- 1 Quelques exemples de cette politique publique et de cette professionnalisation :
– les diverses inst (...)
- 2 Parmi ces initiatives on peut notamment citer :
– la conduite d’un projet de sauvegarde du patrimoin (...)
1Les archives de la recherche font l’objet depuis quelques années d’une attention soutenue des pouvoirs publics. Le risque d’éparpillement et de disparition de ces archives a été le moteur initial de cette sollicitude. Pour y remédier, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche ont été sensibilisés aux impératifs de bonne gestion des archives et à la nécessaire professionnalisation de la fonction d’archiviste1. À ce souci conservatoire se sont ajoutées des préoccupations scientifiques, axées sur une possible réutilisation des données et sur le patrimoine intellectuel que représentent les archives de la recherche ; dans ce cadre sont nées diverses initiatives visant à sauvegarder et valoriser les archives des chercheurs2.
2Les archives produites par la recherche archéologique connaissent bien ce double souci de conservation et de réexploitation. D’abord parce qu’une partie de la recherche archéologique, celle qui s’effectue lors de fouille, est soumise à un régime juridique et administratif particulier, ce qui confère aux documents liés aux fouilles un caractère institutionnel. Ensuite parce que le topos de l’archéologie consommant son objet d’étude peut mener à considérer les archives comme seul moyen de suppléer le site ou l’objet disparu : la mission dévolue aux archives devient alors de chroniquer les découvertes, pour tenter de restituer un terrain voué à la disparition. Ce besoin de rendre compte pour transmettre l’information prend le pas sur la fonction de preuve et d’établissement d’un droit qui est traditionnellement la fonction originelle des archives.
3Dans ce cadre, il nous a paru intéressant de recueillir la parole d’archéologues pour mettre à jour la nature et la fonction des documents produits et manipulés quotidiennement dans le cadre des activités de recherche.
- 3 Il s’agit du laboratoire Traces (Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces (...)
4Nous avons réalisé cinq entretiens de type semi-directif conduits avec des membres d’un laboratoire en archéologie3. Les résultats proposés ici s’inscrivent dans le cadre d’un projet plus large visant à comparer les pratiques documentaires de six disciplines différentes, ce qui explique le caractère avant tout exploratoire de l’analyse qui suit.
5Dans cet article nous évoquerons la problématique de la disparition de l’objet d’étude, disparition devant être anticipée en vue de combler l’absence. Nous aborderons ensuite le rapport spécifique des chercheurs rencontrés avec leurs archives, entre archives privées et archives publiques. Enfin, nous analyserons la manière dont les techniques de production (bases de données, documents électroniques) et les pratiques de publication peuvent amener à une nouvelle définition de la matérialité des archives.
6Il convient tout d’abord d’évoquer certains traits propres à la manière dont l’archéologie s’est construite et se représente, du moins certains traits ressortant des propos des archéologues interviewés. Il ne s’agit pas ici de définir la discipline, ni même de rendre compte de la somme de ses représentations ; on souhaite simplement souligner des éléments de contexte qui éclairent et rencontrent les observations faites à propos des archives.
