversée de « développement durable ». C’est le rapport Brundtland (1987) qui, le premier, forgera ce terme largement repris lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992. La crise de la croissance prédite par le groupe Meadows en 1972 était alors présentée comme pouvant être enrayée par un développement dit « propre » et à faible impact sur le climat, notamment. Plus tard, d’autres notions ont été prônées par les instances internationales comme celle de « croissance verte », avec moins de succès cependant que la notion de « développement durable ». La rhétorique du développement durable a en effet été reprise dans le vocabulaire managérial et les objectifs de communication de nombre de grandes entreprises.
14La politisation de l’écologie n’est pas apparue sui generis. De réelles inquiétudes quant au réchauffement climatique et à l’épuisement des ressources fossiles sont devenues particulièrement aiguës à partir des années 1990 - 2000. L’intérêt international s’est décliné (au niveau national), dans un certain nombre de pays occidentaux, dont la France. Des objectifs (facteur 4, Agenda 21) se sont consolidés, en France, avec le Grenelle de l’environnement dès 2007. La nécessaire diminution des émissions de CO2 a fait place à des questionnements sur la transition énergétique. En 2008, soit un an après le Grenelle de l’environnement, la présentation des appels à projets de l’Agence nationale de la recherche insistait sur l’importance de la thématique du développement durable dans les financements accordés. En 2009, l’appel à projet ANR « Villes durables » a stimulé les recherches sur la transition énergétique.
15Fortement incitée par les pouvoirs publics, la recherche en sciences humaines sur la transition énergétique a également été balisée par ces acteurs, en particulier dans la formulation des appels. Cette orientation pose un certain nombre de questions, en particulier sur les implications du financement par projet et les nécessités intrinsèques d’une recherche en anthropologie, en termes de méthodologie notamment.
16La structuration d’un champ de recherche en sciences sociales sur la transition énergétique est un bon exemple de l’impact de la commande publique sur l’organisation de la recherche universitaire. Quasiment inexistantes dans les années 2000, les recherches sur la transition énergétique émergent au tournant des années 2010. Des colloques (Premières journées internationales de sociologie de l’énergie, Toulouse, 25-26 octobre 2012 ; Colloque « usages de l’énergie dans le bâtiment : penser la transition », 19-20 janvier 2012, ENPC Paris ; Colloque « Sciences sociales et transitions énergétiques », Grenoble, 28-29 mai 2015, entre autres exemples) tentent de rendre visibles et de faire dialoguer différents travaux sur cette thématique, de manière interdisciplinaire le plus souvent. Nombre de ces travaux ont vu le jour grâce à des financements, généralement publics, destinés à éclairer les décideurs.
17L’incitation économique à investiguer une thématique donnée n’est pas nouvelle, mais elle questionne la capacité de l’anthropologie à intégrer les « manières de faire » spécifiques à la commande publique. Science que l’on peut qualifier de « mineure » dans le paysage de la recherche appliquée, l’on peut craindre que ses méthodologies, dont nombre de sociologues vantent les mérites pour penser nouvellement la transition énergétique (voir par exemple la thèse de Johanna Lees, 2014 : Ethnographier la précarité énergétique : au-delà de l’action publique des mises à l’épreuve de l’habiter), ne soient considérées avec suspicion. Car le temps long nécessaire à l’observation anthropologique, la revendication d’une posture « impliquée », et l’attachement à l’analyse soignée de quelques cas isolés, sont rarement privilégiés par les commanditaires publics. Les méthodes anthropologiques ont pourtant beaucoup à apporter aux processus d’innovation dans lesquels sont engagés les pouvoirs publics. L’intérêt, nouveau, pour l’usage des technologies d’économies d’énergies (Subremon, 2014), pour les comportements des acteurs et pour les manières d’habiter conforte la pertinence de l’observation ethnographique. Observer c’est également détourner le regard, voir ce qui avait été caché par le trop plein de discours, rendre visible l’évident.
18L’expertise publique a besoin du temps long de l’ethnologie pour considérer des questions complexes – posées très récemment. Toutefois, le financement public implique de plus en plus souvent une recherche par projets, sur un temps relativement court, lié au calendrier électoral, et devant fournir des solutions clés-en-main. Cette perspective est profondément étrangère à l’anthropologie qui n’a pas la culture du « projet ». Ainsi, cette discipline se détourne souvent des opportunités données par la commande publique pour transformer les champs d’application et les manières de faire de sa discipline. Gageons toutefois que des réflexions en anthropologie de la transition énergétique, telles celles d’Hélène Subremon (2009, 2010, 2014), porteront sur le devant de l’arène publique l’intérêt des manières de faire et de voir de l’anthropologie dans le domaine de l’énergie, et plus généralement de l’environnement.
