1Comment l’organizing routinier est-il accompli? Cet article traite d’une question soulevée par Fauré et Bouzon (2010) et offre un système d’enquête que les chercheurs peuvent mettre en place pour mieux comprendre les processus itératifs du fonctionnement organisationnel. Plusieurs activités organisationnelles surviennent en tant que pratiques routinières. Rares sont les pratiques quotidiennes des praticiens qui peuvent être considérées autrement que comme des activités routinières, puisque l’essentiel de ce qui compose l’organizing est répétitif d’une manière ou d’une autre. Il est par conséquent surprenant que le champ de la communication organisationnelle ne se soit pas encore penché sérieusement sur les activités routinières de l’organizing au quotidien. Une attention sur la manière dont les routines émergent et se développent permettra d’augmenter notre compréhension des organisations. L’objectif de cet article est de remettre en cause les conceptions actuelles des routines dynamiques, qui sont basées sur une lecture erronée des notions d’ostensif et de performatif telles que mises en avant par Latour (1986) (p. ex. Feldman & Pentland, 2003, 2008 ; Howard-Grenville, 2005 ; Pentland & Feldman, 2007). Je propose un cadrage alternatif issu des travaux de l’École de Montréal en communication organisationnelle.
2La conceptualisation des routines dynamiques comme ayant à la fois des aspects ostensifs et performatifs a été une tendance intéressante des dernières années. Elle a permis l’exploration de la manière dont les routines permettent le changement et le renouvellement organisationnels (D’Adderio, 2008 ; Feldman, 2000 ; Feldman & Pentland, 2003 & 2008 ; Pentland & Feldman, 2005 ; Pentland & Reuter, 1994). Ces études ont permis de dépasser la vision des routines comme phénomènes inertes, similaires à des règles (Cyert & March, 1992) qui contrôleraient le comportement des acteurs (Nelson 199 ; Nelson & Winter, 1982). Alors que Nelson et Winter (1982 : 17) reconnaissaient que le comportement réel [je souligne] variait probablement d’une mise en acte de la routine à la suivante, leur conceptualisation de ces routines comme régulières et prévisibles est devenu le discours dominant parmi les chercheurs jusqu’à ce que la notion de routines dynamiques émerge. Cette évolution de la théorie des routines reconnaît la nature émergente de l’organizing et de l’organisation et s’avère prometteuse quant à la compréhension des dynamiques internes des phénomènes organisationnels. Les routines dynamiques (que je désignerai désormais simplement comme routines) sont maintenant vues comme des « flots d’idées, d’actions et d’effets connectés » (Feldman, 2000 : 613). Ces flots incorporent une dimension d’improvisation, puisqu’ils impliquent des acteurs multiples qui opèrent des schémas identifiables d’actions indépendantes, dans l’accomplissement consciencieux de l’activité organisationnelle (Feldman, 2000 ; Feldman & Pentland, 2003 ; Feldman & Rafaeli, 2002). Ce que cette perspective de recherche met en relief, c’est qu’il est faux de croire que les acteurs organisationnels « répliquent ou extrapolent, sans y penser, une même routine dans un nouveau contexte, voire même dans le même contexte » (Levinthal & Rerup, 2006 : 508). En fait, les « mises en acte » (enactments) d’une même routine permettent des performances variées (Howard-Grenville, 2005).
3Pentland et Feldman (2005, 2007) critiquent les approches qui ne dévoilent pas la « boite noire » des routines. Cependant, cadrer les routines complexes comme étant constituées d’aspects ostensifs et performatifs s’est avéré également incapable de fournir la clé qui ouvrirait cette boite. En conformité avec les origines structurationnistes (Giddens, 1984) de l’approche des routines dynamiques, les aspects ostensif (structure) et performatif (action) sont pensés comme dualité, c’est-à-dire comme les revers d’une même pièce. Alors qu’il semble exister un consensus à l’effet que la relation entre le performatif et l’ostensif est récursive (Feldman & Pentland 2003, 2008 ; Volkoff, Strong & Elmes, 2007), la preuve empirique en ce sens demeure fuyante. Il existe un flou quant à savoir quels aspects ostensifs influencent la manière dont les acteurs performent des routines, comment ils le feraient et pourquoi ; quelles performances de ces routines mènent, comment et pourquoi, à l’évolution des aspects ostensifs. Au lieu de problématiser la relation entre les aspects ostensifs et performatifs, Pentland et Feldman tiennent simplement cette relation pour acquise. De plus, il faut davantage éclairer les pratiques de pouvoir des acteurs qui sont impliqués dans les processus itératifs du fonctionnement organisationnel. Néanmoins, ces acteurs utilisent ces descriptions a posteriori comme moyens de légitimation, rendant ainsi problématique la solidité du lien entre les aspects ostensif et performatif supposé par Feldman et ses collègues. En résumé, bien que la conception des routines comme ayant des aspects ostensifs et performatifs permet de révéler les enjeux de stabilité et de changement, Pentland, Feldman et leurs collègues se sont restreints, à ce jour, au défi posé par les routines à un niveau épistémologique uniquement. Ils ont cherché à ouvrir la « boite noire » avec un regard dévié dont ils n’ont pas interrogé la construction. Cela s’avère insuffisant si l’objectif est d’en savoir plus sur l’un des moteurs de l’organisation : les routines. Les limites du travail de ces auteurs mettent en relief la nécessité de déplacer sur le terrain de l’ontologie notre compréhension des routines au sein des organisations et entre celles-ci. Pour ce faire, je mobilise l’approche de communication organisationnelle développée par l’École de Montréal.
