1Les connaissances scientifiques sont cumulatives et coopératives. Dans un continuum, la recherche appelle la recherche, les réponses à des questions débouchent sur d’autres questions. Ainsi, en amont d’un projet structurant divers chercheurs, questionnements et hypothèses autour d’une problématique qui se veut forte et innovante précèdent des expériences et travaux individuels et collectifs. Sur le papier, la trajectoire d’une telle problématique est toutefois rarement formulée autrement que sous la forme d’un « état de l’art » et/ou déduite de son contexte sociétal. Ces éléments sont nécessaires pour attester de la validité de l’argumentation et de la clarté de la démonstration. Mais on peut regretter que rarement ne soit exposée la transition entre recherches antérieures et problématique nouvelle alors même qu’elle contient un intérêt pédagogique certain.
2Cet article a donc vocation à parler « cuisine », et plus particulièrement celle de deux recherches conduites entre 2008 et 2013 sur la concertation et la négociation de cadres d’action publique qui ont contribué, avec d’autres, à la constitution en 2013 d’un projet de recherche en sciences humaines et sociales sur les inégalités environnementales. Avant d’en venir à cet objet, précisons que nous parlerons bien ici de « cuisine » et non pas de « recette ». Une recette est une démarche prédéfinie à appliquer pour conduire à un plat spécifique. Si on poursuit la métaphore culinaire, la recette s’apparente à une méthode entendue comme une procédure de recherche enseignée aux étudiants en vue de les rendre aptes à produire des connaissances valides selon les critères de scientificité de leur discipline. En sciences humaines et sociales, après avoir opposé démarche inductive et déductive, la démarche hypothético-déductive (allerretour entre réflexion et observation) s’est imposée comme une référence pédagogique relativement partagée : question large, exploration de la littérature et exploration empirique, question de recherche et sous-questions, hypothèses de réponse, méthodologie, mise en œuvre, analyse et résultats (Campenhoudt, Quivy, 2011). La recette peut prescrire le recours à des ingrédients spécifiques, instruments techniques (de mesure ou de traitement des données), laisser place à plus ou moins de capacité d’expression des « ingrédients » (du questionnaire à l’entretien libre auprès des acteurs) et de leur « terroir » (importance accordée à l’action située ou non)… Au-delà de l’enseignement, ces étapes constituent également un référentiel de communication et de publication des connaissances scientifiques. Si cette démarche se veut heuristique, force est d’admettre que la pratique de la recherche est une démarche itérative, mais aussi une succession d’adaptations, d’ajustements, de rebondissements ou de surprises (la sérendipidité) qui modifient parfois sensiblement le projet méthodologique et théorique initial (Namian, Grimard, 2013). Ces éléments inhérents au travail de recherche font appel à des compétences qui grandissent avec l’expérience et la pratique. Toutefois, assez logiquement, une fois le plat sorti du four, les ustensiles sont nettoyés, le tablier du cuisinier rangé et la recette « adaptée » est reconstituée à rebours. Quand vient le moment de présenter le processus de recherche ayant conduit au résultat obtenu, notamment aux étudiants, il arrive que tout ce travail de cuisine soit gommé, donnant lieu à une forme d’« illusion biographique ».
3À défaut de pouvoir reconstituer toute la cuisine de la recherche qui se fait aussi en partie comme tout métier avec un certain « sens pratique », « sans y penser », nous avons souhaité exposer la cuisine de résultats de deux projets différents : une analyse de la concertation pour la protection des espaces naturels et une analyse de la négociation des ressources prioritaires d’eau potable à protéger. Posées comme hypothèse de départ dans la première, et déduites d’un regard analytique posé a posteriori sur les résultats obtenus dans la seconde, les inégalités environnementales ont permis de révéler les limites des cadres analytiques initiaux.
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4Pour ne pas conclure, nous verrons comment la convergence de ces nouvelles perspectives avec d’autres travaux en termes de justice sociale 1 (Lewis, Candau et al., 2012) et de justice environnementale a motivé la construction d’une nouvelle problématique permettant de les réinterroger. Elle a notamment débouché sur un projet ANR interdisciplinaire de recherche – en sciences humaines et sociales – relatif à l’effort environnemental demandé par les politiques de la nature et de l’eau 2. L’originalité de cet article tient donc ainsi moins aux objets étudiés et plus au travail d’explicitation de la posture critique « in itinere » adoptée par les chercheurs qui les a conduits à revisiter leur cadre de pensée.
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- 4 Il s’agit de la Loi n° 2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels (...)