19Par ailleurs, on peut se demander si la structuration forte du champ de recherche sur la transition énergétique par des financements ciblés et entendant répondre à des problématiques précises, est en adéquation avec les besoins de la recherche académique. La manière de poser les questions est-elle la bonne ? Comment passer de la recherche appliquée à la recherche académique ? Est-il judicieux de chercher des solutions efficaces avec une pression temporelle très forte ? Peut-on élever le débat au delà des enjeux immédiats ? La courte histoire de l’expertise académique sur la transition énergétique nécessite des tâtonnements, des échecs, et des recommencements : la puissance publique est-elle prête à l’entendre ?
20En soi, un champ de recherche en sciences sociales centré sur la « transition énergétique » a tout pour surprendre : a-t-on vraiment affaire à un objet scientifique ? Revenons-en aux termes : la transition énergétique est bien, avant tout, un projet politique – projet politique qui présuppose une forme d’inéluctabilité de la transformation d’une société basée sur la consommation d’énergie carbonée à une autre dite « propre » ou « sobre en carbone ». Ce projet politique s’est incarné en France en un grand débat national, piloté à partir de janvier 2012 par le CNDTE (Conseil National du Débat sur la Transition Énergétique). Ce débat a réuni différents acteurs sociaux tels des associations, des O.N.G., des collectivités territoriales, et, parfois, des chercheurs. Il a eu pour issue la présentation d’un projet de loi, le 18 juin 2014, en Conseil des ministres par la Ministre de l’écologie Madame Ségolène Royal.
21Le projet politique de la transition énergétique s’est mué en champ scientifique, suite à l’« effet d’aubaine » qu’a représenté le financement des programmes de sciences sociales sur ce sujet. Or, tous ces programmes de recherche avaient bien pour but la transformation de la société : comprendre les comportements des usagers afin de mieux les orienter. L’urgence du projet politique n’était alors pas de faire avancer la connaissance mais de changer la société en repérant, grâce à l’expertise et au savoir-faire des chercheurs, les conditions de possibilité de ce changement.
22Étant très attachés à l’indépendance et à l’ « objectivité » de leur savoir, les anthropologues français sont, dans leur grande majorité, particulièrement réticents à cette conception de la science. Pourtant, cette manière de faire n’est pas partout illégitime dans le champ académique, loin s’en faut. Je prendrai l’exemple de l’Amérique Latine que je connais le mieux. À partir de la moitié du xxe siècle, un certain nombre d’enseignants chercheurs latino-américains ont conceptualisé et popularisé le courant de l’Investigación-Acción Participativa ou I.A.P. (« Recherche Action Participative »). Méthodologie pluridisciplinaire d’analyse des faits sociaux, promue en Colombie par le sociologue Orlando Fals Borda (1925-2008) à partir des années 1960, l’I.A.P. est basée sur l’idée que les modèles conceptuels élaborés par les chercheurs nord-américains ou européens ne peuvent expliciter des sociétés en pleine transformation sociale, comme l’était l’Amérique du sud des années 1960 (Rojas Guerra, 2009). L’I.A.P. défend alors une vision proprement anti-objective de la science et profondément ancrée dans un engagement politique. Le chercheur doit « produire des connaissances permettant aux secteurs subalternes de la société latino-américaine de comprendre leur réalité complexe afin de la transformer » (Ortiz et Borjas, 2008). Deux subjectivités se rencontrent de manière horizontale : celle du chercheur et celle des personnes impliquées dans la recherche. Orlando Fals Borda parle ainsi d’une « observation- insertion » pour se démarquer de la posture objectivante de la fameuse « observation participante » de l’anthropologie malinowskienne.
23L’I.A.P. a profondément influé sur les sciences humaines colombiennes. Nombre de programmes de recherche contemporains intègrent cette idée d’une recherche destinée à « changer la société » (en particulier dans les universités que l’on peut qualifier de « périphériques »). Ils impliquent alors des acteurs sociaux qui doivent reprendre en main leur destin social. Marquée par le marxisme (comme par l’utilitarisme), cette manière de faire de la science peut sembler bien éloignée de la recherche française, institutionnelle, sur la transition énergétique. Pourtant, la commande publique sur la transition énergétique ne questionne pas simplement la place de l’anthropologie dans la recherche par projets. Elle interroge aussi en filigrane l’engagement du chercheur dans son objet, son positionnement, et renvoie à la question « naïve » de sa responsabilité sociale.
