- 1 Corbett (2009, p. 26) dans sa thèse propose d’introduire un néologisme, le connaître, pour traduire (...)
1Il est fréquent dans le monde du travail que nous construisions, comme individu ou comme collectif, des connaissances directement liées au déroulement de l’action. D’ailleurs, les travaux issus des « Practices-Based Studies » (Charreire-Petit & Huault, 2008 ; Corradi, Gherardi & Verzelloni, 2010 ; Gherardi, 2011) portent leur attention sur les connaissances qui se développent dans le flux des expériences quotidiennes et parlent de « knowing-in-practice ». Les « Practices-Based Studies » ont été mobilisées par des chercheurs qui s’intéressent à la nature sociale et interactionnelle de la connaissance (Gomez, Bouty & Drucker-Godard, 2003 ; Gherardi, 2006 ; Strati, 2007 ; Bjørkeng, Clegg & Pitsis, 2009). Selon cette perspective, la connaissance est en effet une capacité à agir en situation et comme l’écrivent Kuhn & Jackson (2008, 455) : « Rather than an object or an entity, knowledge is emergent, intersubjectively negotiated and continually in flux ». Dans le même ordre d’idée, Cook & Brown (1999) parlent d’épistémologie de la possession et d’épistémologie de la pratique afin de distinguer les connaissances que l’on possède dans notre tête (knowledge), des « savoirs-en-action » ou du « connaître » (knowing)1 qui n’existent qu’à travers l’acte posé, l’agir en situation. Les savoirs construits se modifient donc continuellement et « au fur et à mesure que les personnes ajustent leurs pratiques, leurs savoirs changent » (Davel & Tremblay, 2011, 59).
- 2 « Communicative Constitution of Organization (CCO) » ou « Constitution communicationnelle de l’orga (...)
2Dans cet article, nous souhaitons montrer que les approches par la pratique comportent une dimension communicationnelle certes prise en compte dans les études, mais négligée analytiquement par les chercheurs identifiés au courant des « Practices-Based Studies » (Kuhn & Jackson, 2008). Bien des études s’identifiant à ce courant portent en effet leur attention sur les pratiques discursives des acteurs organisationnels tout en prenant en considération dans leurs analyses la dimension matérielle de l’interaction (Labatut et al., 2009; Ewenstein et White, 2009). Bien des travaux n’entrent cependant pas au cœur de l’interaction et surtout ne prennent pas sérieusement en compte l’interrelation entre les dimensions langagière, matérielle et corporelle de l’interaction. Il est néanmoins important de souligner que les « Practices-Based Studies » abordent la communication, non pas comme un épiphénomène, mais comme étant la matrice au sein de laquelle se constitue des savoirs et de l’organizing. On peut donc rapprocher cette vision de la communication aux nombreux travaux en communication organisationnelle qui proposent de regarder la communication comme un processus « organisant » et ainsi montrent en quoi les processus communicationnels participent à la création d’une collectivité en organisation (Putnam & Nicoreta, 2009). Les chercheurs (Cooren & Robichaud, 2011; Cooren, Kuhn, Cornelissen & Clark, 2011) s’inscrivent dans ce que l’on nomme aujourd’hui une approche constitutive de l’organisation2 (ou CCO) et proposent de regarder l’organisation comme un construit collectif émanant des interactions des membres entre eux et avec des entités non humaines (textes, artefacts, etc.). Penser ainsi la communication est, à notre avis, compatible avec la manière dont les « Practice-Based Studies » abordent les processus communicationnels produisant des « savoirs-en-action ». Mais alors quelles implications analytiques un tel positionnement peut-il avoir?
- 3 Il est reconnu que « dire, c’est faire » (Austin, 1970). Nous utilisons ici cette distinction entre (...)
- 4 Nous sommes conscients que le terme matérialité est ambigu (Svabo, 2009; Leonardi, 2010). Dans ce t (...)
3Pour tenter de répondre à cette question, nous présenterons une étude du processus de création de « savoirs-en-action » lors de réunions de travail. Dans un premier temps, nous expliquerons notre positionnement analytique en précisant notamment pourquoi et comment l’analyse des « pratiques-en-interaction » devrait relever d’une approche multimodale de l’interaction. Dans un deuxième temps, nous décrirons notre méthodologie et le contexte empirique dans lequel s’inscrit l’analyse d’une réunion de travail entre des consultants en environnement devant produire un rapport d’audit. Ensuite, nous présenterons une analyse détaillée d’une interaction afin de décrire et comprendre la relation complexe qui s’établit entre les dires, les faires3 et les connaissances produites en situation. Nous soulignerons ainsi la place et le rôle du langage, de la matérialité4 et du corps dans l’émergence de « savoirs-en-action ». Et montrerons également comment au cours d’une interaction des rapports sociaux émergent et se négocient, une organisation du travail prend forme et des normes de travail s’élaborent. Autrement dit, savoir comment rédiger un rapport d’audit est une compétence qui se construit dans et à travers l’action. Une compétence qui s’inscrit dans un contexte (organisationnel, relationnel, matériel, etc.), qui mobilise des règles, des normes, des pratiques établies et enfin qui s’accomplit au cours d’activités quotidiennes matériellement et socialement ancrées.
4Nous avons vu que les « Practices-Based Studies » abordent la connaissance comme un acte, une pratique et non pas un état mental. Nous verrons alors qu’il est important d’aller étudier cette pratique là où elle s’actualise, c’est-à-dire dans les interactions sociales qui s’accomplissent au sein d’une communauté de travailleurs.
- 5 Gherardi définit une pratique comme un mode relativement stable dans le temps et une manière social (...)
