1La démarche de recherche initiée depuis 1998 en vallée de Soule dans les Pyrénées Atlantiques nous a permis d’observer dans le temps la constitution d’un espace social et naturel qui déborde largement la notion de vallée ou de pays et constitue aujourd’hui un réservoir « de schèmes d’action possible » (Kilani, 1989), c’est-à-dire un ensemble de matériaux à partir duquel des constructions pour le futur sont possibles. Notre approche a contribué à la production de connaissances dans une optique de rétrospective – prospective visant à participer à la résolution de questions sociétales actuelles liées à la pérennisation des sociétés et des écosystèmes de montagne.
- 1 Obtenus par des réponses à appels à projets du « Programme Environnement, Vie et Sociétés » du CN (...)
2Grâce au soutien de projets de recherches successifs1, notre problématique et nos méthodes ont été nourries par des auteurs qui tous, au travers de leur discipline, analysent la complexité des processus sociaux inscrits ou pas dans les milieux naturels. Ainsi Diego Moreno (1995) considère les ressources végétales comme des sources et données, Gérard Chouquer (2008) s’intéresse à la rénovation des disciplines géohistoriques, Angelo Torre (2008) présente une synthèse des réflexions et des nouveaux travaux sur l’espace, l’histoire et les processus sociaux. Ce sont autant d’approches différentes qui nous ont encouragé à adopter la proposition de Christian Lévêque (Lévêque, 2005) valorisant l’interaction entre écosystèmes et systèmes sociaux grâce au concept d’anthroposystème.
3Ce concept, développé dans le Programme Environnement Vies et Sociétés du CNRS de 2000 à 2004, se définit comme « un système interactif composé par les écosystèmes et les sociétés qui y vivent et les utilisent » en mettant l’accent sur l’interaction et la coévolution entre systèmes naturels et systèmes sociaux. Il permet la production de connaissances croisées entre les disciplines des sciences de la nature et celles des sciences humaines et sociales puisqu’il présuppose un seul ensemble (système) où les connaissances des uns et des autres prennent leur sens et valeur. Le concept introduit également la durée en tant que dimension structurante pour les sociétés et leurs milieux. Dans cette optique, les apports des historiens et des anthropologues est capital car il s’agit de comprendre comment les formes d’une société se sont maintenues et reproduites, et comment elles peuvent continuer à être dynamiques dans la société actuelle.
- 2 Qui a constitué et constitue encore une entité historique et culturelle singulière reconnue au sein (...)
4Parce que cette démarche nécessite des analyses à plusieurs échelles de temps et d’espace, il nous a fallu rechercher le module spatio-temporel significatif de l’organisation des milieux et des sociétés. Notre choix s’est porté sur le « système à maison » (Cursente, 1998) qui permettait de travailler sur un temps long des sociétés et des paysages. L’expérimentation a consisté à donner en Soule 2 une limite à l’anthroposystème dans le temps et l’espace. Les limites spatiales ont été déterminées par les géographes, anthropologues et sociologues à partir de caractéristiques physiques reconnues comme rassemblant des écosystèmes ayant un sens pour leur discipline et aussi en fonction de limites administratives et culturelles caractérisant les sociétés locales. La limite temporelle a été définie par les historiens en fonction des implantations humaines depuis le Moyen Âge. Nous avons étudié trois sites en Soule en tenant compte à la fois de facteurs géographiques et historiques (situation dans la vallée, structuration sociale et économique des maisons, degré de pénétration du système féodal) et d’évolution dans le temps du xve siècle à nos jours grâce en particulier à des archives publiques et privées. (Champagne et al, 2014).
5La collaboration entre sciences humaines a ainsi permis de définir le module constitutif de l’interaction entre systèmes par le « système à maison », premier processus d’organisation sociale nécessaire à une interaction forte avec les milieux naturels et leur organisation. De leur côté, les effets anthropiques sur les milieux naturels introduisent la notion d’écosystème cultivé (De Bortoli et al, 2003) qui permet de spatialiser l’interaction homme / milieu sur l’ensemble d’un bassin versant.