5Cette première recherche, née en réponse à un appel à proposition (2008-2011) du programme « Concertation, décision, environnement » (coordination. scientifique L. Mermet) du Ministère chargé de l’environnement, s’intitule « Un parc national pour les Calanques ? Construction territoriale, formes de concertation et principes de légitimité ». Coordonnée par un géographe (Ph. Deboudt) et une sociologue (V. Deldrève) 3, ce projet a bénéficié de la coopération du Groupement d’Intérêt Public (GIP) en charge de la création du Parc national des Calanques. Cette coopération qui conditionnait l’accès au terrain, a pris la forme de nombreux échanges avec les chargés de mission, en majorité écologues de formation : échanges informels ou tenus lors des réunions du comité de suivi de notre projet, feed-back réguliers durant lesquels nous soumettions à discussion notre analyse in itinere. Notre objet était d’étudier le processus – alors en cours – de création du premier parc institué en métropole sous l’égide de la nouvelle Loi sur les parcs de 2006 4. Sept parcs avaient été créés au titre de la Loi de 1960, mais aucun depuis 1989. Aussi la Loi de 2006 prendelle acte des oppositions locales qui entravent la naissance et le fonctionnement des parcs – perçus par leurs opposants comme des tentatives de « mise sous cloche écologique » ou de « mainmise de l’état ». Entre autres innovations, elle confère aux élus, résidents et usagers locaux davantage de pouvoir au sein du conseil d’administration du parc et les associent, en amont, à son processus de création. Ainsi sont-ils représentés au sein du GIP ; ils sont également consultés lors de ses différentes phases (depuis l’avant-projet de parc) et appelés à participer aux réunions de concertation organisées en vue d’élaborer la charte du parc, soit le projet de territoire qui conditionne sa création. La volonté d’associer la population locale s’inscrit dans une double évolution de l’action publique, l’une internationale de reconnaissance de l’autochtonie et des traditions locales dans les aires protégées (UICN et al., 1996), l’autre de transformation de l’action publique vers des modalités plus procédurales, c’est-à-dire promouvant la participation du public (Déclaration de Rio et circulaire Bianco 1992, Loi Barnier 1995, Convention d’Aarhus 1998…). Elle s’inscrit ainsi dans une tension inhérente aux politiques publiques, entre objectifs d’efficacité, ici environnementale, et de justice sociale (Sen, 2000).
- 5 Inecolito (coordination P. Deboudt, 2005-2008), projet, sélectionné en réponse au second appel con (...)
6Notre recherche interroge cette évolution en partant de résultats d’un projet antérieur relatif à la question des inégalités d’accès aux sites naturels dans les marges urbaines de communes littorales (Inecolito) 5. Les enquêtes menées au Touquet et à Boulogne-sur-Mer montraient qu’au nom du « bon usage » de l’environnement pouvaient être déqualifiés les usages des populations les plus modestes. Des lectures relatives aux inégalités inhérentes à la concertation (Defrance, 1988 ; Anselme, 2000 ; Blatrix, 2000) ont également été source d’inspiration. Elles enseignent combien les dispositifs institués favorisent l’expression des catégories sociales favorisées, plus dotées en ressources et promptes à s’organiser collectivement, à maîtriser le langage requis… L’hypothèse de départ a donc été ainsi formulée : l’application de la nouvelle Loi sur les parcs peut contribuer à accentuer les inégalités environnementales qu’elle est censée réduire en promouvant la reconnaissance des droits des usagers locaux. La notion d’inégalité environnementale désigne différentes formes d’inégalités dans le rapport des populations ou des groupes sociaux à leur environnement, qu’il s’agisse d’exposition aux risques, d’accès aux ressources et aménités naturelles, de participation aux décisions et plus largement de capacité à agir sur son environnement, ou encore d’impacts sur celuici des différents modes de production et de consommation des populations (Pye et al., 2008). Elles peuvent être définies comme des inégalités sociales, en ce qu’elles se cumulent (Charles et al., 2007) et interagissent avec d’autres formes d’inégalités socio-économiques et culturelles : externalisation et concentration des installations dangereuses surexposant au risque des populations pauvres et de couleur ; exploitation intensive des ressources naturelles des pays du sud au profit des pays du Nord, etc. Dans les espaces naturels protégés, ces inégalités se posent principalement en termes d’accès aux sites ou d’usages, et de capacités à influencer les politiques qui leur sont dédiées. Restait dès lors à vérifier notre hypothèse et, ce faisant, à démontrer pour quelles raisons l’évolution de ces politiques vers un modèle plus participatif, opposé à une définition par trop jacobine ou scientiste de l’intérêt général, pouvait paradoxalement concourir à renforcer les inégalités environnementales.
- 6 Une trentaine d’observations ont été réalisées, y compris des rassemblements organisés par les ass (...)
7Pour vérifier cette hypothèse et répondre aux questionnements qu’elle soulève, nous avons emprunté trois entrées ou « façons de faire ». Grâce à un travail d’archive poussé des géographes, la première s’intéresse d’abord à la construction territoriale du projet de parc sur le temps long et, conjointement, à celle de quartiers qui, aux confins de la ville de Marseille ou de La Ciotat, constituent des portes d’accès au massif des Calanques. Ensuite, la deuxième privilégie l’analyse sociologique du « dialogue territorial », organisé par le GIP des Calanques, grâce à l’observation in situ des « ateliers » dédiés à la concertation. Cette observation 6 porte simultanément sur trois objets : i) les procédures de la concertation (définition de la « population concernée », critères de représentativité, organisation en scènes territoriales ou thématiques aux contours variables, etc.) et leurs effets (surreprésentation de certains types d’usagers, segmentation des débats, ateliers réduits au rôle de chambre d’enregistrement, etc.) ; ii) les acteurs participants (observer leurs rôles, les relations d’alliance ou conflictuelles nouées entre eux et, au moyen d’entretiens, connaître leurs trajectoires et motivations souvent ambigües (« ça sert à rien, ce n’est pas là où ça se joue » / « il faut être présent » le vécu associé à la création du parc…
- 7 Une centaine en tout, grâce au concours de collègues impliqués dans le projet.