4Je propose de voir les routines comme des phénomènes de communication, suivant l’École de Montréal (ÉM) (une appellation inventée par Brummans, 2006). L’idée que les routines puissent être conçues avantageusement comme des grammaires et des narratifs a été soulevée antérieurement (Pentland, 1995 ; Pentland & Rueter, 1994 ; Pentland & Feldman, 2007). Il existe donc une reconnaissance du fait qu’elles possèdent une qualité linguistique, qu’il est possible d’étendre plus largement au territoire hybride de la communication, lequel admet l’enchevêtrement d’humains et de non-humains dans les activités routinières. L’ÉM intègre le travail James R. Taylor, de François Cooren et de leurs collègues, qui partagent la conviction que l’organizing émerge et s’amplifie à travers la communication parmi et entre des acteurs humains et non-humains. La communication, dans la perspective de l’ÉM, inclut la conversation et le texte, la sémiotique, la grammaire et les narratifs, ainsi que les artefacts non-humains tels que les éléments architecturaux, le mobilier et les technologies (Cooren, Kuhn, Cornelissen & Clark, 2011). Elle semble particulièrement appropriée pour l’analyse de routines d’organizing. Je suggère l’adoption d’une perspective communicationnelle qui substitue, à l’idée de routines ayant deux aspects (l’ostensif et le performatif tel que proposé par Feldman et Pentland), une perspective concevant les routines comme performatives. C’est uniquement suite à ce recadrage ontologique que les chercheurs pourront affiner leurs études et que les praticiens pourront mieux comprendre l’impact des routines communicationnelles sur leur travail. J’évalue cette proposition à travers les construits communicationnels que sont le déontisme, la coorientation, la téléaction et l’immutabilité. Mais d’abord, je parcours tout d’abord la manière dont la littérature actuelle traite des routines.
5Dans cette section, je discute de la manière dont la littérature présente les routines comme incluant des aspects ostensif et performatif. Les routines sont comprises comme des flots ou des accomplissements à la fois émergents et ardus (Feldman, 2000), qui facilitent le changement au sein et entre les acteurs organisationnels. Une routine organisationnelle est vue comme un « … schéma reconnaissable d’actions indépendantes impliquant de multiples acteurs » (Feldman & Pentland, 2003 : 96). Une routine, selon cette perspective, n’est pas un schéma d’action fixe, mais un ensemble de schémas possibles et potentiels, permis ou contraints par les structures organisationnelles, temporelles, sociales, physiques et cognitives à partir desquels les acteurs sont supposés « mettre en acte » leur performances (Pentland & Rueter, 1994). Les routines se développent au sein et au travers de contextes organisationnels et individuels (Howard-Grenville, 2005) ; elles ont, de manière inhérente, un caractère improvisé (Feldman & Pentland, 2003) et sont adaptables selon que les acteurs ajustent leur comportement en réponse aux actions des autres contributeurs. Ceux qui sont impliqués dans les routines peuvent avoir des compréhensions substantiellement différentes quant à leurs fins (Feldman & Rafaeli, 2002). La pratique est comprise comme un développement basé sur de multiples compréhensions situées (Howard-Grenville, 2005), et non pas sur une compréhension unique, partagée et constante. Les significations dominantes des routines émergent à travers la négociation entre les acteurs, laquelle assure que certaines compréhensions sont marginalisées au profit de celles énoncées par les voix les plus puissantes.
6Feldman et Pentland (2003) ont repris le concept de Latour (1986) et l’ont adapté aux routines. L’aspect ostensif est présenté comme l’idée abstraite, le schéma généralisé ou la carte routière de la routine (Pentland & Feldman, 2007), que l’on peut aussi comprendre comme narratif ou script (Pentland & Feldman, 2005). Il façonne les perceptions quant à ce qu’est la routine et quant à la manière dont les nombreuses performances qu’elle suppose sont similaires à d’autres (Feldman & Pentland, 2003). Par exemple, une routine de recrutement en vue d’un emploi au sein d’une organisation aura « d’infinies variations quant à la manière appropriée d’embaucher des gens pour différents types d’emplois, dans différents départements ou à différentes périodes de l’année » (Pentland & Feldman, 2005 : 796-797). Chacune de ces variations identifie cependant les activités en question comme une représentation légitime, reconnaissable et authentique d’un processus de recrutement. Dans ce sens, Feldman & Pentland (2003) invitent à la prudence et remarquent que l’aspect ostensif de cette description ne peut jamais épuiser ce qui se passe réellement lorsque la routine est accomplie. Les acteurs devraient ainsi être conscients du fait que les discussions se penchant sur l’aspect ostensif concernent une idéalisation et non pas ce qui survient en pratique. C’est pour cela que Feldman et Pentland (2003) avertissent que ce serait une erreur que de confondre l’aspect ostensif avec la totalité de la routine.
7Il serait également erroné de croire qu’il n’y a qu’un seul aspect ostensif. Il n’existe pas d’entité unique qui serait l’aspect ostensif, d’où l’infinie variabilité de la routine d’embauche. Il est important de ne mentionner l’ostensif qu’au pluriel, puisqu’il existe une pluralité de perspectives ostensives (Feldman & Pentland, 2008) et donc plus d’une description du processus de recrutement dans les organisations. Les compréhensions ostensives des routines manifestées par les acteurs sont cadrées par leurs contextes individuels. Leurs compréhensions façonnent la manière dont ils planifient et mènent leurs actions routinières, ainsi que la manière dont ils en rendent compte (Pentland & Feldman, 2007) pour justifier rétrospectivement leur agentivité (Feldman & Pentland, 2003) et comme base à la discussion quant aux actions possibles. Alors que Feldman & Pentland (2008) notent que les narratifs ostensifs sont utilisés pour légitimer des cours d’action préférés, ils ne disent pas comment cela se produirait.
8Accorder de l’attention à la pratique révèle une vision de l’organizing qui reconnaît que l’activité implique des compréhensions incorporées et incarnées (embedded and embodied) tant générales que spécifiques, ainsi que des interprétations des règles (Orlikowski, 2000 ; Schatzki, 2005, 2006). Raelin (2007 : 499) conçoit l’épistémologie de la pratique comme essentielle à l’exploration des processus tacites évoqués par les praticiens alors qu’ils accomplissent l’organizing quotidien. Selon cette perspective, les acteurs improvisent, innovent et ajustent leurs actions dans le temps (Orlikowski, 1996) alors qu’ils adaptent leurs activités à leur contexte. La notion de « contexte » est discutée par Latour (2005), pour qui les acteurs, en adaptant leur comportement à leur contexte, contextualisent (nous soulignons), c’est-à-dire créent leurs contextes au travers de leur actions d’adaptation. L’aspect performatif, dans la littérature sur les routines, est compris au sens des routines-en-pratique exécutées par des personnes spécifiques dans des lieux spécifiques et à des moments spécifiques (Essén, 2008 ; Feldman & Pentland, 2003, 2005). Ce cadrage favorise l’humain au détriment du non-humain, la socio-matérialité étant ainsi réduite à l’usage qu’en font les humains. La contribution de chaque acteur à l’accomplissement laborieux de la routine fait partie d’un flot d’organizing qui se produit dans les contextes plus larges d’autres routines et des contextualisations des acteurs. Les routines organisationnelles ne se produisent pas dans un parallélisme étanche, sans jamais se rencontrer ou sans impact les unes sur les autres. Elles s’enchevêtrent constamment, la participation d’un acteur dans l’une ayant des conséquences parfois non voulues sur les autres. Les individus croisent les performances des autres directement ou indirectement alors qu’ils évoluent au sein des routines.