6L’approche que nous avons expérimentée a été un important défi car elle associe dans une démarche interdisciplinaire les disciplines écologiques et les sciences humaines et sociales de l’équipe pour élaborer une grille d’analyses communes de la coévolution et coadaptation des hommes et des milieux sur la base d’observations, d’expérimentations et d’analyses de données hétérogènes sur un temps long. Elle s’enrichit de l’intérêt porté par chacun à l’égard de la discipline de l’autre pour travailler dans les marges disciplinaires car l’objet de recherche est par nature transdisciplinaire. Notre démarche prend comme signifiant la complexité de la dynamique homme / milieu avec « l’activation des ressources » (Cevasco, 2007). Ce principe met l’accent sur la responsabilité de la société locale sur les écosystèmes, et son interdépendance oblige à cibler des temps historiques définis et emboîtés, des espaces topographiques concrets (ou sites) et à repérer la complexité des milieux et son agencement avec l’activité humaine.
7Sur le site d’analyse que constitue la vallée, nous avons privilégié l’agencement milieux/société, dont le système à maison pyrénéen constitue l’élément fort. Par sa matérialité (organisation du foncier et contenu du parcellaire), il constitue l’agent de construction et déconstruction des milieux et, par son immatérialité (coutumes, usages, savoir-faire, hiérarchie sociale), il précise les déterminants culturels qui permettent l’interaction, la coévolution et aujourd’hui la résilience. Ainsi la maison basque constitue une réalité complexe de répartition et de transmission du foncier d’une part et de relations entre familles aboutissant à une cogestion des hommes et des milieux naturels d’autre part.
- 3 Communes de Viodos-Abense et Trois Villes.
8La formalisation de cette organisation est donnée par la Coutume 3, ensemble de règles et d’usages écrits (Zink, 1993) au travers duquel la maison régit les individus de la communauté tant familiale qu’élargie, en étant au cœur d’un dispositif de partage et de conservation d’un foncier privé et collectif. Par les jeux de différence de statut entre maisons, la circulation des héritiers et des cadets ainsi que us et coutumes, les maisons quadrillent les écosystèmes montagnards.
9C’est par cette entrée que l’activation des ressources donne tout son sens à la capacité des sociétés locales à caractériser leur espace par ses contenus. Du point de vue des sciences humaines et sociales, nous entendons par activation des ressources tous les processus qui désignent et utilisent tout ou partie de l’écosystème de montagne au cours du temps et sur lequel sont impliqués les différents acteurs, utilisateurs et gestionnaires. Les analyses de paysages effectuées en milieu et bas de vallée montrent la dépendance des milieux à l’histoire de la vallée au travers de la mise en place d’un modèle agropastoral extensif (De Bortoli et al., 2003) sur l’ensemble de la montagne, permettant circulation des troupeaux et partage des ressources herbagères. Son évolution au cours des différentes séquences de modernisation de l’agriculture se lit dans les marquages spatiaux (milieux ouverts, fermés, haies tressées, arbres travaillés), les localisations et les morphologies des propriétés actuelles, autant d’éléments qui aujourd’hui soulignent la nécessité d’une certaine préservation des écosystèmes montagnards hérités et de leurs logiques communautaires d’exploitation pour le maintien de l’activité pastorale.