8) ; iii) les enjeux débattus, de forme (représentativité des participants, nature démocratique des débats…) ou de fond (redéfinition des enjeux naturalistes) ainsi que les principes de légitimité ou de justice convoqués. Nous avons eu le souci constant de replacer le processus observé dans son contexte sociopolitique tant local (relations entre élus, résidents et élus) que national (décentralisation…) et de ne pas le « déconnecter » de la lente genèse du parc, des mobilisations, récurrentes durant le xxe siècle, contre les projets d’exploitation et d’urbanisation des calanques. Les entretiens 7, menés auprès des chargés de mission – organisateurs de la concertation –, de scientifiques et usagers, participants et non-participants ont également permis de mettre en visibilité l’imprévisible itinéraire de la concertation, ses coulisses, les alliances nouées, les scènes restées inaccessibles (rencontres entre élus, une grande partie des réunions bilatérales). Nous avons pu, enfin, y tester et mesurer l’importance et le sens des critères de légitimité et principes de justice mobilisés lors de la concertation pour justifier du traitement différencié, dans le parc à venir, des usages (et donc des usagers) des calanques. Enfin la troisième, à la fois ethnologique et sociologique, est dévolue à quelques-uns de ces usages des Calanques, emblématiques (escalade, randonnée), fortement contestés par les instances scientifiques nationales (telles la chasse terrestre et la chasse sousmarine), ou souvent occultés (industries).
9Quel cadre théorique pour analyser le processus de concertation alors en cours ? L’idéal délibératif qui nourrit la réforme de l’action publique renvoie les chercheurs qui s’intéressent aux dispositifs de concertation à la théorie Habermassienne de « l’agir communicationnel ». Elle sous-tend que la seule force des arguments puisse forger une opinion collective consensuelle, et aboutir à des décisions plus justes, plus efficaces (Fung, 2011). Cette théorie exige, cependant, comme condition préalable, le libre accès à l’espace public et la suspension des inégalités de statut en son sein. Dans la philosophe de J. Habermas (Habermas, 1997 [1962]), cet espace public est défini comme un espace de « discussion rationnelle », de délibération permanente et publique entre personnes privées. Il est indépendant des pouvoirs, régi par le « principe de publicité » et doté d’un pouvoir critique, « communicationnel », capable de s’opposer au pouvoir administratif de l’état. Cette théorie, pour fondamentalement démocratique qu’elle soit (elle reconnaît au citoyen un sens critique qui s’aiguise et se développe dans le débat public), repose sur une vision idéalisée de la communication, « affranchie du social » (Sintomer, 1999) ou, ditautrement, des contextes « imparfaits » dans lesquels les débats publics se déploient (Fung, 2011). Comment dès lors trouver les « ustensiles » théoriques qui permettent de penser les inégalités dans les espaces de concertation ? Ces dernières ont souvent été analysées comme découlant des procédures, c’est-à-dire des règles instituées par les organisateurs pour cadrer (et contrôler) les débats. Mais elles ne peuvent s’y réduire : influent également les asymétries et rapports de pouvoir locaux. Aussi avons-nous exploré les prolongements critiques de la théorie d’Habermas. Deux d’entre eux ont été décisifs dans la construction de notre analyse. Selon M-G. Suraud (2009) les espaces de concertation peuvent être qualifiés d’« espaces publics intermédiaires » dans la mesure où ils constituent des espaces de discussion, d’argumentation, ouverts à la société civile, mais néanmoins institués par la sphère étatico-administrative. Cette notion met en lumière les liens d’interdépendance et de parenté entre l’espace dédié à la concertation et l’espace public autonome, tel qu’il est pensé par Habermas. N. Fraser (2011 [2005] nous a permis, quant à elle, de penser les asymétries inhérentes à ces espaces. Elle démontre que l’espace public au sens d’Habermas, constitué au xVIIIe siècle pour faire contrepoids au pouvoir absolutiste de l’état, reposait sur des « associations » dont les pratiques et l’éthos bourgeois fonctionnaient comme des « marqueurs de la distinction » au sens de Bourdieu. Ainsi les inégalités n’étaient-elles pas « suspendues » dans cet espace public bourgeois. Quand bien même il n’existait pas d’interdiction « officielle » à participer, l’ensemble des interactions et débats était régi par des normes qui empêchaient les femmes et les classes populaires « de participer en tant que pairs » (ibid :136). C’est pourquoi ces derniers sont qualifiés de « publics faibles » ou « contre-publics », soit « des arènes discursives parallèles » et méconnues, dans lesquelles pourtant « les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contrediscours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et besoins » (Fraser, ibid : 138).