9Les performances ont pour arrière-plan des attentes et des normes établies de comportement qui façonnent l’action, sans le dicter dans le sens d’une détermination historique. Les acteurs ont un répertoire d’actions potentielles duquel ils peuvent puiser. La performance effective, comme l’expliquent Feldman et Pentland (2003), pourrait toujours être différente. Comprendre les choix, tant ceux qui sont faits que ceux qui ne le sont pas, est essentiel à l’interprétation de la performance. Le comportement, cependant, n’est pas nécessairement conscient et peut relever de l’improvisation ou de l’intuition (Feldman et Pentland, 2003). Les descriptions ostensives n’expliquent pas adéquatement la variabilité des routines (Essén, 2008), le niveau d’analyse étant trop éloigné des actions quotidiennes des individus pour rendre compte des actions non-planifiées et des déviations du script ostensif. Pourtant, la recherche empirique sur l’aspect performatif des routines, grâce à laquelle des suppositions pourraient être examinées, est encore rare, les études se concentrant principalement sur l’aspect ostensif. Bien que Feldman et Pentland (2003 : 107 ; nous traduisons) paraissent convaincus que « les performances sont la mise en action de l’aspect ostensif », la nature de cette mise en action est peu claire et de nombreuses questions demeurent inexplorées. Par exemple, lesquels des nombreux aspects ostensifs sont mis en acte dans la performance? Chaque acteur met-il en action sa propre compréhension de l’aspect ostensif, puisqu’il semble établi que plusieurs ostensifs coexistent? Comment les actants non-humains font-ils une différence dans ce processus?
10Dans la prochaine section, je discute l’ostensif et le performatif tels que Latour les présente et je contraste sa vision avec la manière dont ces notions ont été reprises dans la littérature sur les routines.
11L’usage que Feldman, Pentland et leurs collègues ont fait de l’ostensif et du performatif a fourni un nouvel élan à la recherche sur les routines, lui permettant de se libérer des approches évolutionnistes inspirées de l’économie proposées par Nelson et Winter. Il est cependant nécessaire de revoir l’une des sources originales sur laquelle ils basent une partie de leur théorisation, afin d’évaluer leurs assertions. Ce faisant, il est possible de constater que leur adaptation des notions d’ostensif et de performatif de Latour (1986) constitue en fait une traduction importante sans que cela soit reconnu.
12Latour (1986 ; voir aussi 2013 ; 2005, p. 35 et seq.; Strum & Latour, 1987) donne quelques conseils pour conceptualiser les ostensifs : i) en principe, il est possible de découvrir des propriétés qui sont typiques de la vie en société et qui pourraient expliquer le lien social et son évolution, bien qu’en pratique il soit difficile de les détecter ; ii) les acteurs sociaux, quelle que soit leur taille, font partie de la société décrite ci-haut. Bien qu’ils soient actifs, comme leur nom l’indique, leur activité est limitée puisqu’elle fait partie d’une société plus large ; iii) les acteurs au sein d’une société sont des informateurs utiles pour ceux qui cherchent les principes qui tiennent la société ensemble (voir i), mais puisqu’ils ne sont qu’une partie de la société (voir ii), les acteurs que sont que des informateurs et l’on ne devrait pas trop compter sur eux puisqu’ils ne voient jamais l’ensemble du portrait ; iv) avec la bonne méthodologie, les chercheurs en sciences sociales peuvent départager les opinions, les croyances, les illusions et les comportements des acteurs pour découvrir les propriétés typiques de la vie en société (voit i) et rassembler le portrait d’ensemble (voir ii). (p. 272 ; notre traduction)
13Il discute aussi de la manière dont les chercheurs peuvent approcher le performatif : i) il est impossible en principe de définir une liste de propriétés qui seraient typiques de la vie en société bien qu’il soit possible en pratique de le faire ; ii) les acteurs, quelle que soit leur taille, définissent en pratique ce que la société est, ce dont elle est faite, ce qui est l’ensemble et ce que sont les parties – tant pour eux-mêmes que pour les autres ; iii) aucune présomption n’est nécessaire quant à savoir si oui ou non certains acteurs en savent davantage ou moins que d’autres. Le « portrait d’ensemble » est l’enjeu des définitions pratiques des acteurs ; iv) les chercheurs en sciences sociales peuvent soulever les mêmes questions que tout autre acteur (voir ii) et trouver des moyens pratiques différents d’appliquer leur définition de ce qu’est la société. (p. 273 ; notre traduction).
14De plus, Latour (1986) critique les tentatives des sciences sociales de comprendre la société au moyen de définitions ostensives : « La société n’est pas le référent d’une définition ostensive découverte par les chercheurs en sciences sociales malgré l’ignorance de leurs informateurs. Elle est plutôt performée par les efforts de tous et chacun visant à la définir ». (p. 273 ; notre traduction). Il propose que le performatif, plutôt que l’ostensif, soit davantage fructueux : « Le résultat de ces continuelles définitions et redéfinitions de ce en quoi consiste l’action collective est la transformation de la société qui, de quelque chose qui existe et est connaissable en principe, devient quelque chose qui est construit également, pour ainsi dire, par tout acteur et est en principe inconnaissable – cela implique le passage d’une définition ostensive à une définition performative ». (p. 276-277 ; nous traduisons et soulignons).
