1La problématique environnementale est une question sociale car il faut avoir recours aux mécanismes sociaux pour en expliquer les caractéristiques et les implications. Elle est également une question de société puisqu’elle intervient dans la façon dont une société se pense, est organisée, fonctionne. La problématique environnementale est le produit de dynamiques sociales et de l’inscription des sociétés dans leur environnement. Ainsi, on place les modèles de développement (manières d’être, de faire, de produire, etc.) au cœur des interrogations portant sur les problèmes d’environnement, comme les risques ou le changement climatique. Mais passer par la problématique environnementale pour comprendre la société expose aux dérives naturalisantes d’un discours technique et dépolitisé, centré sur les logiques de l’environnement naturel, et évacuant dans le même temps la compréhension d’interactions multiples entre les sociétés et leur environnement pluriel. Qu’il s’agisse de la domination des approches de sciences exactes (Metzger et Robert, 2015) ou encore de l’injonction à agir plus qu’à produire de la connaissance, la confusion des registres de l’analyse et de l’action porte préjudice à l’interprétation et à la réflexion (pour l’adaptation : Mercer, 2010 ; Rebotier, 2014 ; ou la résilience : Rebotier et al., 2013, Reghezza et Rufat, 2015). Dans le domaine plus spécifique des risques, c’est la vulnérabilité qui voit sa charge politique diminuer au fil du temps et de son institutionnalisation (notamment de sa reprise par les organisations internationales).
2Pour autant, on peut poser et analyser les problèmes environnementaux sans en neutraliser les ressorts sociaux et politiques. Le travail de cadrage conceptuel est important dans la mesure où, en fonction des perspectives adoptées, on façonne le type de réponse produit (pour la vulnérabilité : O’Brien et al., 2007 ; pour le changement climatique : Azar, 2007). Dans le domaine des risques, il est important de produire une analyse située (politisée et territorialisée) à la fois de l’expérience des risques (des individus aux lieux de pouvoir) et de la fabrique des risques (des mécanismes de production, d’identification et de gestion). En ce sens, les risques sont une question de société différemment débattue et conceptualisée, mais interviennent également comme supports, vecteurs et produits de l’hétérogénéité des sociétés.
3Ce texte propose de s’intéresser aux risques comme construction sociale et comme ressort de la différenciation du monde. La géographie humaine (ici, sociale et politique) en fait un objet de recherche sur la base de l’étude des relations sociales, de pouvoir et des rapports entre les sociétés et leur environnement. L’approche n’est pas réduite aux seuls discours et représentations, mais plutôt articulée aux différentes conditions (y compris matérielles) de la production des risques. En outre, dans une perspective plus large de sciences sociales, on tâchera de souligner combien les conditions de production de la connaissance peuvent façonner l’interprétation et peser sur la fonction sociale de cette connaissance. La recherche se fait « en société », non pas au-dessus, ni à côté, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de questions de société, comme les risques. On souhaite ainsi interroger la pratique de la recherche au regard de son inscription sociale, et d’une forme de solidarité irréductible avec ce qui est décrit, dont on ne peut s’extraire.
4Sur la base d’une pratique privilégiée de terrains urbains et latino-américains, la première partie dressera un éventail des approches de risque ancrées dans le social parmi la littérature académique, avant de présenter une approche socio-historique des risques et de leur construction mettant l’accent sur les mécanismes sociaux et territoriaux. La dernière partie sera l’occasion de réfléchir à la légitimité de la connaissance produite ainsi qu’à la fonction sociale du chercheur en sciences sociales.