5Dans les études sur les organisations, le tournant pratique a offert des ressources pour repenser les processus d’apprentissage et de production de connaissances (Gherardi, 2006; Yanow, 2006). Dans ces travaux la notion de « knowledge » a été substituée par celle de « knowing » afin de mettre l’accent sur le processus de production de connaissances dans l’action. Les travaux issus de ces approches montrent comment les connaissances requises par une situation se constituent à travers la pratique5. Et comme le souligne Orlikowski (2002, 252): « Knowing is an ongoing social accomplishment, constituted and reconstituted in everyday practice ». Autrement dit, la connaissance ne peut pas être vue comme une disposition stable d’un acteur organisationnel, mais comme un accomplissement social continu, constitué dans et à travers la pratique.
6Plusieurs éléments caractérisent les « Practices-Based Studies » (Nicolini, Gherardi & Yanow, 2003). Tout d’abord, ces études sont orientées vers l’analyse des processus de création, de production de connaissances dans l’action et portent une attention spécifique sur leur nature située et processuelle. De plus, les approches par la pratique ont un intérêt pour les aspects sociaux des connaissances et de l’apprentissage, notamment en proposant d’en regarder leur production comme un phénomène social et non pas uniquement cognitif. Les chercheurs s’inscrivant dans une telle approche portent une attention particulière aux conflits, aux incohérences, aux tensions et aux paradoxes, considérant que toute perturbation est une opportunité pour apprendre et innover. Enfin, il est important de souligner que les aspects matériels et historiques de la vie sociale sont pris en compte pour comprendre comment les connaissances et l’apprentissage émergent de la pratique (Gherardi, 2000; 2006). Autrement dit, les « Practices-Based Studies » insistent sur l’idée que la connaissance produite en situation, dans l’action, est une connaissance qui se constitue tout autant dans la relation à l’autre qu’au monde dans lequel elle s’inscrit, soulignant ici la dimension éminemment relationnelle, communicationnelle du processus de création de connaissances. Celles-ci ne sont donc pas assimilables à une substance, une entité, une variable circulant dans l’organisation. Par conséquent, ces chercheurs vont s’intéresser à ce que font les acteurs, à leurs activités quotidiennes comme éléments importants de la compréhension de l’apprentissage organisationnel et de la création de connaissances en organisation (Nicolini, Gherardi & Yanow, 2003).
- 6 Comme le soulignent aussi Kubartz (2009) ainsi que Bjørkeng, Clegg & Pitsis (2009), une théorie de (...)
7Gherardi (2011) souligne le fait que les « Practices-Based Studies » sont multiples et que l’usage de ce terme générique (umbrella-term) regroupe des travaux partageant certes la même problématique, la même vision du monde, mais recouvrant une variété d’approches théoriques6 et méthodologiques. Néanmoins, plusieurs études ont souligné le rôle des pratiques discursives (conversations, narrations, etc.) et de la matérialité (instruments, objets, technologies, etc.) dans le processus de production de connaissances. Par exemple, des études soulignent l’importance des objets, instruments, dessins et examinent la manière dont la matérialité médiatise les pratiques et soutient les processus de création de connaissances et d’apprentissage collectif dans les organisations (Labatut et al., 2009; Evenstein et White, 2009). Dans d’autres travaux, les pratiques discursives ont été au cœur des analyses menées par les chercheurs identifiés à ce courant. Par exemple, dans son étude sur les connaissances liées à la sécurité dans une entreprise de construction, Gherardi (2006) montre que la sécurité est apprise par le biais de conversations, d’interactions entre les divers professionnels (ingénieurs, techniciens, inspecteurs). Dans une étude sur la navigation marine, Mack (2007) aborde les pratiques narratives qui permettent de « donner forme » aux expériences passées, afin de les partager au sein d’une communauté de marins. Les pratiques discursives sont donc abordées comme un moyen d’agir, de construire du sens et des connaissances. Comme le souligne Gherardi: « I want to stress that the aim of the analysis of discursive practices is not “discourse” per se, on the contrary textual data are considered as instances of “doing things with words” » (Gherardi, 2012, p. 23). C’est donc la dimension actionnelle du discours qui intéresse les chercheurs identifiés aux « Practices-Based Studies ».
8Nous constatons qu’il y a donc des rapprochements à faire entre les « Practices-Based Studies » et les approches constitutives (CCO), notamment en ce qui concerne leur vision de la communication. La communication y est abordée en effet comme un processus par lequel les individus agissent par et à travers leurs interactions, et constituent des savoirs qu’ils négocient, qu’ils structurent et qu’ils partagent. Autrement dit, de l’organisé, des savoirs, prennent forme dans et à travers la communication (Bisel, 2010).
- 7 Yakhlef (2009, 409) l’écrit explicitement: « Within organisation studies, the practice turn has off (...)
9Les approches constitutives (CCO) nous invitent ainsi à porter notre attention sur les « évènements communicationnels » qui constituent une réalité organisationnelle (Cooren, Kuhn, Cornelissen & Clark, 2011, 1151). L’idée est de prendre en considération non pas uniquement l’activité langagière ou les conversations, mais de saisir la dimension performative des objets et des corps. Or, que ce soit dans les approches par la pratique ou les approches constitutives, la dimension corporelle de l’interaction a été quelque peu négligée. Nombreux sont en effet les travaux empiriques qui portent leur attention sur les pratiques discursives ou matérielles (Gherardi & Nicolini, 2000; Ewenstein et White, 2009; Labatut et al., 2009; Kubartz, 2009), mais peu d’études portent leur attention sur les pratiques corporelles (Hindmarsh & Pilnick, 2007; Yakhlef, 2010)7. Or, Hindmarsh et Pilnick (2007) montrent que le corps et les pratiques discursives sont intriquement liés: « there is a complex of interconnected embodied resources – verbal, visual, tactile and material – brought to bear in coordinating the team’s work » (p. 1414). Strati (2007) quant à lui a étudié la manière dont les individus utilisaient leur corps pour ressentir, juger et agir au cours du déroulement de leurs activités professionnelles. En conséquence, le chercheur ne devrait pas porter son regard uniquement sur les discours, ou sur les objets, les documents, textes produits et manipulés, mais aussi sur les corps agissant (Brassac, Fixmer, Mondada & Vinck, 2008; Mondada, 2008a). C’est d’ailleurs cette intrication à la fois de formes langagières, matérielles et corporelles que les études relevant des « Practices-Based Studies » comme celles relevant des approches constitutives (CCO) devraient mieux prendre en considération dans leurs analyses.
