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Saisir les pratiques agricoles respectueuses de l’environnement.
Quelle posture du sociologue face à l’agronome  ?

Understanding environmentally friendly agricultural practices Sociologist’s posture versus agronomist’s posture
Entender las prácticas respetuosas con el medio ambiente Postura del sociólogo versus postura del agrónomo
Claude Compagnone

Résumés

Le traitement de la question environnementale en agriculture conduit à mener des travaux qui articulent sciences biotechniques et sciences sociales. Le but de cet article est de rendre compte de la façon dont, dans le cadre de ces travaux, la démarche du sociologue et celle de l’agronome peuvent s’agencer. Il s’appuie sur l’analyse de deux situations opposées auxquelles, en tant que sociologue l’auteur a été le plus couramment confronté  : l’une où, en position d’extériorité par rapport aux raisonnements pratiques des agriculteurs, l’agronomie fait appel à la sociologie afin de «  faire changer  » les agriculteurs  ; l’autre, où en position d’intériorité, elle dispute au sociologue la compréhension des pratiques des agriculteurs. L’article présente la démarche du sociologue de compréhension des pratiques des agriculteurs et dit en quoi elle se distingue de celle des agronomes. Il conclut sur le bornage interprétatif et l’émergence de points d’attention pour l’enquête que permet le dialogue interdisciplinaire.

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Texte intégral

1Le traitement de la question environnementale en agriculture conduit à mener des travaux qui articulent sciences biotechniques et sciences sociales. De par les dimensions naturelles et les dimensions sociales des problèmes à résoudre dans le cadre du traitement de cette question, il s’agit en effet de pouvoir associer des disciplines s’attachant à l’une et à l’autre de ces deux dimensions (Jollivet et Legay, 2005). Le but de certains de ces travaux interdisciplinaires est, en particulier, de parvenir à mieux comprendre les logiques et les connaissances pratiques des agriculteurs et la façon dont ces agriculteurs procèdent ou pourraient procéder pour mettre en œuvre des façons de faire respectueuses de l’environnement. Ces travaux s’insèrent dans la réflexion autour des modes de production dits «  agroécologiques  » promus par le ministère en charge de l’agriculture. Dans ce cadre, certains de ceux de nature sociologique tâchent de saisir la complexité des conceptions des agriculteurs (Darnhofer et al., 2005  ; Candau et Ginelli, 2011)  ; de cerner les raisons pour lesquelles ces agriculteurs s’engagent ou pas vers des pratiques plus vertueuses d’un point de vue environnemental (Fairweather, 1999  ; Lund et al., 2002)  ; d’identifier les ressources et contraintes d’ordre matériel, cognitif et social à partir desquelles ils opèrent (Compagnone, 2014).

2Le but de cet article est de rendre compte de la façon dont, dans le cadre de ces travaux, la démarche du sociologue et celle de l’agronome peuvent s’agencer en vue de connaître, d’accompagner, voire de susciter chez les agriculteurs la mise en œuvre de nouvelles pratiques. Des réflexions sont déjà engagées sur cette question. Elles s’interrogent, par exemple, sur la manière de saisir et d’agencer les connaissances d’agriculteurs dans la construction de connaissances scientifiques (Faugère et al., 2010)  ; d’autres réfléchissent sur la façon d’intégrer dans le raisonnement agronomique l’action des «  objets de la nature  », en s’appuyant sur la sociologie des sciences et de l’innovation (Barbier et Goulet, 2013)  ; d’autres, encore, cherchent à savoir comment accompagner les agriculteurs dans des démarches de co-construction de connaissances entre conseillers et agriculteurs (Tourdonnet et al., 2013).

  • 1 Voir J-.P. Olivier de Sardan (1998) pour cette distinction entre «  étique  » et «  émique  ». E. F (...)

3Dans cet article, ma démarche sera un peu différente de celles identifiées dans ces travaux. En me centrant sur l’étude des logiques pratiques des agriculteurs, je m’intéresserai à la particularité du positionnement méthodologique et épistémologique du sociologue par rapport au rôle que veulent lui faire jouer des agronomes, ou par rapport à la façon dont ces agronomes abordent les logiques pratiques des agriculteurs. J’entendrai ici «  les agronomes  » dans un sens large en intégrant aussi bien sous cette appellation les chercheurs en agronomie que les conseillers agricoles qui interviennent auprès des agriculteurs. Je traiterai ainsi de deux situations opposées auxquelles, en tant que sociologue, j’ai été le plus couramment confronté  : l’une où, en position d’extériorité par rapport aux raisonnements pratiques des agriculteurs, l’agronomie fait appel à la sociologie afin de «  faire changer  » les agriculteurs  ; l’autre où, en position d’intériorité, elle dispute au sociologue la compréhension des pratiques des agriculteurs. La première posture correspond à celle assez classique de mobilisation, après coup, de la sociologie face aux réticences des potentiels utilisateurs à adopter des innovations issues des seules sciences biotechniques (Chevassus-au-Louis, 2006). La deuxième tient d’un jeu entre une approche «  émique  » du travail, qui vise à rendre compte du sens que les acteurs donnent à ce qu’ils font, et une approche «  étique  », qui cherche à comprendre de l’extérieur, à partir du relevé de ce qu’ils font, les logiques pratiques des agriculteurs1. Ma réflexion ne rend donc pas compte de manière exhaustive de toutes les situations d’interaction entre sociologue et agronome.