7Les propos recueillis ont fait apparaître un positionnement des archives sur différentes échelles fonctionnelles, permettant d’éclairer la manière dont les archéologues de l’enquête perçoivent et caractérisent leurs archives. Mêmes s’ils ne sont pas communs à tous les archéologues et s’ils ne permettent pas de généraliser une description de l’archéologie, ils fournissent le cadre d’une première approche de la discipline :
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une échelle heuristique (au sens historien du terme) propre à l’archéologie, dont les gradations sont les contenus informationnels directs ; elle correspond à la question « Quelles connaissances archéologiques ce document m’apporte-t-il ? » ; elle concerne le champ des objets étudiés par l’archéologie. Dans ce champ des objets, les cantonnements ont été nombreux par le passé : conception « antiquaire » selon laquelle prévaut la trouvaille de l’objet rare ou de l’œuvre d’art, a contrario centrage sur les vestiges matériels de la vie quotidienne, valorisation des techniques d’analyse permettant de dater et d’identifier, limitation à des périodes anciennes… Aujourd’hui l’archéologie embrasse de facto un large périmètre : l’ensemble des « archives du sol » dont parlait Leroi-Gourhan (non seulement les objets et artefacts mais aussi la stratigraphie, les données paléo-environnementales…) et des sources connexes (sources textuelles notamment), l’ensemble des époques (archéologie industrielle par exemple) et ce dans la dynamique qu’induit le palimpseste en archéologie, c’est-à-dire « la manière dont les hommes du passé inscrivent les traces de leurs activités, au détriment mais en même temps dans l’héritage de celles précédentes » (Ferdiere, 2010) ; d’où la très grande variété, voire complexité, de forme et de fond des données scientifiques transmises par les archives archéologiques ;
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une échelle plus réflexive, dont les repères renvoient à des régimes épistémologiques ; elle correspond à la question « Que m’enseigne ce document sur la construction des connaissances archéologiques, sur la manière de faire de l’archéologie ? » ; elle concerne le champ des méthodes de la discipline. Dans e champ des méthodes, les progrès techniques ont évidemment joué à plein. Mais la construction épistémologique est aussi passée par les échanges ou ruptures avec des sciences connexes. En raison des techniques qu’elle mobilise, l’archéologie a des affinités avec les sciences exactes. Elle a souvent mis en lumière l’objectivation des données, et relégué au second plan le travail d’interprétation. Parallèlement, elle a parfois été considérée comme une forme de science auxiliaire de l’histoire ou de la géographie, qui lui ont imposé leurs paradigmes. Il lui aura fallu dépasser certaines méthodes et s’en approprier d’autres pour s’affirmer comme « science sociale hybride de l’objet débordant, qui assume finalement pleinement la dimension du bricolage interdisciplinaire » (Dufal, 2010) ; d’où l’attention portée à la méthodologie de production et d’exploitation des archives et mise en avant dans les entretiens ;
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une échelle sociologique, dont les degrés évoquent les conditions et les modalités de production des documents ; elle correspond à la question « Que révèle ce document de son auteur et du contexte dans lequel il travaille ? » ; elle concerne le champ des acteurs et de leur environnement. Dans ce champ des acteurs et de leur contexte de travail, un premier point à considérer est que l’archéologie génère des archives élaborées par des chercheurs qui sont eux-mêmes inscrits dans une époque, une société et une culture données (Boissinot, 2010) ; ils sont également inscrits dans des institutions et des statuts donnés, et utilisent des dispositifs matériels donnés, toutes choses qui conditionnent leur production documentaire. Il faut souligner que l’archéologie est un domaine de recherche « ouvert » qui fait appel à des intervenants hors de l’université (archéologues professionnels, conservateurs, fouilleurs bénévoles…), et cette diversité des producteurs est aussi une des caractéristiques des archives archéologiques. Les archives étant tout autant, sinon plus, révélatrices du contexte de leur production que des faits qu’elles consignent, ces marqueurs y seront présents, et potentiellement exploitables pour faire apparaître une histoire de la discipline et de ses représentations.
8L’exposé rapide de ces problématiques permet de situer les divers documents dont il a été question au cours des entretiens. Afin d’en rendre compte de manière synthétique, nous avons choisi comme fil conducteur le leit-motiv « documenter l’absence ». En effet, à travers les entretiens, il nous a semblé que se dessinait en filigrane un objectif commun assigné aux archives : remédier, par la transmission d’informations, à la disparition de l’objet d’étude, disparition ressentie par les archéologues de l’enquête comme un des noeuds épistémologiques caractéristiques de leur discipline, et commandant du coup des régimes particuliers de production et d’exploitation d’archives. Quatre situations concrètes illustrent les formes de cet éloignement :
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le cas des archives de fouilles ;
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le recours aux archéothèques ;
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le travail de représentation du paysage ;
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l’exploitation des archives d’archéologues.
- 4 Inversement, l’archéologie processualiste britannique et nord-américaine considère la possibilité d (...)
9Les fouilles sont l’activité la plus immédiate du travail d’archéologie, et la monographie reste une des formes de publication privilégiées. Le paradoxe mis en avant par les archéologues de l’enquête est que les fouilles détruisent le site ; on est dans un cas où l’étude consomme littéralement son objet. Pour eux l’expérience de fouille ne sera jamais reproductible, à la différence d’autres recherches ou expériences que l’on peut rééditer4.