10La concertation observée génère un certain nombre de mécanismes de sélection qui trouvent une configuration particulière de par la constitution antérieure d’un espace public autonome constitué autour de la préservation des calanques. Cet espace a pesé de tout son poids sur celui de la concertation, préfiguré par l’équipe du GIP et rapidement modifié sous la pression des associations d’usagers récréatifs et de comités d’intérêt de quartier (résidents), impliqués de longue date dans la préservation du massif et la définition de leur « bon usage ». Faute de temps, de volonté politique ou héritage d’une forme d’institutionnalisation des rapports entre les résidents-usagers et leurs élus d’arrondissement : rien n’a été mis en place pour rééquilibrer les inégalités qui caractérisaient l’espace public autonome, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et qui, peu informés, n’ont guère fait « de bruit » (Deldrève, Deboudt, 2012). Ainsi la configuration de ces espaces publics, relativement homogènes, concourt à expliquer celle des enjeux qui y ont été débattus : essentiellement résidentiels et récréatifs. Elle éclaire aussi la prégnance de principes de légitimité et de justice, qui se sont imposés sans jamais être mis en débat, comme la « tradition » (dont seuls quelques groupes d’usagers récréatifs ont pu se prévaloir) et le « mérite » (revêtant ici deux composantes, l’une relative à « l’effort notamment physique » consenti pour bien connaître et pratiquer les calanques, l’autre à la « contribution » à leur préservation). Ces principes ont conduit à déqualifier de nombreux usages, dont ceux des populations les plus modestes de quartiers limitrophes en cours de gentrification, usages assimilés à la « sur et mal-fréquentation ». Dès lors, affirmer que le paradigme écologique, inhérent à la politique des parcs nationaux, a conduit à discriminer les pratiques entre elles selon leur impact potentiel sur le milieu naturel ne suffit pas à expliciter le maintien ou le renforcement des inégalités environnementales.
11La reconnaissance des usages locaux « traditionnels » et de leur rôle dans la protection du milieu naturel constitue certes une avancée sur le plan de l’efficacité environnementale et de la justice. Pour autant, la mesure des inégalités que cette reconnaissance – restreinte dans les faits au seul local visible et institué (Deldrève 2015) – tend finalement à consolider reste insuffisamment prise en compte. Ces inégalités ont certes été définies comme « justes », mais dans des espaces relativement homogènes dont est exclu tout « contre-public ».
12En résumé, l’explicitation de cette recherche côté « cuisine » montre comment un questionnement scientifique initial, clairement balisé et « construit par la recherche et pour la recherche » se traduit concrètement sur le terrain. Ici, ce sont principalement les limites interprétatives des cadres théoriques initiaux qui ont nécessité la mobilisation de nouveaux outils. Ces derniers ont permis de rendre intelligibles les effets pervers de l’application d’une réforme de l’action publique environnementale qu’on pensait favorable à la réduction des inégalités.
13La seconde recherche, dont la cuisine est ci-dessous présentée, saisit également l’opportunité d’un accès privilégié à l’observation de l’action publique « en train de se faire ». Mais à la différence de la première, elle s’inscrit dans une démarche de recherche intervention. Faisant le pari d’un apprentissage mutuel entre chercheurs et gestionnaires, cette recherche tente de construire un dispositif sociologique original d’accompagnement à la gestion publique de l’eau potable.
- 8 Les six Agences de l’eau françaises sont des établissements publics du ministère chargé du dévelop (...)
14Les résultats produits dans cette section s’inscrivent dans le cadre d’une étude sociologique, « ACT’eau : Acteurs des aires d’alimentation des captages et territoires de l’eau » réalisée en partenariat avec l’Agence de l’eau Adour Garonne 8. Elle a été conduite entre avril 2008 et décembre 2009 par trois sociologues : A. Roussary, D. Salles, et G. Akermann (2010). Depuis les années 1960, la protection des points de captage est réglementairement assurée par le dispositif des périmètres de protection. Ces périmètres correspondent à trois zonages (immédiats, rapprochés et éloignés) établis autour des points de captage et destinés à prévenir le risque de contamination de la ressource en eau potable consécutivement à une pollution accidentelle ou ponctuelle. Ce dispositif a longtemps été l’objet d’un déficit de mise en œuvre (36 % de captages protégés en 2002), notamment du fait des contraintes potentielles sur les activités agricoles à proximité des captages (Salles et al., 2006 ; Barraqué et al., 2007). Depuis la fin des années 1990, l’acuité et l’hétérogénéité des enjeux (sanitaires, environnementaux, économiques, sociaux et politiques) ont cristallisé une pression réglementaire renforcée (Loi de santé publique de 2004).
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- 10 Une aire d’alimentation d’un captage d’eau potable est définie selon des critères hydrogéologiques (...)