15Latour, donc, ne considère pas l’ostensif et le performatif comme ayant une importance analytique égale, comme s’il s’agissait d’une dualité au sens, par exemple, du structuralisme de Giddens. Latour (1986) recommande plutôt aux chercheurs de déplacer leur attention analytique de l’ostensif au performatif. La littérature sur les routines s’est appropriée les cadres ostensif et performatif comme une dualité, comme deux faces d’une même pièce, ce qui clairement ne reflète pas l’intention de Latour. Dans leur revue de la théorie de l’acteur-réseau, McLean et Hassard (2004) rejettent spécifiquement toute tentative d’établir un parallèle entre la dualité structure/action de Giddens et la conception de Latour sur la distinction macro/micro, qui lui semble improductive. L’invitation de Latour à porter son regard sur le performatif (micro), estiment-ils, résulte de sa conviction que l’ostensif (macro) « est composé des mêmes connections de base” (2004 : 508) que le performatif et devrait être étudié selon les mêmes termes. C’est là le cœur de pensée de Latour quant à la distinction ostensif/performatif. Il ne s’agit pas des deux faces d’une même pièce, reliées récursivement, mais d’une même face regardée selon deux perspectives. La priorisation du performatif résulte d’une conviction que c’est à ce niveau qu’il est possible de rendre compte de l’émergence de l’organizing. Les études qui persistent à maintenir la dualité entre l’ostensif et le performatif, issue de la théorie de la structuration, décrivent des acteurs « mettant en acte » des routines (par exemple, Feldman & Orlikowski, 2011; Howard-Grenville, 2005 ; Pentland & Rueter, 1994 ; Rerup & Feldman, 2011), suivant la croyance que l’ostensif (ou les ostensifs) étai(en)t mis en acte dans le performatif. En présentant cette activité comme une « mise en acte », ces auteurs distinguent le performatif et l’ostensif, renforçant la distinction entre le corps et l’esprit. La « boite noire » mentionnée par Feldman peut ne jamais être ouverte parce qu’elle n’existe pas : elle est construite par les suppositions de ces auteurs. Une vision Latourienne verrait les acteurs comme « incarnant » la routine, situant et accomplissant la pratique tant dans le corps que dans l’esprit. La pratique de l’acteur est une réalisation corporelle. Latour reconnaît cela et c’est pour cette raison qu’il privilégie le performatif plutôt que l’ostensif, parce que c’est uniquement à ce niveau d’analyse que les chercheurs s’approchent de mouvements corporels des acteurs et de la manière dont ils « définissent en pratique ce qu’est la société, ce dont elle est faite, ce qu’est l’ensemble et ce que sont les parties – tant pour eux-mêmes que pour les autres » (Latour, 1986 : 273 ; nous traduisons). L’idée des routines qui est formulée par Feldman, Pentland et leurs collègues ne parvient pas à rendre compte de cela, mais je propose que la conception de la communication de l’École de Montréal palie cette lacune grâce à son attention à la communication comme pratique (communication-as-practice).
16Cooren et ses collègues rejettent explicitement toute parenté avec la théorie de la structuration et sa préoccupation envers la dualité ou les dualismes (Cooren, Thompson, Canestraro & Bodor, 2006). Ils remettent en cause le caractère récursif de la structuration et propose que le macro ne peut être distingué qu’au travers d’une attention pour le micro : « des effets structurant peuvent [en effet] être identifies par une approche allant de bas en haut, sans recourir à une forme de dualité ou de dualisme » (Cooren, et al., 2006 : 533). Leur compréhension de la communication permet d’« agréger » (scaling up) ou de « distribuer » (bearing down) (Hardy, 2004 ; Putnam & Cooren, 2004 ; Taylor, Cooren, Giroux & Robichaud, 1996) sans présumer que cela se fasse uniformément ou sans problème. La boite noire envisagée par les structurationnistes camoufle le fait que le macro et le micro sont en fait un même phénomène examiné selon différentes perspectives. Le seul article qui mette en cause la supposition selon laquelle « les performances mettent en acte l’aspect ostensif » (Feldman et Pentland, 2003) est l’étude de Levina et Olikowski (2009) sur les routines de la pratique de consultation. Ils ont mis au jour le fait que les discussions macro (ostensives) étaient déconnectées des pratiques micro (performatives) qu’ils ont observées car des discours alternatifs étaient invoqués. Le consultant, au niveau macro, était un expert détaché et objectif, mais devenait, au niveau micro, un homme qui « n’a pas peur de se salir » et qui partageait les mésaventures des praticiens. Levina et Orlikowski (2009 : 700) affirment que leur découverte montre « les conditions et les actions qui peuvent produire des différences entre les routines ostensives et performatives, ainsi que la manière dont celles-ci peuvent façonner les relations de pouvoir dans les organisations. » Toutefois, ils n’ont pu faire cela qu’en présumant que le travail est essentiellement une performance communicationnelle.
17Proposer que les routines soient de la communication implique que je les vois comme étant constituées ontologiquement à travers et par des relations communicationnelles. Cela mérite une clarification. J’avance que les routines sont essentiellement « établies, composées, conçues et maintenues » (Cooren et al., 2011: 1150) à travers et par la communication. Toutefois, contrairement à la compréhension des routines de Feldman et de ses collègues, laquelle privilégie les humains par rapport aux non-humains et ne considère la socio-matérialité qu’en tant qu’elle est utilisée par les humains, la perspective communicationnelle de l’École de Montréal refuse de placer les humains au-dessus des non-humains et reconnaît que tous deux pourraient jouer un rôle-clé dans l’organizing routinier. Limiter les routines à des constructions humaines rabaisse (downgrades) les non-humains et mène à l’omission de leur contribution par les chercheurs. Pour produire des descriptions et des explications plus riches de la manière dont les routines sont incarnées, les pratiques communicationnelles des non-humains doivent recevoir la même attention que celles des humains. Les mécanismes communicationnels non-humains peuvent inclure les vêtements, la hiérarchie, les symboles, les textes, la technologie matérielle ou logicielle, les tables, les corridors, les bâtiments et les emplacements, pour ne nommer que quelques-uns des artéfacts qui peuvent faire une différence dans la manière dont une routine se déroule. Il est nécessaire de développer une approche de recherche sensible à l’articulation des humains et des non-humains (Cooren et al., 2006) dans le cadre de processus organisationnels itératifs.