10Il est donc essentiel de la documenter aussi précisément que possible. Après les fouilles, le site initial ne sera plus connu que par des relevés, des résultats, des interprétations, des analyses… bref tout un ensemble de sources de seconde main qui auront pour mission de parler de l’objet d’étude disparu.
11Dans le déroulement d’une campagne, les productions documentaires s’enchaînent. Ce sont d’abord les études et bibliographies préalables, et la constitution du dossier de demande d’autorisation de fouilles programmées qui sera soumis à la Direction régionale des affaires culturelles, puisqu’on s’inscrit dans un cadre réglementé.
12Les fouilles proprement dites génèrent tout un ensemble assimilable à des minutes : relevés et notes au jour le jour, enregistrement des objets, photographies, repérages et esquisses, bref tout un journal protéiforme. Cela s’accompagne de documents individuels tels que les carnets de terrain, intégrant notes, remarques, pistes de travail, et informations diverses en fonction de la pratique personnelle de chacun. Mais les fouilles étant une entreprise collective, il y a de nombreuses réunions plus ou moins formelles et l’avancement des travaux se nourrit aussi de ce travail d’équipe.
13Après la fouille, le responsable coordonne le rapport de synthèse final. Il s’appuie sur toutes les données réunies durant le chantier, mais il peut aussi comporter, en complément, des analyses spécialisées demandées à des experts (pétrographie, archéozoologie…). Le rapport remis à la drac agrègera donc synthèses des données de terrain, iconographie, cartographie, analyses d’experts ; il pourra donner lieu à publication d’une monographie ou d’un article collectif.
14Les entretiens ont mis en évidence une ligne de partage très nette dans cet ensemble : le rapport final est perçu comme une publication, même si dans les faits il ne donne pas lieu à publication effective ; il se situe clairement, d’un point de vue scientifique, du côté de la restitution et de la diffusion. Les minutes de fouille, elles, ont une valeur radicalement différente, en raison du paradoxe souligné précédemment : si on veut connaître a posteriori les données de terrain, on n’a plus que les archives de fouille pour en rendre compte. Pour l’archéologue qui nous en parlé, leur conservation est ressentie comme un devoir à plusieurs titres :
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devoir scientifique : on chronique la fouille pour que ceux qui n’y ont pas participé puissent en connaître les données ;
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devoir collectif : c’est un travail d’équipe, il y a donc la conscience que l’ensemble n’appartient à personne en particulier mais qu’on doit conserver ce bloc cohérent ;
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devoir citoyen : les fouilles s’inscrivent dans un cadre institutionnel et règlementaire qui confère à ces archives un caractère public, même si en pratique elles ne sont déposées dans aucun service d’archives.
15Ce devoir de conservation renvoie aux normes morales définies par Merton comme constitutives de l’ethos de la science : c’est ici plus précisément le « communisme » ou « communalisme », au sens d’assimilation de la connaissance scientifique à un bien public, qui entre en jeu (Merton, 1942, 273).
16C’est un processus d’archivation tel que défini par Derrida (1995) qui préside à la transmission de ces minutes de fouilles : création et inscription d’une trace dans un espace extérieur, qui permettra de réactiver l’histoire et qui est elle-même une manière de raconter une histoire.
- 5 En soi, du point de vue d’un bibliothécaire ou d’un archiviste, l’appellation « ostéothèque » répon (...)
17Le principe d’une archéothèque est de constituer une collection contemporaine d’échantillons d’un matériau (os, roche…) ; et à ces échantillons on compare les objets trouvés lors des fouilles, dans le but de les identifier et de localiser leur provenance5.
18Nous avons pu nous intéresser plus précisément à la lithothèque hébergée par Traces et alimentée par un réseau de bénévoles ; il s’agit d’une collection de référence d’échantillons rocheux régionaux. Chaque échantillon est décrit très finement (couleur, matière, structure, composition, données physiques et chimique, cristallographie, etc.). La description s’accompagne de plusieurs photographies. Ces données peuvent être diffusées et permettre à des archéologues de se faire une idée, à distance, de la similitude entre l’échantillon témoin et le matériau des objets trouvés lors de leurs fouilles. S’il y a identité vraisemblable, une comparaison de visu des pièces reste nécessaire, car on ne peut acquérir de certitude absolue sur la seule base de la description et des photos.