10Les liens entre les productions langagières et d’autres systèmes sémiotiques (gestes, images, dessins, graphiques, objets) sont aujourd’hui interrogés notamment par des chercheurs identifiés au domaine de l’analyse du discours (Iedema, 2003, 2007; Mondada, 2007; Filliettaz, 2004; De Stefani, 2007) et de la pragmatique interactionnelle (Brassac, 2004). Dans ces études, « les significations mises en circulation dans l’interaction ne découlent plus seulement des productions verbales; elles reposent également sur une vaste palette d’autres “modes” sémiotiques (la gestualité, les mimiques faciales, les mouvements corporels, les manipulations d’objets matériels et symboliques); et surtout, elles résultent d’une combinaison et d’une agrégation de ces multiples ressources dans des contextes d’usages singuliers » (Filliettaz, 2009, 35). Les chercheurs développent une approche multimodale de l’interaction en contexte de travail qui cherche à dépasser une conception logocentrique de l’interaction. L’objectif de ce type d’analyse est de montrer dans quelle mesure le langage, les gestes, les pratiques d’inscription et manipulations d’objets émergents des interactions dans lesquelles ils s’accomplissent, mais aussi configurent l’action en train de se faire. Comme l’écrit Iedema (2007, 932), les chercheurs adoptent « a perspective that regards materiality (here, material reality) and discourse not as separate and separable, but as co-emergent ».
11En adoptant un tel positionnement analytique, notre objectif est alors de montrer dans quelle mesure le langage, le corps, les pratiques d’inscription et manipulations d’objets sont des « ressources multimodales » qui interviennent dans l’organisation de l’interaction et la production de savoirs. Par ressources multimodales, on entend « toutes les formes – y compris linguistique – et tous les détails que les participants mobilisent pour rendre intelligible l’interaction, ressources vers lesquelles ils s’orientent dans des pratiques de compréhension, d’interprétation, voire d’analyse en temps réel de l’interaction en cours, immédiatement incorporées à l’action qu’ils produisent » (Mondada, 2008b, 130). Ainsi, notre objectif est de décrire et comprendre comment collectivement des acteurs organisationnels construisent des connaissances pour agir ensemble et soutenir le processus d’organizing. C’est le caractère organisant et structurant de la communication qui sera analysé. Les connaissances produites au cours de l’interaction sont des savoirs pratiques, c’est-à-dire des savoirs tournés vers autrui et vers la coorientation des actions (Taylor & Van Every, 2000).
- 8 Cette recherche a été financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). L (...)
12L’objet empirique sur lequel a porté notre recherche est les réunions de travail impliquant des consultants en environnement8. Nous avons porté une attention particulière aux réunions, car ce sont des moments importants dans la vie d’une organisation (Boden, 1994; Bargiela-Chiappini & Harris, 1997). Ce sont des lieux où la parole circule, où des méthodes de travail sont négociées, où des décisions sont prises, où des solutions innovantes sont dessinées. Ce sont ainsi des « espaces » au sein desquels se construisent du sens, des savoirs et de l’organisé.
13Boden (1994) distingue les « scheduled meetings » et les « micro-meetings ». Les « micro-meetings » sont des séances de travail qui regroupent deux personnes ou plus et dont la durée peut varier de quelques minutes à une ou deux heures. Ces réunions sont organisées pour clarifier un point sur un dossier, préparer une tâche, résoudre un problème, réagir à un imprévu, etc. Quant aux « scheduled meetings », ce sont des rencontres plus formelles suivant un ordre du jour très précis et qui s’inscrivent dans un rythme organisationnel. Dans le cadre de cet article, notre analyse se centrera sur une réunion de travail (que nous caractérisons comme étant un micro-meeting), au cours de laquelle les consultants doivent discuter de problèmes concernant la rédaction d’un rapport d’évaluation environnementale (plus classiquement nommé rapport d’audit). Cette situation d’interaction est abordée comme étant le lieu de socialisation et d’élaboration de savoirs, mais aussi comme étant le lieu de l’instauration et du maintien de façons de faire propre à l’entreprise. Au cours de cette réunion de travail des documents, des graphiques, des plans sont discutés, transformés, voire même créés. Ces objets ne peuvent donc ne pas être dissociés de l’action qui les crée et les constitue (Mondada, 2008a). Nous verrons dans l’analyse qui suit que les savoirs négociés, produits, créés au cours de réunions sont certes mis en mots, mais aussi « mis en forme » dans des inscriptions, des dessins, des formes matérialisées diverses (Groleau & Grosjean, 2011).
- 9 Liste et signification des symboles utilisés: //: coupure de parole, symbole repris au début du dis (...)