18Pour remédier à cette situation, je propose un système analytique qui pourrait guider les chercheurs. Latour (1986) suggérait un déplacement vers le performatif et Cooren et al. (2006) suggère une approche ascendante (bottom-up) à l’étude de ceux qui ou ceux qui font une différence dans le déroulement des routines. Pour faciliter une compréhension analytique plus aiguisée du processus itératif de l’organizing, je propose un « système d’enquête communicationnel », et de comprendre les notions, inspirées de l’École de Montréal, de coorientation, de déontisme, de téléaction et de mobile immuable. Je débute par la coorientation.
19Taylor et Robichaud (2004) comprennent l’organizing routinier comme une activité ou un processus pour atteindre la coorientation (Cooren et al., 2011). La coorientation, cependant, n’est pas un résultat, mais un moyen par lequel l’organisation est accomplie. Pour eux (Taylor & Robichaud, 2004), l’organisation n’est pas possible sans coorientation. Elle est négociée au moyen de conversations dialogiques ayant pour but de produire des croyances, des actions et des émotions coordonnées et médiatisées par des textes (Taylor, 2006 ; Taylor & Robichaud, 2004) et d’autres éléments socio-matériels. La coorientation concerne particulièrement les activités qui se centrent sur un objet. Il s’agit d’une pratique humaine orientée vers l’objet (Groleau, 2006). En tant que tel, l’analyse de la coorientation explore les moyens communicationnels par lesquels les individus et les groupes parviennent à s’organiser pour accomplir un objet, par exemple un texte (Groleau, 2006). L’objet n’est pas préformé et distinct du processus de coorientaton, mais se développe à mesure que les acteurs interagissent socialement et matériellement alors qu’ils cherchent à l’atteindre (Groleau, 2006). Ce processus implique des acteurs qui se transforment en un réseau d’agents humains et matériels, incarnant ainsi la routine plutôt que la mettant en acte. Ils adoptent des positions subjectives qui leur permettent d’agir de manière à rendre l’accomplissement de l’objet plus probable (Taylor & Robichaud, 2004). Groleau (2006) critique quelques-unes des premières formulations de la coorientation, qui se concentraient sur la composante conversationnelle et négligeait les formes socio-matérielles. Elle considère « les gens transformant leur réalité sociale et matériel en discours au cœur de la coorientation » (Groleau, 2006 : 175). La recherche sur la coorientation illustre comment les pratiques antérieures, conceptualisées comme textes, sont « mises en branle » (brought to bear) au travers de conversations et de formes matérielles dans l’accomplissement d’un objet, fréquemment, en fait, un texte.
20La coorientation révèle comment les routines constituées communicationnellement produisent l’objet vers lequel elles tendent (Taylor & Robichaud, 2004). Lorsqu’elle est utilisée pour étudier les routines organisationnelles, la coorientation fournit un langage explicatif pour comprendre comment le processus routinier se déroule et comment ses résultats sont réalisés. Elle montre la manière dont les objectifs décidés en début de routine demeurent rarement intacts, mais plutôt émergent alors que des priorités pratiques prennent le dessus. Par exemple, la routine de la formulation d’une stratégie peut débuter avec l’objectif de produire une stratégie qui aiderait les gestionnaires à prendre des décisions plus efficaces face à un futur incertain. Toutefois, alors que la routine progresse, des préoccupations plus pressantes, telles que des aspirations concurrentes entre les parties-prenantes, des enjeux politiques, la nécessité d’établir des coalitions à l’interne ou l’appréhension de la réaction des investisseurs, peuvent influer sur la routine et résulter en une stratégie très différente de celle envisagée initialement. Le vocabulaire de la coorientation permet de décrire en termes communicationnels la manière dont cela peut se produire.
21La coorientation correspond par ailleurs à plus qu’un but ou qu’un objectif. Elle renvoie aussi à l’idée que les résultats évoluent et sont altérés à mesure que la routine se développe, et que ce processus peut être une « lutte » (Taylor & Robichaud, 2004). Cette notion est importante pour l’étude des routines puisqu’elle évoque la nature politique (Soloman, 1986) de nombreuses routines complexes d’organizing. Les résultats sont souvent objets de compromis, de contestations, de trucages ou simplement oubliés, alors que les acteurs se concentrent sur le processus et sur les détails, puisque c’est souvent là que la responsabilité des gestionnaires est située (Bryson & Roering, 1987). Les routines complexes peuvent mener à des résultats différents de ceux originalement envisagés et, pourtant, le processus lui-même peut être considéré comme un succès lorsque les évaluations sont menées sur le détail du processus, sur les dépenses et les allocations de ressources efficaces et sur le fait de ne pas avoir commis d’erreurs (Bryson & Roering, 1987). La mise en garde de Groleau (2006) contre une attention exclusive à l’aspect conversationnel de la coorientation est une invitation à considérer l’importance de la socio-matérialité dans l’émergence des résultats. Pour les chercheurs, la coorientation implique qu’ils doivent regarder au-delà des résultats formels et enquêter sur la manière dont, en pratique, ils deviennent des objets de pouvoir négociés. Pour les praticiens, la notion de coorientation rappelle que les résultats sont rarement fixés une fois pour toute tout au long d’une routine. Le plus souvent, leurs actions, et préférences, ainsi que les influences politiques sous laquelle elles opèrent, influencent et médiatisent les résultats obtenus.