5Si les risques se présentent a priori comme une problématique d’aléa et de sciences de la terre, la production en sciences sociales se structure à partir du milieu du xxe siècle. Aux États-Unis tout d’abord, sur la base des études centrées sur la menace, Gilbert White analyse le rôle des formes de peuplement et des choix qui les sous-tendent dans les situations de risque liées à l’aménagement des grandes vallées fluviales (1957). Même si les risques sont posés comme l’avènement potentiel d’un événement extérieur au social, et qui pourrait le perturber, des lectures attentives aux mécanismes sociaux et territoriaux apparaissent : les crues peuvent bien être le fait de Dieu, les inondations et les dommages qui lui sont liés sont le fait des hommes (White, 1945). Alors que les investissements liés au New Deal et les interventions structurelles (comme les barrages ou les digues) sont légion pour protéger les enjeux exposés, des chercheurs se demandent comment d’autres comportements individuels pourraient modifier les conditions de risque (Burton et Kates, 1964 ; Burton et al., 1978). Désormais, quelques uns des principaux ressorts de la construction des risques sont ancrés dans les sociétés et leurs modes d’occupation de l’espace. Mais ils le sont souvent au prix d’une culpabilisation des choix individuels, y cherchant, en dernière instance, une cause des situations adverses.
6Face à cette responsabilisation des individus, d’autres chercheurs proposent dès la fin des années 1960 une lecture des risques plus résolument ancrée dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés, de leurs économies et des relations de pouvoir qui les structurent. On cherche alors à expliquer les risques et leur fabrique au moyen d’une lecture d’économie politique aux échelles régionale, nationale, voire même mondiale. D’une part, est affirmé le caractère éminemment social des risques que l’on ne peut comprendre qu’à la lumière d’une explication de la société et de son fonctionnement (O’Keefe et al., 1976). D’autre part, est avancée une explication d’économie politique qui met l’accent sur les chaînes de causalités (menant aux situations de risque) et qui met en avant l’ordre et le fonctionnement des sociétés (Blaikie et Brookfield, 1987). C’est dans cette lignée qu’on trouvera des efforts de conceptualisation de la notion de vulnérabilité (comme dans le modèle Pressure And Release, Wisner et al., 2004, qui fait du risque le produit de causes sociales multiples – structurelles et contingentes – de vulnérabilité d’une part, transformées et augmentées par l’occurrence d’aléa, d’autre part) ou encore un travail sur la multi-causalité des risques qui met l’accent sur les conditions de marginalité (sociale, politique, économique, culturelle, etc.) des secteurs les plus vulnérables d’une société (Ribot, 2010).
7La vulnérabilité est une notion capitale pour l’étude des risques dans une perspective sociale et politique. On peut la définir comme les conditions et mécanismes qui rendent des individus, des groupes, des territoires, etc. plus ou moins enclins à subir des dommages (Watts et Bohle, 1993). Le basculement de l’aléa vers la vulnérabilité est progressivement opéré dans l’étude des risques et se diffuse au-delà des cercles anglophones (Becerra et Peltier, 2009). Ainsi, quelle que soit la menace, on s’affranchit d’une surdétermination de l’aléa pour explorer les multiples raisons qui rendent les gens (les groupes, les territoires, etc.) vulnérables (Wilches Chaux, 1993 ; D’Ercole et al., 1994).
8Dans le domaine francophone, et dans la lignée des travaux de La Red (réseau latino-américain de chercheurs en sciences sociales sur le risque et les catastrophes) qui posent le risque comme question de développement dès le début des années 1990 (Maskrey, 1993), la vulnérabilité est une façon de rentrer dans la question du risque par les sociétés et leurs territoires (D’Ercole et Metzger, 2004 ; D’Ercole et al., 2009). Moins centrées sur les sociétés au Sud, des initiatives en France consacrent l’entrée du risque en science sociale au travers de réflexions sur la société vulnérable (Fabiani et Theys, 1987), et de travaux en sociologie, en sciences politiques, en géographie ou en aménagement (Peretti-Watel, 2000 ; Gilbert, 2003 ; Pigeon, 2002). Outre les travaux liminaires de Robert D’Ercole dès le début des années 1990, ceux d’Yvette Veyret ou d’André Dauphiné (Veyret et Reghezza, 2005) ouvrent une voie désormais fournie à des travaux de géographie française qui développent une approche constructiviste des risques (Hardy, 2003 ; Rebotier, 2008 ; Augendre, 2008 ; Robert, 2012)
9Cela étant, le rapprochement entre dynamiques territoriales et fabrique de la vulnérabilité est loin d’être unanime, et moins encore pour l’opérationnel (Reghezza, 2015). Face aux limites récurrentes des approches les plus techniques et les moins attentives à la complexité des risques, la résilience apparaît alors comme une notion incontournable pour penser et gérer le risque. Outre d’indéniables apports heuristiques (Pigeon, 2012b), la résilience s’avère pourtant fortement polysémique (équivoque pour l’action), n’apporte pas d’élément nouveau sur la fabrique des risques, et charrie des choix de gestion de façon tacite (Reghezza et Rufat, 2015). Cette montée en puissance considérable invite la recherche en sciences sociales sur les risques et l’environnement à aiguiser un regard critique et une certaine capacité à résister aux courants dominants à vocation fonctionnelle plus que compréhensive (Quenault, 2015).