10Au fur et à mesure de l’avancement de notre démarche, la complexité des relations homme / milieu nous apparaissait obéir à trois impératifs : travailler à une échelle spatiale pertinente, descendre et remonter le temps, croiser des sources et des données hétérogènes. Conscients qu’il était nécessaire de mener de front les différentes opérations, nous nous sommes entendus sur un scénario de mise en correspondance des sources et des types de données en regard de l’intérêt présenté pour la recherche et les résultats possibles. Il s’agissait de mener des suivis historiques sur des espaces et des périodes temporelles précis tout en tenant compte que leur détermination obligeait à les replacer dans une histoire globale constituée sur la longue durée, de cadres spatiaux étendus et de thématiques plurielles. Il était donc indispensable de mener des analyses au niveau local et de spatialiser les résultats afin de montrer l’étroite imbrication entre deux niveaux de réalité, celui du social et celui des milieux naturels, et de caractériser les effets de résilience aussi bien dans les écosystèmes que dans les sociétés locales, car ces effets peuvent se lire bien plus tard. Enfin, nous avons complété notre approche par des entretiens semis directifs afin de prendre en compte la sphère des individualités et, au travers de microanalyses (Revel et al., 1996), celle des communautés d’intérêt (agropasteurs). Ceci nous a permis de repérer les constructions sociales de réseaux de relations, de communautés fonctionnelles et l’importance des stratégies individuelles et familiales et autres processus capables de pérenniser dans le temps une société (cf. annexe 1 : méthodologie de la recherche)
11Nous avons travaillé ces dix dernières années en Soule (cf. annexe 2 : chronogramme de la recherche) d’abord par croisement de sources de type fiscal, pour obtenir une reconstruction spatiale des organisations sociales et celle des écosystèmes dans le temps long. Puis, grâce à des archives publiques et privées ainsi qu’à des données cartographiques et des vues aériennes, nous avons mesuré l’évolution des deux organisations, pour ensuite obtenir des éléments plus ou moins stables au cours du temps, en les croisant avec les entretiens et les observations de terrain.
- 4 Lieu de brande pour bruyère cendrée où à balais.
- 5 Lieu de tuie pour ajonc d’Europe.
- 6 Lieu de tauzin pour chênes des Pyrénées (cf. annexe 5).
- 7 Couplage entre l’usage d’une ressource de l’écosystème nécessaire à l’économie de la maison et les (...)
12La spatialisation de l’évolution du parcellaire et de la morphologie des propriétés rend compte de la coévolution des milieux et des hommes, par l’inscription des activités humaines sur les écosystèmes : « Silva résiduelle, saltus pâturé, ager voué à la culture des céréales en rotations avec jachère herbeuse de courte durée et hortus, telles étaient les quatre parties constitutives du nouvel écosystème cultivé résultant du processus de déboisement des régions tempérées. » (Mazoyer, Roudart, 1998). Ces quatre parties correspondent bien aux spatialisations réalisées à partir des contenus des parcelles et des unités paysagères décrites par les entretiens et signalées par les documents fiscaux. La carte de reconstitution de la végétation (cf. annexe 3 : carte de la végétation) montre la pertinence des croisements de données. La répartition se fait au travers d’unités paysagères utiles : les terres labourables constituent « l’ager », les bois et forêts « la sylva » et les landes (tauzin, fougères…) « le saltus ». Il reste toutefois difficile d’établir une cartographie complète, même si la documentation des xviiie et xixe siècles permet d’entrevoir une certaine continuité dans le temps de la structure paysagère. Alors que le compoix de 1764 traduit par différents items –Branaar4, Tuyaar5, Tauziaar6, etc.–, les utilités7 spécifiques des parcelles de lande, les cadastres successifs (1796 pré-cadastre, 1815, 1913,1970), en tant que documents fiscaux généraux, résument de plus en plus les différents faciès décrits par le compoix en les agrégeant autour d’une même appellation –pâture ou lande. Ils résument et donnent une valeur monétaire qui peut être différente en fonction de la qualité de la parcelle.
13Pour construire une carte de végétation du xviiie siècle, nous avons du croiser plusieurs données temporelles et qualitatives. Pour les reconstitutions plus contemporaines, les entretiens effectués auprès d’agriculteurs, avec pour support les parcelles cadastrées, ont fourni un discours complémentaire composé d’éléments techniques liés à la nature des parcelles en question, à la chronologie de leur intégration dans la propriété, à leur amendement, en somme à tout ce qui fait le propre d’une exploitation en perpétuelle adaptation. Les échanges centrés sur le parcellaire (cf. annexe 4 : évolution de la propriété) donnent aussi de précieux renseignements sur le groupe familial promoteur de cette transformation et sur cette société souletine qui, loin d’être statique, réagit aux aléas historiques et sociaux que connaît le monde agricole depuis le xixe siècle. Ils ont également permis une collecte d’archives privées parmi lesquelles des actes d’affièvements qui remontent au début de l’époque moderne (1517).
