1Dans le domaine de la santé publique, nous vivons sans doute une période qui commence à tirer les leçons de la décennie 1990 durant laquelle l’action publique a connu des bouleversements sous l’effet conjugué de l’harmonisation des règles européennes et des crises sanitaires qui posèrent à l’Etat le problème de sa responsabilité sociale et juridique à l’égard de sa fonction de préservation des populations. La naissance des agences sanitaires à la fin de cette décennie a opéré un glissement de la problématique de santé publique vers celle de sécurité sanitaire (Buton, 2008) redéfinissant de façon tangible les rôles et les prérogatives des professionnels de la santé. Les systèmes normatifs qui accompagnent ce mouvement empruntent aux modes de certification développés dans les industries qui procèdent d’une autre rationalité que les normes administratives.
- 1 L’étude repose sur plusieurs enquêtes réalisées entre 1998 et 2007 dans des abattoirs et industries (...)
2Dans cette perspective, la contribution s’intéresse aux rôles respectifs des pharmaciens et des vétérinaires qui exercent leur activité dans les industries pharmaceutique et agroalimentaire1. Sur le long terme, ces deux groupes professionnels ont réussi à pérenniser leur présence en encadrant l’industrialisation et l’élaboration de normes sanitaires en adéquation avec leurs savoirs spécifiques. Leur emploi dans l’industrie est devenu tant nécessaire sur le plan technique qu’obligatoire sur le plan légal, mais selon des préceptes différents. Les pharmaciens ont initié des démarches « volontaires » transposées ensuite en normes réglementaires, tandis que les vétérinaires ont promu un contrôle administratif avant d’accompagner des normes fondées sur l’autocontrôle industriel. Les deux groupes ont une mission officielle de santé publique dans les espaces de production mais les premiers sont salariés des entreprises dans lesquels ils occupent des postes à responsabilité alors que les seconds sont des agents assermentés de l’Etat, représentant une instance permanente de contrôle. Les savoirs qu’ils ont su mobiliser pour acquérir ou conserver une forme de monopole d’exercice sont actuellement menacés par d’autres acteurs professionnels, par la montée en puissance de systèmes normatifs « hybrides » et par l’évolution des politiques de santé publiques contemporaines.
- 2 Statistiques de l’Ordre national des pharmaciens, 1er janvier 2009 ; statistiques de l’Ordre nation (...)
3Les apports récents des travaux sociologiques portant sur les liens étroits qui nouent les professions aux politiques publiques (Le Bianic, Vion, 2008 ; Schweyer, 2007 ; Demazière, Gadea, 2009) revisitent de façon stimulante l’écologie des professions d’Andrew Abott (2003) associant leur fortune aux alliances passées avec l’Etat. Mais dans ce cadre, les études sur les professions aux cursus universitaires restent encore souvent dissociées de celles qui portent sur le monde industriel (Dubar, Tripier, 1998). Leur rôle et leur influence sur les processus d’industrialisation sont assez méconnus si on les compare aux pratiques qui établissent une relation directe des professions de santé aux publics ou aux espaces légitimes (Freidson, 1984 ; Strauss, 1992 ; Peneff, 1992). Le référent des professions « établies » reste encore libéral en termes d’identité, et médical dans le champ de la santé. Il est donc opportun de s’intéresser à ces segments professionnels que sont les praticiens en industrie, relativement marginaux et dominés dans le champ professionnel. Les pharmaciens industriels ne représentent que 4,6 % du corps professionnel (3 318 sur 72 509 en 2008) et les inspecteurs vétérinaires, 14 % (2 157 sur 15 319 en 2008)2. Si peu nombreux soient-ils, ces groupes sont aussi analysés ici pour leur dimension heuristique : » en partant de la différenciation des conditions d’exercice pour dégager les propriétés de l’unité de la pratique des groupes professionnels » (Chapoulie, 1973). Il s’agit bien de mettre en relation les activités de contrôle, les usages pratiques du savoir et les positionnements statutaires à partir des « articulations entre logiques professionnelles et politiques publiques » (Schweyer, 2007).
4Par quel processus ces groupes, en tant que membres de professions établies, ont-ils légitimé leur présence en industrie et contribué à la production de normes sanitaires ? Dans quelle mesure la mise en œuvre des politiques de santé publique a pu prendre appui sur l’action de ces groupes professionnels ? Pour répondre à ces questions, le plan de l’article suit une trame chronologique et comparative qui établit des phases normatives correspondant à des étapes d’industrialisation et de positionnement professionnel dans le domaine du contrôle sanitaire. Dans un premier temps, on montre comment les pharmaciens et les vétérinaires s’imposent du xixe siècle à l’entre-deux-guerres comme acteurs prépondérants de la santé publique face aux empiristes et comment ils encadrent la production industrielle dans un environnement juridique quasi-inexistant. La période suivante, des trente glorieuses aux années 1980 est marquée par un repositionnement du monopole d’exercice face à la montée des impératifs économiques et productifs qui modifient le rapport aux missions historiques. Le développement de normes sanitaires à tous les stades de la production renforce la présence et les prérogatives professionnelles. Les vétérinaires et les pharmaciens se rendent indispensables en permettant aux industriels d’établir des « barrières à l’entrée » à la mesure de la sophistication des systèmes normatifs. Plus récemment, depuis les années 1990, ces deux groupes professionnels semblent dessaisis de leur l’activité de régulation par le contrôle sanitaire au profit de systèmes normatifs procéduraux qu’ils ont contribué à élaborer. Leur légitimité se trouve concurrencée par d’autres acteurs, voire directement remise en cause, au point qu’il est possible de s’interroger sur la réversibilité de leur établissement professionnel.