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- 12 Le Centre d’Étude et de Recherche Travail, Organisation, Pouvoir est unité mixe de recherche du CN (...)
15Afin de transposer la Directive cadre sur l’eau 9, le dispositif étudié élargit la protection réglementaire des captages contre les pollutions ponctuelles à l’obligation de délimiter des aires d’alimentation 10 au niveau de captages identifiés comme « d’une importance particulière pour l’approvisionnement actuel ou futur » (Loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, article 21). Toutefois, il n’a été véritablement été inscrit à l’agenda politique qu’en 2007 dans le cadre du Grenelle de l’environnement au niveau de 500 captages à sélectionner parmi 34.000 captages en activité. La procédure prévoit une délimitation de l’aire d’alimentation, une phase de diagnostic territorial des risques et des pressions agricoles, le choix de zones d’action sur lesquelles les programmes d’actions seront déclinés en vue de préserver les ressources en eau 11. Ce dispositif comporte plusieurs innovations. C’est un dispositif réglementaire à destination des pollutions agricoles diffuses sous la maîtrise d’ouvrage des collectivités distributrices. Il contraint ces dernières à prendre en charge l’animation d’une démarche concertée de mise en œuvre de programmes d’action agri-environnementaux incitatifs et territorialisés. Toutefois, les autorités ont la possibilité de réviser et/ou de rendre obligatoires des mesures agri-environnementales par arrêté préfectoral à l’issue d’une période de 3 ans, en cas d’insuffisance de niveau de mise en œuvre des démarches volontaires initialement fixées. Par ailleurs, la procédure prescrit un changement assez radical de pratiques agricoles (agriculture biologique ou à bas niveau d’intrants) pour répondre à l’obligation de résultat. En 2007, la problématique de la conciliation entre environnement et agriculture était déjà l’objet de plusieurs recherches conduites au sein du laboratoire CERTOP 12. C’est pourquoi, dans la lignée d’un partenariat d’une dizaine d’années, l’Agence de l’eau Adour Garonne a sollicité le CERTOP afin d’anticiper les freins et les leviers à la mise en œuvre de ce dispositif. Non sans arrière-pensée normative, la sociologie est de plus en plus convoquée par les gestionnaires comme une expertise supposée dénouer les « résistances sociales » qui s’exprimeraient face aux prescriptions environnementales et sanitaires justifiées au nom de l’intérêt collectif. Sans totalement dénier le statut facilitateur de la connaissance sociologique, le choix des chercheurs de répondre à cette demande a fait l’objet d’une mise au point sur la posture de recherche.
- 13 La médiation se distingue fondamentalement de la position du surplomb intellectuel, mais aussi de (...)
- 14 Les facteurs institutionnels, organisationnels et politiques qui ont conduit à cet « échec » mérit (...)
16Assumant la portée normative de la réalisation d’une expertise, la posture de « médiation contributive critique » (Uhalde, 2008) s’est attachée à tenir à distance les risques d’une instrumentalisation de la connaissance sociologique en garantissant à l’ensemble des protagonistes un retour sur l’analyse et en faisant le pari de l’apprentissage et de la réflexivité des gestionnaires 13. Ainsi, après une reformulation de la demande, loin d’une méthode de management du dispositif, ACT’eau proposait une analyse des dynamiques institutionnelles et des logiques territoriales en matière de gestion des ressources en eau potable et la co-construction d’un outil méthodologique pour la mise en œuvre du futur dispositif. Il avait notamment pour objectif de susciter des démarches réflexives sur le futur dispositif des captages Grenelle et de contribuer à rééquilibrer les rapports de domination identifiés au cours de la recherche (socioéconomique, gestionnaires…). L’intérêt pour les chercheurs était de pouvoir observer en situation les effets performatifs de l’intervention sociologique sur les dynamiques de l’action collective. Pour cela, cette coopération entre chercheurs et opérateurs avait vocation à se poursuivre tout au long du processus d’élaboration concertée et de réalisation des programmes d’action sur les territoires. Ceci n’a pas pu être réalisé formellement 14. En plus de la posture de recherche, le caractère émergent du dispositif lors de la phase de terrain a nécessité la mobilisation d’un dispositif sociologique particulier.
- 15 Les critères de sélection des départements ont été notamment : la problématique de la ressource en (...)