19Là aussi, la démarche est de pallier la disparition du paysage d’origine en fournissant des formes de substitut. Et cet éloignement de la source initiale devient même un paramètre intégré à l’interprétation scientifique : en effet, l’évolution des affleurements et le caractère aléatoire du prélèvement d’échantillon impliquent une marge d’erreur dont l’archéologue doit tenir compte dans sa comparaison. On s’appuie sur des témoins tardifs, en conscience du risque de déformation de leur témoignage.
20L’un des archéologues rencontrés travaille sur le foncier médiéval. Ses recherches nécessitent un va-et-vient entre sources écrites, sources planimétriques et sources archéologiques. Il exploite les indications géographiques et spatiales présentes dans les archives foncières (notamment les indications de voisinage fournies pour chaque parcelle) pour les modéliser sous forme de graphe planaire, afin de produire un document s’apparentant à une photographie aérienne ; cette spatialisation est complétée par du géoréférencement au fur et à mesure qu’on localise précisément les parcelles. La projection cartographique obtenue est donc un document mouvant, en perpétuelle évolution. Et elle est soumise aux limites mêmes des données sur lesquelles elle est construite : on connaît les voisinages entre parcelles mais pas leur contour exact, ni forcément leur emplacement précis. On a donc une forme de carte qui tente de restituer un parcellaire mais qui ne représente pas un territoire stricto sensu.
21Un peu comme avec l’archéothèque, le chercheur mobilise ici des sources secondaires qui lui permettront de former une représentation, mais jamais une re-création à l’identique.
22Un des axes de travail du laboratoire étudié, Traces, porte sur les archives d’archéologues. Plusieurs membres de l’équipe ont participé à des programmes internationaux (area6), nationaux (aci Breuil7) ou locaux (numérisation du fonds Lartet8).
23Il s’agit d’identifier et de traiter les documents (carnets de terrain, relevés, notes, photographies, plans, cartes, croquis…) et, le cas échéant, les objets et échantillons réunis par d’anciens archéologues amateurs ou professionnels et souvent conservés par leur famille.
24On retrouve ici la mise en œuvre des trois niveaux (objets/ méthodes/ acteurs) cités plus haut. Un premier souci, en effet, se manifeste à propos de carnets de terrain, relevés et prélèvements que Traces a pu collecter au travers de ces enquêtes ; dans ce cas, l’objectif est de préserver ces données de terrain qui documentent des sites aujourd’hui disparus ou inaccessibles, et de les mettre à disposition de la communauté ; un travail d’inventaire et de conservation permet de garantir cet accès aux données.
25La deuxième préoccupation est de contribuer à l’histoire de la discipline et d’éclairer la définition du savoir archéologique. Ainsi, dans le cas précis d’un fond d’échantillons et de relevés, non seulement les données de terrain seront préservées, mais on s’attachera également à étudier leur forme en tant que reflet d’un moment du travail d’un archéologue : quelle méthode et quelle organisation des données, quel classement des échantillons, etc. Les choix de forme, de contenu, d’organisation, de classement, sont autant de créations de catégories qui renseignent sur le contexte culturel et le système de représentation. Chaque acte d’archivage est une intervention créatrice de significations sous-jacentes au contenu informationnel des documents archivés.
26La troisième approche, qui fait l’objet d’un développement particulier au sein de l’équipe, s’attache spécialement aux archives écrites et notamment aux correspondances. Son propos est de retracer les cercles et réseaux dans lesquels s’est inscrite la pratique de l’archéologie, et de découvrir aussi les conflits et enjeux sous-jacents.
27Les entretiens ont permis, comme on vient de le voir, de relier la production documentaire des archéologues aux enjeux et problématiques fondamentaux de leur discipline. Mais ils ont également été l’occasion d’aborder des questions plus génériques sur la manière dont les chercheurs conçoivent leurs archives, et sur les conditions matérielles dans lesquelles ils les produisent et les conservent (ou pas). Le petit nombre d’entretiens, et le poids de facteurs individuels dans les réponses à ce type de question, interdisent toute généralisation ; en revanche, en tant que témoignages individuels, ils peuvent contribuer à alimenter les pistes de recherche actuelles autour de la problématique des archives scientifiques. Les deux axes forts qui ont émergé de ce point de vue sont d’une part le rapport public/privé avec son corollaire la question de la transmission, d’autre part l’usage de l’informatique et la matérialité nouvelle qu’elle impose.