10La proposition méthodologique et conceptuelle présentée dans la seconde partie est très marquée par la production académique qui, depuis la fin des années 1960, interroge le risque à travers une grille d’économie politique, puis ultérieurement par les réflexions autour de la construction sociale du risque. Une approche des risques à partir de la géographie sociale et politique met l’accent sur leurs conditions de construction, sur les contextes, sur les séquences d’évènements et les enchaînements qui y mènent. Une telle approche peut être qualifiée de socio-historique, et permet d’une part, de considérer les situations de risque comme des processus qu’il faut identifier et comprendre, et d’autre part, de positionner explicitement des choix qui interviennent dans la production de connaissance et l’activité du chercheur.
11Le pari d’une approche contextuelle consiste à articuler la fabrique des risques à un processus de production de l’espace (Lefèbvre, 2000). Il s’agit de comprendre la place et le rôle des risques dans les formes de peuplement et dans le fonctionnement des sociétés. Pour ce faire, on explore les liens entre production de risque et, par exemple, urbanisation (Pigeon, 2012a). Les risques sont porteurs de spatialités et de rapports sociaux particuliers. Ils peuvent servir de marqueurs socio-spatiaux (Sierra, 2000). Ils sont aussi le résultat d’une transformation socialement différenciée de l’environnement urbain. Ils constituent également un ressort de cette transformation et participent de la production différenciée de la ville (en affectant les valeurs foncières, ou en stigmatisant des secteurs urbains : Rebotier, 2011a). En ce sens le risque est territorialisé. Il ne s’étend pas simplement dans l’espace, mais intervient dans le processus d’identification, de contrôle et d’appropriation de l’espace, affecte pratiques et représentations, autant d’éléments caractéristiques du territoire. Risques et territoires sont réciproquement liés. Ils se définissent mutuellement. L’objectif consiste à déconstruire et à comprendre les mécanismes complexes qui les lient.
12Le travail d’articulation de la fabrique des risques à la production de l’espace puise dans des courants de sciences sociales. L’École des Annales, par exemple, promeut l’élaboration d’une Histoire totale qui restitue la complexité de l’émergence des phénomènes étudiés. Ces larges approches socio-historiques, d’éléments matériels comme immatériels, trouvent un exemple notoire dans les travaux de Michel Foucault sur la folie, la sexualité ou encore sur les dispositifs disciplinaires puis de contrôle des sociétés (Foucault, 1975a ; 1976). Il pose un triple regard sur ces objets d’étude : celui de l’archéologie, de la généalogie et de la stratégie. Chacun de ces regards articule à sa manière les objets à des contextes et des séquences, passées et présentes, structurelles ou conjoncturelles, pour les comprendre et les interpréter (Foucault, 1966 ; 1975b). Ce travail de situation ne débouche pas sur des combinaisons déterministes d’évènements, mais sur des séquences contingentes à même d’expliquer la réalité observée. L’approche contextuelle permet de rendre visibles des influences, des rapports de pouvoir, ou encore des hasards et quoi qu’il en soit des récurrences qu’il est bon de connaître pour comprendre la fabrique des risques, et ainsi les dénaturaliser, les détacher des ressorts naturels.
