- 1 La « carte à dires d’acteurs » ou « zonage à dires d’acteurs (Caron, 2001) correspond à une rep (...)
1La « carte mentale », définie comme une « schématisation graphique de mémoire de type planaire » (Gumuchian, 1991), est un dispositif méthodologique visant à recueillir les perceptions de l’espace. Surtout mobilisée, dans les années 1970, dans des travaux sur la ville (Lynch, 1960 ; Bailly, 1990), elle a été utilisée depuis dans d’autres domaines notamment celui de l’environnement (Gueben-Venière, 2011) appréhendé comme « du naturel socialement investi » (Godard, 1992) et du territoire (Lardon, 2006). Des dispositifs spécifiques font l’objet d’expérimentation, tels la « carte à dire d’acteurs » (Lardon et Piveteau, 2005) ou, encore, en lien avec des travaux en psychologie, le jeu de reconstruction spatiale (Ramadier et Bronner, 2006) 1.
- 2 Dénommé « dessin » par la suite.
- 3 Cette thèse était inscrite dans le projet Créateurs de Drôme (Appel à projet Eaux et Territoires d (...)
2Pour appréhender, dans une démarche géographique (et non de sciences cognitives), la question des perceptions individuelle et collective dans les rapports à l’environnement et au territoire, le dessin sur feuille blanche 2 présente certains atouts (Rivière-Honegger et al., 2014). Alors même que ce type particulier de carte mentale est parfois décrié (Gumuchian, 1991 ; Bonin, 2004), en quoi revêt-il un intérêt en tant que méthode d’enquête et par rapport aux autres méthodes de production de cartes mentales ? Quelles sont ses contraintes d’utilisation et ses limites ? Ce sont les questions auxquelles cet article tente de répondre à partir d’une réflexion en regards croisés s’appuyant sur deux études de cas issues de travaux de thèse en géographie (Girard, 2012 3 ; Rolland, 2015). Ces travaux mobilisent conjointement le dessin et l’entretien semi-directif pour l’exploration de la territorialité. Celle-ci est entendue comme « rapport au territoire » (Debarbieux, 2008) relevant à la fois d’une relation aux autres (Raffestin, 1980) et d’une « relation existentielle » à l’espace, d’un « rapport concret au réseau bien réel des lieux pratiqués » et d’une « relation idéelle, purement représentée à des espaces d’échelles différentes » (Di Méo, 2006).
3Cet article propose ainsi une analyse réflexive sur la manière de voir les interactions société/environnement, à travers l’analyse de la territorialité. L’utilisation du dessin, est mobilisée en vue de favoriser l’expression des multiples dimensions que recouvre la territorialité, notamment les dimensions symboliques. Il est attendu une meilleure compréhension des rapports aux territoires entretenus par des acteurs, parties prenantes de dispositifs collectifs de gestion environnementale et/ou durable. Cet article porte aussi sur la manière de faire, c’est-à- dire la manière d’appréhender la territorialité par la technique du dessin couplé à celle de l’entretien. Il s’agit de montrer les difficultés inhérentes à la mise en application de cette méthode et les tentatives pour y remédier. Le nécessaire aller-retour du chercheur entre ses objectifs, sa méthode et les outils mobilisés ainsi qu’un questionnement sur ses pratiques tout le long de la recherche (Gumuchian, 1991 ; Berthier, 2010) est illustré par les résultats des deux recherches portant l’une sur la gestion d’une rivière et l’autre sur une campagne de commerce équitable (tableau 1).