5L’intervention des pharmaciens et des vétérinaires dans le contrôle de l’industrialisation s’effectue du xixe siècle jusqu’au début du xxe siècle au nom de la santé publique. Il s’agit de garantir des conditions sanitaires satisfaisantes pour la production de viande ou de médicaments dans une période où la liberté d’entreprise est jugée préjudiciable à la santé. Ce faisant, ils imposent le recours à leur savoir, qualifiant les problèmes à résoudre, définissant des modes de contrôle spécifiques contre les savoirs empiriques et les intérêts marchands, s’imposant finalement comme les seuls garants de la santé publique au point d’assurer les directions technique ou administrative des établissements.
- 3 Le Codex est le recueil des formules pharmaceutiques officielles approuvées par l’Académie de médec (...)
6En France, la fabrication de produits pharmaceutiques est historiquement rattachée à l’officine. Par la loi de 1803, les pharmaciens obtiennent l’exclusivité de la fabrication des « préparations magistrales » et de la propriété des établissements pharmaceutiques. Ce monopole vise d’abord à contrer l’installation d’ateliers d’herboristes et de droguistes conduisant à la multiplication de préparations non répertoriées au Codex3. Il n’est remis en cause qu’au dernier quart du xixe siècle, durant lequel des industriels (des pharmaciens ayant développé leur ateliers officinaux, mais aussi des chimistes et des inventeurs de machines) élaborent des procédés de fabrication en série. La menace que représente le développement de « spécialités » industrielles sur le monopole des pharmaciens officinaux incite ces derniers à s’opposer à leur reconnaissance légale. Ils mettent en avant une garantie de la qualité des produits que seuls le diplôme et la déontologie professionnelle peuvent conférer. Ils insistent sur le danger qu’il y aurait à confier la fabrication à « des personnes engagées dans une affaire purement commerciale et qui n’ont vis-à-vis du public des obligations impérieuses à remplir » (Gaudillière, 2005). Dès lors, une ligne d’opposition se formalise durablement entre les pharmaciens officinaux « intègres », garants de la santé publique, et les professionnels dévoyés, qui ne valent guerre plus que les empiriques. Cette situation se traduit par une absence de statut légal pour les établissements industriels et les spécialités qui y sont fabriquées. Dans l’entre-deux-guerres, l’industrie cherche à se faire reconnaître auprès des autorités publiques et du milieu médical en faisant appel au savoir pharmaceutique. De nombreux pharmaciens sont embauchés, « qui élaborent eux-mêmes les procédures de contrôle » (Chauveau, 1999). Ils développent des tests de toxicité et des contrôles standardisés pour faire valoir les avantages de la fabrication industrielle sur celle de l’officine, insistant sur la réduction des coûts, la meilleure fiabilité sanitaire et technique de spécialités fabriquées et contrôlées en séries. Ainsi, un projet normatif « volontaire » émerge, qui n’est plus fondé sur le savoir incorporé du praticien mais sur une qualité sanitaire définie selon des protocoles que l’industrie tente de faire avaliser sur le plan réglementaire. La mobilisation de pharmaciens par l’industrie incite le reste de la profession à s’organiser sur le modèle de la médecine humaine. Dans les débats qui précédent la création d’un ordre professionnel, il s’agit explicitement de « discipliner et organiser la profession pharmaceutique conquise par le capitalisme » (Chauveau, 1999). De leur côté, les industriels insistent sur l’ouverture nécessaire du secteur aux capitaux privés pour faire face à la demande croissante de produits de santé. Finalement, la loi de septembre 1941 qui crée l’Ordre des pharmaciens (dont les membres sont désignés par le gouvernement) supprime également le monopole de la propriété. Mais elle exige en retour que les directions techniques soient exclusivement confiées à des pharmaciens. Cette perte du contrôle financier est vécue comme une atteinte directe au monopole pharmaceutique. Et l’Ordre reconstitué le 5 mai 1945 (cette fois composé de membres élus par leurs pairs) pose en acte fondateur le rétablissement de la propriété pharmaceutique rétablie par l’ordonnance du 23 mai 1945.