13L’idée de Foucault de procéder à une archéologie consiste à connaître les conditions de formation des idées mais aussi des divers aspects d’un territoire, à différentes époques. Penser la gestion des risques dans les années 1970 et dans les années 2010 en Amérique latine s’avère très différent. Les contextes dans lesquels émergent et s’imposent des idées, se construisent et s’étendent des villes, ou encore sont occupés des espaces, sont différents pour les sociétés et dans le temps. Le travail d’archéologie vise à connaître les conditions qui donnent sens à des idées et à des rapports entre sociétés et environnement. Ces conditions sont définies historiquement, par les rapports entre acteurs, le poids de certains et la marginalisation d’autres (le poids de l’armée et de la protection civile pour la gestion des risques en Amérique latine est déterminant jusqu’aux années 1990), ou encore par des évènements ponctuels, forts éloignés des territoires mais qui les affectent pourtant (le rôle des accords internationaux – comme le cadre d’action de Hyogo qui a marqué l’action des États pour la réduction des risques de 2005 à 2015).
14Procéder à une généalogie recouvre un travail diachronique. En complément de l’effort d’archéologie, il s’agit de mettre l’accent sur l’évolution, les transformations, les ajustements, des manières de voir et de faire. Comment s’enchaînent les faits ? Comment évoluent les modes d’occupation de l’espace ? Du fait de quels déclencheurs ? À quel moment le statut des risques change-t-il ? Et pour qui ? Comment expliquer que certains perdent significativement plus que d’autres, et de façon récurrente ? Il s’agit de puiser dans les dynamiques d’une société et dans ses manières de produire du territoire pour interpréter et comprendre des situations de risque socialement et spatialement différenciées. On procède ainsi à une explication de la différenciation du monde qui n’est pas centrée sur les ressorts naturels de l’aléa. Dans un travail qui a exploré les liens entre la morphologie et l’idéologie urbaine à Caracas depuis son implantation coloniale en 1567, on a montré comment les deux notions évoluent à des rythmes différents et se potentialisent en fonction de configurations politiques, techniques ou encore discursives. Les idées d’un urbanisme moderne et d’interventions structurelles importantes par le bâti ou le terrassement sont mûres dès le dernier tiers du xixe siècle. Mais la ville n’a connu de transformation matérielle significative que dans les premières décennies du xxe siècle, et à la faveur d’une collusion d’intérêts entre le secteur privé des transports collectifs naissant et celui de la promotion immobilière (Rebotier, 2011b). Les idées d’un urbanisme moderne formatent la morphologie d’une ville en expansion et définissent les grandes caractéristiques de l’occupation de l’espace, lourde des problématiques environnementales qui sont collectivement reconnues à partir des années 1970 (le remblai ou la pose de buse et le recouvrement des torrents ; l’urbanisation du haut de micro-bassins versants, élargis et aplanis ; l’entre soi et l’urbanisme du « cauchemar bourgeois » qui caractérisent les quartiers résidentiels de la capitale : Fogelson, 2005).
15Le troisième élément du triple regard socio-historique correspond aux stratégies. Il s’agit des combinaisons ponctuelles qui se nouent à certains moments clés et qui peuvent réorienter de façon significative la séquence des évènements décrite à travers le travail d’archéologie et de généalogie. Il peut s’agir de circonstances particulièrement aléatoires (l’heure d’occurrence d’un séisme définit la fréquentation des espaces et l’usage des bâtiments, jouant sur l’exposition), ou encore de jeux d’influences dont la tension est cristallisée sur la signature d’un accord (comme le protocole de Kyoto), mais qui en réalité s’inscrit dans des rapports de plus long terme (le protocole engage des actions futures en lien avec le climat). L’étude des stratégies permet de revenir sur la complexité de séquences qui sont autant d’étapes de la construction des risques. Les risques ne sont ni le fruit du hasard, ni déterminés par une séquence historique qu’il n’y aurait qu’à retracer. Ils sont le produit contingent d’un enchaînement d’évènements possible, mais certainement pas nécessaire, et favorisé par des effets de contexte dont il appartient au chercheur de faire ressortir les traits saillants. Le travail sur les stratégies aide à dégager les récurrences et les points forts des différents contextes (économiques, politiques, culturels, etc.) qui contribuent à rendre un enchaînement d’évènements plus probable qu’un autre.
