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Note de recherche

Les trois déterminants des choix de consommation chez les jeunes (famille, satisfaction, matérialisme) dans le cas du téléphone portable

The three determinants of the consump­tion choices among young people (family, satisfaction, materialism) in the case of mobile phone
Germain Barré
p. 107-124

Résumés

L’objet de cet article est l’étude des déterminants des choix de consommation des jeunes français à travers le cas du téléphone portable. Il a été noté à maintes reprises que les jeunes français manquaient d’autonomie dans la sphère publique et étaient plutôt pessimistes quant à leur avenir et l’avenir de la société. Notre but était d’étudier leur aptitude à s’opposer à leur environnement proche, c’est-à-dire dans leur autonomie dans la sphère privée. Pour cela, nous avons mobilisé la méthode de Glaser et Strauss, la théorie ancrée. Trois populations ont été choisies pour leurs caractéristiques suffisamment différentes afin d’observer les similitudes et les différences expliquant le conformisme des jeunes interrogés quant à leur choix de consom­ma­tion. Au final, en combinant trois processus (famille, satisfaction, matérialisme), on expli­que la capacité des jeunes à s’opposer à leur environnement proche, ces processus étant pour la plupart « genres ».

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Texte intégral

1Dans une enquête internationale menée par la Fon­dation pour l’innovation politique sur l’attitude des 16-29 ans (Stellinger 2008, De Singly 2008, Galland 2008, Dagnaud 2008a), on apprend que seulement 22 % des jeunes Français estiment « avoir une liberté et un contrôle sur leur avenir » (soit l’avant-dernière position avant la Russie), 27 % estiment qu’ils auront un bon travail dans le futur (soit l’avant-dernière position après le Japon), 4 % que « l’avenir de la société est prometteur » (soit le score le plus faible) et 26 % pensent que leur propre avenir est prometteur. Par ailleurs, 39 % estiment que « les gens peuvent changer la société » (soit le score le plus faible). 1000 jeunes de 16 à 29 ans avaient été interrogés dans 17 pays, ainsi que 300 personnes de 30 à 50 ans. Anne Muxel (2010) évoque un « double syndrome », mêlant « la défiance et l’absence d’autonomie » qui entame leur vision de l’avenir et leur optimisme, tant en ce qui concerne leur situation personnelle que la société dans laquelle ils doivent prendre place. « Cela me paraît préoccupant. Ils se montrent perplexes et incertains », avance-t-elle (Muxel 2010, 201) ». Nous en expliquions les causes (Barré 2012) avant de nous intéresser à leur capacité d’autonomie dans la sphère privée et plus exactement à leur capacité de prise de décision par rapport à leur réseau proche. C’est l’objet de cet article.

2Nous avons fait l’hypothèse suivante: être en accord avec son réseau proche est satisfaisant et être capable de s’opposer à l’influence de son réseau proche nécessiterait d’être plus satisfait dans sa vie actuelle ou dans certaines activités. Selon plusieurs auteurs, être en accord avec son entourage est satisfaisant (Smith, 1999, 45 et 185; Festinger, 2001; Heider, 1958; Scitovsky, 1978, 58 et 239). Plus généralement, l’approche centrée sur les sources de satisfactions est d’abord justifiée par le fait que les désirs humains sont imbriqués dans les relations sociales d’un individu (Elias, 1991, 14-15 et Blau, 1998, 14). Deuxième justification: l’ensemble des sources de satisfaction semble avoir acquis une légitimité. Le processus de mode (compris ici comme le goût pour le changement) et les media ont eu tendance à niveler l’ensemble des contenus intellectuels, tous les sujets étant traités comme s’ils avaient la même importance (Lipovetsky, 1992, 76) et dans l’ère du vide, tous les plaisirs ont droit de cité (Baudrillard, 1970, 113). Enfin, les jeunes français sont potentiellement concernés par de nombreuses insatisfactions que n’ont pas connues les générations précédentes (addictions, troubles de la conduite, suicides en augmentation).

Méthode

Choix de l’objet de consommation pour évaluer le conformisme

3Le téléphone portable a été choisi pour évaluer le degré de conformisme des jeunes français vis-à-vis de leurs pairs les plus proches i.e. leur capacité d’opposition dans la sphère privée, dans les choix de consommation, activité qui devrait être la plus « libre ». Dans une enquête datant de 2013, tous les 18-24 ans interrogés cette même année disposaient d’un téléphone mobile contre 90% des 12-17 ans et 97% des 25-39 ans (Bigot et al., 2013, 35). L’usage des smartphones est devenu majoritaire en 2012-2013 chez les jeunes et les étudiants: en 2011, 35% des 18-24 ans possédaient un smartphone, 54% en 2012 et 75% en 2013 (id., 42). Pour les étudiants, la proportion de possesseurs de smartphones était de 27% en 2011, 48% en 2012 et 62% en 2013.