17Pour analyser la mise en œuvre de ce dispositif présenté comme « innovant », la recherche s’inscrit dans une sociologie de l’action publique et plus particulièrement dans le courant de l’instrumentation de l’action publique. Un instrument d’action publique est entendu comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes, Le Galès, 2004). Du point de vue de l’échelle d’analyse, l’angle privilégié est celui des dynamiques de l’action collective « par le bas » (approche bottom-up), c’est-à-dire au niveau des territoires de gestion de l’eau potable, à l’articulation entre politiques publiques, ordres locaux et contexte territorial (social, politique, géographique). Du point de vue méthodologique, une enquête qualitative in itinere a été conduite au niveau de quatre départements : Gers, Pyrénées-Atlantiques, Lot, Charente, Tarn-et-Garonne 15. 45 entretiens semi-directifs ont été conduits à double titre :
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informatif et narratif afin de reconstituer les processus d’action publique dans leur double dimension historique et synchronique (en train de se faire) ;
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- 16 Agents de l’agence de l’eau Adour Garonne, de l’agence régionale de santé, de la direction régiona (...)
compréhensif pour permettre l’analyse des actions et des arguments des acteurs, ainsi que les représentations qui les orientent (Pinson, Sala Pala, 2007). Ces entretiens ont été effectués auprès des principaux partenaires institutionnels intervenant dans la gestion de l’eau potable : agence de l’eau Adour Garonne, Région Midi-Pyrénées, agence régionale de santé, direction départementale des territoires, conseil général, syndicats intercommunaux et départemental d’alimentation en eau potable, chambres d’agriculture, coopératives agricoles, ainsi que des élus locaux. Parallèlement, les réunions du comité de suivi, journée d’étude et de restitution de l’étude ACT’eau 16, la participation à trois réunions du comité de pilotage d’un plan d’action territorial porté par un syndicat intercommunal d’alimentation en eau potable ont été l’occasion d’une observation participante des interactions autour de l’enjeu de préservation des ressources en eau potable. L’analyse s’est centrée conjointement sur la compréhension des conditions d’effectivité (administrative et territoriale) du dispositif, et sur les représentations des acteurs de l’eau vis-à-vis de ce dispositif émergent. Faute d’expérience engagée, ils ont été invités à s’exprimer au double regard de ses orientations affichées et des expériences de dispositifs antérieurs (périmètres de protection et programmes agri-environnementaux). Elle s’est attachée à prendre en compte les interrelations entre des facteurs génériques (imputables au dispositif et à la politique conduite) et des facteurs spécifiques (contextuels, territoriaux).
18L’analyse in itinere a montré que la médiatisation de l’enjeu environnemental lors du Grenelle n’a pas permis de rompre l’inertie politique dans la prise en charge des problèmes sanitaires et environnementaux. Au contraire, ces conditions d’émergence ont engagé un mode de régulation top down déniant le temps de l’appropriation des enjeux, de la réflexivité sur les conditions de mise en œuvre des dispositifs antérieurs et les ressources nécessaires à la concertation et l’animation territoriale. Dès son origine, le dispositif est perçu par les administrations territoriales comme déconnecté des « valeurs » qu’il est censé promouvoir de gouvernement par la responsabilisation des administrations, des acteurs socio-économiques et des usagers vis-à-vis d’un objectif de résultats sur la qualité des ressources (Roussary, 2013). Le processus de sélection des captages prioritaires dévolu aux services déconcentrés de l’état était en cours lors des enquêtes. Il est révélateur d’un refus de palier le désengagement de l’état et l’anticipation du renforcement des mesures d’évaluation et de sanction concomitant au tournant managérial de l’administration française (Bezes, 2008). Il est également révélateur de l’intériorisation des facteurs de blocage procéduraux devenus intrinsèques à la mise en œuvre de ce type de dispositif dans des contextes territoriaux à forte représentation des systèmes agricoles intensifs. Ainsi, alors qu’une centaine de captages par bassin était initialement prévue, le bassin Adour Garonne recense seulement 57 captages prioritaires. À titre d’illustration, le bassin Seine-Normandie recensait à la même l’époque 250 captages Grenelle. Les caractéristiques des captages finalement retenus en Adour Garonne sont révélatrices de la dilution du caractère « stratégique » d’un point de vue sanitaire et environnemental, notamment du fait de la résilience des mécanismes de déviation de but des dispositifs agri-environnementaux (Busca, 2010). Act’eau montre que les critères de sélection basés sur les caractéristiques qualitatives (nitrates, pesticides) et quantitatives des ressources en eau sont remplacés par des critères pragmatiques d’effectivité administrative et de réception politique et sociale propre à chaque contexte départemental (Roussary, Salles, 2012).
19Par ailleurs, la répartition spatiale des captages Grenelle présente une forte disparité spatiale donnant lieu à une double interprétation : i) une concentration du dispositif et consécutivement des ressources de l’action publique sur certains départements (60 % des captages en Charente et Deux-Sèvres) soumis à une pression institutionnelle pré-existante et consécutive à un contentieux européen sur les eaux destinées à la consommation humaine ; ii) une « dilution » de l’action publique sur d’autres départements, pourtant également impactés par les pollutions agricoles diffuses, mais dont la pression institutionnelle dominante s’exerce davantage en terme de la préservation des territoires d’agriculture intensive.