4Pour ce faire, je m’appuierai sur des recherches que j’ai pu conduire sur les changements de pratiques des agriculteurs dans le cadre de programmes de recherche régionaux ou nationaux. Ces recherches ont été construites ou/et menées en lien avec des agronomes. Qu’il s’agisse, dans les projets réalisés sur la viticulture, de répondre à un questionnement des conseillers agricoles qui ne comprenaient pas pourquoi les viticulteurs modifiaient si peu leurs pratiques dans le sens d’une viticulture durable (Compagnone, 2004, 2014  ; Compagnone et al., 2008)  ; qu’il s’agisse, toujours en viticulture, d’étudier le lien entre le système de pratiques de viticulteurs et leur position dans des réseaux de dialogues professionnels (Biarnès et al., 2012)  ; qu’il s’agisse, encore, de faire apparaître la spécificité des conceptions des sols des agriculteurs en confrontant ces dernières à celles des agronomes (Compagnone et al., 2013)  ; qu’il s’agisse, enfin, d’identifier la structure du réseau de dialogues professionnels et la place qu’y occupent des céréaliculteurs pionniers dans la mise en œuvre de pratiques innovantes alternatives à l’usage des phytosanitaires (Compagnone et Hellec, 2015). Je commencerai par présenter le contexte actuel de production des agriculteurs et d’intervention des agronomes conseillers agricoles pour situer le cadre dans lequel s’inscrivent ces travaux effectués sur les pratiques des agriculteurs. Dans un deuxième temps, dans un travail d’éclaircissement de ma posture de sociologue face aux demandes des agronomes, je préciserai quelle conception du changement anime l’interrogation du «  faire changer  », évoquée précédemment. Dans un troisième temps, j’exposerai ma démarche de sociologue de compréhension des pratiques des agriculteurs et dirai en quoi elle se distingue de celle des agronomes, dans le jeu entre «  l’émique  » et «  l’étique  ». Je conclurai en voyant comment ma démarche de sociologue prend appui sur les apports des agronomes.

L’émergence des préoccupations environnementales en agriculture

Appréhender les changements

5Avant d’entrer dans le cœur de mon propos, il me semble indispensable de préciser tout d’abord le cadre de mutation de l’agriculture, de la recherche agronomique et du développement agricole dans lequel s’insère le travail du sociologue. Des travaux tels que ceux de B. Chevassus-au-Louis (2006) et ceux de F. Aggeri et A. Hatchuel (2003) mettent l’accent sur les transformations historiques de la recherche agronomique. Le premier se penche sur les «  réductions  » successives à partir desquelles l’agronomie s’est constituée comme science, et les défis environnementaux auxquels elle est confrontée. Il en appelle alors à une «  agronomie intégrale  », aujourd’hui en cours de constitution, qui prenne mieux en compte la société dans la construction et l’usage des connaissances et des innovations, mais qui intègre aussi les sciences agronomiques, sociales et écologiques. Quant à F. Aggeri et A. Hatchuel (2003), ils analysent comment l’on est passé d’un modèle colbertiste de la structuration de la recherche agronomique à une tension, dans les années 1980, entre un modèle académique et un modèle de polarisation éclatée de la recherche, l’émergence du souci environnemental et le développement de systèmes de production alternatifs ayant joué sur cette polarisation.

  • 2 Remarquons que la diversité de ces types de monde fait débat. N. Dodier discute de cet aspect (2005 (...)

6Si ces auteurs précisent le cadre de la recherche dans lequel peut s’inscrire l’interaction entre chercheurs sociologues et chercheurs agronomes, ils apportent par contre peu d’indications sur les changements historiques qui tiennent «  d’opérations critiques  » opérées par certains acteurs envers d’autres acteurs. Une telle théorie du changement historique apparaît explicitement dans l’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme de L. Boltanski et E. Chiapello (1999). Les opérations critiques y sont des actes qui visent à établir selon les situations particulières ce qui est de l’ordre du souhaitable. Devant être en prise sur la réalité, elles s’appuient sur des épreuves, «  conçues comme des opérations destinées à qualifier ou requalifier les entités du monde concret  » (Dodier, 2005, p. 10). Jugeant particulièrement pertinente cette approche de la sociologie pragmatique, je vais donc m’appuyer sur elle pour qualifier la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le développement agricole. Je me référerai alors aux cités mises en relief par L. Boltanski et L. Thévenot (1991), en tant que grands registres d’action qui s’appuient sur des visées qui leur sont propres, pour rendre compte des compromis alors en cours2. On peut ainsi distinguer trois périodes de l’histoire du développement  : celle de la construction du développement, jusqu’aux chocs pétroliers des années 1970  ; celle de l’ajustement du développement à de nouvelles conditions de production, jusqu’à l’émergence des soucis environnementaux au début des années 1990  ; et celle du doute sur le modèle même du développement qui s’en est suivi. Bien que chacune de ces périodes puisse être lue en termes de «  mouvement de la critique  », je vais me centrer ici sur la dernière période.

Un moment de la critique éclaté

7Si ce que doit être l’agriculture a largement été décidé par les agriculteurs eux-mêmes depuis les lois d’orientation agricoles des années 1960 et 1962, et la co-gestion du développement agricole par l’État et la profession agricole, au milieu des années 1990 s’opère un reflux de l’influence du monde agricole dans cette orientation. On assiste à différentes réformes de la politique agricole commune (PAC) qui s’avèrent plus défavorables aux agriculteurs, ainsi qu’à la montée en puissance des préoccupations environnementales et à l’émergence de nouveaux acteurs dans l’orientation des pratiques des agriculteurs et de la gestion du monde rural. L’idée de la multifonctionnalité de l’agriculture prend corps et se matérialise dans la Loi d’Orientation de l’Agriculture de 1999 et l’instauration des Contrats Territoriaux d’Exploitation. Alors que le problème de la préservation de l’environnement gagne de plus en plus en évidence et, de ce fait, en importance dans la hiérarchie de ce qui fait problème, l’idée de la préservation d’un bien commun, l’environnement, émerge alors, en soi, comme un registre de justification de l’action. C. Lafaye et L. Thévenot (1993), dans la lancée du «  laboratoire des Cités  » (Dodier, 2005) définiront ainsi en 1993 une «  cité verte  ».