14Les analyses présentées dans ce texte reposent sur un dispositif d’enregistrement vidéo des interactions s’accomplissant en situation de travail (Mondada, 2003; Hindmarsh et Heath, 2007). L’utilisation d’enregistrements vidéo nous donne la possibilité de retranscrire à la fois les productions verbales des participants, mais aussi leurs productions multimodales (gestes, postures, déplacements, prises de notes, actes de préhension). Dans un premier temps, nous retranscrivons les paroles, mais aussi les gestes, mouvements corporels, actes de préhension d’objets accomplis au cours d’une interaction. Et pour ce faire, nous adoptons des conventions de transcriptions9 afin de rendre compte au mieux du caractère multimodal de l’interaction. En plus des gestes, postures, actes de pointage ou de préhension, il est important pour nous de suivre certaines inscriptions sur les documents manipulés par les acteurs organisationnels. Ces informations peuvent se révéler pertinentes au cours de l’analyse (comme nous le montrerons ultérieurement). C’est pourquoi dans un deuxième temps, nous transcrivons les actions accomplies à partir ou sur les documents présents dans l’espace interactionnel en les associant aux transcriptions verbales.
- 10 Trognon & Brassac (1992) et Brassac (1994) proposent un modèle théorique (le modèle interlocutoire) (...)
15Notre position analytique consiste à dire que le travail de transcription appartient à l’analyse, car c’est pour le chercheur sa première entrée dans le corpus. Ensuite, il nous faut décrire et identifier des épisodes clés dans le déroulement de l’interaction autour de lignes thématiques développées par les individus ou autour de moments importants au cours desquels des problèmes sont soulevés, des négociations s’accomplissent, des accords et des décisions se prennent. Enfin, les analyses détaillées d’épisodes d’interaction reposent sur l’analyse conversationnelle d’orientation ethnométhodologique (Garfinkel, 1986; Drew & Heritage, 1992) et sur la pragmatique interactionnelle (Brassac, 2004). En nous inscrivant dans ces deux traditions, notre objectif est d’aborder la conversation comme productrice de processus cognitifs et de rapports sociaux10. Néanmoins, même si nos analyses portent sur l’organisation séquentielle d’un fragment de discussion, nous relevons aussi la dimension multimodale de son organisation.
16La réunion de travail étudiée dans le cadre de cet article se déroule dans une firme d’experts-conseils en environnement et réunit deux consultants (D un consultant novice et J une consultante confirmée) qui discutent de la réalisation et de la production d’un rapport d’audit. Ils doivent produire ce document pour un commanditaire. Leur tâche consiste avant tout à fournir à ce commanditaire un rapport exhaustif et commenté des pratiques mises en œuvre par un centre de traitement des déchets afin de respecter les exigences et normes environnementales. La production de ce rapport est une activité: i) instrumentée (par des normes, des standards, des outils, etc.); ii) distribuée sur diverses entités (les connaissances nécessaires sont distribuées parmi les individus impliqués dans le processus et plusieurs artefacts); iii) et génératrice de connaissances puisque le but de l’activité est de produire des connaissances sur un milieu environnemental donné. À partir d’entretiens menés avec les deux consultants, de l’enregistrement vidéo de la réunion et de l’analyse des documents collectés avant, pendant et après la rencontre, nous avons reconstitué le processus de production d’un tel rapport (figure 1).
Figure 1 – Suivi du processus de production du rapport final d’audit
17Dans un premier temps, il faut préciser que ce projet était mené par un bureau de la firme d’experts-conseils qui se situe en Ontario (Canada). Ce bureau connaît le site audité, car il l’avait déjà évalué au cours des dernières années. Le consultant du bureau de l’Ontario (Ian) a débuté le travail d’audit en remplissant un formulaire type (« Evaluation Protocol », doc 1) produit par le commanditaire, ceci après une visite du site et une rencontre avec les responsables du centre de traitement des déchets. Or, pour des raisons d’augmentation de leurs activités, le bureau de l’Ontario se voit dans l’obligation de mandater le bureau du Québec afin qu’il termine cet audit et produise le rapport final. D, le consultant novice du bureau du Québec, hérite donc du dossier et il a la charge de produire le rapport. Ce qui est particulier à cette situation de travail, c’est que D doit apprendre à sélectionner les informations pertinentes à intégrer dans le rapport, mais aussi à présenter l’information de manière conforme aux attentes du commanditaire et de l’organisation pour laquelle il travaille. Alors qu’il éprouve certaines difficultés pour trouver, combiner et présenter l’information, D sollicite une rencontre avec J pour qu’ils discutent ensemble de certaines imprécisions dans les informations disponibles dans les documents qu’il a en sa possession. Comme l’illustre la figure 1, la réunion se situe à la fin du processus et juste avant la production du rapport final. Lors de cette rencontre, les deux consultants vont manipuler, annoter, discuter, confronter leurs interprétations de divers documents et tenter d’organiser le travail à réaliser pour terminer cet audit.
- 11 Ce formulaire type se présente sous la forme de questions précises visant à vérifier que toutes les (...)
18Cette réunion de travail va durer 1h20 et les deux consultants vont passer en revue un premier document nommé « Evaluation Protocol »11, c’est-à-dire le formulaire type d’évaluation (doc 1) qu’ils ont préalablement lu et annoté avant la rencontre. Ensuite (00:37:57), J se saisit d’un second document (doc 2) qui est une version préliminaire annotée et commentée du rapport. Elle souhaite clarifier certains passages, demander des précisions et en même temps formuler certains conseils à D. Ajoutons que D a eu un échange direct avec Ian à propos du rapport préliminaire (doc 2) et du formulaire type (doc 1), ce qui n’est pas le cas de J qui, elle, a pour mission de superviser le travail réalisé par D. Dès les premières minutes d’échange, les deux consultants se mettent d’accord sur la manière dont ils vont organiser leur rencontre (extrait 1).
Extrait 1 – Accord préalable sur la manière d’organiser le travail
19J précise qu’elle a lu et modifié les documents et propose une revue du formulaire type (doc 1) dans un premier temps et ensuite du rapport préliminaire (doc 2). Cette proposition est rapidement acceptée par D qui marquera ensuite une préférence pour que la revue des documents se fasse de manière collaborative (6. D: « mais on va le faire ensemble »).