24Récemment façonnées par la puissance publique, les recherches en sciences sociales sur le « fait environnemental » se caractérisent de longue date par un contexte de forte « main-mise » des sciences naturelles ou exactes sur l’objet d’étude « environnement ». Comment s’est déroulé le dialogue entre l’anthropologie et les sciences de la nature ou exactes ? Quelles sont les conditions d’une collaboration fructueuse ? Et, plus largement, comment peut-on penser l’articulation entre sciences exactes et sciences humaines sur le « fait environnemental » ? Ainsi que le montre très justement Philippe Descola dans ses travaux récents (2011 ; 2005), l’analyse des faits de nature et des faits de culture sont fortement dissociés dans nos sociétés occidentales.
25« C’est dans la seconde moitié du xixe siècle que les approches et les domaines respectifs des sciences de la nature et des sciences de la culture ont fini d’être délimités. Ils l’ont été en théorie, par le développement des travaux épistémologiques mettant l’accent sur les différences de méthode entre les deux champs d’étude ; et ils l’ont été en pratique, par la mise au point de l’organisation cloisonnée des universités et des institutions de recherche telles que nous les connaissons à présent. » (Descola, 2011 : 9)
26Cette division entre sciences de la nature et sciences de la culture est au cœur du processus que P. Descola appelle le « naturalisme ». La civilisation occidentale moderne est en effet la « seule à séparer radicalement l’homme des autres êtres naturels, séparation solidaire de l’émergence de la science moderne, galiléenne » (Bourg & Fragnière, 2014 : 484, repris de Descola, 2005). Dans les humanités, les sciences étudiant « les rapports entre les dimensions physiques et les dimensions culturelles des activités humaines » (Descola, 2011 : 9) comme la géographie, la psychologie ou encore l’anthropologie s’en sont trouvées divisées entre leurs pendants « physique » et « culturel ». On parle ainsi de géographie physique ou sociale, d’anthropologie biologique ou culturelle.
27Or, l’environnement est bel et bien un objet hybride, à l’interface du social et du physique, qui fait fi des séparations du naturalisme. Il ne peut donc être étudié uniquement par des géologues, des biologistes, des écologues. Le rapport des populations au monde physique est essentiel pour comprendre les évolutions de l’anthropocène. L’importance de la dimension sociale et culturelle des phénomènes environnementaux implique une nouvelle collaboration entre sciences exactes et physiques et sciences « humaines ». Mais cette collaboration est « contre nature » dans l’organisation actuelle des systèmes de savoirs et de leurs supports, les universités. L’éparpillement géographique des sites de savoirs entre l’ « humain » et le « physique », le fait que les enseignants chercheurs, et plus encore les étudiants, de ces deux spécialités ne se rencontrent jamais, le faible recoupement des enseignements dispensés conduisent à une forme d’hostilité entre ces deux mondes, au premier abord irréconciliables. À cela s’ajoute des difficultés de communication entre chercheurs confirmés en sciences humaines et sciences exactes, les uns n’ayant aucune culture scientifique liée au monde physique, tandis que les complexités du monde social échappent aux autres. Pourtant, le dialogue est nécessaire. Nous savons aujourd’hui – et les pouvoirs publics ont été des éclaireurs sur ce point – que l’on ne peut se contenter d’une analyse d’ingénierie des phénomènes environnementaux. Le projet de transformation de la société porté par la puissance publique implique de comprendre les comportements sociaux pour mieux saisir et accompagner les mutations en cours. Un boulevard était alors tout tracé pour les sciences sociales, qui doivent désormais, sous l’injonction des financements interdisciplinaires « sciences exactes / sciences humaines », trouver les conditions de possibilités d’une collaboration qui s’annonce complexe à mettre en œuvre.
28J’aimerais ici revenir sur les trois recherches présentées ci-avant pour montrer les conditions de possibilités, mais également les apories et les limites d’une recherche interdisciplinaire entre l’anthropologie et les sciences de la nature ou les approches quantitatives des faits sociaux.