4L’étude de l’environnement défini comme « un donné, un perçu, un vécu, un élément géré, un objet politique » (Veyret, 2007) suppose, outre une analyse des caractéristiques physiques, celle des caractéristiques sociales. L’étude des perceptions et des représentations des environnements, de leur mode de gestion et des politiques les concernant mérite une attention particulière. Dans cette perspective, le recours aux méthodes d’enquête occupe une place centrale. Monique Barrué-Pastor (2000, p. 2) constate ainsi que « le principal défi à la recherche demeure la capacité à mener de front, d’une part le travail théorique sur la redéfinition des objets et des objectifs en fonction de la construction des questions environnementales et, d’autre part, la recherche de dispositifs techniques et méthodologiques qui soient pertinents pour traiter des questions posées. » L’importance du terrain dans le développement de la connaissance relève bien d’une position méthodologique prenant sa place dans la dialectique de la géographie. « La géographie est appréhendée comme un champ de savoirs en perpétuels échanges avec d’autres domaines disciplinaires. Paradigmes, concepts et informations sont ainsi discutés, empruntés, réappropriés. » (Rivière-Honegger, 2008, p. 68). Parmi les grilles de lecture partagée, une place privilégiée revient à l’analyse systémique (Bertrand C. et Bertrand G., 2002) et à une recherche finalisée co-construite avec les acteurs locaux. Le raisonnement systémique permet de prendre en compte l’environnement du système et de penser non seulement les relations entre individus mais aussi les interactions avec l’extérieur autorisant ainsi un dépassement des dichotomies classiques individu/société et liberté/contrainte (Gaudin, 2001, p. 10 cité par Clarimont, 2015, p. 62). Les questions d’environnement ont redynamisé l’étude de l’interface homme/nature et de la dynamique à long terme de la relation des sociétés à leur espace. Les rapports de l’homme à la nature sont essentiellement de trois ordres : celui de la pensée, celui de l’imaginaire et, enfin, celui de l’action (Mathieu et Jollivet, 1992). La complexité est le terme qui les caractérise le mieux (Morin, 1977). Depuis 1988, dans le cadre de programmes interdisciplinaires successifs, ces idées sont largement débattues au sein du CNRS (Chenorkian et Robert, 2014). Le chercheur en sciences sociales revendique le fait que la nature est une construction sociale (Barbier et al., 2012) et s’intéresse à une nature « porteuse de sens » (Castoriadis, 1975). Ce champ d’investigation est dominé par le débat sur le développement durable. L’approche géographique repose sur plusieurs éclairages qui rendent compte des structures, des fonctionnements et des dynamiques de l’environnement, dans le temps, dans l’espace et dans ses implications naturelles, sociales et spatiales. Nous privilégions celui qui se focalise sur le territoire – en tant que double interface entre environnement et paysage – et la société (Di Méo, 1990).
5En géographie comme, d’une manière générale, dans les sciences sociales, le discours constitue le matériau principal dans l’étude des savoirs, des perceptions et des pratiques des hommes. L’image, comme le récit oral, est une forme de discours. Dessiner sur une feuille blanche consiste à produire une image. Le dessin est alors une médiation, un artefact, un vecteur de connaissance pour le chercheur des « pratiques spatiales et des modes de construction de l’espace » (Bailly, 1990). C’est le contenu du discours dans sa relation/fonction à l’action qui nous intéresse (Bonnet et al., 2011). Le matériau ainsi récolté est une représentation limitée par le filtre du langage iconographique. Simplifiée, elle appauvrit la complexité de la perception de l’espace (Bonin, 2004), mais donne à voir de manière originale des interactions sociétés/environnement. Couplé à l’entretien, le dessin peut donc provoquer, confirmer, compléter, relancer ou encore faire le contre-point du discours oral.
6La production d’un dessin constitue un outil de connaissance particulièrement intéressant pour appréhender les rapports des individus au territoire, autrement dit leur territorialité. D’une manière générale, les cartes mentales sont en effet des outils pertinents lorsque l’on s’interroge sur les dimensions spatiales d’un objet ou sur les rapports socio-spatiaux entretenus avec un objet. Mais au regard d’autres types de cartes mentales, tels, par exemple, la carte à dire d’acteurs (Lardon et Piveteau, 2005) ou le jeu de reconstruction spatial (Ramadier et Bronner, 2006), le dessin permet d’identifier et de caractériser plus particulièrement les dimensions symboliques de l’espace et les rapports sensibles entretenus avec lui, ainsi que leurs articulations avec les dimensions matérielles de l’espace. Le dessin qui n’impose aucune norme (si ce n’est celle du format de la feuille) autorise une plus grande liberté d’expression dans la représentation de l’espace, qu’il soit perçu, vécu ou pratiqué. Cet affranchissement se manifeste dans la forme du dessin, avec des représentations de type schématique ou symbolique, qui n’imposent pas nécessairement de vue cartographique. Cette liberté se traduit également dans la représentation des échelles, des rapports entre échelles, des temporalités ou des dynamiques : espace du passé, du présent, mais aussi projeté ou souhaité. Les déformations subjectives de l’espace constituent alors une clef d’interprétation des rapports à l’espace. Les éléments dessinés sont aussi laissés au libre choix dans leur nature (texte, symbole, point, trait), leur nombre ou le sujet auquel ils renvoient (habiter, utiliser, gérer, etc.). Le sens de ces multiples et divers éléments dessinés ne peut toutefois pas être inféré par l’analyste seul. La production d’un récit sur la description des éléments dessinés (et non dessinés) ainsi que leurs raisons d’être (ou de ne pas être) est nécessaire, ce que la technique de l’entretien permet.