7Contrairement aux pharmaciens qui participent au développement de normes « volontaires » validées par l’administration dans les sites pharmaceutiques aux capitaux privés, le rôle des vétérinaires dans la mise en œuvre des politiques de santé publique s’effectue surtout par leur orchestration du contrôle sanitaire des abattoirs publics. Les abattoirs sont créés au début du xixe siècle dans un cadre administratif pour prémunir la population contre les épidémies. Dans une logique hygiéniste, ils sont implantés hors des murs d’enceinte des grandes cités. En 1836, l’académie de médecine est chargée par le gouvernement de mettre en place des conseils de salubrité dans lesquels médecins et vétérinaires siègent pour promouvoir une intervention régulatrice fondée sur une connaissance rationnelle et scientifique (Vigarello, 1999). À l’issue d’enquêtes commanditées par ces conseils, une ordonnance du 1er avril 1838 classe les abattoirs parmi les établissements « dangereux de première catégorie pour la santé et la salubrité publique » au même titre que les hôpitaux. À ce titre, ils deviennent l’objet d’une surveillance sanitaire légale et directe qui va peu à peu être confiée aux vétérinaires.
- 4 ADN, courrier du préfet de Niort au maire en réponse à une demande de contrôle du bétail par la pol (...)
8La cohorte des premiers inspecteurs sanitaires des abattoirs municipaux est bien souvent constituée d’anciens bouchers mais aussi de maréchaux-ferrants et de gardes-champêtres (Muller, 2004). Leur connaissance empirique se trouve discréditée à partir des années 1860 face à la montée en puissance des vétérinaires qui se constituent en professionnels reconnus en empruntant au savoir théorique de la médecine humaine. Les municipalités propriétaires d’abattoirs sont ainsi invitées à faire appel à des vétérinaires par les préfectures et les conseils d’hygiène (dans lesquels officient des vétérinaires) : « Dans l’intérêt de la santé publique, l’autorité locale nommera un inspecteur chargé de vérifier la qualité des bêtes avant comme après l’abat, afin de ne livrer à la consommation que des viandes d’une qualité irréprochable [...]. Cette mission paraît au dessus des connaissances qu’on doit attendre d’un simple surveillant de la police de l’abattoir. Le concours d’un vétérinaire paraît être nécessaire, au moins pour certains cas, dans l’intérêt du public »4.
- 5 AM SM, « Règlement de l’abattoir municipal », signé le 15 mars 1943 par le maire. Approuvé le 4 mai (...)
9Placé sous l’autorité du maire, l’inspecteur vétérinaire devient le garant de la santé publique et se charge de contrôler l’hygiène de l’abattage et des viandes. Dans une logique préventive, il met en œuvre des mesures prophylactiques. Le diagnostic de l’état sanitaire des animaux puis des carcasses et des viscères, toujours en vigueur, s’effectue visuellement et au touché. Les normes techniques de construction et d’entretien des établissements sont établies par les conseils d’hygiène qui définissent des obligations de moyen particulièrement directives sur le plan hygiénique. Ce mode d’intervention des vétérinaires se façonne dans un cadre juridique quasi inexistant jusqu’à la loi du 21 juillet 1881 qui répond à une attente de la profession formulée auprès des autorités par le Grand conseil des vétérinaires de France constitué deux ans plus tôt. La loi fixe la structure administrative de la « police sanitaire des animaux » au sein de laquelle les vétérinaires sont chargés de l’inspection municipale des viandes. Ils constituent avec les médecins les premiers effectifs de cette police dont les prérogatives concernent le contrôle des foires, des marchés et des abattoirs (Vigarello, 1999). Parce qu’elle institue une délégation d’autorité de l’Etat et qu’elle est à l’origine d’une nouvelle catégorie de vétérinaires fonctionnaires, la loi représente une étape importante dans la construction de la profession (Hubscher, 1998). Elle consacre la pratique vétérinaire contre les empiriques dont le savoir fondé sur l’expérience est déclassé en dépit de fortes résistances locales (Muller, 2004). Le rôle des vétérinaires dans la normalisation sanitaire devient central avec la promulgation d’un décret en 1884 obligeant les maires à employer les vétérinaires à temps plein. La loi du 1er août 1905 leur donne les premières bases légales pour pratiquer la saisie des denrées jugées impropres à la consommation. À mesure que grandit l’influence de la profession en matière de recherche et d’expertise sanitaire, les vétérinaires acquièrent davantage de pouvoir et obtiennent souvent la direction administrative des établissements : « Le Maire est assisté de deux vétérinaires inspecteurs, assurant à tour de rôle, par périodes mensuelles, les services d’inspection sanitaire et la direction de l’abattoir »5. Du reste, si le champ d’activités des vétérinaires s’étend, ils demeurent sous l’autorité du maire, nommés par lui et sous sa dépendance (et ce jusqu’en 1965).
10À partir des années 1950, les deux groupes professionnels accompagnent le développement industriel vers la qualité et l’intensification capitalistique pour la pharmacie, vers la production de masse pour l’agroalimentaire. La présence permanente et réglementée est définie selon ces objectifs et les équipes de pharmaciens sont tenues d’encadrer les démarches qualité, tandis que les effectifs vétérinaires sont déterminés en fonction des volumes produits. La gestion de véritables équipes de professionnels dans les entreprises, entraîne une certaine division du travail, un accroissement des prérogatives et une diffusion des règles sanitaires normatives plus étendues, dont la maîtrise et la gestion rendent toujours plus nécessaire le recours aux savoirs professionnels.