22Le déontisme peut être attribué à l’œuvre du philosophe finnois Georg von Wright (1951). Cette tradition se rapporte aux pratiques communicationnelles qui obligent, permettent ou interdisent l’action de ceux à qui elles sont destinées. La phrase « vous pouvez maintenant retourner vos copies d’examen » est un déontique, puisqu’elle oblige et permet l’action de ceux qui s’apprête à subir un examen. Un écriteau indiquant « interdit de fumer » est également déontique, mais il s’agit dans ce cas d’interdire plutôt que d’autoriser ou d’obliger. En ajoutant le terme « modalité », le déontisme obtient une nouvelle extension et comprend alors les symboles, les caractéristiques supralinguistiques de la parole (par exemple le ton de voix) et les expressions non-verbales (e.g. un signe de la main) qui permettent de transmettre le sens (Taylor, 2006). Si l’on pense aux déontiques mentionnés ci-dessus, les modalités permettent l’accomplissement des mêmes tâches sans que des mots soient prononcés ou écrits. Ainsi, un surveillant peut montrer le fait de tourner les copies d’examen, sans dire les mots, et de ce fait permettre aux étudiants d’en faire autant. Un écriteau peut montrer une cigarette allumée à l’intérieur d’un cercle rouge barré d’une ligne diagonale, interdisant effectivement de fumer. Ces deux actes communicationnels utilisent différentes modalités déontiques : le mouvement et la signalisation. Cooren et Taylor (1997) et Taylor (2006) emploient la notion de modalité déontique pour montrer comment, à travers la communication, un pouvoir exercé influence la pratique. La modalité déontique succède à une modalité épistémique dans l’évaluation d’un problème ou d’une situation. Le déontisme est présent dans la définition des rôles et dans les engagements qui sont contractés (Cooren & Taylor, 1997).
23Il est possible de spéculer que toutes les routines requièrent une forme de communication déontique pour évoluer. C’est plus qu’un simple truisme. La communication déontique suppose que ses sources soient autorisées. Si la question de la permission ne se pose pas, alors on peut douter qu’il s’agisse de communication déontique. Lorsque les routines comprennent des actes de rétroaction, tels que des présentations ou des briefings, ces derniers constituent des tentatives d’obtenir la permission de continuer. Lorsque ces activités ont lieu, elles peuvent être interprétées comme des tentatives d’« agrégation » (scaling up), passant du micro au macro. Ce sont des essais visant à relier la pratique communicationnelle à des discours de légitimation plus larges. Un exemple peut illustrer ce point : lorsque des auteurs écrivent un article académique, ils doivent se familiariser avec le style de référencement de la revue à laquelle ils souhaitent soumettre leur texte. Les instructions qu’ils consultent comprennent des énoncés déontiques qui permettent l’usage correct d’une approche particulière du référencement. Les instructions sont doublement déontiques, puisqu’en permettant un style, elles interdisent aussi tout autre manière de présenter les références. L’adoption par les chercheurs de ces instructions constitue pour eux une « intensification » (scaling up) de leur travail du niveau micro vers le discours plus général de référencement tel que prescrit par la revue.
24Le déontisme souligne des aspects de la communication micro utilisée par les acteurs pour influencer les actions des autres de telle sorte à les aligner avec leur propre vision de ce qui devrait être fait (Cooren & Taylor, 1997 ; Taylor, 2006), comme tentent de le faire les instructions d’une revue. Il fournit une manière de comprendre comment des évènements singuliers de la communication – un mot, une phrase, un signe, un regard, un geste, etc. – bien qu’ils soient petits, sont significatifs dans la progression de la routine. Le danger d’ignorer la communication déontique ou de l’amalgamer avec d’autres est de ne pas pouvoir rendre compte de la nuance des routines en pratique et de la manière dont des influences plus ou moins subtiles font une différence dans le développement des routines. Les routines organisationnelles sont pleines de communication déontique chargée d’enjeux de pouvoir, tant celles qui permettent et obligent que celles qui interdisent. Lorsque les organisations cherchent à implémenter des stratégies et des politiques, elles obligent ceux qui peuvent agir à le faire (Vaara, Sorsa & Pälli, 2010). Lorsque les administrations publiques envoient leurs stratégies aux ministères pour approbation, un refus constitue une interdiction à suivre le plan proposé (Wright, 2007). Pour les chercheurs, les modalités déontiques fournissent un moyen de comprendre ce qui est mon argument central, à savoir que les routines sont mieux comprises à travers la lentille de la communication performative, bien qu’elles fournissent un moyen par lequel ce qui ou ceux qui font une différence sont découverts. Les chercheurs peuvent ensuite identifier les actes communicationnels qui permettent et interdisent et, donc, enquêter sur la façon dont la permission et l’interdiction impliquent l’exercice d’un pouvoir symbolique. Pour les praticiens, le déontisme permet de discerner, avec plus d’efficacité, les moments où une influence est exercée sur leur pratique. Il les aide également à être plus précis et à agir avec plus de clarté lorsqu’ils essaient à leur tour de performer des actes déontiques, qui sont essentiels à la progression des routines.
25La téléaction, c’est « agir à distance et à travers le temps » (Cooren, Taylor & Van Every, 2006 : 9). Elle a lieu lorsque des acteurs, dans des situations spécifiques, agissent au nom d’autres qui sont loin de cette situation, que ce soit dans le temps ou l’espace. Elle peut être identifiée lorsque ceux qui ne sont pas physiquement présents voient leurs intérêts, objectifs, idées et préférences représentés par des actants qui le sont. La téléaction diffère du déontisme en ce que ce dernier réfère à un acte spécifique par lequel on souhaite susciter l’action des autres, tandis que la téléaction dénote l’action qui représente quelqu’un ou quelque chose d’autre. Cooper (2006 : 248; nous traduisons) estime que l’idée de téléaction implique la métaphore de l’incarnation et permet de comprendre comment « la transmission de la distance consiste à rendre présent et immédiat ce qui est distant et lointain. Les organes du corps et ses sens tendent vers le monde (reach out) pour rendre le distant et le lointain immédiatement sensibles, sensés et manipulables. » La transmission de la distance à travers le processus de téléaction est ainsi le processus continu de rendre présent ce qui est absent et invisible (Cooper, 2006 : 248). Au sein d’organisations complexes et diverses, Cooren et ses collègues (2006) supposent que la téléaction est non seulement possible, mais inévitable. Le concept de téléaction souligne la façon dont les acteurs n’agissent en leur propre nom que rarement. Il est plus courant qu’ils parlent ou agissent pour d’autres ou au nom d’autres (Cooren, 2006). La téléaction présuppose une distribution (bearing down) à travers la représentation et elle explique comment ceux qui ne sont pas présents physiquement peuvent exercer un pouvoir à distance et voir leurs intérêts, objectifs, idées, etc., représentés par quelqu’un ou quelque chose qui est présent (Cooren, 2006).