20À l’échelle nationale, la répartition des 500 captages Grenelle potables présente également une forte disparité spatiale. Que sous-tend socialement cet accès spatialement différencié à l’action publique sanitaire et environnementale, tant au niveau de la contrainte sur les activités agricoles que du bénéfice potentiel attendu pour les usagers du service d’eau potable ? Au regard de l’analyse conduite en Adour Garonne cette disparité ouvre sur des questionnements plus larges qui mêlent les conditions de production des dispositifs d’action publique, les conditions de leur mise en œuvre, mais aussi leurs effets sociaux : la santé environnementale est-elle inégalement distribuée selon les individus, les groupes sociaux ou les territoires ? La répartition des captages Grenelle traduit-elle la répartition spatiale des populations les plus exposées à des risques sanitaires ? La disparité spatiale observée (re)produit-elle des inégalités sociales, sanitaires, environnementales entre usagers, entre territoires et au sein des territoires ? Et si oui, par quels processus se créent ou se reproduisent ces inégalités ?
21Si la sociologie de l’instrumentation de l’action publique nous a permis de décrire un des mécanismes de différenciation, elle ne nous permet pas d’aller plus loin pour penser cet objet en tant que véhicule d’inégalités sociales. C’est pourquoi, à l’instar de la cuisine de la concertation décrite dans la première partie, la mobilisation de nouveaux instruments théoriques est nécessaire. Ceux-ci s’inscrivent dans une sociologie plus interdisciplinaire, notamment via le recours à l’analyse spatiale, et plus critique que celle de l’action publique qui tend à rester centrée sur le dispositif environnemental et de fait, à occulter les autres dimensions du social qui ne sont pas contenues dans sa vocation. C’est sur ce constat partagé à l’issu de deux processus de recherche bien distincts qu’une convergence vers les inégalités environnementales se dessine.
22Qu’elle soit pensée en amont du projet ou s’impose à la lecture des résultats, la thématique des inégalités environnementales nous conduit à des questionnements communs, relatifs aux processus qui les engendrent. Ces questionnements, développés plus largement dans le cadre du projet Effijie (cf. note supra, note 2) sur lequel nous fermerons ce cheminement heuristique vers les inégalités environnementales, recouvrent plusieurs dimensions. Nous en resterons dans un premier temps à celles plus directement soulevées et étayées par les recherches décrites précédemment. Elles peuvent être présentées sous la forme plus générique de deux problématiques transversales qui nous ont conduites à inscrire nos réflexions dans le champ de l’Environmental Justice : en quoi les inégalités environnementales procèdent-elles d’inégalités de participation ? Et dans quelles mesures les politiques de protection de l’environnement tendentelles à les conforter ?
23Nos travaux montrent combien les inégalités de participation aux espaces de concertation tendent à renforcer les inégalités d’accès à un environnement de qualité, ou encore des inégalités dans l’effort environnemental demandé aux différents usagers. Elles reflètent, conjointement, des inégalités socio-économiques et de reconnaissance entre ces usagers. L’exemple de la création du Parc national des Calanques inscrit les inégalités de participation à la concertation au sein des inégalités de participation à l’espace public « en tant que pairs ». Il importe donc pour comprendre le processus de formation/consolidation des inégalités de s’intéresser aux inégalités d’accès à l’espace public plus qu’aux seules scènes de la concertation. Beaucoup de recherches s’attachent à prendre toute la mesure des inégalités de participation à l’action publique, mais peu élargissent le spectre d’analyse pour trouver leurs origines et autres manifestations dans l’espace public. Sur ce point, les théories critiques de l’espace public, de N. Fraser ou encore de M.I young (1990), qui plaident pour une reconnaissance de l’hétérogénéité des publics, sont essentielles : elles permettent de penser les inégalités dans l’espace public et, plus encore, de mettre au jour la diversité de publics et des lieux de formation de l’opinion. Les théories de l’empowerment en ce qu’elles permettent de réfléchir aux conditions de reconnaissance de ces publics et de « mise en pouvoir » – de dire et d’agir – (young, 1990 ; Fung, 2011), ou celles qui traitent conjointement de l’accès à l’énonciation et au cadrage des problèmes (Gilbert et Henry, 2012 ; Snow, 2001) constituent d’autres corpus qui alimentent actuellement notre cadre d’analyse des inégalités de participation. Mais leur dimension environnementale ne prend son sens qu’une fois ces inégalités définies à l’aune de l’Environmental Justice.
24Ce courant né dans les années 1970-80 aux états-Unis est souvent considéré de manière restrictive pour ses mobilisations et études sur le racisme environnemental dont sont victimes les minorités de couleur étatsuniennes, surexposées aux nuisances environnementales et risques sanitaires (proximité de décharges toxiques, d’industries polluantes, etc.). Pourtant, plusieurs travaux montrent comment ce courant s’est élargi à d’autres problématiques, comme l’inégalité d’accès aux ressources naturelles, à d’autres échelles également, telle celle de l’échange inégal entre les populations des pays du nord et des pays du sud (Martinez-Alier, 2008). Ainsi loin de se résumer à la dimension de justice distributive qu’on lui prête de manière souvent exclusive (la compensation monétaire des préjudices liés aux inégalités de distribution spatiale des maux et biens environnementaux), l’Environmental Justice, dans sa dimension la plus intégrative, couvre des dimensions familières aux nouvelles théories de la justice sociale (Taylor, 2000 ; Schlosberg, 2007). En témoignent les revendications des minorités ethniques et populations pauvres en termes de capabilités (Sen, 2000), de reconnaissance (Honneth, (2002 [1992]) et de participation en tant que pair (Fraser, 2011), aux décisions qui affectent leur environnement.