16Afin d’inscrire cette approche contextuelle dans une géographie sociale et politique des risques, on peut partir des 4 principales composantes du territoire (biophysique, économique, idéologique et politico-institutionnelle, Di Méo et Buléon, 2005) et voir de quelle façon, à chacune des trois étapes de l’analyse (l’archéologie, la généalogie, la stratégie), se nouent ces composantes dans une trajectoire complexe pour donner lieu aux territoires et aux situations de risques.
17Schématiquement, la démarche compte deux grandes étapes qui, chacune, traite d’aspects matériels et immatériels impliqués dans la construction conjointe des territoires et des risques (Rebotier, 2012). La première étape consiste à mieux connaître le territoire où interviennent les situations de risque, son histoire et ses caractéristiques. Le travail d’archéologie et de généalogie vise à rendre plus intelligibles les conditions de construction des risques et leur évolution, de telle manière qu’on puisse identifier les facteurs et les processus les plus significatifs à différents moments. Par exemple, l’analyse des territoires de risque urbain à Caracas a commencé par l’étude du contexte démographique, économique, biophysique mais aussi politique et idéologique de la capitale vénézuélienne (Rebotier, 2008 : 123-248). Le travail sélectif sur le contexte territorial (fonction de la problématique de recherche) vise à rendre explicites les mécanismes les plus significatifs de la construction de la ville qui interviennent dans les situations de risque contemporaines. Dans le cas de l’étude citée, trois entrées ont été privilégiées pour l’exploration du contexte territorial urbain vénézuélien : les relations de domination et d’inégalités socio-spatiales ; le jeu politique institutionnel urbain ; les politiques de gestion des risques. La deuxième étape consiste à explorer les interactions entre risques et territoires sur la base des enseignements contextuels tirés de la première étape, cadrage important pour expliquer le présent. Comment le risque émerge-t-il dans tel contexte territorial ? Pourquoi se caractérise-t-il ainsi ici, mais de telle autre manière ailleurs, et très souvent de façon étrangère à la variation des conditions de la menace (Rebotier, 2011a) ? Dans le sens d’une influence des risques sur la construction des territoires : quel est le rôle du risque dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés ? Qu’impliquent-ils pour les territoires, pour les pratiques et les représentations territoriales ?
18L’analyse du risque (la façon dont il est identifié, géré, ce qu’il implique) dans un contexte établi (étape 1) permet de rendre visibles des influences, des récurrences ou des circonstances significatives (étape 2) de la fabrique des risques. Dans cette perspective méthodologique, les risques ne sont pas qu’un objet contre lequel lutter. Ils sont aussi la ville, tout à la fois le support, le vecteur et le résultat de logiques socio-spatiales cristallisées dans les territoires produits. Une telle compréhension des risques définit en amont les registres d’action envisagés pour leur gestion.
19La compréhension dynamique des risques à partir des territoires et des sociétés fournit des éléments additionnels à même de compléter le célèbre modèle PAR fondé sur un regard plutôt statique d’économie politique, et souvent envisagé à une échelle macro (voire méso, Dauphiné et Provitolo, 2013 : 217-220). Ancrer la compréhension des risques à l’échelle de la construction d’un territoire oblige à un travail de terrain, spécifique et nuancé. Si la généralisation est plus difficile qu’avec le modèle PAR, il est possible de produire des interprétations bien plus fines et spécifiques aux territoires d’étude, sans ignorer les logiques structurantes qui se dessinent à d’autres échelles. Le travail de terrain que l’on peut développer dans la deuxième étape de la méthodologie (articulation des situations de risque aux contextes identifiés) rompt avec des inclinations déterministes de l’économie politique, là où la contingence de l’expérience est documentée. On rend alors toute leur place aux logiques d’acteurs, aux coalitions d’intérêts (changeantes), voire même aux contradictions dans le paysage des multiples rationalités qui interviennent. L’action demande plus à la recherche des résultats (transférables) que de la compréhension. Reste à défendre l’intérêt de comprendre la complexité des situations à gérer et les cheminements tortueux de leur fabrique.