26La téléaction réfère à des actions qui représentent quelque chose de distant dans le temps et l’espace par rapport à la situation pratique (Cooren et al., 2006) et qui sont des tentatives conscientes de redistribuer (bear down) des sources d’autorité sur le discours micro. Elle a lieu lorsque des actions spécifiques sont entreprises à la requête de quelqu’un ou quelque chose qui est distant. La téléaction est importante dans la performance de routines, puisque les actions qui les sous-tendent sont en grande partie des représentations d’acteurs en dehors de la routine. Incorporer la téléaction dans notre perspective communicationnelle des routines facilite l’intégration de la manière dont le pouvoir est exercé (Levina & Orlikowski, 2009), ce que la littérature sur les routines a jusqu’à présent passé sous silence. Lorsque des sites subalternes implémentent les politiques et les procédures issues d’un quartier général, ce dernier exerce son pouvoir via la téléaction. Par exemple, le siège social d’une multinationale peut décider d’une approche de la segmentation du marché et ensuite indiquer à ses succursales d’implémenter ce programme selon ses directives. Le pouvoir est exercé à travers les textes, alors qu’une source « macro » tente de se distribuer (bear down) sur l’activité micro à travers des processus de contrôle mis en place pour s’assurer que la politique est suivie. Le point central de notre argument, à savoir que les routines sont constituées performativement, est sauvegardé lorsque l’on reconnaît que la source macro est elle-même soutenue et maintenue par l’activité micro. La téléaction souligne l’action à distance et à travers le temps, mais elle est elle-même constituée d’action micro. Ce que notre notion de macro reconnaît, c’est les origines distantes de la représentation.
27La téléaction réfère au processus de l’action à distance, ce que Cooren et ses collègues (2006) soupçonne d’être inévitable dans les organisations complexes. La notion permet de comprendre comment le pouvoir à distance est exercé sur les routines, comment un pouvoir structurel plus large est utilisé pour cadrer les routines et comment des exemples micro de pouvoir sont employés pour façonner les pratiques effectives des routines. Alors que le travail intra et inter-organisationnel devient plus prévalent, il devient moins fréquent que des routines complexes soient accomplies au sein d’un même service ou d’une même organisation, et au contraire plus courant qu’elles impliquent de multiples organisations représentées par des individus ou de petits groupes. Pourtant, il y a peu d’abstractions conceptuelles au sein de la littérature sur les routines pour rendre compte de cette réalité. La téléaction peut pallier ce manque. Pour les chercheurs, le concept est important puisqu’il permet une explication analytique plus affûtée des raisons pour lesquelles les routines complexes émergent de la façon dont elles le font. La téléaction concerne expressément les représentations qui sont conçues pour exercer un pouvoir sur d’autres à distance – ou comment une distribution est tentée et accomplie. Pour les praticiens, elle leur permet de mieux comprendre comment des individus se représentent eux-mêmes et représentent leur organisation.
28Alors que la téléaction laisse place à la possibilité que ce qui est représenté de manière distante évolue au court de sa transmission, pour qu’une entité devienne un mobile immutable, elle doit voyager au travers de l’espace et du temps sans altération. Encore une fois, l’origine de la notion de mobile immuable remonte à Latour (1987 ; 1999). Latour (1987 : 237) recommande aux chercheurs d’étudier la manière dont les phénomènes sont rendus immuables: « la logistique des mobiles immuables est ce qui doit être étudié et admiré » (soulignement original). Cooren, Matte, Taylor et Vasquez (2007: 183 ; notre traduction) considèrent qu’un énoncé de mission organistionnelle peut « devenir un mobile immutable dans la mesure où les gens maintiennent activement sa stabilité alors qu’ils le transportent d’un endroit à l’autre. » Pour préserver le statut de mobile immuable d’une entité, celui-ci doit être soutenu par un discours particulier. Les Discours « grand D » sont soutenus par les nombreux discours « petit d » qui contribuent à leur constitution (Alvesson & Kärreman, 2001). La stabilisation des Discours ne peut être comprise et expliquée qu’en portant l’attention sur les discours qui accomplissent cela (Cooren et al., 2007). La recherche en communication de l’École de Montréal s’intéresse à la manière dont la stabilité et l’immuabilité est possible, et comment de tels effets sont incarnés.
29Les mobiles immuables réfèrent à des éléments socio-matériels qui voyagent dans le temps et l’espace, mais demeurent stable tout au long de ces déplacements (Latour, 1987). Les mobiles immuables sont des artefacts matériels de routines et introduisent des considérations sociotechniques, socio-matérielles et essentiellement non-humaines à la manière dont les routines, en tant qu’elles sont constituées communicationnellement, sont accomplies. Cela permet aux chercheurs d’opérationnaliser les relations symboliques entre humains et non-humains dans le système communicationnel. Les routines sont constituées au travers de la communication, laquelle ne se limite pas à la seule communication humaine (Cooren et al., 2011). L’approche de la communication de l’ÉM permet une telle extension (Cooren, 2004). La notion de mobile immuable peut s’appliquer aux textes, mais elle peut être aussi utilisée comme point de départ pour explorer d’autres formes de matérialité. Les mobiles immuables consistent en une matérialité qui demeure stable. La distinction entre les matérialités qui, alors que la routine progresse, seront altérées et celles qui resteront stables est utile à notre compréhension. Par exemple, l’énoncé de mission décrit par Cooren et ses collègues (2007) est un mobile immuable, qui demeure stable bien qu’il soit employé de telle sorte qu’il voyage au sein et au travers d’une organisation. Au contraire, dans l’usage, le mutable immobile réfère à une matérialité qui peut changer mais ne peut pas circuler au sein de l’organisation. Toutefois, c’est la façon dont les mobiles immuables sont construits (leur logistique dans le langage de Latour) et la manière dont ces constructions sont soutenues et stabilisées par des discours qui fournissent les idées les plus significatives. Ainsi, pour Latour (1987), l’intérêt analytique réside dans la manière dont un énoncé de mission spécifique en est venu à exister et dans les discours « petit d » qui lui donnent substance, qui le promeuvent et le stabilisent.