8Une critique est portée au monde agricole par une diversité d’acteurs (écologistes, collectivités territoriales, chasseurs, consommateurs…) qui ont leurs idées propres, pas toujours convergentes, sur ce que doit être l’agriculture. Une chose est néanmoins sûre  : elle ne peut avoir comme seule fin la production de matières végétales ou animales. Des dimensions patrimoniales, paysagères, environnementales, sociales doivent être prises en compte et conduisent à des glissements dans les façons de concevoir les «  objets de nature  » à partir desquels les agriculteurs opèrent. Sont ainsi définis des types d’usage concurrents (espaces pour la préservation de certaines espèces animales, espaces récréatifs…) qui jouent sur les cadres symboliques mobilisés (les prairies comme symbole d’une alimentation «  naturelle  » des animaux…) et les modes d’accès aux ressources (foncier, eau, sol…). Ce moment de la critique apparaît très éclaté. La nécessité d’articuler différentes dimensions dans l’organisation de la pratique agricole amène à concevoir la production agricole comme un élément à agencer avec d’autres éléments. Pour autant cette phase de critique conduit à des formes de réponse ambivalentes dans l’adaptation du développement de l’agriculture. Des formes de compromis entre la cité «  verte  » et les cités «  industrielle  » et «  marchande  » (Boltanski et Thévenot, 1991) semblent alors prendre forme. La mise en valeur, et la dénomination même, de systèmes de production dits à haute valeur environnementale ou d’agriculture écologiquement intensive en rendent compte. Les chambres d’agriculture, en perte de vitesse par l’affaiblissement des ressources économiques sur lesquelles elles s’appuyaient jusqu’à présent et redéployant leurs activités de manière contractuelle avec d’autres organismes comme les agences de l’eau, les collectivités territoriales ou diverses associations, se voient contraintes, de leur côté, à gagner en efficacité dans l’orientation des agriculteurs vers la mise en œuvre de pratiques respectueuses de l’environnement.

9Alors qu’au milieu des années 1990, l’idée d’établir, dans la relation de conseil, une réflexion qui vise à la coproduction de connaissances entre conseilleur et conseillé commence à s’inscrire dans les organismes de développement (Cerf et Maxime, 2006), le thème du transfert des connaissances propre à la période de la révolution verte des années 1960 et 1970 revient en force à partir de la fin des années 2000. Le Grenelle de l’environnement fixe de nouvelles priorités en particulier en matière d’usage des produits phytosanitaires  ; le plan Ecophyto visant à une réduction de moitié de ces produits à l’horizon 2018 est mis en place. Les agriculteurs se trouvent sommés d’adapter leurs pratiques afin de réduire l’impact négatif de ces dernières sur l’environnement. Le problème du changement est alors exprimé, de la même manière que dans les années 1970 au moment de la modernisation de l’agriculture, sous la forme de “ la résistance ” des agriculteurs au changement. Ces derniers sont vus comme ne sachant pas ce qui est bon, voire vital pour eux. Il faut donc «  lever les freins  » qui les empêchent d’adopter certaines techniques. Le raisonnement de l’intervention technique est alors bâti en termes d’acceptabilité (Chevassus-au-Louis, 2006). La diffusion des connaissances y est alors vue comme un élément essentiel. Mais d’un autre côté, les systèmes techniques alternatifs de l’agroécologie étant en cours d’établissement par la recherche agronomique et leur adaptation locale s’appuyant fortement sur l’expertise agronomique des agriculteurs, il s’agit pour la recherche et le développement de pouvoir bénéficier de ces expériences et connaissances locales des agriculteurs. La co-construction de ces connaissances techniques entre agronomes et agriculteurs doit permettre de faire correspondre les exigences de la production scientifique avec les exigences pratiques des agriculteurs (Faugère et al., 2010). Une telle démarche tend à rendre possible des actions qui puissent être des compromis entre des éléments tenant à des mondes différents. Il semble alors que l’on en vienne à une tension entre des démarches néo-diffusionnistes et participatives de développement.

Les sollicitations adressées au sociologue

10Les sollicitations qui m’ont été adressées vont s’inscrire précisément dans le cadre de ces démarches. Je distinguerai deux formes. La première, et en même temps la plus courante, est celle où il est demandé par les agronomes au sociologue de leur «  fournir des leviers d’action  » pour qu’ils puissent «  faire changer  » les agriculteurs dans leur manière de faire. Il s’agit d’une logique d’intervention déployée après celle de l’innovation biotechnique des agronomes (Chevassus-au-Louis, 2006), logique que l’on peut retrouver dans le domaine sanitaire et social (Bouquet, 2004). Dans ce sens, l’agronome ne cherche pas, à proprement parler, à travailler avec le sociologue mais attend plutôt de sa part, une fois la connaissance agronomique produite, des réponses pour savoir comment faire passer aux agriculteurs cette connaissance afin qu’ils se convertissent à un mode de production plus agroécologique. L’autre sollicitation porte sur le recueil des «  perceptions  » des agriculteurs afin de mettre en perspective des écarts entre la logique pratique des agriculteurs et la logique technique des agronomes. L’hypothèse principale est que les uns et les autres ne connaissent et n’envisagent pas de la même manière ce qu’il convient de faire et la façon de le faire. Il s’agit alors, afin d’en tirer les enseignements pour l’action, d’identifier les décalages, les tensions et les points d’articulation qui existent entre la logique pratique des agriculteurs et les «  modèles techniques  » qui sous-tendent les conseils des acteurs qui participent à l’encadrement technique des agriculteurs. Dans une telle conception, toutefois, les logiques pratiques des agriculteurs ne sont ni appréhendées ni expliquées de la même façon par le sociologue et l’agronome.

Une intervention pour «  faire changer  »

11L’idée sous-jacente au «  faire changer  » est que, si les agriculteurs ne vont pas là vers où l’on souhaiterait qu’ils aillent, c’est qu’ils n’ont pas les ressources cognitives suffisantes pour juger de la pertinence des choses et les mettre en œuvre. Il faut donc diffuser cette connaissance en la rendant accessible à ceux qui n’ont pas le capital culturel suffisant pour y accéder. Il s’agit bien dans le discours des organismes de développement et de recherche d’une indexation de cette incapacité des agriculteurs à leur niveau de formation. Si l’on reprend la distinction de P. Bourdieu entre capital culturel, symbolique et social (Bourdieu et Wacquant, 1992), on se rend compte que les choses ne sont pensées qu’en référence à la première forme de capital mais absolument pas aux deux autres. Dans ce contexte particulier où l’on s’appuie, pour justifier les changements demandés, sur la présence de risques collectifs, il faut pouvoir aligner les conduites des agriculteurs à l’origine de ces risques.