25Dans le cadre des politiques publiques environnementales que nous étudions, reste dès lors à identifier les collectifs d’acteurs dont la parole est peu publicisée, à analyser la manière dont ils re-cadrent les questions environnementales et la dimension plurielle de leurs revendications. Dans les études jusque-là menées, nous nous sommes essentiellement focalisées sur les collectifs organisés, ou encore sur des espaces publics homogènes (autonomes ou intermédiaires). Des entretiens nous ont permis de pressentir d’autres voix, mais sans aller jusqu’à observer la formation de « contre-publics » ou l’expérience d’empowerment. C’est donc un nouveau chantier de recherche et de réflexions qui s’ouvre, dans la continuité de nos travaux antérieurs, pour comprendre la manière dont des collectifs, populations, aux contours variables selon les territoires et problématiques environnementales, peuvent contribuer à redéfinir ces problématiques à l’aune de leur expérience et avec quelles conséquences sociales et environnementales. Si on peut faire l’hypothèse qu’élargir ainsi « l’espace discursif » à des populations qui en étaient exclues est juste et démocratique, peut-on également postuler qu’elle sera également favorable à la protection de l’environnement ?
26De nombreux travaux s’intéressent parallèlement aux innovations dans les technologies de gouvernement face à l’émergence de nouveaux enjeux sociétaux (environnementaux, santé) dont la prise en charge est assortie d’injonctions à plus d’information, de participation et de responsabilisation des acteurs de la société-civile, via la concertation, la contractualisation… C’est notamment le cas du sous-champ de l’instrumentation de l’action publique en plein essor en France depuis le milieu des années 2000. Ces travaux, comme d’autres, ne cessent de mettre en évidence que les outils de gouvernement traditionnels comme ceux de la « nouvelle action publique » (Gaudin, 2002) qui accompagnent la territorialisation des politiques publiques (Faure, Négrier, 2007) sont loin d’évacuer les rapports de force et des formes de domination (Hood, 2007 ; Borraz, 2008 ; Lascoumes et al. 2004), et notamment gestionnaire (Boltanski, 2009). Les recherches anglo-saxonnes en Political Ecology, mais aussi françaises sur l’action publique environnementale, la vulnérabilité sociale et sociétale (Becerra, 2012) et la gouvernance par la responsabilisation (Hache, 2007 ; Salles, 2009) tendent à montrer comment sous la pression de certains lobbys politiques et économiques, les modes privilégiés d’action publique en matière de réduction des vulnérabilités tendent à reporter sur les seules pratiques des individus et de l’action collective la responsabilité du traitement des causes et des adaptations à opérer, plutôt que sur l’action politique (Notte, Salles, 2011 ; Ketterer, 2013). Pour autant, en France, les effets de cette dépolitisation de l’action publique sont rarement abordés en termes de contribution à (re)production des inégalités sociales, à moins que la politique ou l’instrument étudié ne poursuive explicitement cette vocation, puisque ces approches demeurent essentiellement sectorielles, comparatives entre secteurs ou contexte nationaux.
27C’est pourquoi, (ré)interroger ces différents dispositifs d’action publique environnementale sous l’angle des inégalités et de la justice environnementale nous semble être est une façon originale de mettre à l’épreuve l’action publique et ses effets en matière de justice sociale. Elle permet de déconstruire une représentation pacifiée de la « gouvernance environnementale ». Certains auteurs, dans le courant de l’Environmental Justice, plaident en ce sens pour la définition d’une approche du processus de formation des inégalités à l’aune des politiques publiques, mais surtout de leurs interactions – entre elles et avec d’autres processus qui interagissent sur un territoire donné (migrations, division du travail…) (Pulido, 2000 ; Holifield, 2001). Ces préoccupations sont au cœur du projet Effijie conçu avec J. Candau, dans l’objectif de comparer l’effort environnemental demandé par les politiques publiques de l’eau (mesures agro-environnementales territorialisées et captages Grenelle) et les politiques de la nature (celle des parcs nationaux en l’occurrence), et ce, sur des territoires métropolitains et d’outre-mer (La Réunion). De manière inédite sont associées dans ce projet l’analyse de la répartition spatiale et sociale de cet effort, posé comme inégal selon les populations ou groupes sociaux, à celle de leur ressenti en termes de justice ainsi qu’à l’étude des processus de formation des inégalités sur les territoires (le rôle qu’y jouent les politiques publiques environnementales, dans leurs interactions avec celles de la ville ou encore du tourisme…). Le projet vient de débuter et c’est une autre cuisine à laquelle nous vous inviterons : pour l’heure une trentaine de chercheurs (en sociologie, géographie, économie, histoire et statistiques) y œuvrent, au regard de l’ampleur des tâches qui se dessinent et des compétences pluridisciplinaires requises.