28La littérature professionnelle archivistique (Charmasson, 2006 ; Le Brech, 2008 ; Welfelé, 1998) a, de longue date, identifié deux obstacles à la collecte et à la conservation des archives de la recherche :
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la méconnaissance, qui n’est pas spécifique au monde de la recherche, de ce que recouvrent les archives ; le terme étant généralement compris comme « vieux papiers », on n’a pas forcément conscience que les documents qu’on produit quotidiennement soi-même sont aussi des archives ;
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- 9 « Les archives publiques sont les documents qui procèdent de l’activité, dans le cadre de leur miss (...)
la confusion, pour certaines catégories de producteurs d’archives, entre sphère publique et sphère privée. En droit9, les documents produits ou reçus par des chercheurs du secteur public dans le cadre de leur activité de recherche publique sont des archives publiques stricto sensu, ce qui implique qu’elles soient conservées et gérées de manière conforme à la législation sur les archives publiques. Mais en pratique, la loi est largement méconnue et ne s’applique pas de manière rigide. De fait, on confond souvent archives publiques et archives institutionnelles. L’idée couramment répandue est que seules les archives d’une instance ou d’un service administratif sont « publiques » ; inversement, les documents produits par les chercheurs sont souvent revêtus d’un caractère personnel, et perçus comme objets d’un individu ou d’un groupe d’individus. De plus, la porosité fréquente entre espace professionnel et espace privé du chercheur rend difficile une démarcation nette (par exemple, brouillons et notes rédigés au domicile personnel et sur du temps « privé »…).
29Les questions posées sur ces points lors des entretiens ont appelé des réponses nuancées. L’identification formelle de ses notes, brouillons, carnets et documents divers comme archives semble, pour un chercheur, attachée à la notion de transmission. La question se pose peu tant que l’usage des documents reste entre soi et soi. C’est à partir du moment où on envisage leur usage par d’autres que s’installent les conditions d’une « mise en archives ». Et cette perspective peut découler de motivations diverses. L’une d’elles est la conscience que cette masse documentaire, bien organisée, peut fournir des données exploitables à d’autres chercheurs, voire qu’elle amorce un travail à poursuivre par d’autres ; on est là dans une démarche de tradition, au sens étymologique du terme. Une autre motivation peut être la recherche d’une forme de validation conférée par la translation à une institution ; on se situe alors davantage dans des processus de reconnaissance d’une carrière et d’une œuvre, à travers leur intégration à une mémoire collective symbolique. À l’inverse, le sentiment que ses propres travaux ne sont pas susceptibles d’intéresser la communauté, ou encore un rapport très affectif aux documents qu’on a produits et conservés, peuvent être des freins. Les désirs qui déclenchent ou empêchent ce processus de transmission sont des facteurs éminemment personnels. Seul un paramètre semble objectivable : le moment auquel intervient la transmission. Car mettre en archives, c’est aussi mettre à distance ; d’aucuns diront, se dessaisir, passer la main, tourner la page… C’est en tout cas l’après : on n’y procède qu’une fois la recherche terminée. Il y a un transfert qui s’opère à froid. Il peut s’accompagner d’une remise en ordre, d’un tri, d’une organisation a posteriori des documents : les archives « pour transmettre » n’ont pas toujours le même contour que les archives « pour travailler », quelles qu’aient été les raisons de cette revisite.