20Précisons que cette réunion fait suite à d’autres échanges qui ont eu lieu avant, par exemple des échanges de courriels, des discussions informelles, des conversations téléphoniques, etc. Il nous faudra donc prendre en considération dans l’analyse, l’histoire interactionnelle dans laquelle s’inscrit la réunion. Par ailleurs, à certains moments les consultants projettent l’action dans l’avenir et s’engagent à poser des actes après la rencontre. On voit ainsi comment se construit progressivement une organisation du travail visant à faire agir les acteurs détenant les informations. Par exemple, D doit contacter Ian, revoir certains documents, demander conseil à un collègue, etc. Une organisation se met en place progressivement pour soutenir la collecte et la validation des informations et faire des connexions dans l’action pour supporter la réalisation du rapport d’audit. On peut voir se constituer, se tisser un réseau d’acteurs organisationnels, mais aussi de documents ou d’artefacts soutenant la production du rapport final d’audit. Par conséquent, il est important de prendre en considération ces moments qui projettent l’action dans l’avenir et qui sont des traces des actions futures à accomplir.
21Nous allons montrer à travers l’analyse que le travail de rédaction d’un rapport d’audit est le lieu où des savoirs vont être verbalisés, inscrits, négociés. Certains aspects de ce travail sont certes organisés par le langage, mais aussi structurés par les pratiques d’inscriptions, par les mouvements du corps et par les ressources matérielles disponibles dans l’espace de travail. Les épisodes, séquences d’action que nous allons examiner plus tard concernent plus spécifiquement des moments où les consultants soulèvent un problème, une incompréhension, une incohérence dans le texte qu’ils ont sous les yeux et qu’ils discutent ensemble. Au cours de la réunion, D et J pointent en effet des incohérences dans les informations figurant dans plusieurs documents ou la faiblesse des données étayant un constat, une analyse. Nous avons porté une attention spécifique sur ces moments, car ils sont le point de départ d’un travail collaboratif de production, d’élaboration de savoirs. Plus spécifiquement, nous verrons que l’apprentissage de méthodes de travail soutenant la production d’un rapport d’audit est un processus social situé dans des interactions spécifiques et structuré dans et par l’ambiguïté (Gherardi, 2006).
- 12 Nous utilisons le terme formaliser pour insister sur le processus de « mise en forme » de savoirs a (...)
22L’analyse globale de la réunion de travail entre les deux consultants révèle plusieurs épisodes soutenant l’élaboration de savoirs dans l’action: savoir comprendre/interpréter les attentes du commanditaire; savoir analyser/cibler les informations utiles à la production d’un rapport d’audit; savoir organiser/présenter les informations reposant sur des règles d’écritures négociées et élaborées par les deux consultants. Dans le cadre de cet article (et compte tenu de l’espace qui nous est imparti), nous ne pourrons pas détailler l’ensemble des savoirs produits au cours de l’interaction. Nous allons porter notre attention sur « savoir analyser/cibler les informations » qui est une forme de « savoirs-en-action » renvoyant à des principes à appliquer et à des méthodes de travail à mettre en œuvre pour compléter des informations manquantes, réduire des imprécisions ou interpréter des données qui doivent être intégrées au formulaire type ou au rapport. Nous concentrerons notre analyse détaillée sur ces savoirs qui se réalisent et émergent au cours de l’interaction et nous verrons aussi comment ils se formalisent12 dans des décisions d’action, des principes, des inscriptions.
23La réunion se structure en épisodes (figure 2), chaque clôture permettant de passer à un autre problème ou de soulever un problème similaire et de mettre en application les règles et principes négociés précédemment. Les deux consultants par leurs questions et propositions construisent progressivement les contours de ce que doit être un audit.
Figure 2 – Cinq épisodes retraçant le processus d’émergence de « savoirs-en-action »
24Nous remarquons qu’il n’existe pas au sein de l’organisation des règles ou des principes formalisés (dans des procédures écrites ou autres) qui pourraient guider le travail de D. Au cours de la réunion, les deux consultants sont donc amenés à discuter de l’organisation du processus de réalisation d’un audit. Par conséquent, les consultants échangent à la fois sur la réalisation du rapport tout en définissant les contours d’une méthode de travail qui devrait organiser et soutenir la production d’un tel rapport. Une première analyse (descriptive et thématique) de la rencontre nous a permis d’identifier cinq épisodes au cours desquels les deux consultants co-élaborent progressivement les contours de ce que doit être un audit et de ce qui doit être intégré dans un rapport d’audit (figure 2).
25Au cours de ces épisodes, les deux consultants identifient des imprécisions ou des incohérences dans les réponses fournies dans le formulaire type (« Evaluation Protocol », doc 1), ce qui déclenche un échange. Dans le cadre de cet article, nous allons nous attarder sur l’épisode 4 qui est significatif, car il illustre: i) les problèmes rencontrés par les consultants; ii) la manière dont est traduit un principe négocié précédemment; et iii) l’élaboration d’une méthode de travail.
26L’épisode 4 intervient après un accord entre les consultants sur un principe (épisode 1, 2, 3) relatif au besoin de préciser et résumer dans le formulaire type les résultats d’analyse présents dans d’autres documents annexes. Il incombe donc au consultant de rechercher et lire les documents qui sont simplement référencés dans le formulaire afin de faire un résumé des résultats d’analyse et de l’intégrer au formulaire. Nous allons voir que l’extrait débute par une mise en application de ce principe qui a déjà été négocié et approuvé par les deux consultants précédemment.