7S’affranchir d’un support imposé de type cartographique permet de s’adresser à un public plus varié, et notamment aux individus qui n’ont pas l’habitude de manipuler des cartes. Cependant, comme pour tout exercice de carte mentale, il subsiste un biais d’enquête lié aux aptitudes individuelles au dessin. (cf. partie suivante). Un autre apport du dessin réside dans son caractère ludique, facilitant le degré d’adhésion et l’intérêt à la démarche d’enquête. La réflexivité qu’engage la production d’un dessin, ou la façon dont elle complète un récit, a également été appréciée lors des deux expérimentations. Par ailleurs, la technique du dessin s’applique bien à l’étude d’un objet de nature géographique, notamment quand celui-ci est flou, imprécis ou mal connu. C’est par exemple le cas de « l’espace autour de la rivière Drôme » dont les limites, les fonctions et les valeurs associés sont questionnées ; dans le cas de la campagne « Fair Trade Towns », ce sont les objets désignés par les appellations « Territoires de commerce équitable » (France) et « Communes du commerce équitable » (Belgique).
8Dans le cadre de stratégies de recherche basées sur l’enquête qualitative, le dessin constitue un outil mobilisable parmi d’autres (entretiens, observation participante ou directe, analyse documentaire). Cet exercice peut être proposé à différentes fins et à différents moments. Dans une démarche exploratoire située au démarrage d’un projet de recherche, l’exercice du dessin vise à mieux cerner l’objet d’étude, à affiner les questions de recherche. Dans une phase plus avancée du projet de recherche, l’exercice du dessin participe à la construction des hypothèses et modèles conceptuels dans une démarche de « grounded theory » (Glaser et Strauss, 1967), ou permet encore d’infléchir ou de tester des hypothèses dans une démarche hypothético-déductive. Ainsi, dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, l’existence d’une représentation partagée de l’espace d’un groupe de gestionnaires de l’eau a été mise à l’épreuve par cette technique du dessin couplée à l’entretien ; l’emploi du dessin permettait d’enrichir la représentation produite par le récit issu de l’entretien. Dans celui du commerce équitable, des entretiens semi-directifs ont été menés en vue de documenter la diversité des représentations et des pratiques des acteurs impliqués dans la campagne « Fair Trade Towns ». L’exercice du dessin a alors été convoqué en vue de compléter les récits et d’en faire produire une synthèse par les acteurs interrogés.
9La mobilisation du dessin requiert un protocole précis de mise en œuvre. Il importe alors de revenir étape par étape (tableau 2) sur les difficultés rencontrées, mais aussi de présenter les solutions expérimentées.
10L’échantillon est constitué de personnes qui utilisent ou gèrent un même objet géographique et convoquées à ce titre pour l’entretien : l’espace de la gestion de l’eau dans un cas, le territoire de la campagne de promotion du commerce équitable dans l’autre. Il est important d’identifier les autres « casquettes » des personnes enquêtées et notamment celles qui ont une influence sur les rapports socio-spatiaux à l’objet, en particulier la qualité d’habitant ainsi que celles de citoyen ou d’usager de l’espace (Lahire, 1998 ; Gumuchian et al., 2003). Ainsi, dans le premier cas, toutes les personnes rencontrées sont membres de la commission locale de l’Eau. Elles sont interpellées en qualité de gestionnaires de l’eau et interrogées sur la multiplicité de leur « casquettes » : comme habitant, comme citoyen, comme usager de l’eau ou de l’espace autour de la rivière (irrigant, pécheur, garde champêtre, animateur du SAGE, etc.). Dans le deuxième cas, les personnes enquêtées ne constituent pas un « groupe captif » mais ont des liens diversifiés avec la campagne (tableau 1).
11La position du dessin dans l’entretien doit être pensée en fonction de l’objectif recherché. S’agit-il : i) de centrer le discours sur des questions spatiales (structuration de l’espace ou rapports à l’espace) ; ii) de confirmer un discours pour mieux comprendre son sens général et faire apparaître les éléments clefs ; iii) ou bien encore de le compléter en modifiant l’angle de vue, y compris en faisant apparaitre, le cas échéant, des éléments contradictoires ? Dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, l’exercice du dessin a été pratiqué en milieu d’entretien : après une série de questions sur la personne enquêtée (lieu d’habitation et fonctions exercées) ainsi que sur l’objet étudié – la vallée de la Drôme –, mais avant d’aborder les pratiques de gestion de l’eau dans cette vallée. L’objectif était de confirmer et éventuellement de compléter le discours sur l’espace perçu, vécu et pratiqué par la personne interrogée, non seulement au titre de sa fonction de « gestionnaire de l’eau », mais également au regard des différentes casquettes portées, en premier lieu celle d’usager de l’espace étudié. Dans le cas de la campagne « Fair Trade Towns », la production de dessin est pensée comme un exercice de complément et synthèse du récit et est donc mis en œuvre en fin d’entretien.