12La visée du «  faire changer  » est empreinte d’une idéologie pédagogique (Darré, 1999). Cette idéologie suppose que, lorsque les choses sont exprimées de manière adaptée, les éléments diffusés auprès des agriculteurs sont déjà, d’une certaine façon, de l’information. Ce sont donc des éléments qui font sens pour eux, qui ne sont donc pas du «  bruit  », pour rependre un terme des sciences de la communication, et qui s’inscrivent naturellement dans un système de pensée où leur place est prédéfinie (Akoun, 2001).

  • 3 Ce qui est peut-être le cas dans certaines conditions (voir Kaup, 2008).

13De manière classique, on suppose dans les opérations de développement que ce traitement de l’information s’opère de manière très individuelle, c’est-à-dire de façon très «  cerveau-centré  », à l’image de ce que ferait un calculateur électronique, et qu’elle s’opère chez les uns et les autres avec la même intensité. Dans ce sens-là, on considère qu’il suffit d’apporter les bonnes informations, les bons inputs, pour qu’en bout de course, en outputs, les pratiques se transforment3. Dans ce cadre de pensée, la connaissance est souvent vue comme se diffusant d’un milieu à un autre, par l’intermédiaire de «  leaders  » qu’il s’agit d’identifier. Les dispositifs de communication sont donc conçus pour favoriser cette diffusion, la question portant sur la façon de faire passer de manière la plus efficace possible un savoir d’un milieu social, les agents de l’encadrement, à un autre, les praticiens.

14L’information étant considérée comme déjà constituée a priori en tant que telle par ceux qui en sont la cible, on ne reconnait donc pas le travail de constitution de l’information que doivent opérer les agriculteurs. Le fait que des opérations de déconstruction et de reconstruction amènent à l’émergence de conceptions et pratiques hybrides, et que ces opérations ne peuvent être conduites que dans l’interaction dialogique que les agriculteurs entretiennent avec d’autres, n’est pas pris en compte (Darré, 1985). Lorsqu’une telle posture n’ignore pas les efforts de reconstruction que doivent opérer les agriculteurs, elle ne les prend toutefois pas en charge. Et si elle ne le fait pas, c’est qu’elle suppose qu’il ne peut s’agir que d’un processus qui échappe à la maîtrise technicienne, c’est-à-dire d’une boite noire à laquelle l’on n’a pas accès (Chevassus-au-Louis, 2006). Comme le dit L. Quéré (1982), une telle démarche diffusionniste «  substitue à la structure concrète de l’échange social un système opératoire abstrait, dans lequel il projette un réseau de relations fonctionnelles sur les éléments qu’il distingue et oppose », c’est-à-dire des émetteurs et des récepteurs, des experts et des néophytes. Pourtant, au-delà de la mise en lumière du jeu des normes sociales et des processus identitaires qui induit l’adoption ou non de certaines techniques (Alter, 2000), les travaux plus récents en sociologie nous montrent comment ce travail de redéfinition des pratiques s’opère, et ce particulièrement en situation complexe et instable, de manière collective. Des connaissances collectives peuvent apparaître dans le sens où, dans un collectif donné, si personne ne maîtrise individuellement la totalité d’un phénomène donné par contre chacun en possède un élément particulier dans le cadre d’une connaissance distribuée (Conein, 2004). Ce n’est que par l’agencement des éléments possédés par les uns et les autres que cette compétence s’exprime. Le travail sociologique va alors viser à rendre compte de la manière dont ces communautés épistémiques sont constituées et fonctionnent.

Une mise en perspective des logiques

15L’autre sollicitation adressée au sociologue, comme je l’ai indiquée, porte sur la mise en perspective des écarts entre logiques pratiques des agriculteurs et logique technique des agronomes. La question des connaissances est donc déplacée pour ne plus porter ni a priori ni uniquement sur un problème de communication de l’encadrement technique vers les agriculteurs, mais sur un problème de différence de logique et de préoccupations entre cet encadrement et les agriculteurs. Tel que formulé, ce cadre peut laisser penser que les objets des agriculteurs – c’est-à-dire ce à quoi ils s’intéressent et qui est pour eux objet de questionnement – sont les mêmes que ceux de l’encadrement technique. Et que si un problème de différence de logique se pose, il ne se résout qu’en une opération, forcément possible, d’ajustement des conceptions des uns et des autres. De plus, si dans cette formulation il est reconnu implicitement pour les agriculteurs une diversité de conceptions, elle laisse entendre que, du côté de l’encadrement, il y aurait une certaine unité de point de vue et une certaine unité d’action sur les techniques à préconiser aux agriculteurs. Pour sortir d’une approche trop restrictive des choses, c’est-à-dire d’une approche appréhendant la connaissance de manière substantialiste et désocialisée, il s’agit donc pour le sociologue, au delà de l’identification de ces logiques, de rendre compte des situations particulières, matérielles et sociales, de construction et d’échange qui leur donnent forme et vie. Comprendre la diversité de ces situations et voir leurs effets sur la capacité des agriculteurs à gagner ou à maintenir la maîtrise technique de leur système d’exploitation et de leur environnement, c’est s’armer pour pouvoir agir avec ou sur les cadres d’action que forment ces situations.