- 6 À partir de cette période, la menace concurrentielle que représente une réglementation financière t (...)
- 7 CAMT, Moniteur des pharmaciens, 14 février 1976.
- 8 CAMT, Produits et problèmes pharmaceutiques, 11 novembre 1967.
- 9 CAMT, Produits et problèmes pharmaceutiques, 11 novembre 1967.
11Le rétablissement de la propriété pharmaceutique en mai 1945 est rapidement critiqué par les industriels qui la jugent inadaptée pour drainer des capitaux nécessaires à la croissance économique et au développement technologique national6. Le changement s’opère suite à « l’affaire du Stalinon », produit par un pharmacien d’officine associé à un fabricant de produits chimiques, qui entraîne le décès d’une centaine de personnes en 1953. Après une longue polémique et un procès retentissant, l’industrie est présentée comme meilleure garante de la santé publique que les fabricants officinaux. L’ordonnance du 23 septembre 1967 signe la fin du monopole financier, précisant que le capital des sociétés pharmaceutique peut intégralement appartenir à des « non-diplômés ». Mais parce que les pharmaciens sont reconnus pour leur rôle prépondérant dans l’amélioration de la qualité sanitaire, l’ordonnance rend obligatoire la désignation d’un pharmacien au sein des conseils d’administration. Nouvelle entité légale, le « pharmacien responsable » devient le garant de la santé publique dans l’entreprise. Mais rapidement, certains pharmaciens se plaignent de leur isolement et des pressions qu’ils y subissent au sein des équipes dirigeantes7. Le groupe professionnel se mobilise et obtient avec le recours de l’Ordre – assez réticent habituellement à intervenir dans la filière industrielle – un renforcement de son contingent légal dans les sites de fabrication8. Ainsi, le décret du 2 janvier 1969 stipule que tout « acte pharmaceutique » doit être effectué sous la surveillance des pharmaciens responsables, c’est-à-dire les achats et le contrôle des matières premières, les opérations de fabrication, le contrôle des produits, la préparation des commandes, le magasinage, la vente et la délivrance. L’étendue du champ d’intervention oblige les entreprises à recruter de nombreux pharmaciens assistants de telle sorte qu’un monopole « fonctionnel » est maintenu dans les entreprises. Les effectifs réglementés des pharmaciens assistants sont déterminés au prorata du nombre de salariés. Le groupe réussit ainsi à pérenniser sa présence et à élargir les débouchés pour les jeunes diplômés (ayant suivi les filières « industrie » nouvellement créées) en leur attribuant des fonctions de contrôle, « celles que les pharmaciens sont les plus capables d’assumer à la sortie de la faculté sur des postes qui correspondent à leurs formations »9.
12Durant cette période, les prérogatives s’ajustent dans un rapport négocié, souvent conflictuel, entre pharmaciens d’officines, pharmaciens industriels, entrepreneurs et autorités publiques. Les pharmaciens industriels s’octroient un rôle central dans les entreprises en définissant des protocoles de contrôle sophistiqués pour encadrer la fabrication. Les dispositifs qu’ils mettent en œuvre sont repris par l’administration qui institue en 1978 les « bonnes pratiques de fabrication » (BPF) qui concernent la gestion et le contrôle de la qualité, l’encadrement du personnel, la conformité des locaux et du matériel, la documentation, la production. Du ressort exclusif des pharmaciens, les BPF sont inscrites aux conditions d’obtention d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). Le statut primordial de la qualité dans cette industrie est entériné par le décret du 20 septembre de la même année puisque les pharmaciens responsables doivent justifier d’un exercice professionnel préalable d’au moins un an en tant qu’analyste qualité : « On constate ainsi que, curieusement, le contrôle de qualité est privilégié par rapport aux activités de production » (Dillemann et al., 1992). À moyen terme, le renouvellement des normes procédurales et leur incorporation dans les pratiques professionnelles entretiennent une culture partagée de la qualité. Dans ce cadre, la poursuite d’objectifs commerciaux ou productifs n’est pas rendue incompatible avec la mission de santé publique confiée à l’industrie pharmaceutique qui, en retour, se situe sur un marché protégé qui repose sur la fixation d’un prix du médicament marginalement déterminé par le coût de fabrication (Grandfils, 2007). Dans ces conditions, les entreprises et leurs pharmaciens s’accommodent bien de ce prima de la qualité sanitaire sur toute autre exigence, notamment productive.
- 10 SEMVI, Textes officiels et réglementaires sur les abattoirs, Paris, 1984.