Tableau 2 – Les spécificités de la mobilisation de l’outil « dessin sur feuille blanche » dans le cadre d’une stratégie d’enquête par entretien semi-directif
12L’exercice du dessin est facilité quand une relation de confiance s’est établie (Gumuchian, 1991), ce qui est en particulier possible lorsqu’un premier travail d’identification des attributs de l’objet étudié a pu être réalisé. Proposer l’exercice en milieu ou fin d’entretien réduit le syndrome de la page blanche (« ne pas savoir quoi dessiner »). En revanche, le dessin est potentiellement influencé par les questions antérieures. Inversement, un démarrage d’entretien par un dessin peut mettre l’accent sur les aspects matériels de l’objet étudié, car ils sont plus aisés à dessiner, et occulter d’autres dimensions, en particulier les aspects idéels, les jeux d’acteurs ou encore les aspects dynamiques par exemple. Par ailleurs, la consigne joue un rôle central dans l’exercice du dessin : elle doit être simple et concise pour faciliter l’exercice. Les mots employés pour désigner à la fois la tâche à accomplir et l’objet de la tâche doivent être soigneusement choisis en fonction de l’objectif recherché. La consigne « dessiner » est ainsi à la fois plus neutre et moins précise que la consigne « faire une carte » ou « faire un schéma ». Elle ouvre le champ des possibles quant au type de représentation produite. L’objet de la tâche gagne à être désigné dans un vocabulaire plutôt neutre et assez vague, un terme flou autorisant une liberté ainsi qu’une variété d’expression. Dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, un terme à connotation géomorphologique renvoyant à des limites floues a ainsi été choisi (« vallée ») plutôt qu’un terme hydrologique (« bassin versant ») ou politico-administratif –Val de Drôme ou Diois. Il s’agit de briser l’unicité et l’objectivité de l’objet et de collecter au contraire la multiplicité des registres d’évocation de cet objet. Dans le cas des « Fair Trade Towns », le nom de la campagne a été traduit plus ou moins littéralement de l’anglais par les gestionnaires en « Territoires de commerce équitable » en France, et par « Communes de commerce équitable » en Belgique. Le sens attribué à l’objet géographique ainsi désigné n’est pas neutre, il renvoie à la manière d’appréhender l’articulation entre les niveaux de portage de la campagne, du national à son application dans les politiques urbaines durables.
13Des grilles d’entretien complémentaires au dessin sont construites afin d’aborder les différentes dimensions d’un espace, à la fois géographique, économique, politique, symbolique (Di Méo et Buléon, 2005), ainsi que des rapports entretenus avec lui. Par exemple, dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, les processus d’identification, d’appartenance ou d’appropriation de l’espace, constitutifs de la territorialité, ont en particulier été questionnés (Aldhuy, 2008). Ces aspects ont pu être appréhendés à partir de questions sur les paysages et les lieux remarquables, les activités économiques caractéristiques, ou encore les acteurs politiques jugés les plus notables. Les personnes enquêtées ont également été interrogées sur leurs sentiments d’appartenance à différentes entités (citées au hasard) : France, [nom de commune], vallée de la Drôme, Europe, Drôme. Dans le cas de la campagne de commerce équitable, les questions ont été structurées autour de trois thèmes-pivot repris des travaux de S. Lardon et V. Piveteau (2005) : points de vue sur la campagne, enjeux identifiés, perspectives et aspirations.
- 4 Nous avons noté que certaines personnes commentent leur dessin au fur et à mesure de leur réalisat (...)
14Produire un dessin est pour certains un exercice difficile, plus compliqué que de s’exprimer à l’oral. Des relances sont préparées et proposées si la première consigne de dessin n’est pas assez engageante. Il peut s’agir de préciser la tâche : « dessinez ce qui vous passe par la tête, ce qui vous vient en premier », ou l’objet : « celui dont on vient de parler », ou « comme vous le vivez, le pratiquez, le percevez ». Tout comme la consigne, ces relances sont neutres et vagues, afin d’éviter d’influer sur les réponses. Enfin et surtout, en vue de l’analyse ultérieure, il importe de bien comprendre le sens conféré aux éléments graphiques dessinés, en interrogeant les personnes enquêtées sur leur production (« pouvez vous m’expliquer votre dessin en quelques mots », « Qu’avez-vous dessiné là ? », « Pourquoi ? »), et ce au moment où cela gêne le moins leur travail 4.