Extrait 2 – Extrait de l’épisode 4 - Doc 1 – QE1.2 – « C’est ça un audit »
Image 1
Doc 1 préalablement annoté par J
Image 2
Passage du doc 1 pointé par J
Image 3
Mouvement du corps de J en direction de D. Prise de notes par J sur doc 1
Image 4
Inscriptions de D sur son document
27L’extrait 2 débute par l’énonciation d’un problème (222. J) qui a déjà été rencontré lors de la revue du document 1 et qui se manifeste encore une fois (« c’est la même chose, c’est le même principe »). Notons que l’intervention de J s’ancre dans l’environnement matériel qui compose la scène interactionnelle, les indices spatio-temporels (ici) et de monstration (ça) associés aux gestes de pointage en direction de son document (image 2) en sont la trace à la fois verbale et corporelle. Par ailleurs, on peut remarquer que les mouvements du corps et du regard en direction alternativement du document 1 ou du collègue structurent l’interaction. Par exemple, les deux consultants passent plusieurs secondes à relire chacun de leur côté le passage problématique du formulaire. Ensuite, lorsqu’ils sont amenés à en discuter le sens, ils se redressent et orientent leur regard l’un vers l’autre. Les mouvements du corps accompagnent d’une certaine manière les moments de réflexions individuelles et les moments de réflexions collectives. Ces distributions des regards et des positions corporelles configurent la scène interactionnelle (Goodwin & Goodwin, 2004) et tendent à segmenter l’espace de travail en deux parties: l’espace de réflexion personnelle sur le doc 1 et l’espace de réflexion collective.
- 13 « Le terme de modalisation caractérise les approches énonciatives et porte sur l’attitude que le su (...)
28Ainsi, après avoir mis en exergue le passage qui pose problème, J formule clairement une demande: « Moi, j’aimerais » pour poursuivre avec l’évocation du problème (« c’est la même chose ») et de sa solution (« c’est le même principe »). On a ici un premier effet de modalisation13 où J énonce une demande, une injonction modalisée par un atténuateur (ici la forme conditionnelle du verbe). L’acte de langage (demande) énoncé par J est donc réalisé de manière atténuée (Colletta, 1998). Mais, ceci déclenche immédiatement chez D une action scripturale (D écrit une flèche et ensuite « voir » sur son document, images 3 & 4), cette action satisfaisant en retour la demande de J. À ce moment de l’interaction, J considère qu’ils sont en présence d’un cas similaire à ce qu’ils ont discuté auparavant (notamment lors de l’épisode 2 et 3) et qu’ils doivent appliquer le principe qu’ils ont validé tous les deux. Ce principe peut être résumé ainsi: lorsque dans le formulaire type il est fait référence à des analyses présentées dans des documents annexes, il faut consulter ces documents et systématiquement intégrer au formulaire type un résumé des résultats d’analyses environnementales ou autres. J et D ne font que traduire en acte ce qu’ils ont défini et négocié auparavant. D’ailleurs, D en écrivant sur son document incarne à la fois l’accord négocié sur ce principe et le principe lui-même. Au « moi, j’aimerais ça » de J, D énonce de manière symétrique « Mais moi j’ai pas validé » (223.D), insistant sur le fait qu’il n’a pas recherché, vérifié les analyses disponibles dans le document cité en référence (« test executive summary »). Ce premier temps de l’échange ancre manifestement le propos dans l’espace énonciatif du « je » et souligne l’engagement des deux consultants dans l’identification du problème. J justifie ensuite l’application du principe (228. J: C’est pour donner un aperçu), précisant alors que le fait de résumer des analyses contenues dans le document cité permet au lecteur d’avoir un aperçu, une vision synthétique des principaux résultats d’analyse. Mais nous allons voir que cet aperçu est soumis à certaines conditions dans sa réalisation (230.J, « mais encore là dépendant de… »).
29La suite de l’intervention de J (230. J) débute par « mais encore là » qui a pour fonction d’ouvrir un espace qui va ajouter des éléments de justification et d’explication au propos précédent de J. La figure 3 illustre alors le processus de structuration de l’interaction dans lequel J ne se limite pas ici à rappeler le principe négocié précédemment, mais élabore une méthode à mettre en œuvre pour rechercher, cibler et organiser les analyses de manière adéquate (230.J, dépendamment de comment c’est présenté). Autrement dit, J tente de souligner le fait que l’application de ce principe donne un aperçu des analyses, uniquement si cela est présenté correctement. Par conséquent, la méthode de travail décrite par J (visant à sélectionner et présenter l’information correctement) est une des conditions préparatoires à l’application du principe énoncé.
Figure 3 – Structure de la dynamique interactionnelle
30Outre le fait que la figure 3 illustre le processus interactionnel menant à la constitution d’une méthode de travail sur laquelle s’appuie la production d’un rapport d’audit, elle montre aussi comment s’accomplissent ici des rapports sociaux et une norme de travail. Il est possible de suivre le raisonnement exposé par J au cours de ces énonciations successives (figure 3). Elle introduit tout d’abord des alternatives possibles par la conjonction « soit » (230.J, soit tu réfères à des conclusions […] ou tu cibles). Ensuite, après avoir introduit ces alternatives, elle précise la seconde (tu cibles), tout simplement, car la première alternative avait déjà été discutée auparavant lors de l’épisode 2. J propose alors à D d’appliquer (230.J, tu peux si tu veux) une « façon de faire » (232.J, faire un échantillonnage de données) pour valider des données et en extraire une analyse. Le « tu » adresse directement l’injonction de faire, l’injonction d’appliquer cette méthode à D. Mais cette injonction est rapidement atténuée par la suite. En énonçant « tu peux si tu veux cibler », J emploie en effet deux verbes atténuateurs (pouvoir et vouloir) accompagnés d’un « si » hypothétique (Colletta, 1998). On a ici un effet d’atténuation de l’injonction qui efface un peu le caractère obligatoire de celle-ci. Par la suite, elle justifie (234.J Parce que c’est quand même libre) la « façon de faire » présentée en mettant de l’avant le fait que tout consultant doit faire des choix (en terme d’échantillon des données à analyser et valider), car il est impossible de tout vérifier. J terminera son propos en énonçant (236.J): Fait que c’est ça un audit. La fin de son intervention (238.J) explicite alors une norme (c’est acceptable quand tu l’écris comment tu as eu) qui réfère à une pratique tolérée par l’organisation. Pour conclure, nous pouvons dire que la méthode de travail élaborée et proposée par J, tout en entretenant un lien avec les discussions passées (notamment l’épisode 2) et les accords négociés sur le principe à appliquer, va plus loin en proposant une manière de faire, une façon de s’organiser pour mettre en œuvre ce principe. Même si elle est discutable en terme d’exhaustivité de l’analyse produite, cette « façon de faire » reste néanmoins tolérée par l’organisation.