30C’est aussi une des figures de la transmission qui est à l’œuvre quand on oppose archives publiques et archives privées. Car pour les chercheurs interrogés, la différenciation public / privé ne se pose pas exactement en ces termes ; c’est plutôt une différenciation collectif / individuel qui a été mise en avant. Par exemple, pour les archives des fouilles, sont considérés comme « archives officielles » (sic) le dossier de demande d’autorisation déposé à la drac, les pièces administratives et financières, les contrats et conventions, les documents liés à la gestion matérielle du chantier (emploi et suivi du personnel, logistique, locaux, approvisionnement etc.), mais également les relevés, photos, enregistrements effectués durant le chantier, les rapports et analyses complémentaires demandés à des experts, les cartes et la synthèse finale. Sont inversement assimilés à des papiers personnels tous les documents dont l’utilisation est individuelle, tels que carnets de terrain, notes de travail, bibliographie et tirage d’articles, versions intermédiaires du rapport et échanges avec les co-rédacteurs. Le discriminant en l’occurrence n’est donc pas seulement le caractère institutionnel des documents, mais aussi le caractère collectif de leur production et/ou de leur usage. Tout se passe comme si l’altérité était la notion clé pour qu’un document ne soit plus perçu comme un papier personnel mais comme élément d’un corpus d’archives, à ce titre potentiellement transmis à un tiers, qui en aura peut-être un usage différent.
31La porosité entre sphère publique et sphère privée se traduit aussi géographiquement : les archéologues ont des lieux de travail multiples : le bureau est, pour les personnes interrogées, le lieu central. Mais les chantiers, ou les archives, ou le laboratoire, ou les bibliothèques, sont aussi des espaces de travail. Et pour certains, le domicile privé l’est aussi. Il est intéressant de noter que les pratiques documentaires semblaient coller aux différenciations spatiales : pour ceux qui cloisonnent espace professionnel / espace privé, la présence de documents de travail au domicile n’est jamais que transitoire, et même les lectures professionnelles sont différenciées (sur le lieu de travail, les articles les plus spécialisés ; au domicile ou sur le temps privé, les ouvrages et essais appelant à des réflexions plus générales). Inversement, un chercheur travaillant sur divers lieux peut avoir des documents de travail chez lui comme au bureau.
32La posture de transmission est le moteur du processus que Ketelaar appelle « l’archivalisation » (Ketelaar, 2006) : « le choix conscient ou inconscient (déterminé par des facteurs sociaux et culturels) qui fait qu’on considère que quelque chose vaut la peine d’être archivé ».
33Dans cette forme de nomadisme, l’informatique est perçue comme le moyen de transporter ses archives avec soi. Pour toutes les personnes interrogées, elle est devenue l’outil essentiel, et tous recourent à des applications leur permettant de gérer des bases de données et d’images et/ou des systèmes cartographiques. Certains se sont même investis dans le développement et le codage d’applications complexes, leur permettant de traiter de grands volumes de données et d’établir des projections à partir de ces données. Cette dimension fondamentale dans leur travail ne fait pour autant pas encore l’objet d’un socle commun de formation initiale ou continue. Chacun s’est formé « sur le tas », en fonction des opportunités et des besoins. Il n’y a pas de stratégie collective institutionnalisée ; il s’agit de démarches d’autoformation, qui recourent à du partage d’expériences et de savoir-faire dans des espaces d’échanges informels, tels que les forums ou les listes de diffusion. Et quand il existe des outils informatiques communs portés par l’université, tels l’environnement numérique de travail, les archéologues interrogés s’en révèlent utilisateurs intensifs – et avertis.
34L’usage intensif de l’informatique ne signifie pas pour autant une dématérialisation. Presque tous possèdent un ou plusieurs disques durs externes, et ont à travailler sur des machines différentes. Leurs documents sont donc stockés sur des supports physiques, qu’ils transportent au besoin. Cela implique aussi, si besoin, un travail très matériel de synchronisation des données entre les divers disques et postes. Tous travaillent sur des corpus très volumineux de données numériques, et exclusivement numériques : photos numériques, cartes et calques électroniques, bases de données, reproductions digitales de documents d’archives… Leur courrier est presque exclusivement électronique. La rédaction de leurs articles et rapports s’effectue aussi directement sur ordinateur. L’usage du papier résiste pour les formes d’écriture nécessitant un support léger et maniable : relevés et notes de fouilles, cahier pour les prises de notes en réunion ou en rendez-vous (cahier qui est conservé), feuilles volantes ou post-it utilisés comme aide-mémoire ponctuels (et qui sont jetés), impressions pour correction ou visualisation.