15La pratique du dessin combinée à l’entretien semi-directif consiste en la collecte de trois types de matériaux distincts qu’il convient d’archiver séparément : i) ce qui est dessiné (papier) ; ii) ce qui est raconté avant, pendant et après le dessin (enregistrement) ; ce qu’il se passe lors de l’entretien et qui est observé par l’enquêteur (annotations en cours ou après l’entretien). L’enregistrement des récits avant, pendant et après le dessin permet au chercheur d’identifier les éléments dessinés et de comprendre le sens qui leur est attribué. L’observation, rendue possible uniquement dans le cadre d’un entretien individuel en face-à-face, est particulièrement importante en vue de l’interprétation des dessins (figure 1). Outre l’identification précise des éléments représentés, elle enrichit la récolte des données sur l’ordre des éléments dessinés ou encore sur les éléments montrés du bout du stylo ou dessinés en l’air, mais non figurés sur le papier. Ainsi, dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, les annotations sur l’ordre des éléments dessinés mettent en évidence l’importance de l’hydrologie en matière de repérage et d’orientation symbolique dans l’espace : la plupart des personnes enquêtées débutent leur dessin en figurant la rivière Drôme ou ses affluents, avant de positionner les villes, les reliefs ou d’autres éléments (figure 2). Rendre compte de l’observation d’un entretien et de la pratique du dessin permet par ailleurs un retour réflexif à l’enquêteur, soit pour améliorer sa pratique, soit pour questionner l’outil lui-même.
Fig.1 – Exemple de dessin annoté par l’analyste (Girad, 2012)
16La principale difficulté d’analyse réside dans l’hétérogénéité des dessins. Comprendre les symboles utilisés par les personnes enquêtées requiert des relances spécifiques et de croiser les productions graphiques et le récit oral. Dans une démarche de complémentarité des outils et des données, les dessins ont été analysés sous différents aspects : leur forme globale (paysage, carte, schéma) ; les éléments les composant (symboles, lignes, textes) ainsi que les relations entre eux ; les échelles convoquées et leurs rapports ; les temporalités associées (passé, présent, souhaité) et leurs dynamiques ; les éléments oubliés (non dessinés et/ou non cités). Dans le cas de la campagne « Fair Trade Towns » par exemple, l’enregistrement du discours permet de comprendre le sens attribué à des symboles (cœur, flèche) (figure 2). L’absence d’éléments dans un dessin mérite d’être consignée, car elle peut être signifiante. Par exemple, dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, l’absence d’infrastructure routière est étonnante. La rivière et ses affluents forment les axes et les points de repères clés de cet espace, comme les rues et les intersections en milieu urbain (Lynch, 1969), ce qui illustre l’importance de l’eau dans la territorialité des personnes interrogées (figure 3).
Fig. 2 – Illustration de la complémentarité dessin / entretien (Rolland, 2015) NB : les éléments dessinés sont annotés pour des questions de lisibilité
Récit complémentaire au dessin : « Ce territoire de commerce équi- table, il a pour vocation d’échan- ger des produits, notamment d’acheter des produits équitables, alors je vais dessiner le monde, et le commerce équitable c’est surtout l’Afrique non ? Et puis par exemple, cela va concerner le café. Cette campagne c’est aussi une réflexion sur la dimension humaine des échanges commer- ciaux, il y a de l’éthique, de l’en- traide, du partage, alors je refais une flèche avec de l’argent qui circule, mais aussi un cœur, c’est très important. »
Fig. 3– Un dessin de la vallée de la Drôme : hydrographie et route sont confondues : la rivière est figurée comme prenant sa source au col routier de Cabre et non à celui, réel,de Carabesse (Girard, 2012)
17À partir du corpus récolté, l’analyste peut reconstituer des représentations synthétiques, sous la forme de schémas ou de cartes, et ce en normalisant les productions (Barreteau, Cernesson et Ferrand, 2001 ; Gueben-Venière, 2011). Cette méthode facilite la comparaison entre productions graphiques, mais elle conduit toutefois à une perte de la diversité des formes de représentations et à occulter la richesse de sens qu’elles peuvent revêtir. Une autre approche a été utilisée dans les deux travaux de recherche : elle consiste en la construction de tableaux descriptifs, permettant de répertorier et de caractériser les éléments dessinés. Il s’agit ensuite, comme dans toute analyse du discours, de catégoriser ces éléments, de relever leurs fréquences, d’étudier les corrélations entre catégories (Mucchielli, 2010). Ces catégorisations peuvent être construites par l’analyste a priori, à partir de cadres théoriques existants, ou bien a posteriori, empiriquement en s’appuyant sur l’ensemble du corpus récolté.
18Dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, les dessins et les récits oraux ont été analysés conjointement. Ils ont fait l’objet d’une analyse de contenu, s’inspirant du cadre analytique développé par Lynch (1969) et repris dans des travaux sur la ville ou le paysage (Bailly, 1990 ; Bonin, 2004), concernant à la fois : i) l’identification et la structuration physique de l’espace, c’est-à-dire l’organisation de l’espace, selon une gamme de base de figures spatiales (point, axe et surface) et relations spatiales entre ces objets, en s’appuyant sur les principes organisateurs de la grille chorématique de Brunet (1986) complété par Warrot ( 2003) et Lardon (2006) ; ii) la signification de l’espace c’est-à-dire l’attribution de sens pratique ou de valeurs sentimentales à l’image spatiale, en intégrant la mémoire du passé ou l’expérience subjective (tableau 3).
19Dans le cas de la campagne « Fair Trade Towns », la grille d’analyse est réalisée de manière empirique à partir du corpus de dessins. Elle reprend les catégories issues de l’analyse du discours de récits à savoir les lieux identifiés et perçus, les acteurs structurants ainsi que le fonctionnement du territoire (tableau 4).
20À partir de cette catégorisation, une grille d’interprétation est construite. Elle permet de comprendre le découpage de l’espace opéré lors de la campagne ainsi que les éléments le structurant : i) le monde du commerce équitable (découpage et projection de l’espace) ; ii) les acteurs impliqués (du projet conçu aux pratiques locales) ; iii) le sentiment d’appartenance (appropriation et symbolique du commerce équitable) ; iv) les réseaux et flux (organisation du territoire) ; v) les valeurs de l’espace (entités, divisions de l’espace, et fonctionnalités du territoire) (figure 4).
Tableau 3 – Critères de catégorisation des éléments dessinés et/ou mentionnés (cas de la rivière Drôme, Girard, 2012)
Tableau 4 – Catégorisation empirique des symboles des dessins et leurs sens attribués (Rolland, 2014)
21L’analyse du corpus des dessins et des récits qui l’accompagnent peut se faire de différentes manières : soit en comparant les éléments du corpus entre eux, soit en mettant en évidence des points communs entre les dessins et les entretiens, ou bien en associant les deux. La comparaison entre les représentations produites (dessin ou récit) peut être mobilisée en vue de mettre en évidence des relations de causalité entre des perceptions de l’espace et des caractéristiques des individus. Dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, il est ainsi apparu des nuances de territorialité selon que les personnes interrogées étaient endogènes ou exogènes au territoire6 : si les premiers développent un sentiment d’appartenance au territoire, les seconds évoquent plutôt un attachement ou une appropriation du territoire (Aldhuy, 2008).
Fig. 4 – Grille d’interprétation des dessins issus du corpus (cas de la campagne Fair Trade Towns, Rolland, 2015)
22L’interprétation des différences observées entre les éléments issus du dessin et les éléments issus de l’entretien (récit) n’est pas aisée. Dans le cas de la campagne « Fair Trade Towns » les producteurs de commerce équitable et les citoyens ont été omis dans les récits, mais ils sont en revanche bien représentés sur les dessins. Il semble que l’exercice du dessin ait favorisé l’expression d’archétypes associés au commerce équitable, qui n’étaient pas apparus dans le récit, plus centré sur les pratiques professionnelles liées au projet. Dans les deux cas d’étude, l’analyse privilégiée a consisté à mettre en évidence les points communs à l’ensemble des représentations produites par les personnes interrogées. Il s’agit dans le cas de la gestion de la rivière Drôme d’identifier une éventuelle représentation commune de l’objet étudié (la vallée de la Drôme) et d’en fournir les caractéristiques matérielles et symboliques les plus prégnantes. Dans le cas du commerce équitable, il s’agit de comprendre le sens attribué à l’objet spatial convoqué par la campagne (Fair Trade Towns) et d’expliquer quels attributs de « territoire » il revêt, s’il en revêt.