14De fait, les évolutions que nous analysons à partir de ces cartes de végétation qui servent de matrice montrent que, pour l’essentiel, la structure paysagère n’a pas fondamentalement changée à l’échelle globale de la vallée. Ceci étant particulièrement perceptible pour les parcours liés à l’élevage, les caractéristiques des écosystèmes de montagne étant à la base des potentialités d’emprise humaine, « l’hétérogénéité des milieux comme imbrication de facteurs physiques favorisant l’emprise humaine au cours du temps » (Favory et Tourneux, 2003). Pour caractériser cette évolution nous avons mené des analyses régressives des processus de dynamique sociale produits par l’histoire collective et les logiques de pérennité des familles, ainsi que des analyses régressives des paysages.
15Le schème familial présente d’abord un fondement historique du parcellaire, de son organisation et de son activité. Il se déroule ensuite au gré des histoires familiales et traverse les contextes socio-économiques jusqu’à nos jours. Les discours donnent à entendre des éléments clés qui ont marqué les maisons et parfois ont été fondamentaux pour sa pérennité. Cette traversée démontre la force du « système à maison », sa responsabilité dans la construction ou la déconstruction des paysages agraires, sa capacité à répondre aux contraintes et règles qui se sont appliquées au monde agricole, et avec lesquelles il a dû composer.
16Les facteurs responsables de la stabilité et du changement sont donc de nature organisationnelle (De Bortoli, Palu, 2009). En fonction de la capacité des milieux à fournir les ressources dont a besoin l’activité humaine, en l’occurrence le pastoralisme, se mettent en place une organisation sociale et une organisation des milieux adéquats ou de compensation, que nous retrouvons tout au long de nos suivis familiaux ainsi que leur inscription dans les écosystèmes de montagne.
- 8 Ensemble constitué par un pâturage d’altitude aux limites spatiales définies et partagé par plusieu (...)
17Nous avons réalisé des entretiens centrés avec tous les agropasteurs de la commune de Larrau en haut de vallée. Pour ce faire, nous leur avons demandé de nous dessiner les parcours de leurs troupeaux en estive à l’aide d’un logiciel de randonnée. Tout comme les autres agropasteurs du bas ou du milieu de la vallée que nous avons rencontrés, le discours donne la topographie précise, individualisée, mais également celles des autres utilisateurs de l’espace montagnard, les règles d’usages ainsi que les qualités herbagères des milieux et le statut des cayolars8. Leurs discours montrent des exigences en matière d’agencement du parcellaire privé et collectif, des modes de transmission des maisons et le projet de maintien des activités. C’est donc un modèle de construction sociale implanté dans son milieu à l’aide de règles et usages qui vise nécessairement à en structurer l’ensemble : « Étroitement lié à la possession de parcelles utiles et à l’utilisation compensatoire (libre accès et usages) d’espaces réserves collectifs (terres syndicales de vallée et communales) qui permettent de préserver le statut de la maison et de développer ou de maintenir son projet économique ». (De Bortoli et al., 2008). Ce modèle de construction sociale révèle en même temps des conflits récurrents liés à la légitimité des utilisations intégrées dans l’écosystème cultivé et qui sont nécessaires au pastoralisme transhumant. Le processus d’appropriation des terres s’est trouvé en opposition avec le parcours des bêtes qui ne souffrent pas de limite. Ces contraintes ont crée des espaces privés à statut collectif et introduit la compascuité des parcours. Cet ensemble d’espaces de montagne à statut privé et collectif a été soumis dans le passé aux pouvoirs royaux ou religieux (abbayes) et, au cours du temps, à de multiples instances décisionnelles locales, nationales et aujourd’hui européennes.
18Tout au long de ce travail de recherche, la part des archives privées est apparue décisive pour mieux comprendre la nature des conflits actuels ainsi que le rapport au foncier tant individuel que collectif. Les personnes de différentes communes de la vallée qui nous ont confié leurs archives l’ont fait pour deux raisons : i) tenter de réintégrer l’histoire de leur maison dans une saga familiale pour la transmettre aux générations suivantes et établir la cohérence du projet de la maison dans le temps ; ii) faire la preuve de la légitimité de leur usage des écosystèmes de montagne et de leur activité. Tout cela démontre la vivacité encore actuelle du modèle de la maison pyrénéenne, mais aussi sa fragilité et sa force de résilience. Cet intérêt porté à l’histoire par les agropasteurs est tout de même orienté sur la légitimité de l’usage des écosystèmes qui est garante de leur projet de pérennité familiale et professionnelle. Par notre présence dans la vallée depuis 1998, nous avions confirmé que la dynamique de la vallée dépendait de relations fortes entre toutes les communautés de la Soule. Peu à peu ce sont les agropasteurs du bas et du milieu de la vallée qui nous ont aiguillé sur la commune du haut, car tous y amenaient ou amènent encore leurs bêtes l’été.