29L’enquête conduite dans le hameau de Susa à Fomeque a été un exemple réussi de recherche coopérative entre l’anthropologie, la géographie physique et l’ingénierie écologique. Les principaux éléments de cette réussite reposent sur ses prémisses méthodologiques et ses choix de terrain d’enquête. L’anthropologie malinowskienne, au fondement de l’enquête de terrain moderne, a proposé une approche du savoir ethnographique basée sur des monographies dites « de villages » – ainsi nommées car elles décrivaient l’organisation d’un territoire très circonscrit (village, hameau, etc.). Il s’agissait alors de comprendre l’ensemble des rapports sociaux (politiques, familiaux, de voisinage, etc.) d’un groupe donné en sondant leurs interactions au territoire, à la nature, et à l’espace. Cette approche située était conjuguée avec une observation au long cours, et une bonne connaissance du village ou du hameau étudié. Un séjour de plusieurs années était souhaitable afin de comprendre ces sociétés de l’intérieur.
30Le projet ECOS-Nord analysant les systèmes de production et les écosystèmes andins auquel j’ai participé reprenait un certain nombre de ces prémisses monographiques de l’anthropologie « traditionnelle » : le hameau étudié était bien connu des chercheurs colombiens qui avaient travaillé sur ce territoire durant de longues années. Une comparaison ainsi qu’une approche longitudinale ont alors pu être possibles. L’anthropologue pouvait bénéficier des connaissances interpersonnelles mais également environnementales acquises par ces géographes et économistes colombiens. À ces conditions d’enquête monographique et longitudinale (temps long, territoire circonscrit, observation au long cours, analyse d’un groupe et d’une profession spécifique : les paysans andins), s’est greffé un travail d’équipe peu commun en anthropologie contemporaine : cette monographie n’était plus l’apanage d’une seule personne, l’anthropologue, mais d’un groupe de chercheurs ayant chacun leur spécificité disciplinaire. Aux géographes physiques et ingénieurs écologues, se sont ajoutés des anthropologues, sociologues et économistes. Des liens de confiance ont pu être tissés avec les habitants du hameau, de par le suivi assuré par Alvaro Gutiérrez, doctorant en géographie physique, formé à l’ingénierie agronomique, qui a accompagné tous les chercheurs sur ce terrain, tout au moins pour leur première visite. Ce travail collaboratif a donné lieu à la publication d’un ouvrage (2014) mais, et c’est peut-être là le plus innovant, la collaboration scientifique a été très étroite entre d’une part l’anthropologue qui a pu baser son analyse sur une bonne connaissance des enjeux naturalistes (Drouilleau, 2014) ; et d’autre part, les investigations des ingénieurs et géographes qui ont pris en compte les résultats anthropologiques sur les relations sociales au village (Angéliaume-Descamps et Martín Gutiérrez, 2014).
31Le hameau de Susa a en effet été étudié, au début des années 2000, par Jaime Forero (Jaime Forero et al., 2002), économiste, et son équipe, composée d’ingénieurs écologues et de sociologues de l’Université Javeriana de Bogotá. Ce travail a alors pris une forme monographique et de nombreuses dimensions du territoire ont été étudiées (économiques, sociales, environnementales). Lors du retour de certains membres de l’équipe sur ce terrain une dizaine d’années plus tard, des hypothèses ont été formulées pour tenter de comprendre si les problématiques préalablement identifiées (liées notamment à la gestion de l’eau et aux conflits y attenant) s’étaient aggravées ou si des solutions avaient été trouvées par la population. Jaime Forero m’a alors proposé d’étudier cette question d’un point de vue anthropologique, en intégrant une dimension familiale dans l’analyse – Alvaro Gutiérrez se chargeant de l’étude écologique relative à l’impact, sur l’érosion des sols, des pratiques paysannes de gestion de l’eau. Ce doctorant en géographie physique a mené, dans un premier temps, un travail de repérage de la répartition de l’eau entre les paysans du hameau, grâce à l’expertise et aux conseils de Jaime Forero. Lorsque je suis arrivée sur le terrain, en août 2009, en compagnie d’Alvaro Gutiérrez et d’une personne à la retraite, originaire du village, j’ai pu rendre visite aux différentes maisonnées du hameau et m’entretenir avec certains membres de ces familles. Sur les conseils de mon collègue écologue, j’ai sélectionné et interviewé des personnes particulièrement affectées par la pénurie d’eau et par les conflits qu’elle générait. J’ai alors choisi des interlocuteurs liés entre eux par des rapports de parenté (oncle et nièce, père et fils, etc.) et pour lesquels ces rapports de parenté avaient un impact dans leur gestion de l’eau.