23Comme toute démarche d’enquête en sciences sociales, le caractère subjectif et réflexif de l’exercice du dessin peut être mis en cause. Reconnaître et expliciter les choix opérés ainsi que les biais d’analyse qu’ils peuvent induire, principalement ceux de la surinterprétation et de la mésinterprétation, sont une manière de répondre à ces critiques. Dans l’optique retenue – étudier la représentation objectale de l’espace – on ne recherche pas la compréhension des omissions ou déformations au regard des données objectives de l’espace, mais celle des logiques auxquelles elles obéissent (Hussy et Lopreno, 1985). Le recours à une grille d’analyse, ainsi que les relances sur la signification des éléments dessinés, sont une façon d’éviter de vouloir faire dire aux dessins plus qu’ils ne peuvent en dire ou d’accorder trop d’importance aux symboles utilisés. Par ailleurs, afin de limiter les risques de mésinterprétation, il convient de s’extraire de ses propres préjugés et stéréotypes, notamment, au regard de la discipline géographique, de la référence à la cartographie.
24La triangulation des données est également une manière de gérer ces deux biais d’interprétation. Au-delà du récit produit dans l’entretien, les dessins peuvent également être analysés en comparaison avec d’autres sources de données écrites et iconographiques portant sur la représentation de l’objet géographique étudié, tels que, par exemple, la presse locale, les guides touristiques, les documents de projet de développement territorial (Girard, 2014).
25L’expérimentation conduite au sein des deux études montre que la complémentarité dessin -entretien est à même de susciter la réflexivité sur la question de la territorialité, mais aussi d’ouvrir la recherche à des « inattendus » conceptuels.
26Le couplage entretien/dessin a mis en évidence d’une part que la « vallée de la Drôme » était un espace identifié et approprié par le groupe de gestionnaires de l’eau enquêté et, d’autre part, qu’elle formait un territoire construit autour de la rivière et par la gestion de l’eau. Ces résultats confirment l’intérêt du dispositif d’enquête par la production de dessin couplé à l’entretien pour appréhender la complexité des rapports au territoire, entre vécu individuel et représentations sociales. Les gestionnaires de l’eau enquêtés ont une représentation assez homogène de l’espace, dans laquelle la rivière joue un rôle central, tant en termes de repérage et d’orientation que d’identification et d’appropriation de l’espace. L’accumulation de pratiques et d’interactions autour de la rivière ainsi que l’exigence de leur régulation participent de la construction d’un territoire, faiblement borné, mais fortement affecté de valeurs (la diversité source de richesse, l’équilibre homme-nature) et scandé par des lieux et symboles (les tresses de la rivière, par exemple). Cette représentation socio-spatiale dévoile l’idéologie et le modèle territorial (Lussault, 2003) produits dans le cadre du dispositif territorialisé que constitue le Schéma d’aménagement et de gestion des eaux. Elle s’appuie notamment sur la mobilisation d’outils cartographiques. Elle constitue ainsi un support mais aussi un instrument de la négociation des règles locales de la gestion de l’eau.
27Les dessins enrichissent le corpus de données des entretiens et ont permis d’identifier un certain nombre de valeurs associées à l’espace du « Fair Trade Town ». Ils donnent à voir à la fois des « territoires institués » (administration, drapeau, collectivité nommée et délimitée) et des « territoires ressentis » (changement, solidarité, projections). À travers le dessin, les personnes interrogées qualifient d’autant plus l’objet géographique étudié : son découpage, ses liens avec d’autres territoires ou le reste du monde ou non. Il apparait que l’accent est mis sur les liens humains, les échanges de flux monétaires, de produits et entre les éléments qui structurent le phénomène étudié plus que sur leur emprise spatiale (les liens agriculture/campagne/ville sont notamment absents). Les différences entre les dessins concernent la signification de l’objet « Fair Trade Town » ainsi que les valeurs qui lui sont attribuées : il est vu comme un territoire-système (Moine, 2007), le commerce équitable étant alors central et moteur du fonctionnement territorial, ou comme un territoire-monde (Didelon Loiseau, 2013) relié à d’autres espaces. C’est notamment le cas des acteurs du développement durable urbain, qui mettent alors l’accent sur la dimension exemplaire de la collectivité. Les représentations graphiques illustrent l’ancrage spatial de la campagne autour : i) de l’organisation de l’espace (« ah oui là mon territoire de commerce équitable il faut que je le relie à quelque chose, il n’est pas tout seul dans l’espace », acteur associatif, France) ; ii) d’un système de valeurs, un idéal projeté (« c’est un système à changer en fait, plus qu’un territoire, c’est dur à dessiner, mon cercle ce n’est pas le Fair Trade Town mais le système entier », consommateur, Belgique).