35La gestion de cette masse de documents électronique exige un travail rigoureux : rangement régulier du bureau virtuel et classement des fichiers dans les dossiers, copies régulières pour assurer la sauvegarde, transfert et recopie de certains fichiers pour constituer des corpus (par exemple, intégration des mails à des dossiers documentaires thématiques), gestion des versions successives des documents, écriture collective et gestion des modifications… Paradoxalement, l’archivage électronique est un objet de préoccupation, bien d’avantage que l’archivage papier qui semble plus « naturel » ; et c’est dans ce travail d’organisation et de conservation des fichiers que se forme, plus tôt qu’avec le papier, la possibilité de transmettre. La prévalence de l’informatique peut donc supporter un glissement de perspective, et conduire les chercheurs à percevoir plus nettement leurs propres archives.
36Pour conclure, nous essaierons de dégager quelques caractéristiques de l’archéologie en matière d’archives, en rapportant les leçons tirées de ces entretiens aux problématiques actuellement débattues concernant les archives de la recherche (Muller, 2006). Une première spécificité retient d’emblée l’attention : la perception et la place des archives de la discipline ; l’archéologie, en vertu sans doute de sa tradition mémorialiste, s’intéresse à ses propres archives, les recherche et les exploite, non seulement pour les connaissances et les données qu’elles contiennent, mais aussi pour l’histoire de la discipline qu’elles retracent. Cette perception dynamique des processus d’archivation la caractérise par rapport à d’autres disciplines moins sensibles à cette problématique.
37La seconde concerne la transmission des données de terrain : on l’a vu, c’est un impératif en archéologie. La tradition de l’archéologie française a longtemps été de rendre publiques des masses de données même peu structurées (par exemple, pour les cas locaux, au travers de la forme monographique longtemps plébiscitée). Là encore, cette démarche la distingue de nombre d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Car pour d’autres chercheurs, ouvrir à la communauté l’ensemble des données brutes sur lesquelles on a travaillé, c’est être en tension entre deux exigences : d’une part, on prend le risque de s’exposer à une remise en question de ses interprétations et de ses conclusions, et on craint voir des tiers s’approprier le fruit d’un long travail d’enquête et/ou de récolement ; d’autre part cette publication des données peut aussi être considérée comme garantie de scientificité, et doit s’accompagner de tous les éléments permettant d’expliciter le contexte de recueil des données. De ce point de vue, l’archéologie, cultivant l’interdisciplinarité, croisant les intervenants et préservant des données de terrain aussi détaillées que possible, paraît parfois à rebours des pratiques et conventions d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Et en archéologie préhistorique, les modalités de publication tendent même à se calquer sur celles qui prévalent en biologie par exemple : adjonction à l’article d’un document annexe contenant les données brutes, et souvent les démonstrations de ce qui est affirmé dans le corps de l’article.
38La troisième particularité interroge la rupture traditionnelle entre l’article scientifique et tout ce qu’il y a en amont ; cet amont, ce sont les archives qui témoignent des fausses routes, des intuitions, des retours, des tâtonnements, des hypothèses, bref de toutes les aspérités et difficultés du processus de recherche que l’article va lisser et édulcorer en se consacrant au résultat final : la « science de jour » éclipsant la « science de nuit » selon la formule de F. Jacob. Cette rupture commence déjà à être battue en brèche par des dispositifs comme les archives ouvertes, qui brouillent les typologies habituelles, mais elle reste prégnante. Dans le domaine des sciences expérimentales et des sciences et techniques de l’ingénieur, les frontières sont également grignotées avec, en biologie par exemple, la publication des materials and methods dans un fichier joint aux articles électroniques. Mais dans le domaine des sciences humaines et sociales, il semble que l’archéologie compte parmi les disciplines les plus rapides à adopter une nouvelle représentation, selon laquelle l’article ne résumerait pas à lui seul un processus et ne serait complet qu’accompagné des documents et données sur lesquels il s’appuie.
39Au regard des autres articles qui composent ce numéro, il est intéressant de souligner comme l’archéologie associe des pratiques issues d’univers de recherche différents, et comment ses connexions avec des disciplines et des milieux de nature très diverse aboutissent à une « conscience d’archives » plus développée et plus complexe que dans d’autres champs des sciences humaines et sociales.