32L’interdisciplinarité avec l’anthropologie a, dans le cas de ce programme de recherche, été très fructueuse. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. La grande familiarité du groupe de chercheurs colombiens avec le terrain, la bonne connaissance d’un territoire et de ses réseaux d’acteurs, tout comme celle des liens pertinents entre chaque groupe par ces mêmes chercheurs ont permis de déléguer le temps long nécessaire à l’anthropologie. Ce temps long est en effet, dans le cas présenté, non plus expérimenté par une seule personne, l’ethnographe, mais par une équipe de recherche pluridisciplinaire. Les savoirs utiles à l’anthropologue (la bonne connaissance d’un terrain) sont détenus par des chercheurs d’autres disciplines, qui peuvent alors orienter efficacement et utilement l’anthropologue sur son terrain. Ce rapport au territoire, et la bonne connaissance des réseaux d’acteurs, a été peu présente dans l’expérimentation Transenergy – principalement en raison d’une pratique très différente de l’interdisciplinarité.
33Le projet Transenergy comprenait une dimension expérimentale inédite et particulièrement intéressante. Chaque étape de la recherche faisait en effet intervenir une discipline différente et entraînait l’étude vers un ciblage de plus en plus fin du terrain, en fonction d’un certain nombre de critères. L’étape ultime, que je souhaite aborder ici, était une phase socio-anthropologique, moment explicatif décisif. Si cet éclairage a effectivement donné un certain nombre de pistes intéressantes pour l’analyse de la transition énergétique (Drouilleau et Ortar, 2013), il m’a semblé important de discuter des difficultés méthodologiques rencontrées lors de l’enquête.
34La complémentarité entre les disciplines était, dans le projet Transenergy, basée sur la succession et non la simultanéité lors de la phase d’enquête, contrairement à la méthodologie utilisée lors du projet ECOS-Nord sur les Andes colombiennes. Si l’aire géographique – celle d’une ville (Lille ou Lyon) ou plutôt d’une aire métropolitaine – mettait en jeu des territoires relativement circonscrits, in fine l’étude anthropologique ne reposait pas sur un groupe social ni sur des relations d’interconnaissance. L’idée, intéressante, de recueillir les entretiens de personnes sondées par questionnaires et volontaires, a empêché le travail classique, relativement intuitif, de repérage anthropologique des bons interviewés. Ce repérage se fait traditionnellement en fonction des opportunités, mais aussi de la pertinence de tel ou tel profil. Or, cette pertinence ne peut s’approcher en se basant sur un repérage quantitatif des interviewés eux-mêmes. Le repérage anthropologique n’est de fait, contrairement à la sociologie, pas relatif à des critères quantitatifs précis, tels le niveau socio-économique, la durée des navettes domicile/travail, ou encore le niveau de qualification. La pertinence d’interviewer et de rencontrer un interlocuteur plutôt qu’un autre s’évalue par tâtonnements successifs, à partir de la formulation d’hypothèses complexes, toujours renouvelées. Ce repérage peut être a-territorialisé, mais il doit suivre un intérêt anthropologique lié à une spécificité originale, à un cas limite, ou encore à un fil interprétatif particulier. C’est toute la question de la non représentativité statistique de l’anthropologie revendiquée comme principe heuristique, qui est alors en cause. Plus concrètement, le travail de l’anthropologue n’a pas bénéficié d’une connaissance pratique du terrain par les chercheurs des autres disciplines. Ces disciplines (économie, urbanisme) ont transmis à l’anthropologue une connaissance purement statistique du terrain, par le biais de questionnaires remplis. Le rôle de l’anthropologue a alors uniquement consisté à interviewer des acteurs prédéfinis (ceux qui avaient coché la case « volontaire pour poursuivre l’enquête » du questionnaire papier). Cette coupure totale de l’anthropologue avec son terrain (terrain qui peut être réel ou virtuel), son impossibilité à choisir et à évaluer la pertinence de tel ou tel interlocuteur, ainsi que le fait que les chercheurs avec lesquels il travaillait en interdisciplinarité n’aient pu lui donner d’informations sur le contexte de travail et de vie de ces interviewés a complexifié l’analyse finale, jusqu’à la rendre très difficile à interpréter d’un point de vue anthropologique.