31Il faut souligner que D saisit son crayon (223.D) et prend des notes tout au long de l’intervention de J. Alors que la première prise de note de D (223d. D) est une traduction du principe précédemment négocié, les autres inscriptions (231.D, 233.D, 239.D) sont plutôt la traduction de la méthode de travail élaborée et proposée par J. Ces mouvements successifs d’inscriptions renforcent les enchaînements interactionnels (ponctués de régulateurs verbaux « hm hm ») et sont les manifestations d’un alignement entre les deux consultants. Les « hm hm » manifestent en effet à la fois l’attitude d’écoute de D et le positionne dans un rôle d’apprenant (en quelque sorte); ils sont aussi les traces de sa compréhension de la manière de faire décrite par J. Par ailleurs, ils indiquent à J qu’elle peut poursuivre son explication. Les « hm hm » indiquent donc à la fois que le locuteur prend acte des informations fournies par J, mais aussi qu’il cède son tour de parole pour permettre à J de développer son propos (Roulet et al., 1985).
32Par ailleurs, les annotations prises par D au cours de l’interaction incarnent les actions à entreprendre pour mettre en œuvre la méthode de travail et préfigurent (en même temps) le travail futur qui devra être accompli par D pour finaliser la production du rapport. Il est intéressant de voir comment l’organisation du travail (à travers la mise en mots et la mise en forme d’une méthode de travail) se déploie progressivement au cours des échanges successifs. Les enchaînements séquentiels sont des manifestations des accords négociés et construits au cours de l’interaction. De plus, lorsque J présente la méthode de travail, ses énonciations sont ponctuées par des accents toniques (CIBLER, DEUX MOIS). C’est comme si les jeux d’intonation ponctuaient de manière sonore l’organisation temporelle des actions à entreprendre dans cette situation. Dans le même temps, alors que les gestes de J (larges mouvements des mains) accompagnent son propos, les gestes de D (prises de notes sur son document) sont beaucoup plus précis et traduisent une volonté de mémoriser ce qui vient d’être dit. Garder une trace, pour un usage ultérieur, donc pour guider et organiser le travail à accomplir plus tard. La méthode de travail à mettre en œuvre est ici traduite sur le doc 1 via les annotations prises au cours de l’échange (image 4). La prise de notes sur le document par D est à la fois la trace de la satisfaction en acte de la demande de J (injonction à faire) et la formalisation des savoirs discutés et produits dans l’action. Cette prise de note permet de retracer ce qui a été discuté, de rendre compte du travail d’intercompréhension mené par les acteurs lors de la réunion, mais elle reste à ce stade des traces pour D et n’ont pas pour velléité de devenir des traces pour l’organisation.
33Les analyses présentées illustrent le fait que la connaissance est située dans son contexte d’interaction et que les savoirs nécessaires à la production d’un rapport d’audit se manifestent dans la capacité qu’ont les acteurs organisationnels à résoudre certaines ambiguïtés et à agir avec compétences. Comme nous l’avons observé précédemment, les savoirs construits au cours de cette réunion de travail sont de différentes natures. Dans leur pratique, les consultants construisent socialement des savoirs divers, tels que les savoirs liés à la recherche d’informations pertinentes à intégrer dans le rapport, à la façon de présenter cette information, à la capacité à analyser l’information et à la mise en application de principes de rédaction. Dans ce contexte, l’apprentissage se fait de manière informelle, dans le cadre de l’activité et sans forcément avoir été prédéterminé. De plus, nous avons voulu montrer que ces savoirs issus de la pratique sont médiatisés tant par le langage, le corps que les objets (documents, crayons, etc.). Nous proposons donc de revenir sur deux éléments révélés par l’analyse. Dans un premier temps, nous porterons notre attention sur le rôle de la matérialité et du corps dans le processus d’émergence de « savoirs-en-action ». Dans un second temps, nous montrerons comment au cours de cette situation des rapports sociaux se négocient et s’établissent, des normes de travail s’accomplissent, ceci soutenant le processus d’apprentissage et de production de savoirs.