19L’exode rural, les orientations économiques productivistes, l’application de plus en plus systématique du code Napoléon en matière d’héritage, donc du partage des biens entre les membres de la fratrie, ont durablement ébranlé la structure sociale et familiale. De ce fait, nous pouvons déjà voir les paysages se banaliser dans le bas et le milieu de vallée (De Bortoli et al., 2008).
- 9 Éleveur, 52 ans haute vallée de Soule, avril 2011.
- 10 Éleveur 35 ans haute vallée de Soule, avril 2011.
- 11 Éleveur, 64 ans haute vallée de Soule, avril 2011.
20La récurrence de la fragilité de la transmission (Macombe, 2003) et celle de la pression croissante des politiques exogènes en matière d’élevage de montagne sont en train de gagner le haut de la vallée. Il est plus difficile aujourd’hui d’absorber les contraintes d’une politique agricole inadaptée à l’agriculture et l’élevage de montagne « qui est venue tout grignoter petit à petit9 », comme il est difficile de s’inscrire dans des réseaux d’intérêts : « la commission syndicale ne nous représente pas, elle travaille pour le tourisme10 », alors que le problème fondamental est de pouvoir transmettre dans de bonnes conditions « qui va reprendre, je ne sais pas, qui va vouloir vivre comme çà, surveillé, contrôlé, travailler pour pas grand chose et se taire ?11 ».
21Dans ce cas, que retenir comme pertinent et efficace pour ces communautés qui sont dans l’urgence ? Comment traduire où présenter le lien entre les différentes époques et aujourd’hui, ce qui nécessite du temps pour une appropriation constructive ?
22Les différences de temporalités nécessitent à elles seules de trouver des modalités qui permettent de relier l’histoire passée au présent. Sachant qu’il faudra dans un premier temps, et ensuite tout au long du travail, mettre à l’épreuve de tous le fait que le travail de réappropriation – désappropriation du passé est un processus où les évènements sont élaborés symboliquement en fonction d’une certaine idée de l’histoire (Kilani, 1989). Lorsque la commune de Larrau nous a demandé de participer à son diagnostic pastoral nous avons accepté et proposé, pour relier le passé au présent, un cadrage qui rende possible la communication et l’action entre chercheur et habitants de la commune. Il nous a fallu opérer des sélections pertinentes dans nos connaissances et résultats pour pouvoir traiter de questions communes avec une grille de lecture des temporalités et de l’intérêt commun. Nous avons sélectionné des éléments historiques attendus par les agropasteurs : la structure foncière et sociale de la commune depuis la constitution de Larrau jusqu’à nos jours, complétée par les analyses d’évolution des paysages, de l’écosystème cultivé et du système de circulation pour un partage et usage des ressources. (Cunchinabe et al., 2011). Nous avons rencontré tous les actifs agricoles de cette commune lors d’entretiens portant sur la circulation et l’usage que font leurs bêtes dans l’écosystème de montagne, parcelles privées ou collectives. La municipalité a intégré notre travail dans l’audit qu’elle finançait, dans le but de rédiger son document d’objectif –DOCOB– dans le cadre de Natura 2000. Nous avons présenté un premier bilan à tous les éleveurs où nous soulignions les points de fragilité : des quartiers qui se vidaient faute de transmission, des prairies en fermeture, ce qui impactait le travail d’entretien des actifs, tout en permettant à certains d’agrandir leur propriété. À l’issue de cette présentation, nous avons constitué avec les éleveurs une équipe pour faire ensemble un recensement des prairies en déprise, pour confronter le degré de déprise des écologues aux représentations de la déprise des éleveurs : « c’est sali, les bêtes n’y vont pas » (éleveuse 34 ans haute vallée de Soule, avril 2011) et ainsi établir un protocole de restauration ou d’abandon de ces parcelles, en fonction des besoins reconnus par les éleveurs et leur capacité à les prendre en charge.