13Au sortir de la deuxième guerre mondiale, alors que le rationnement de la population ne cesse qu’en 1948, les autorités programment une relance économique productiviste de l’agroalimentaire. Dans les abattoirs publics administrés par des vétérinaires, l’organisation du travail n’a pas été conçue dans cette optique mais seulement selon des considérations hygiénistes. La principale difficulté des autorités et des vétérinaires consiste à concilier les missions de santé publique et l’économie de marché. Sur la période 1948-1965, les plans de modernisation des abattoirs privilégient l’agrément des établissements qui augmentent leurs productions annuelles. Pour tenir les objectifs, les municipalités confient la gestion de leurs locaux à des sociétés privées afin de promouvoir une efficacité industrielle (Muller, 2008). L’usage établi d’une administration vétérinaire se perd en dépit des protestations de la profession corps qui estime ne plus pouvoir accomplir sa mission dans de bonnes conditions. Pour répondre à ces préoccupations et accompagner le passage de la filière bovine vers l’économie de marché, la législation sanitaire est adaptée et les prérogatives des vétérinaires sont accrues dans les sites privés. Un double mouvement s’opère ainsi dans les années 1960 qui consiste à encadrer l’arrivée des établissements industriels privés et à libérer les services vétérinaires de la tutelle municipale. La circulaire du 21 novembre 1961 adapte le contrôle sanitaire aux abattoirs privés en donnant aux vétérinaires des moyens d’intervention qu’ils n’avaient pas jusqu’alors. Au-delà de leurs prérogatives historiques, leur champ d’action s’étend à trois domaines de responsabilité : i) la normalisation sanitaire des conditions d’installation et d’équipement ; ii) l’hygiène des locaux, du personnel et des techniques d’abattage et de découpe ; iii) le contrôle et l’agrément sanitaire de tous les produits transformés destinés à la consommation, en plus de l’inspection des animaux et des carcasses. Pour renforcer le dispositif, des laboratoires départementaux d’analyses bactériologiques sont créés afin de contrôler la qualité sanitaire des procédés. Mais, toujours selon la circulaire de 1961, pour ne pas entraver la libre entreprise, les prescriptions sanitaires dans les sites privés doivent s’appuyer sur « des méthodes peu coûteuses »10. La loi du 8 juillet 1965 sur la modernisation du marché de la viande crée un service national d’hygiène alimentaire dans lequel le corps vétérinaire est placé sous la tutelle directe du ministère de l’Agriculture et non plus des municipalités. Deux profils de vétérinaires se dessinent : dans les abattoirs municipaux, ils continuent souvent d’administrer l’activité tandis qu’au sein des sites privés, ils représentent une instance de contrôle externe tenue de s’adapter aux exigences de rentabilité. Dans les deux cas, ils accompagnent l’unification nationale des règles sanitaires. Pour répondre à l’augmentation des missions, un statut de technicien vétérinaire est créé en 1971 afin de seconder les inspecteurs dans le contrôle in situ des sites industriels. Contrairement à la présence réglementée des pharmaciens basée sur l’encadrement à la qualité du personnel, les effectifs vétérinaires sont définis en fonction des tonnages de viande produits. Les équipes varient de 5 à 20, voire 30 agents dans les sites dont les capacités productives dépassent 200 000 tonnes par an. Les équipes vétérinaires travaillent sur les chaînes d’abattage et les ateliers de découpe tandis que les bureaux des services sont domiciliés dans les usines. Dès les années 1980, l’administration prend conscience de la lourdeur du dispositif et de l’obsolescence des mesures de surveillance dans les usines à haut rendement : les sous-effectifs de fonctionnaires obligent déjà à faire appel à des vétérinaires libéraux et des techniciens non titulaires, payés à la vacation.
14La période récente, marquée par l’ouverture des marchés et par des crises sanitaires d’ampleur, tend à unifier les formes de surveillance vers des systèmes d’autocontrôle qui visent à aligner davantage les normes de santé publique sur le modèle normatif par certification. Les prérogatives professionnelles sont recentrées. Les pharmaciens tentent de corriger le système qualité procédural et bureaucratisant qu’ils ont développé et qui représente dorénavant un danger vis-à-vis de la singularité de leur rôle. Tandis que les vétérinaires – dans un contexte de réforme des politiques publiques – connaissent une remise en cause de leur mode d’intervention, jugé inadapté au principe d’autocontrôle et de responsabilisation des industriels (dont ils assurent pourtant la mise en place localement).