35La question se pose alors des liens possibles entre les sciences quantitativistes et l’anthropologie. Je postulerai que nous ne devons pas renoncer pour autant au dialogue entre les deux spécialités. Une voie dans ce sens a été ouverte par la méthodologie de la cartographie des controverses.
36La cartographie des controverses repose sur une analyse automatisée du web, des données sémantiques et des métadonnées structurant le réseau Internet. À partir de cette analyse systématique, des cartes et schémas sont élaborés donnant un certain nombre d’éléments pour construire une pensée des controverses sur un secteur donné.
37Dans l’étude sur le transport de marchandise et la logistique menée au Céreq, cette méthodologie est en cours d’application. Je ne présenterai pas ici de résultats ni de bilan de l’effectivité de cette méthodologie, mais simplement un certain nombre d’hypothèses de travail. Les pratiques de transmission professionnelle liées à la transition écologique sont au cœur de l’étude Céreq sur le secteur du transport et de la logistique. Dans le cadre de cette étude, un travail de repérage a été effectué pour saisir l’importance des problématiques environnementales dans le champ étudié. Ce travail nous a amené à formuler des hypothèses explicitant le peu d’engagement de ces acteurs face aux questions environnementales. Dans ce dernier cas présenté, l’anthropologue a mené son enquête en recourant aux outils de sa discipline : l’analyse monographique de zones et d’entreprises. Le repérage des bons interviewés s’est fait en fonction de sa connaissance de la littérature, d’une orientation par les spécialistes du domaine, et d’une connaissance spécifique de certains quartiers, où il réside, et dans lesquels il a pu identifier des entreprises spécifiques. À partir de cette enquête de terrain qualitative et anthropologique, il a alors : i) dressé une typologie d’acteurs impliqués dans le champ ; ii) formulé des hypothèses de controverses à partir de sa connaissance du terrain ; et rédigé une première synthèse des conclusions de l’étude. Ces différents documents ont servi de base à l’analyse systématique du web par les data scientists. Cette collaboration entre informatique et anthropologie est intéressante puisqu’elle permet d’envisager différemment les relations entre sciences qualitatives et quantitatives. L’analyse anthropologique est venue nourrir l’analyse quantitative du web. Elle était première, et a permis d’orienter les questions posées informatiquement. Schématiquement, on pourrait dire que l’analyse anthropologique a permis de « programmer » l’analyse du web.
38L’anthropologue a alors conservé le rapport traditionnel qu’il a avec son terrain – rapport fondateur de sa démarche. C’est cet aspect que j’appelle la « territorialité » de l’approche anthropologique, qui peut tout aussi bien être entendue dans son sens virtuel, à savoir l’espace de l’internet et du web (dans lequel peuvent être menées des études indépendantes de la cartographie du net). La méthode d’enquête de l’anthropologie reste, dans cette pratique de l’interdisciplinarité, territorialisée, puis confrontée à l’a-territorialité du web. C’est ainsi le qualitatif qui « programme » l’analyse quantitative et non l’inverse. Par ailleurs, l’analyse quantitative se fait selon des principes théoriques qualitatifs. Dès lors, la collaboration entre la qualitatif et le quantitatif compose une synthèse théorique intime des deux approches, selon une véritable symbiose conceptuelle où la réflexion anthropologique vient nourrir l’analyse des faits sociaux.
39L’anthropologie du « fait environnemental », telle qu’elle a émergé au tournant des années 2010, s’est fortement développée sous l’impulsion de la commande publique. Comme il a été montré dans cet article, cette commande publique renvoie les chercheurs à la problématique cruciale de leur engagement social. Elle incite également les anthropologues à sortir de leur « tour d’ivoire », en les enjoignant à répondre aux attentes et aux interrogations des décideurs publics. Ce constat ne doit, de mon point de vue, pas effrayer les jeunes chercheurs, mais bien plutôt les inciter à collaborer avec les autres sciences (de la nature, quantitatives) en vue de mieux saisir et accompagner les transformations de nos sociétés. Cette interdisciplinarité en acte est cependant loin d’être aisée à mettre en œuvre. Les échecs sont possibles et nombreux. Les travaux de recherche analysés ici incitent à penser qu’une des conditions de réussite de l’interdisciplinarité avec l’anthropologie reste la préservation de sa dimension territoriale, en particulier dans la recherche des personnes enquêtées. Cette condition posée, les perspectives de développement de l’ « Anthropologie de l’environnement » et ses liens interdisciplinaires s’annoncent prometteurs et stimulants.