20L’interprétation et les registres éventuels de réponse ne reposent pas seulement sur des éléments ponctuels (construction de digues ; éducation des acteurs ; formation aux techniques d’évacuation, etc.). Ils pointent également des processus de construction. L’entrée par la fabrique du risque offre la possibilité d’une compréhension plus collective, dynamique et systémique que ponctuelle, et technique. Mais au-delà de son caractère socio-historique, la méthodologie contextuelle vise à offrir les conditions nécessaires à la convergence de plusieurs regards et compétences sur le même objet risque. Penser l’étude contextuelle des risques comme une plate-forme peut être une manière d’articuler différents points de vue (y compris disciplinaires) autour d’une même question : qu’est-ce qui rend les gens vulnérables ? De cette manière, le cadre théorique de la construction des risques assorti d’une méthodologie axée sur l’étude des contextes permet d’articuler des contributions conceptuelles et disciplinaires différentes sans que les unes ne colonisent les autres. Par exemple, on ne pose pas l’étude des risques à partir de l’espace de la menace, car dans ce cas, toutes les réflexions sont subordonnées à une meilleure connaissance de la menace, de sa probabilité d’occurrence ou du périmètre des impacts potentiels. Penser le risque à partir de la construction même de l’objet, et sur la base d’une meilleure connaissance des sociétés et des territoires concernés, c’est aller contre une inclination hégémonique à mettre en avant les approches techniques, pragmatiques et ponctuelles destinées à gérer (et réduire) le risque… voire à se concentrer sur la crise.
21Les sciences sociales (et en particulier la géographie humaine) sont légitimes pour produire un discours et des connaissances sur les risques. De l’avis de nombre de spécialistes, pour réussir une bonne gestion des risques, il faudrait cesser de parler de désastres (Lavell et Maskrey, 2013), et envisager la « coexistence » que développent, de fait et sous différentes formes, les sociétés avec les risques (Augendre, 2008). Mais le travail interdisciplinaire implique de reconnaître les méthodes, les concepts et les questions spécifiques des autres approches. Et à ce titre, la place des sciences sociales pour produire l’action autour des risques reste à construire.
22Le mandat de la recherche (publique) en sciences sociales consiste à créer des connaissances, produire des idées, à les discuter et à les éprouver, voire à les rendre opérationnelles (comme pour la vulnérabilité qui émerge des réflexions des années 1970). Une posture critique présente une triple portée. Elle consiste à dénoncer (l’instrumentalisation des risques ou la domination de certains acteurs sur d’autres, e.g. à travers la façon dont les risques sont identifiés et gérés) ; à douter ou à mettre en question (les bonnes recettes, les évidences, les consensus parfois unanimes à travers lesquels sont pointés des problèmes environnementaux présentés comme impérieux) ; mais également à offrir des interprétations plus pertinentes du monde, à poser des questions alternatives, à faire émerger des perspectives (et des problèmes) jusque-là ignorés ou posés différemment. Poser le risque en fonction de l’occurrence d’un événement perturbateur extérieur au social, en fonction du mauvais comportement d’individus qui choisissent mal leurs lieux de résidence, ou encore en fonction de logiques de marché qui réduisent considérablement l’univers des choix possibles des plus marginalisés, c’est envisager la même situation dans trois perspectives différentes. C’est suivre trois perspectives axiologiques traversées par autant de grands récits d’explication a priori différents. Les sciences sociales permettent une mise en abyme des systèmes de valeurs à partir desquels la réalité sociale est interprétée. Elles ne les essentialisent pas, mais concourent à en identifier la charge contingente et à reconnaître leur portée normative. Ce travail ne doit pas être confondu avec une exigence (vaine) d’objectivité, principal gage d’une scientificité qui dit moins le vrai et le bon que l’ici et le maintenant. Comme toute activité sociale, la production de la science obéit pour partie aux caractéristiques de son contexte.