15La situation dans l’industrie pharmaceutique change dans les années 1990. Les retombées de l’affaire du sang contaminé posent à nouveau la question de la responsabilité juridique de l’Etat. Les missions pharmaceutiques sont réorganisées par la création de l’Agence Française de sécurité sanitaire des produits de santé (l’AFSSAPS). Son but est de « réformer un système d’autorisation de mise sur le marché jugé peu efficace et un système de prix administrés limitant les profits des firmes et décourageant la recherche thérapeutique » (Benamouzig, Besançon, 2005). Ce mouvement s’inscrit dans un processus d’harmonisation international des normes qualité pour favoriser les échanges commerciaux. L’organisation qui en découle, composée d’experts gouvernementaux et de sociétés multinationales est connue sous le nom d’International Conférence of Harmonisation of Technical Requirements for Registration of Pharmaceuticals for Human Use (ICH). Elle convertit les systèmes normatifs nationaux en normes commerciales de certification qui ne correspondent plus seulement à des problématiques de santé publique. Dans ce cadre réglementaire changeant qui exerce une contrainte forte sur la commercialisation de nouveaux produits, les grands groupes pharmaceutiques révisent leurs politiques économiques pour maintenir un niveau de profitabilité élevé (Depret, Hamdouch, 2001). Une des tendances consiste à développer la recherche et le développement, et à externaliser la fabrication des produits pharmaceutiques. Les grands laboratoires revendent certains de leurs sites de fabrication à des sociétés sous-traitantes dont les résultats dépendent plus directement de l’amélioration de la productivité et de la baisse des coûts de fabrication (Muller, 2009). Le changement de statut de ces sites s’accompagne d’une pression productive toujours délicate à mettre en œuvre car l’activité pharmaceutique repose sur une contrainte sanitaire intégrée qui fait sa singularité.
16Dans une usine de fabrication de médicaments du Nord de la France, passée à la sous-traitance en 2006, les pharmaciens sont ainsi confrontés aux décisions d’une nouvelle direction soucieuse d’améliorer la productivité du travail et de diversifier les débouchés, en fabricant non seulement des médicaments, mais aussi des produits parapharmaceutiques et cosmétiques non soumis à une AMM. On reproche aux pharmaciens de ne pas savoir manager leurs équipes et de se cantonner au seul rôle d’encadrement du personnel à la qualité. On leur demande d’améliorer la productivité en redéfinissant les standards qualité locaux jusqu’alors en usage. Ils détiennent pourtant un réel pouvoir en interne. En conformité avec le Code de santé publique, ils sont dix-huit (pour 350 salariés) en postes de responsabilité des principaux services (production, fabrication, conditionnement, assurance qualité, affaires réglementaires, développement galénique, technique, logistique, distribution) et quatre d’entre eux siègent avec le pharmacien responsable au comité de direction. Ils s’opposent d’abord à l’élargissement des débouchés en créant un « comité d’éthique » qui – statuant sur les demandes commerciales – refuse au nom de la santé publique les produits « tout venant » les plus éloignés de la « vocation pharmaceutique » du site. Mais rapidement, ils adhèrent au discours de la direction sur la nécessité de repenser un système d’assurance qualité trop rigide. Ils formulent ainsi des critiques à l’égard du one best way sanitaire qui fondait jusqu’alors leur légitimité professionnelle. Ils révisent leur jugement sur les contraintes d’un système normatif procédural qui limite leurs marges de manœuvre. A cet égard, ils dénoncent le processus d’harmonisation des standards internationaux (ICH) qui rigidifie les procédures qualité, à l’encontre des stratégies industrielles : « Les exigences ne font qu’augmenter. Et puis, il y a l’harmonisation. Ça, c’est les ICH. Maintenant, il y a presque une exigence de moyens, alors qu’avant c’était une exigence de résultats. Et ça, ça m’embête. Plus vous rentrez dans le détail et plus vous imposez les moyens. Je vais prendre l’exemple du référentiel des stabilités : il a doublé de volume depuis cinq ans ! Donc forcément, pour respecter tout ça... » (Pharmacienne, responsable de l’assurance qualité).
17Le niveau de qualité jusqu’alors admis est réinterprété dans ces dimensions les plus routinières et irrationnelles, pour être requalifié en termes de « surqualité ». Ainsi, les pharmaciens évoquent une « autre notion de la qualité » ou expliquent que : « la qualité, on la fabrique, on ne la contrôle pas ». Le système procédural qui a conduit les industries pharmaceutiques à multiplier les niveaux de contrôle au point d’en arriver à contrôler à deux, voire trois reprises les opérations d’autocontrôle (comme c’était le cas du site étudié) est dorénavant associé à une forme de déresponsabilisation bureaucratique. Les pharmaciens redéfinissent en interne des standards plus souples qui permettent à leur entreprise de prévoir un certain nombre d’aléas et de variations offrant de nouvelles marges de manœuvre face aux demandes de la commission d’AMM pour la fabrication de nouveaux produits. Ce faisant, ils contribuent à dé-singulariser leur savoir professionnel, au risque de laisser l’expertise aux ingénieurs formés aux procédures de certification de type ICH (dont la dernière en cours de discussion porte sur les systèmes d’amélioration continue dans la lignée d’ISO 9000 version 2000). Ce processus de standardisation des normes, visant autant à garantir la santé publique qu’à apprécier la fiabilité des systèmes productifs, conduit sans doute à une certaine « banalisation de la production pharmaceutique », selon les termes de la vice-présidente de la commission d’AMM. Il représente une nouvelle menace pour les pharmaciens industriels dont le statut monopolistique est spécifique à la France. Car si les directives européennes reconnaissent que le diplôme de pharmacien est qualifiant, seule la France l’admet comme exclusif pour assurer la direction de la fabrication des médicaments. Dans les autres pays, la personne qualifiée peut-être chimiste, biologiste, vétérinaire, médecin, ou ingénieur.