30Les mobiles immuables permettent d’identifier ces éléments de socio-matérialité qui demeurent stables alors qu’ils sont transportés d’un lieu à un autre (Cooren et al., 2007). Cela est crucial dans un nombre croissant d’études performatives des routines, alors que nait le besoin de distinguer analytiquement les socio-matérialités qui sont altérées et évoluent alors qu’elles sont transportées de celles qui conservent leur stabilité. Tous les artefacts matériels au sein d’une routine ne sont pas de la même nature. Comprendre cette distinction permet d’offrir une explication plus nuancée de la façon dont les routines complexes sont accomplies. Toutes les tentatives de créer des mobiles immuables ne seront pas récompensées du même succès. On peut mieux expliquer l’accomplissement de leur stabilité – et l’émergence de l’instabilité, en reconnaissant le fait que leurs prétentions à l’autorité et à la légitimité doivent être acceptées. Pour les chercheurs, le concept de mobiles immuables de Latour permet de mieux comprendre l’incarnation de la stabilité matérielle (Cooren et al., 2007). Toutefois, nous n’en savons que peu au sujet des conséquences d’une telle immuabilité pour les routines complexes et cela semble un domaine riche pour la recherche future. Les praticiens peuvent tirer profit de la notion pour classer plus efficacement certains textes et comprendre comment ils peuvent s’assurer que l’objectif de stabilité soit atteint.
31En résumé, une perspective communicationnelle des routines reconnaît qu’elles sont non seulement des flots d’idées, d’actions et d’effets connectés (Feldman, 2000), mais aussi des accomplissements continus, précaires et incarnés. Lorsqu’il est appliqué, le « système d’enquête communicationnel » offre aux chercheurs le moyen de comprendre qui ou ce qui fait une différence dans leur accomplissement (Cooren et al., 2006).
32Dans ce texte, j’ai proposé que le recadrage des routines en tant que constituées dans et au travers de la communication, en empruntant à la conception de l’École de Montréal, offre une lentille analytique plus acérée en vue de comprendre les processus itératifs du fonctionnement organisationnel. Bien que je reconnaisse les avancées faites par un déplacement de la conception des routines comme formes inertes et statiques à une vision des routines comme phénomènes dynamiques, j’ai remis en cause la compréhension des ostensifs (Latour, 1986) mise en avant par Feldman, Pentland et leurs collègues. La manière dont Latour conçoit la distinction macro/micro s’agence difficilement avec la dualité structure/action des structurationnistes. Le conseil de Latour (1986 : 276-277) aux chercheurs semble assez clair : « déplacez votre attention d’une définition ostensive à une définition performative. » Ils doivent déplacer leur attention analytique pour se concentrer sur la façon dont les acteurs et les actants incarnent collectivement les routines. Plutôt que de voir les routines comme dualités « mises en actes », il faut favoriser l’étude des gens et des choses incarnent les routines. L’incarnation suggère que les acteurs (humains ou non) deviennent des routines, par leur corps autant que par leur esprit. Dire que les acteurs mettent en acte une routine réifie la séparation esprit/corps : la routine est, en un sens, dans l’esprit de l’acteur qui la réalise par son corps en pratique, ce qui privilégie une forme de cognitivisme. De plus, il manque dans la conception actuelle des routines un langage qui permette de rendre compte du pouvoir et de son exercice itératif. La vision de la communication de l’École de Montréal permet de surmonter les limitations de la recherche sur les routines que nous avons soulignées, renforçant l’idée que les acteurs incarnent les routines plutôt que de les mettre en acte. Elle fournit aussi un langage qui reconnaît la manière dont le pouvoir intervient dans leur accomplissement.
33Adopter la perspective de l’École de Montréal construit ontologiquement comme performatifs des phénomènes tels que des routines. Reflétant Latour, une telle reconstruction questionne toute présomption non-problématisée quant à une relation récursive qui attendrait l’explication du chercheur – la « boite noire » de Feldman et Pentland dont nous avons parlé. Certains aspect de la communication transcendent le là-bas et alors pour apparaître ici et maintenant à travers la distribution (bearing down) ; et certains aspects de la communication transcendent le hic et nunc et influencent la pensée et l’action organisationnelle et extra-organisationnelle à travers une agrégation (scaling up) (Cooren & Fairhurst, 2009). Les routines en étant construites communicationnellement offrent aux chercheurs les outils pour construire des explications quant à la manière dont la distribution et l’intensification sont réalisées en pratique. La communication qui distribue comme celle qui intensifie est performative. Elles sont mieux comprises à travers l’analyse ascendante (bottom-up) de la pratique allant du bas vers le haut. Cela fournit un langage pour la compréhension des routines au travers d’une approche communicationnelle. Cela offre aussi un moyen de révéler la manière dont la communication constitue l’organizing routinier, non pas de manière non-problématique, mais en reconnaissant que toute forme d’influence sociale, sociotechnique et socio-matérielle requiert une configuration particulière pour la construction de routines.
34Les notions de coorientation, de déontisme, de téléaction et de mobiles immuables offrent collectivement un « système d’enquête communicationnelle ». Ce système a une approche analytique ascendante (bottom-up), basée sur la pratique, qui peut aider les chercheurs à discerner qui ou ce qui fait une routine dans la progression d’une routine. Ainsi, les enjeux de stabilité et de changement sont plus efficacement pensés. La coorientation est le moyen par lequel l’organisation est construite et dont les effets évoluent alors que la routine se développe. Le déontisme examine la façon dont des efforts communicationnels spécifiques performent leur pouvoir en obligeant, permettant ou interdisant certaines actions par d’autres. La téléaction incorpore le pouvoir et la représentation à distance, dans le temps et l’espace, dans les processus itératifs, leur évolution et leur émergence. Finalement, la notion de mobiles immuables reconnaît que les non-humains ne sont pas homogènes, mais bien des artéfacts hétérogènes. Seuls certains, les mobiles immuables, conservent leur stabilité au travers de la routine.
35L’enjeu pour une perspective communicationnelle des routines est important. L’organizing quotidien est répétitif à plusieurs égards et, donc, les opportunités sont immenses pour les chercheurs d’adopter une lentille communicationnelle et de produire de nouvelles descriptions et explications des acteurs travaillant ensemble pour accomplir un organizing complexe. J’espère, au moyen de ce texte, produire de telles idées et stimuler de telles actions.