- 12 Archives départementales des Pyrénées Atlantiques, cote DD1.
- 13 Sous l’ancien Régime, le domaine du Roi ou de la couronne désignait tout ce que possédait le Roi en (...)
23Pour servir de schèmes d’action, nos résultats de recherche nécessitent un sens de l’histoire partagé par tous. Or, les éleveurs ont tous des connaissances qu’ils ont acquises au cours du temps, à travers leur histoire familiale et surtout à l’occasion des multiples conflits liés à la terre, depuis les premières sentences arbitrales du xve siècle –dont celle de 148712 qui dessine un traité de lies et passeries encore en vigueur pacifiant la montagne (Cunchinabe, 2015) ou la révolte du curé Matalas en 166113– jusqu’à la création de la commission syndicale de vallée dont les pouvoirs sont de plus en plus renforcés aujourd’hui au détriment des communautés d’intérêt (agro pasteurs, éleveurs ...). A l’exemple de la Soule, ce sont aujourd’hui ces commissions qui ont compétences pour gérer les biens indivis des communes pyrénéennes qui sont essentiellement constitués de pâturages, forêts, marais, lacs, de droits de chasse et de pêche, et sont généralement situés en zone de montagne.
- 14 Au cours de son long mandat, 1977 à 2008, ce maire éleveur a constitué un fond d’archives sur les d (...)
- 15 Maisons situées le plus près des parcours (Lhande, 1926), en haute montagne, elles sont en relation (...)
24L’histoire collective des éleveurs est centrée sur le foncier et leurs droits d’usage, elle est mise en forme par les différents procès qui ont eu lieu au cours du temps entre commune et commission syndicale et par le combat incessant des maires de la commune. L’extrait de la déclaration faite par l’ancien maire14 devant les maires et délégués de Soule au siège de la commission syndicale du Pays de Soule, illustre la récurrence de ces conflits sur fond d’argumentaire historique : « En ce qui concerne les Atendesak15 du village de Larrau, ils tirent leur nom de leurs installations au sein des parcours de mi-saison et aux portes des estives. Leurs droits à l’usage sans contrainte des terres collectives dans leur périmètre communal découlent du droit coutumier qui leur confère le libre usage sur tout le Pays de Soule et des accords passés avec les bergers transhumants et leurs maisons ou villages de référence ».
- 16 « Dans les Pyrénées-Atlantiques, les territoires pastoraux collectifs, d’altitude (estives) ou de (...)
25La liaison entre passé et présent, les habitants de la commune l’ont faite sur l’appropriation du foncier en s’appuyant sur l’histoire. De l’histoire du foncier, ils retiendront que l’ancien décimaire qui a servi de base à la délimitation du périmètre communal ne peut être remis en doute et qu’il s’agit de leur terre, de leur montagne et non de terres syndicales en indivision, qui est un concept contemporain. Pour les usages, ils s’en réfèrent à la légitimité juridique des articles de la Coutume (Grosclaude, 1993), qui est mise en avant par la commune pour sa défense. Mais l’interprétation juridique des articles a toujours été fluctuante en fonction des pouvoirs locaux en présence. Aujourd’hui, les articles de la Coutume et les éléments de droit qui ont procédé à la constitution des communes ne suffisent plus comme arguments devant la complexification et l’affirmation des pouvoirs locaux : intercommunalité, groupements pastoraux, commission syndicale, Politique Agricole Commune, Natura 2000, sont aujourd’hui autant d’institutions qui entendent promouvoir et bénéficier du multi-usage de la montagne16.
26Notre recherche vient donc reformuler les savoirs historiques, les compléter par la démonstration de la qualité de l’écosystème cultivé et de la nécessaire utilisation des terres communales pour les éleveurs. Cette reformulation des savoirs historiques est capitale pour défendre le statut et l’usage de ce foncier et surtout pour éviter qu’il y ait un changement de destination de ces écosystèmes de montagne où s’exercent de fortes pressions urbaines.