34Revenons maintenant sur la place des documents et du corps dans le processus d’élaboration de savoirs. Nous avons vu que les mouvements du corps (mouvements du regard, orientation des corps, prises de notes sur le document, gestes de pointage) configurent l’interaction. En regardant, en touchant et lisant le document, nos deux consultants reconfigurent en effet le contexte de leur activité. Les documents (éléments de l’environnement de travail) sont animés via les gestes de pointage et ils s’intègrent pleinement à l’activité en cours. Les mouvements du regard et les gestes des consultants sont aussi des traces de leur engagement incorporé dans l’activité de négociation de sens. Les mouvements du corps et les poses/prises successives du crayon par D nous permettent, par exemple, de voir les moments où la discussion prend appui sur le document ou bien sur les expériences convoquées par les acteurs organisationnels. Tous ces éléments exercent des effets structurants sur les savoirs produits lors de cette rencontre. Il est donc important de souligner que les mouvements du corps participent à l’organisation de l’interaction au cours de laquelle est « énacté » un savoir relatif à la méthode à mettre en œuvre pour résoudre le problème soulevé par les consultants au cours de la discussion. Ces mouvements du corps engagent aussi différents objets. Le document 1 est ainsi pour les deux consultants un élément matériel qui médiatise leurs actions. Les manipulations, transformations successives du document dans le temps en font un objet intermédiaire (Jeantet, 1998) dont il nous faut préciser ici la fonction dans le processus de production de savoirs soutenant la réalisation d’un rapport d’audit. Le document 1 est critiqué, questionné, corrigé, complété, annoté au cours de l’interaction. Il est un support, voire un partenaire, dans l’accomplissement du travail des acteurs (Jeantet, 1998). Ce document intermédiaire est évolutif, mais il stabilise, fige aussi les actions et décisions passées et offre un appui pour les actions à venir. De plus, il est intermédiaire, car il rend possibles la discussion, l’émergence de savoirs et l’organisation progressive du travail. Plus concrètement, la consultante expérimentée (J) a développé une expertise au cours de sa pratique. Cette expertise est faite de savoirs relatifs à la manière de réaliser, organiser et rédiger un rapport d’audit. En acceptant, de travailler avec le consultant novice (D) sur la production du rapport d’audit, J est mise en situation et, par conséquent, la manipulation des divers documents contribue à l’expression de savoirs du fait notamment des problèmes et incohérences qui sont soulevés par les deux consultants. Ainsi, c’est confrontés aux documents que les deux consultants interrogent certains passages, soulignent des ambiguïtés, des incohérences qui sont des éléments déclencheurs du processus d’élaboration de savoirs. Il est très fréquent au cours de cette réunion de voir D ou J (alternativement) pointer des problèmes et par la suite suggérer des pistes de réflexion, des alternatives, des solutions. C’est donc dans l’interaction et dans leur rapport actif au document (donc à la matérialité) que les deux consultants élaborent conjointement des savoirs. Le document sert à la fois de repère et de cadre pour l’action, il documente l’action; mais il est aussi la source de cette action, devenant alors agissant.
35L’élaboration de savoirs dans l’action est un processus dont les deux consultants sont co-responsables. Mais, c’est un processus qui – comme nous l’avons vu – s’accomplit par et à travers des interactions constituées d’échanges langagiers, de pratiques d’inscriptions et de productions gestuelles. Ces interactions s’inscrivent dans l’histoire de l’organisation, dans l’histoire de ces pratiques reconnues et tolérées et déploient des rapports sociaux. Dans notre cas, on pourrait même dire qu’un rapport social émerge des actions que les deux consultants accomplissent et que ce rapport est le produit de leur engagement dans l’action. Et comme l’écrivent Ghiglione et Trognon (1993, 242): « [Il y a des cas] où les rapports sociaux se réalisent sans avoir besoin d’être dits, sans que leurs éléments aient été l’objet de négociation explicite. Ceux-ci sont progressivement constitués dans la succession des actions accomplies par les conversants ». Il est manifeste dans l’extrait 2 que la relation construite au cours de cet échange est une relation que l’on pourrait qualifier de tutorielle (Trognon, 1999). Car les deux consultants sont pleinement engagés dans l’action, une relation dissymétrique caractérise la position de D (position d’apprenant) par rapport à J (position de sujet connaissant) et les objectifs des deux consultants sont ici complémentaires (pour D, il s’agit d’apprendre et pour J de partager son savoir afin de réduire l’ambiguïté inhérente à cette situation). De plus, cette distribution des rôles se manifeste clairement dans la succession des actions langagières et non langagières des acteurs. Au fur et à mesure de l’échange, J prend le rôle d’instructeur en formulant des injonctions modalisées par des atténuateurs (le conditionnel, l’usage des verbes pouvoir et vouloir, l’usage du « si ») qui adoucissent la force de l’obligation pour la transformer en conseil à suivre pour mettre en œuvre la méthode de travail proposée. Mais, même si du point de vue énonciatif, c’est J qui occupe une position d’expert formulant des injonctions atténuées, c’est bien l’action de D (les « hm hm » et prises de notes) qui la légitime dans cette position. Dans l’extrait 2, il est manifeste que J prend le rôle de tuteur, d’expert et que D la confirme dans ce rôle. Ceci est spécifique au passage analysé, mais à d’autres moments au cours de la rencontre, les deux consultants sont plus dans un rapport symétrique, négociant et élaborant conjointement les règles à appliquer, ou dans un rapport de prescription, J se faisant alors plus directive sur le plan énonciatif (« il faut que t’aies un p’tit peu de viande à livrer », « Non. Enlève-le, enlève-le », « tu VAS le refaire, disons que tu le refais, tu vas le faire à ta manière », etc.)
36Pour terminer, nous souhaitons revenir sur l’objectif de cet article qui est de proposer une posture analytique fondée sur une approche multimodale de l’interaction. Une telle posture permet à notre avis de saisir la dimension constitutive des connaissances en portant une attention sur les ressources multimodales contribuant à la production de « savoirs-en-action ». Nous avons soulevé le besoin de prendre en compte dans les analyses l’intrication des dimensions langagière, matérielle et corporelle afin de souligner le rôle constitutif que joue l’interaction dans la production de « savoirs-en-action ». Il est ainsi possible d’appréhender les « savoirs-en-actions », tels qu’ils sont réalisés dans et par l’interaction, sachant que cette dernière est à la fois le lieu de l’élaboration de connaissances, d’apprentissages et le lieu d’instauration et/ou de maintien de rapports sociaux, de « façons de faire », de normes.