Les pratiques des agriculteurs et leur logique vues par le sociologue

16Quelle est donc la position méthodologique et épistémologique du sociologue face à ces sollicitations  ? Comme nous venons de le voir, pour une partie des agronomes, conseillers agricoles ou chercheurs, la sociologie doit leur apporter des éléments pour «  faire changer les agriculteurs  ». Une telle demande, à moins de se situer pleinement dans un processus d’ingénierie sociale, ne va absolument pas de soi pour le sociologue qui dénonce le risque d’instrumentalisation de sa discipline (Chevassus-au-Louis, 2006). La légitimité de son travail ne réside pas dans sa capacité à outiller un groupe social qui a des visées d’intervention sur un autre groupe social, quelle que soit la légitimité de cette intervention. Mais elle se situe plutôt dans sa capacité à donner à voir à l’un et l’autre groupe comment les choses fonctionnent actuellement d’un point de vue social pour qu’ils gagnent en réflexivité dans leur activité. Dans ce sens, la démarche d’enquête auprès des agriculteurs conduit à donner à voir aux agronomes le travail de construction de connaissances que ces agriculteurs effectuent et qui demeure sinon invisible. Je vais donc maintenant préciser cet aspect  : en voyant ce que sont les pratiques des agriculteurs pour le sociologue  ; en définissant le rôle des échanges langagiers dans la constitution de ces pratiques  ; en exposant le rôle des normes pratiques, des statuts sociaux des individus et de la forme des structures sociales dans les dynamiques de changement.

Que sont les pratiques  ?

  • 4 Plus ou moins partiellement selon la connaissance préalable que l’enquêteur a de ces pratiques.

17En tant que sociologue, je m’intéresse aux pratiques des agriculteurs. Ces pratiques sont entendues ici comme des ensembles d’actions stabilisées et cohérentes, adaptées à des situations particulières dans un environnement donné, développées par un acteur ou des collectifs d’acteurs, en vue d’une certaine finalité. Elles peuvent être matérielles, discursives et sociales. Les pratiques sont d’ordre matériel dans le sens où elles portent sur les choses elles-mêmes. L’agriculteur qui désherbe mécaniquement ses cultures plutôt que chimiquement agit matériellement sur elles. L’identification des pratiques d’un agriculteur pourrait ne s’en tenir qu’à une simple observation de ce qu’il fait concrètement. Ainsi apparaîtrait dans la description du sociologue des types d’actions (Livet, 1993) qu’il aurait identifiés par son observation et qui, agencés les uns aux autres, formeraient une unité de pratiques (comme, par exemple, les pratiques culturales). Mais se pose alors à lui le problème du langage de la description (Ricœur, 1986  ; De Fornel et Quéré, 2000). Car si le sociologue peut tout à fait dans une démarche ethnographique décrire dans le langage commun des éléments de ce qu’il voit, par contre lui échappent4 les critères, comme les repères matériels qui sont associés à ces critères, à partir desquels l’agriculteur distingue, lui, des actions ou des types d’actions. Autrement dit, il n’y a rien d’évident à ce que son identification de différents types d’actions et de formes d’articulation de ces actions entre elles corresponde à celle de l’agriculteur.

18Mais au-delà de cette divergence de perception des choses, ce sont les raisons que l’agriculteur donne à ce qu’il fait qui lui échappe. C’est la question de l’émique et de l’étique qui se pose (Faugère et al., 2010). Car, si certaines raisons peuvent être imputées par l’observateur à l’agriculteur rien ne garantit que ce soit les bonnes. On peut attribuer une certaine logique à une pratique sans que cela ne soit la logique de l’agriculteur. Ce qui en soi n’est pas un problème. Des raisonnements d’agronomes permettent ainsi de faire ressortir, du point de vue de leur cadre disciplinaire, la pertinence de pratiques des agriculteurs. Parfois apparaissent des pratiques culturellement ancrées pour lesquelles le temps a effacé la marque des raisons fondatrices, comme les raisons techniques qui ont pu conduire à leur mise en œuvre. Un problème ne surgit que lorsque cette démarche conduit à ne considérer comme seule bonne logique que celle de l’expert, en déniant celle du praticien. Autrement dit, à considérer que les praticiens ne savent pas bien ce qu’ils font.

19Pour le sociologue, l’observation possède deux avantages. Le premier est de pouvoir relever des éléments que la personne observée exclut de la question technique alors que le sociologue «  voit  » qu’ils ont une influence sur cette question. Ainsi le transport scolaire des enfants d’un agriculteur n’est pas d’ordre technique, mais peut jouer sur la manière dont celui-ci pense et agence son travail  : une contrainte de temps peut l’amener à désherber chimiquement ses cultures plutôt que mécaniquement. Le second avantage est de faire apparaître des éléments de pratiques profondément routinisées, voire des actes rituels mis en œuvre pour eux-mêmes, qui ne posent pas problème et qui ne sont verbalisés que si une interrogation précise sur ces aspects est exprimée. L’observation permet alors de générer une série de questions qui seront posées lors d’un entretien.

Le rôle des échanges langagiers

20Une sociologie compréhensive, qui s’attache au sens que les personnes donnent à ce qu’elles font, ne peut pas faire l’économie de l’entretien. Celui-ci est utile non seulement pour accéder au sens que les agriculteurs donnent à ce qu’ils font, mais aussi parce que ce type d’activité, le dialogue avec d’autres, est un élément même de leur pratique. La situation d’entretien est un miroir qui, bien qu’équivoque comme le dirait L. Quéré (1982) en parlant de la communication, est aussi révélateur d’autres situations de communication (Bakhtine, 1977) que les agriculteurs rencontrent dans leur activité professionnelle. Ainsi, ce que l’on peut faire ou doit faire sur une parcelle cultivée ou sur une prairie, ou la place qu’on lui accorde sur une exploitation, est très lié à la façon dont on la conçoit, que ce soit comme simple support de production de ressources alimentaires ou comme élément du paysage. Selon la position sociale que l’on occupe, éleveur ou randonneur, on peut parfaitement être éveillé à une dimension et aveugle à une autre. Si la conception de ces «  objets de nature  » et de leur usage peut être le fruit d’une expérience personnelle socialement orientée – dans le sens où certaines personnes nous ont poussés à faire des expériences et à les identifier comme des expériences qui comptent (Conein, 2005) –, elle repose principalement sur le témoignage d’autres personnes, et donc sur les échanges langagiers que l’on est capable ou que l’on a été capable d’entretenir avec elles (Bouvier et Conein, 2007). Ces échanges peuvent s’opérer dans des registres de discours différents, en termes scientifiques ou vernaculaires par exemple, selon les caractéristiques des personnes avec qui on les mène, en fonction de leur expertise et de leur statut social, et en fonction de la situation de rencontre. Un agriculteur ne parlera pas ainsi de la même façon des prairies avec ses pairs qu’avec un expert technique, conseiller agricole.