28L’exercice du dessin a produit des résultats inattendus, réorienté le travail et ouvert de nouvelles perspectives de recherche. Dans le cas de la gestion de la rivière Drôme, la multiplicité des dénominations de l’espace autour de la rivière et la faible importance du bornage de cet espace n’empêchent pas que cet objet géographique soit construit comme un territoire. L’identification et l’appropriation commune d’un ensemble de géosymboles et de valeurs paraissent suffisantes. On a déjà souligné le rôle de l’hydrographie en matière de repérage et d’orientation dans l’espace ; l’importance de la rivière dans la territorialité des personnes enquêtées apparait également sur le plan idéel. La rivière forme en effet une synecdoque (Debarbieux, 1995) du territoire, dans le sens où elle concentre et symbolise en un même objet les valeurs clefs qui spécifient le territoire : son caractère divers fondant sa richesse (couleur, débit, espèces remarquables) ; son caractère sauvage (non endigué) mais habité (multiples usages de l’eau). Enfin, les pratiques et interactions autour de la gestion de l’eau apparaissent également comme des facteurs-clés de la territorialité, ayant permis de transcender les divisions culturelles et politico-administratives entre l’amont et l’aval de la vallée. Ce résultat concernant l’importance de l’eau et de sa gestion dans le processus de construction territoriale a orienté la suite des recherches vers l’approfondissement des articulations entre les politiques locales de l’eau et celles du développement territorial. Une nouvelle hypothèse a pu être formulée : si l’eau constitue une ressource territoriale pour le développement de la vallée de la Drôme, la construction territoriale de la vallée forme également un ressort d’action en matière de gestion de l’eau (Girard, 2014).
29Les dessins sur la campagne « Fair Trade Towns » illustrent à la fois un habiter le monde (Lazzarotti, 2014) à différentes échelles ainsi que l’universel souvent confondu avec le mondial (Grataloup, 2010) dans une acception Nord-Sud. Ces inattendus conceptuels renforcent l’analyse d’une territorialisation du commerce équitable qui oscille entre des valeurs tiers-mondistes et de gouvernance bien-pensante à tous les niveaux d’acteurs. Les dessins illustrent à la fois un processus inclus dans la territorialisation des politiques de développement durable, et des modalités locales de mise en place de la campagne qui relèvent de visions et de stratégies d’acteurs individuelles, plus que d’un territoire construit identifié et approprié par l’ensemble des acteurs. Les résultats ouvrent des perspectives de recherche sur un commerce équitable traditionnellement étudié par ses flux économiques ou des modèles d’impact économique sur les producteurs : les dessins soulignent les imaginaires de l’espace liés au commerce équitable, en particulier les rapports production agricole/consommation urbaine, et amènent à s’interroger sur l’évaluation d’un projet territorial durable.
30À travers le dessin, l’étude des territorialités a pris forme au sein de recherches qui s’intéressent, l’une à des logiques de pratiques, de gestion, et de régulation de l’eau et l’autre à l’institutionnalisation d’un commerce alternatif. Nous avons expérimenté qu’une utilisation conjointe avec la production de récit oral était préférable, afin de pallier les différences d’aptitude au dessin, d’éviter les biais d’interprétation et en vue d’appréhender la multiplicité des représentations du territoire. Le dessin a facilité la formalisation des représentations construites dans le discours, en mettant en relief les marqueurs spatiaux (lieux, acteurs situés identifiés ou pressentis agissant) ainsi que leurs interactions (liens, flux, échelles). On a observé qu’il favorise, pour l’enquêté, un retour réflexif sur ses propres représentations et leur relativité. L’obtention d’un discours modal, centré sur les conceptions des praticiens, plus que référentiel, c’est-à-dire basé sur la description des pratiques (Blanchet et Gotman, 1992 ; Debarbieux, 2002 ; Hoyaux, 2006) a été constaté. L’analyse du dessin produit permet aussi l’identification des décalages entre le fil directeur de l’enquête et son interprétation par l’enquêté. Il engage à re-questionner le sujet ou l’objet du travail.
31Mener une recherche, c’est sans cesse remettre en chantier le questionnement sur la démarche de recherche, sur sa discipline – la géographie – et sur le domaine de recherche investi. C’est ce que nous avons fait chemin faisant au travers du décryptage de ces deux travaux débusquant par là-même des bribes de réponse à la question récurrente « Qu’est-ce que chercher » ? (Godelier, 2000).