23Situer un discours scientifique ne signifie pas qu’il faut le rendre relatif aux seules conditions de sa production, mais qu’il faut le comprendre au regard des multiples éléments qui peuvent l’influencer. Le financement de la recherche, le contexte social dans lequel émerge la commande, le commanditaire de l’étude, le statut du chercheur, son parcours et ses valeurs (ou son genre) pèsent en effet sur le discours produit (Demeritt, 2000). Certes, les lois de la photosynthèse ou les forces de la gravitation ne souffrent guère d’interprétation. Mais reconnaître la « position du chercheur » (Coanus et Pérouse, 2006) permet de rendre explicites les choix méthodologiques, les priorités adoptées concernant les données, les options privilégiées pour le questionnement et la démonstration.
24On lit parfois des interprétations erronées de la neutralité axiologique dont Max Weber a pu préciser certains principes (1963). Il ne s’agit pas de faire table rase des valeurs qui marquent le chercheur ni de renoncer à toute forme d’idéologie (ce qui en soi en est déjà une : Kalinowski, 2005). Il s’agit plutôt d’identifier et de rendre explicite cet univers de partialité et d’arbitraire dans l’interprétation qui est livrée. C’est reconnaître la production d’un discours « en société », nécessairement pétri du contexte social dans lequel il est formulé. En ce sens, la pertinence des sciences sociales consiste à traiter de la pluralité, de la complexité, voire des contradictions qui président aux faits sociaux (Passeron, 1991). Livrer une analyse de risque depuis les sciences sociales, c’est faire des sociétés et de leurs territoires l’objet central de la réflexion.
25Un travail réflexif sur la neutralité axiologique du chercheur, en plus de l’identification des valeurs et des sensibilités, conduit inévitablement à s’interroger sur le rôle et la portée des discours produits. Le chercheur est également citoyen (Corcuff, 2011), et même si les registres de discours (par exemple de la science ou de la militance) sont distincts, quitte à les confondre ultérieurement en connaissance de cause, la question du rôle social du chercheur accompagne le travail de recherche (formulation des questions, construction de l’objet, portée et usage des discours produits), d’autant plus lorsqu’il s’agit de questions sociales comme les risques ou les problèmes environnementaux. Certains chercheurs accompagnent alors leur pratique d’une importante dimension réflexive, les amenant à s’interroger sur ce que produit le « climat intellectuel » du moment autour des questions environnementales (Castree et al., 2014), alors que d’autres vont jusqu’à envisager les façons dont leur pratique peut transformer la réalité étudiée (Robbins, 2004).
26Un deuxième point de réflexion est nécessaire à l’affirmation d’une spécificité des sciences sociales. Il existe une différence fondamentale entre les objets de recherche construits par les sciences sociales d’une part, et par les sciences dites exactes, de l’ingénieur ou par des perspectives plus techniques, d’autre part. Bien que les mots puissent être identiques (les « risques »), les questions posées, les concepts auxquels on a recours, les mécanismes que l’on cherche à saisir, sont différents. Les compétences mobilisées sont également différentes, tout autant que les régimes d’administration de la preuve qui supportent les discours produits.