21Suivre la nature des échanges langagiers professionnels ordinaires est donc essentiel pour suivre les problèmes auxquels les personnes avec qui l’on est en relation sont confrontées (Darré, 1994), et ce d’autant plus dans un contexte où des changements se succèdent sous la forme d’un mouvement continu (Alter, 2000). Ces changements peuvent tenir à des modifications des conditions de mise en œuvre des pratiques habituelles, par une variation du contexte économique, climatique ou réglementaire, par exemple, ou à l’introduction de nouvelles techniques ou de nouveaux matériels. Les dialogues permettent aux agriculteurs d’accéder au travail de définition de ce qui fait problème  ; à l’échange de propositions d’éléments de solution  ; à l’évaluation de solutions mises à l’épreuve concrètement pour résoudre ces problèmes  ; à la requalification d’éléments «  problématiques  » en éléments ordinaires des pratiques (Darré, 1994, 1999). Ainsi, selon l’une des thèses du pragmatisme, les agriculteurs «  mettent en œuvre une ‘intelligence collective’ pour parvenir à résoudre, dans une ‘enquête’ [au sens de J. Dewey] conduite sur un mode expérimental, les problèmes pratiques qui se posent à eux dans la vie ordinaire  » (Ogien, 2014, p. 569).

22Ces échanges langagiers permettent aussi de repérer les infimes variations dans les façons de parler des choses, des critères de caractérisation antérieurement non utilisés apparaissant ou les valeurs de certains aspects changeant (Darré, 1985). Des questions peuvent ainsi surgir dans un collectif d’agriculteurs sur leur pratique de désherbage chimique des cultures et les conduire à moins bien «  coter  » qu’antérieurement cette pratique à la bourse des façons de faire intéressantes (Compagnone, 2014). De telle sorte qu’introduire la dimension valorielle des pratiques s’avère nécessaire pour accéder à la question des normes sociales et des négociations valorielles (Kuty, 1998). Dès lors, une technique peut être disqualifiée dans une communauté professionnelle sans qu’elle ne le soit dans une autre. Ainsi le travail mécanique du sol comme moyen de désherbage des vignes a pu être maintenu jusqu’à aujourd’hui par certains viticulteurs alors que cette technique a été dépréciée par les conseillers agricoles au moment de l’émergence des herbicides pour revenir aujourd’hui au goût du jour (Compagnone, 2014).

Normes pratiques, statuts sociaux des individus et forme des structures sociales

  • 5 La distinction entre groupe et communauté renvoie à celle d’un collectif fait d’interconnaissances (...)
  • 6 Voir les mécanismes de déférence dans A. Bouvier et B. Conein, 2007.

23Dans tout groupe des façons de faire «  normales  » prévalent, avec plus ou moins de force selon la densité des échanges entre membres et du degré d’ouverture de ce groupe à des échanges extérieurs (Degenne et Forsé, 1994  ; Darré et al., 1989  ; Lazega, 2003). Et l’un des points d’attention propre au suivi, par un individu, des échanges langagiers qui se tiennent dans son groupe professionnel porte précisément sur la façon dont les normes pratiques, c’est-à-dire les normes portant sur les façons de faire, se transforment ou peuvent se transformer comme le fait apparaître J.P. Darré (1999) à la suite de L. Berger et T. Luckmann (1986). Ce suivi met en œuvre une «  intelligence du social  ». Car il ne s’agit pas simplement de voir quelles idées circulent dans son groupe et sa communauté professionnelle5, mais aussi de repérer quelles sont les personnes qui les introduisent, les reprennent ou les rejettent. La valeur de ces idées ne tient pas qu’à leur efficacité technique mais aussi au statut social de ceux qui les portent6. Ainsi dans les processus de changements techniques se joue aussi le statut social des individus. Certains introduisent des innovations pour bénéficier d’une meilleure reconnaissance dans leur groupe et d’autres les adoptent ou ne les adoptent pas pour ne pas perdre un statut ou une certaine reconnaissance (Compagnone et Hellec, 2015). Des techniques apparemment plus intéressantes que celles qu’il met actuellement en œuvre peuvent être ainsi refusées individuellement par un agriculteur parce qu’il n’aura pas l’appui des autres agriculteurs avec qui il est en lien pour la maîtriser ou parce qu’il ne tient pas à distendre les liens qui le relient à son univers social (Compagnone, 2004).

24Fort de ce constat, le sociologue est alors conduit non seulement à s’intéresser à ce que disent les agriculteurs de ce qu’ils font mais aussi à identifier les personnes avec qui ils échangent professionnellement sur ce qu’ils font. L’agriculteur n’est pas un individu isolé qui raisonne en dehors de la structure sociale que forme l’ensemble de ses liens. Cette structure lui apporte des ressources en conseils et en informations nécessaires à la conduite de son activité (Compagnone, 2014), mais elle représente aussi le lieu du développement d’une sociabilité ordinaire faite d’émotions partagées et de reconnaissances mutuelles (Alter, 2009). La capacité de l’agriculteur à modifier ses pratiques va être liée à la structure du réseau de relations dans lequel il est inséré et à la place qu’il y occupe (Darré et al., 1989). Être dans le noyau d’un réseau de relations sociales, là où les échanges sont les plus denses entre agriculteurs du réseau, mais aussi avec ceux qui y sont extérieurs, permet de pouvoir spécialiser sa connaissance dans un domaine donné tout en pouvant profiter dans les autres domaines des connaissances des autres agriculteurs (Compagnone, 2004, 2014  ; Compagnone et Hellec, 2015). Une compétence collective émerge de ce partage de connaissances distribuées (Lazega, 1992  ; Conein, 2004).