27La démarche suivie donne à voir un espace construit par des dynamiques sociales, des besoins de la société locale et des nécessités d’appropriation par les différents pouvoirs qui se succèdent dans le temps. C’est un espace à la fois collectif et privé régit par des règles explicites et implicites qui ont pour effet d’instaurer une part de souplesse dans ses limites spatiales tout en précisant fortement son exploitation et par la même son statut de bien commun pour une communauté montagnarde.
28La diffusion des données dans ce contexte est délicate dans la mesure où le travail d’analyse porte sur des archives privées. Celles-ci sont incontournables pour la compréhension fine des usages qui ont construit ces espaces et leur donne une valeur écologique et sociale. C’est pour ces raisons que nos restitutions ont été centrées sur les préoccupations des agropasteurs dans un premier temps (histoire du pastoralisme), pour ensuite présenter les aspects écologiques qui leurs sont liés. Nous étions confrontés à une demande d’expertise de la légitimité d’usage des agropasteurs sur un espace qu’ils définissent comme identitaire.
29La recherche historique et la cartographie ont donné une matérialité à cet espace identitaire, pour ensuite permettre un travail sur les dynamiques sociales à l’œuvre au cours du temps. C’est ainsi que le statut de l’espace peut être reprécisé en tant que support identitaire, mais également comme écosystème remarquable et utile, puisque il est le résultat du travail des agropasteurs au cours du temps. Leurs revendications se sont peu à peu centrées sur un de nos résultats : le statut particulier des maisons en montagne. Alors que l’analyse des différentes administrations ne prenait pas en compte le niveau de l’habitat (sous la cote des 800 mètres) comme relevant des actions en montagne, les archives privées et les entretiens démontraient que la majorité des maisons hors village et certaines au bourg ont le statut d’atandes (Cunchinabe, 2012). Ces maisons étendent leur écosystème jusqu’aux estives qui sont alors partie intégrante de leurs parcours qu’elles entendent utiliser sans contrainte. A Larrau, le statut de l’espace pour les agropasteurs dépend de la reconnaissance de ce statut particulier qui donne la légitimité de l’identité et de l’usage des espaces.
30Le choix de notre cadre de réflexion et la production de connaissances qui en découlent ont été plus ou moins structurés par les contextes politiques, sociaux économiques et disciplinaires. Dés 1998, les appels à projets nationaux centrés sur les problèmes environnementaux (ministère, CNRS) ont joué de manière positive en donnant des moyens financiers pour la recherche. Les appels à projet régionaux, départementaux et communaux ont suivi, permettant alors l’inscription de la problématique environnementale sur des sites concrets. L’intérêt disciplinaire s’est donc peu à peu transformé en intérêt interdisciplinaire au vu de la complexité des problématiques. Cependant, notre manière de voir et de faire de la recherche sur ces questions a pour socle : i) la mise en perspective du discours scientifique et du discours commun pour obtenir un discours cohérent pour les deux parties ; ii) la mise en forme des différentes strates de savoirs et d’usages réutilisables et réutilisés par les sociétés locales en fonction des problèmes à résoudre.
31Cette manière de faire et de voir n’a pas comme objectif de fournir des recettes et scénarii rapidement opérationnels à des fins de rapports économiques ou de recherche de paix sociale. Dans ce contexte, l’inscription de la recherche dans la durée est un facteur déterminant pour saisir les dynamiques en jeux et ce travail de plus de dix ans revêt la forme d’une suite d’opérations (cf. annexe 2 : chronogramme de la recherche) dont les résultats sont restés en marge de la production académique, mais qui ont été restitués aux populations locales à chaque étape.
32Cette démarche de co-construction avec les sociétés locales ou les communautés conduit à une re-signification de l’espace des estives qui se dessine comme espace plein, parcouru et utilisé dans son ensemble. Ainsi sollicités, les communautés apparaissent comme des acteurs incontournables dans la résolution des questions environnementales... celles-là mêmes qui s’imposent en montagne, portées par différents acteurs institutionnels prônant des espaces vides à partager, et occasionnant par la même un changement de destination.