27Les sciences de la terre, souvent mobilisées pour mieux connaître la menace, font reposer les démonstrations sur l’expérimentation, sur la mesure de faits quantifiables et reproductibles. Les théories dans lesquelles s’inscrivent les discours sont censées délivrer une vérité sur le monde décrit, jusqu’à ce qu’elle soit invalidée, et qu’une nouvelle vérité, plus robuste, s’y substitue. Même si l’incertitude prend toujours plus de place dans la pensée ingénieure (Marsden, 2011), l’objectif consiste à repousser les frontières de l’incertain, et la controverse dite cognitive (Rumpala, 2010) correspond à la discussion des frontières du connu, ou au passage entre paradigmes explicatifs (Kuhn, 1962). Au risque de la caricature, lorsque l’inondation dépasse la hauteur de la digue (ou la détruit), la réponse consiste à la construire plus haute encore, ou plus solide (pour un contre-exemple dans le domaine des risques, de l’incertitude et de la pensée ingénieure : Pigeon, 2014). Dans cette configuration, les problèmes sont déplacés hors du périmètre du connu et du maîtrisé.
28Les sciences sociales ne répondent pas forcément à une épistémologie expérimentale. Les affirmations qu’elles portent ne sont pas nécessairement soumises à l’obligation de réfutabilité (Passeron, 1995). Leurs démonstrations sont à ce titre plus sujettes aux lectures alternatives, voire plurielles, parce qu’elles reposent sur des concepts et des définitions pas toujours consolidés ou admis. En outre, les interprétations particulièrement sensibles aux processus et conditions de production des risques font une large part à la controverse axiologique (Rumpala, 2010), tant dans leur formulation que pour donner du sens à la pluralité de la réalité sociale étudiée.
29Trop souvent, les attendus du second dispositif sont ramenés aux exigences du premier, hégémonique lorsqu’il s’agit de traiter des problèmes environnementaux (Metzger et Robert, 2015). Faire des sociétés et de leurs territoires l’objet de la recherche, c’est ouvrir l’horizon de la réflexion aux systèmes de valeur. Cela ne disqualifie pas les discours, mais les situe. Pour l’activité d’un agriculteur, le risque peut être lié à la hausse des températures, ou à une diminution des précipitations sur plusieurs années. Mais le problème n’est pas de savoir s’il va tomber 17 % ou 19 % de précipitations en moins. Plus encore, le problème n’est souvent pas celui d’un changement climatique encore progressif, pour lequel une adaptation est toujours en cours. Les problèmes seront plus certainement liés aux politiques de subvention ; aux conditions du marché pour les intrants nécessaires ; à la problématique démographique de désertification (pour un cas de vallée pyrénéenne : Rebotier, 2013). Dans ce cadre, il est difficile de tenir un propos scientifique qui fait l’impasse sur des rationalités dites non-scientifiques, mais pas insignifiantes pour autant.
30Il ne devrait pas y avoir de problème de compétition entre sciences sociales et sciences exactes à propos des risques. Il s’agit simplement de discours qui sont produits différemment, qui reposent sur des objets construits différemment, et qui ont une portée différente. La réflexion autour d’une recherche en société est importante dans la mesure où les risques constituent une question sociale à fort enjeu (social, politique, économique). Il faut être conscient de la prise du travail de recherche sur la réalité sociale décrite. Cette reconnaissance va de pair avec celle de la complexité de la réalité sociale, et dans ce cadre, de la construction des risques.
31Il ne s’agit pas de retourner la domination pour imposer un regard de sciences sociales, mais de reconnaître quelques unes de ses spécificités, d’en assumer la légitimité, et d’envisager la complémentarité avec d’autres regards disciplinaires, d’autres cadres conceptuels, d’autres compétences à mobiliser. Les difficultés du travail interdisciplinaire doivent autant à l’héritage du paradigme moderne de séparation des disciplines qu’au poids et à la légitimité de discours fragmentés sur les risques, auxquels une place privilégiée est souvent ménagée (dans les appels d’offre, les médias, l’aide à la décision, le poids de l’utilité sociale, etc.).
32À nouveau, pour réussir une bonne gestion de risque, il faudrait – parfois – cesser de parler de désastres. Dûment reconnus et bien compris, les apports de chacun doivent être conjugués à un intérêt commun : comprendre les ressorts de tous ordres qui rendent les gens et les territoires vulnérables, et aspirer à réduire durablement les formes de vulnérabilité en veillant à ne pas en créer de nouvelles.