25L’agriculteur n’opère donc pas seulement avec les choses et les mots mais aussi avec les gens. Toutefois s’il mène ces pratiques sociales, il est aussi pris par elles et doit composer avec. Le simple fait que deux personnes quelconques puissent s’adresser ou non librement la parole tient à un certain nombre de règles qui les autorisent à ce contact dans certaines situations et pas dans d’autres. Ces règles définissent des cadres d’actions et des modes d’interaction (Goffman, 1987). Ces règles sont des construits sociaux qui peuvent être plus ou moins formels, de la simple convention à la loi. Alors que des relations d’entraides agricoles ou des formes d’organisations collectives, coopératives ou groupes de développement, vont de soi dans certaines régions, ce n’est pas le cas dans d’autres, pour différentes raisons qui tiennent autant à des contraintes naturelles, qu’à l’histoire et à la culture propres des groupes professionnels locaux (Compagnone et al., 2013). De la même façon, des formes d’intervention instituées des différents agents qui apportent un conseil aux agriculteurs, vont induire chez les agriculteurs des manières particulières de s’appuyer sur leurs compétences (Rémy et al., 2006).

Posture de sociologue versus posture d’agronome

  • 7 Pour le débat entre nature et culture voir P. Descola, 2005.
  • 8 Cette distinction repose sur la différenciation de différentes formes de réalités (voir Quéré, 1982 (...)

26Le sens des pratiques des agriculteurs est-il alors le même pour le sociologue et pour l’agronome  ? Est-ce que la sociologie, peut fournir des éléments de description et d’interprétation pertinents autour d’un objet particulier, par exemple, tel que la prairie ou le sol, habituellement du ressort des agronomes  ? Bien évidemment, ce n’est pas l’objet en lui-même qui intéresse le sociologue, mais les processus et les jeux sociaux auxquels il donne lieu dans sa conception et dans son usage. Pour lui, les prairies, par exemple, ne sont pas un objet purement naturel, mais bien plutôt un objet naturel et social7. Naturel dans le sens où elles ne sont pas un pur artéfact, et social dans le sens où ce qu’elles sont est le fruit d’une accumulation et d’un agencement de pratiques d’ordre matériel, discursif et social8.

27Le sociologue a-t-il une démarche spécifique par rapport à celle de l’agronome des pratiques qui s’intéresse aux façons de faire des agriculteurs  ? Comment sa discipline ou des éléments de sa discipline se trouvent-ils être sollicités pour l’étude de ces pratiques par l’agronome  ? La différence de posture entre le sociologue et l’agronome va se jouer sur un double plan  : sur celui de l’auteur du récit de la pratique et sur celui du registre d’interprétation déployé. Quelle est donc la position de l’agronome des pratiques par rapport à ces pratiques discursives et sociales de l’agriculteur  ? Ces pratiques ne sont pas pour lui un objet mais plutôt un moyen. Pour lui, l’entretien peut être une ressource importante. Passer par l’entremise des mots permet d’économiser une observation coûteuse en temps pour savoir ce qui s’est fait et ce qui s’est passé. Mais aussi parce que s’intéressant aux logiques propres des agriculteurs, il a besoin d’accéder aux raisons qui poussent les agriculteurs à articuler d’une façon définie une série d’actions. Une même pratique entraînant plusieurs conséquences, il lui faut identifier celles visées par l’agriculteur pour comprendre la logique selon laquelle différentes actions se trouvent agencées pour former une pratique (Morlon, 1992). Ce qui peut lui permettre comme l’identifient E. Faugère et al. (2010), soit de produire de nouvelles connaissances biotechniques, dans une perspective étique, soit de produire des connaissances opérationnelles pour les agriculteurs eux-mêmes, dans une perspective associant émique et étique.

28Fait-on pour autant de la sociologie parce que l’on s’appuie sur l’étude de l’un de ces aspects de la pratique  ? Si je pose cette question, c’est qu’un certain nombre d’agronomes qui travaillent en stations expérimentales, considèrent les agronomes qui s’intéressent aux pratiques concrètes des agriculteurs comme des sociologues. Et inversement, certains agronomes centrant leurs recherches sur les discours que tiennent les agriculteurs sur leur pratique vont se revendiquer de la sociologie. Une distinction doit être faite entre deux registres  : un registre de description et un registre d’interprétation. Cette distinction est importante car l’usage d’outils propres aux sciences sociales, pour saisir les choses, ne donne pas forcément naissance à un travail de type sociologique. Car si s’intéresser aux pratiques revient à identifier ce que les agriculteurs font et à comprendre leur logique pratique, il y a différentes manières de générer ces logiques, c’est-à-dire différentes manières de raconter ce qui se passe. Ce sont les notions de mimésis et de muthos du récit, décrites par P. Ricœur (1991) à sa lecture d’Aristote, qui nous permettent de mieux le saisir. La mimésis est «  imitation  » ou «  représentation de l’action  », mais dans le sens «  de processus actif d’imiter ou de représenter ». Elle est, pour P. Ricœur, une sorte de métaphore de la réalité. Elle y renvoie pour en donner une nouvelle lecture, mais elle ne la copie pas (ibid. p. 69). Le muthos concerne l’agencement des faits, leur configuration, produit par la mimésis. Le muthos est au service de la mimésis et de son caractère foncièrement dénotatif (ibid., p. 72). Selon le statut qui est apporté au muthos du récit, on va trouver deux démarches différentes.