- 11 DGAL, La Sécurité alimentaire par le système HACCP, Ministère de l’Agriculture et de la Pèche, août (...)
18À l’instar de l’industrie pharmaceutique, l’ouverture du marché européen à l’échéance de 1992, puis les crises sanitaires à partir de 1996, entraînent une modification profonde du rôle normatif des vétérinaires dans les abattoirs. Dès 1990, les dirigeants des grandes entreprises oeuvrent pour un assouplissement de la contrainte réglementaire, considérée comme une entrave à la concurrence. De leur côté, les administrations européennes envisagent une harmonisation des normes en dépit de traditions de contrôle différentes. Dans ce contexte, l’administration française et les industriels envisagent d’adopter un nouveau système d’inspection basé sur le modèle Etats-unien d’autocontrôle sanitaire. C’est ce que souligne en 1995, un document de synthèse du ministère de l’Agriculture : « Le rôle très important de l’État dans le système traditionnel actuellement en vigueur soulève une vive critique qui s’est surtout exprimée dans les pays anglo-saxons, où des entreprises mieux structurées que les nôtres sont peu enclines à laisser l’État organiser seul leur système de production […]. Les services publics et l’industrie ne sont pas parvenus à définir et à reconnaître leurs responsabilités réciproques dans les domaines de la santé et la sécurité alimentaire. Les anglo-saxons ont donc développé un système différent du notre qui montre bien que l’industrie doit être responsable de la maîtrise de la qualité et de la surveillance des opérations de fabrications, le rôle de l’administration étant limité à l’évaluation et l’approbation »11.
- 12 USDA, Study of the Federal Meat and Poultry Inspection System, Volume III, Executive Summary, Unite (...)
- 13 L’HACCP (Hazard Analysis and Critical Control Point) est née aux États-unis à la fin des années 196 (...)
19Le document fait référence à une délégation partielle du contrôle sanitaire aux industriels. Il fait également écho au processus initié dès les années 1970 aux Etats-unis, objet d’une longue polémique12. Après avoir dénoncé le caractère subjectif, discrétionnaire et aléatoire du contrôle en abattoir, les fédérations professionnelles réussissent à imposer un modèle « rationnel » de gestion sanitaire confié aux industriels selon des normes de certification privées (Hauter, Nestor, 2000). La directive européenne de 1993, relative à l’hygiène des denrées alimentaires admet : « qu’il convient de conférer aux autorités compétentes des pouvoirs appropriés pour protéger la santé publique », mais : « qu’il convient toutefois de garantir les droits légitimes des entreprises du secteur alimentaire » en laissant davantage de latitude aux industriels. Le retentissement au niveau européen des crises de la « vache folle » en 1996 puis 2000, ne bouleverse pas ce processus en cours, il contribue à accélérer sa mise en œuvre. La création en 1998 de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) procède de la même logique que l’AFSSAPS. La procéduralisation s’accélère avec la promulgation de textes réglementaires dont la croissance est exponentielle. Dans les abattoirs, La liste des produits « contaminants », vecteurs d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), s’allonge au fil des découvertes scientifiques, transformant en profondeur l’organisation du contrôle sanitaire (Bonnaud, Coppalle, 2009). Du fait de la présence des agents vétérinaires dans les lieux de production, l’État et l’industrie s’accusent mutuellement d’être à l’origine des défaillances sanitaires. Une « nouvelle approche » fondée sur la démarche d’autocontrôle par la traçabilité et l’HACCP13 est retenue pour déterminer plus rigoureusement la responsabilité juridique des différents intervenants. L’HACCP est un protocole d’assurance qualité, défini sur le modèle en vigueur dans l’industrie pharmaceutique (Demortain, 2008), qui consiste à faire l’analyse des opérations de transformation des produits alimentaires pour mieux les maîtriser, en vue de leur amélioration continue. Il distingue les objectifs à atteindre (garantie sanitaire et nécessité d’un contrôle public) des moyens techniques pour y parvenir, qui sont laissés à l’initiative des entreprises. La loi du 19 mai 1998 crée de nouveaux délits de mise en danger d’autrui tels « l’omission » et « l’incompétence » (c’est-à-dire la non maîtrise des procédés de fabrication). Ils entrent dans le domaine d’une responsabilité pénale qui devient effective dès lors que la traçabilité et l’HACCP sont rendus obligatoires dans les abattoirs. Le système d’autocontrôle qui en découle contribue à circonscrire la mission des services vétérinaires à l’accompagnement de l’industriel sur le chemin de la responsabilisation à l’égard de ses productions.
- 14 DGAL, Questions réponses sur le « paquet hygiène », 24 avril 2006, 27 p.
20Dans un abattoir de l’Ouest de la France, c’est ainsi au service qualité interne que revient dorénavant la tâche d’élaboration des « plans de maîtrise sanitaire » conformément au système HACCP. Les protocoles d’autocontrôle sont définis par les ingénieurs qualité et leurs équipes qui réalisent des analyses bactériologiques en vue d’améliorer les conditions sanitaires, tandis que le service vétérinaire, composé d’une inspectrice et de vingt-et-un techniciens (en sous effectif selon les règles du Code rural), est cantonné à l’appréciation et à la validation des démarches. Ce système procédural confie donc aux services qualité une part des prérogatives anciennement dévolues aux services vétérinaires. Définis selon un principe de « co-production » et « de co-gestion » des normes, ces changements hypothèquent la mission historique des vétérinaires en abattoirs dont l’activité est discréditée tant par les industriels que par l’autorité administrative, qui ne sait pas comment promouvoir la responsabilisation par l’autocontrôle en maintenant une inspection vétérinaire permanente sur les lieux de production. En avril 2006, pour répondre aux inquiétudes des agents au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation sanitaire, dite « paquet hygiène », la Direction générale de l’alimentation publie un document sur les transformations de l’inspection vétérinaire, annonçant sa disparition à venir, par des termes qui la disqualifient : « Les nouvelles règles autorisent une approche plus moderne fondée sur l’évaluation des risques. […] A l’avenir, les tâches traditionnelles d’inspection des viandes du vétérinaire officiel seront progressivement remplacées par des tâches d’audit. Ainsi, le vétérinaire devra vérifier la mise en œuvre du système HACCP, ce qui comportera une évaluation des points de contrôle critiques, le contrôle des registres journaliers, la vérification de la bonne application des procédures d’hygiène, etc. L’inspection des viandes ne sera toutefois pas privatisée »14.
21Le « paquet hygiène » s’inscrit dans ce mouvement de fond qui consiste à confier aux industriels l’élaboration de protocoles de sécurité sanitaire qui hypothèquent la mission de santé publique des vétérinaires dans les abattoirs, amenés à devenir auditeurs en appliquant à leur propre activité des démarches de certification. La mise en œuvre du New Public Management associée à la Révision générale des politiques publiques (RGPP) s’inscrit dans cette mobilisation d’instruments d’évaluation (Lascoumes, Le Galès, 2005), pour allouer des budgets restreints aux services administratifs, déterminés non plus par missions d’intérêt général mais par projets ou objectifs. Les réductions d’effectifs annoncées et les réformes en cours représentent pour les agents des services vétérinaires de l’Etat une menace directe pour leur existence même, au point qu’ils se sont engagés, à l’automne 2009, dans un mouvement de grève national.
22La mise en écho de ces deux modèles d’industrialisations réglementées est révélatrice des rôles normatifs qu’ont pu jouer les pharmaciens et les vétérinaires afin d’accéder à une reconnaissance institutionnelle, à la fois contre les empiriques, mais aussi parfois contre leur corps professionnel. Elle montre la place des savoirs et des pratiques spécialisées pour légitimer leur intervention dans l’industrie (Le Bianic, Vion, 2008). Ce processus est révélateur de la dimension instrumentale de la normalisation sanitaire, au cœur des transformations contemporaines des politiques de santé publique. Longtemps définies par opposition aux intérêts marchands et capitalistiques, elles ont intégré les modes de gestion et de régulation industriels par la certification. L’hybridation des normes qui en résulte (et dont la genèse est différente dans les deux secteurs étudiés), associant autorités publiques et acteurs privés, contribue finalement à instaurer de nouvelles barrières à l’entrée sur les marchés pharmaceutique et agroalimentaire, bénéficiant aux grandes entreprises privées, seules capables de réaliser les investissements nécessaires pour adapter les outils de production à la sophistication des systèmes normatifs procéduraux. Pour y parvenir, il faut remarquer sur la période récente une asymétrie des problématiques normatives puisque l’industrie pharmaceutique, d’abord définie comme une industrie de la qualité, a dû intégrer une dimension productiviste, tandis que l’industrie agroalimentaire a dû adapter son organisation productive aux rigueurs de la qualité selon l’HACCP. Les agents professionnels, qu’ils soient salariés-dirigeants des entreprises ou fonctionnaires assermentés, ont en commun d’avoir été historiquement investis par l’Etat d’une mission de santé publique qui faisait leur singularité dans ces industries. En dépit de leur statut différencié, ils sont plus ou moins directement menacés par la concurrence du savoir des ingénieurs aux compétences étendues dans le domaine de la rationalité procédurale de certification et dans le domaine du management. La question actuelle est bien celle du maintien de ce qui singularise le savoir de ces professions dans un cadre réglementaire international visant à standardiser les dispositifs normatifs sanitaires nationaux. Leur situation actuelle signe « l’affaiblissement de la place des groupes professionnels » dans les régulations de contrôle (Demailly, De la Broise, 2009). Elle souligne la réversibilité de leur établissement fondé sur un accord passé avec l’Etat pour la définition et la préservation de leurs monopoles d’exercice en industrie.