29Pour l’agronome des pratiques qui part du postulat que les agriculteurs ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font, il s’agit de rendre compte des raisonnements techniques de ces agriculteurs afin de pouvoir comprendre un processus pratique d’un point à un autre, c’est-à-dire un itinéraire technique. Mais ce raisonnement n’est jamais exprimé en tant que tel par l’agriculteur. Il doit être reconstruit par l’agronome de la même façon qu’un archéologue dessinerait les pièces manquantes d’une mosaïque à partir des indications recueillies sur les pièces présentes, plus ou moins effacées, et sa connaissance de ce genre d’œuvre. Dans ce sens, il fait apparaître une logique, un «  motif  », qui n’existe pas en l’état mais qui est l’assemblage d’éléments disparates de raisonnements et de pratiques. Dans ce sens, il s’appuie sur la mimésis de l’agriculteur, c’est-à-dire des éléments de sa réalité, pour construire un muthos propre à l’agronomie.

30Pour le sociologue des pratiques, il s’agit de rendre compte du muthos propre à l’agriculteur, c’est-à-dire de sa construction conceptuelle. Il ne s’agit pas dans ce sens de s’intéresser aux pratiques en elles-mêmes pour voir comment elles sont guidées par une logique qui, de fait, est une modélisation de l’agronome, mais de voir comment les agriculteurs agencent un récit de l’action. De la même façon que les pratiques sont situées spatialement et temporellement, le récit peut être lacunaire et composé de registres logiques différents  ; de la même façon que des pratiques sont routinières, ce récit peut être muet sur certains aspects. C’est sur la construction de ce muthos que le sociologue va travailler dans une démarche compréhensive, lorsqu’il s’intéresse à la conception des agriculteurs. En rendant compte des conceptions que les agriculteurs se font de leur pratique fait-on pour autant de la sociologie  ? La distinction qu’il s’agit ici de faire se joue entre «  utiliser des outils d’enquête et des modes de description des sciences sociales  » et «  faire une interprétation sociologique  ». On peut très finement en tant qu’agronome décrire les différentes pratiques culturales des agriculteurs en construisant des typologies sans pour autant faire de la sociologie. Car ce qui caractérise la sociologie des autres disciplines, c’est le mode d’interprétation qu’elle va déployer pour expliquer ces différences de pratiques. L’agronome peut s’en tenir aux conditions naturelles et matérielles d’exercice de l’activité. Ce qui explique les pratiques, ce sont les conditions pédoclimatiques propres à une zone et l’équipement des exploitations. Les pratiques, pour être expliquées, sont mises en perspective avec ces conditions. Des types de pratiques sont expliqués par des types de conditions (Biarnès et al., 2012).

31Confrontés à ces positions différentes, les échanges avec les agronomes peuvent-ils alors être productifs pour le sociologue à un moment où l’on en appelle à une plus forte articulation de l’agronomie et de la sociologie  ? Une telle coopération établie avec des chercheurs en agronomie au sein d’un organisme de recherche agronomique comme l’Institut National de la Recherche Agronomique me semble l’être sur deux points  : par le bornage interprétatif et les points d’attention qu’elle permet. J’entends par bornage interprétatif la possibilité de faire apparaître, par une discussion entre disciplines, qu’une explication à première vue purement sociologique, peut se trouver partiellement en compétition avec des explications d’un autre registre disciplinaire. Il s’agit alors d’éprouver la robustesse relative de chacune de ces explications, soit pour constater que celle sociologique ne tient pas, soit pour l’articuler à un autre type d’explication. Il est ainsi plus facile d’éviter de faire du sociologisme…

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Bibliographie

Une telle coopération me paraît aussi fructueuse dans les travaux mêmes effectués dans la discipline sociologique, par les «  points d’attention  » sur les questions et les pratiques concrètes des agriculteurs qu’elle permet d’acquérir. Car l’attention particulière que le sociologue peut apporter aux pratiques des agriculteurs est très liée à la façon dont il est capable d’appréhender la complexité de ces pratiques. Faire parler les agriculteurs sur leurs pratiques pour saisir la façon dont ils les conçoivent, oblige à savoir précisément comment elles s’agencent et quelles questions techniques elles posent. Ce n’est qu’à cette condition qu’elles peuvent être prises réellement au sérieux par l’enquêteur et susciter l’intérêt de l’agriculteur impliqué dans un entretien.

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#Notes Romains#

Voir J-.P. Olivier de Sardan (1998) pour cette distinction entre «  étique  » et «  émique  ». E. Faugère et al. (2011) s’appuient sur cette distinction dans leur différenciation de trois idéaux-types de démarches de mobilisation des connaissances des acteurs pour la production de connaissances scientifiques.

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Notes

1 Voir J-.P. Olivier de Sardan (1998) pour cette distinction entre «  étique  » et «  émique  ». E. Faugère et al. (2011) s’appuient sur cette distinction dans leur différenciation de trois idéaux-types de démarches de mobilisation des connaissances des acteurs pour la production de connaissances scientifiques.

2 Remarquons que la diversité de ces types de monde fait débat. N. Dodier discute de cet aspect (2005).

3 Ce qui est peut-être le cas dans certaines conditions (voir Kaup, 2008).

4 Plus ou moins partiellement selon la connaissance préalable que l’enquêteur a de ces pratiques.

5 La distinction entre groupe et communauté renvoie à celle d’un collectif fait d’interconnaissances et d’un collectif plus large de personnes se reconnaissant comme exerçant la même profession.

6 Voir les mécanismes de déférence dans A. Bouvier et B. Conein, 2007.

7 Pour le débat entre nature et culture voir P. Descola, 2005.

8 Cette distinction repose sur la différenciation de différentes formes de réalités (voir Quéré, 1982).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Compagnone, « Saisir les pratiques agricoles respectueuses de l’environnement.
Quelle posture du sociologue face à l’agronome  ?
 »
Sciences de la société [En ligne], 96 | 2015, mis en ligne le 04 décembre 2018, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/3686 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.3686

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Auteur

Claude Compagnone

Professeur de sociologie, AgroSup Dijon, INRA, Université Bourgogne Franche-Comté, UMR Cesaer, F - 21000 Dijon, France  ; claude.compagnone@agrosupdijon.fr

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