4En 2008, la population des jeunes utilisateurs français de téléphones mobiles se distinguait par une grande variété d’usages. Par exemple, plus de 80% des jeunes utilisent leur téléphone mobile comme réveil ou calculatrice, mais il existe aussi des usages très répandus des fonctions multimédias du téléphone: envoi de photos, enregistrement de films, envoi de sms et mms, lecture de mp3, jeux… Les jeunes entretiennent d’ailleurs une relation très personnalisée avec leur appareil, objet d’identité prenant souvent une dimension affective: 75% des jeunes de 15 à 24 ans reviennent par exemple chez eux, le matin, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont oublié leur téléphone, le téléphone mobile étant cité en deuxième rang derrière les clés, mais devant la carte d’identité (Assouline, 2008, 15-16).

5En 2013, sur leur smartphone, 78% des 18-24 ans naviguent sur internet, 66% consultent leurs courriels et 69% téléchargent des applications (Bigot et al., 2013, 104, tabl. 38). En 2013 toujours, 86% des 18-24 ans écoutent de la musique sur internet. La même étude (106) indique que tous les usages liés à internet sont multipliés par deux dès lors qu’on possède un smartphone.

Evaluer le conformisme

6Nous considérons ici qu’un individu est intégré à un réseau de relations par rapport auquel il a des contraintes et des marges de manœuvre (Elias, 1987). Notre démarche pour évaluer le conformisme peut se décomposer en 4 points :

a) En s’appuyant sur l’expérience d’Asch (Asch, 1955; Bond, Smith, 1996, pour une synthèse), nous avons établi des critères pour identifier le réseau proche des interviewés qui exercerait le plus de pression à se conformer;

b) Les portables des interviewés ont été ensuite comparés avec ceux présents dans leur réseau proche. Nous avons choisi de comparer le portable dont ils envisageaient l’achat ou, s’ils ne souhaitaient pas en acheter un, celui qu’ils possédaient actuellement (c’est ce qu’on a appelé le portable de référence);

c) Nous comparions la marque (Iphone, Samsung…) et non les modèles de portable;

d) Il y avait une façon de se conformer de son réseau proche (choisir une marque surreprésentée dans son réseau proche) et deux façons de se distinguer. La première est de ne pas avoir de smartphone et de ne pas en vouloir alors qu’une certaine proportion de son réseau proche en a un. La seconde est de ne pas choisir la ou les marques surreprésentées dans son réseau proche.

7Nous avons souligné précédemment en quoi l’approbation des pairs était en soi une source de satisfaction, ce qui favoriserait les êtres humains à se conformer à leur environnement proche (argument de la satisfaction). La capacité à s’opposer dépend aussi du nombre de personnes contre lesquelles il faut s’opposer (argument du nombre). Nous avons utilisé les résultats de l’expérience d’Asch pour, d’une part, délimiter le réseau proche des interviewés. On a choisi des critères dans le but d’exclure des groupes ne contenant aucun confident et d’éliminer au maximum les groupes ne contenant qu’un ou deux confidents avec des non-confidents car selon l’expérience d’Asch, il est plus facile de s’opposer à l’influence d’une ou de deux personnes. Ainsi, pour délimiter le réseau proche des interviewés, on tient compte de la nature de la relation (confidence ou non) et de la répartition de ces confidents dans les différents groupes. D’autre part, nous avons utilisé les résultats de l’expérience d’Asch afin de définir les critères d’opposition par rapport à l’influence de ce réseau proche dans le cas des smartphones. Le résultat de l’expérience d’Asch que l’on utilise ici est le fait qu’un soutien permet de mieux résister: autrement dit, le fait d’avoir du soutien dans son réseau proche est un signe d’opposition plus faible.

8Par ailleurs, les interviewés ayant des conceptions différentes de la confidence, nous avons cherché à établir des critères permettant de sélectionner des groupes plus importants relativement à d’autres groupes. Le réseau proche des interviewés est ainsi constitué 1) du groupe dans lequel le nombre de confidents déclaré est le plus élevé, 2) du groupe dans lequel le pourcentage de confidents est le plus élevé (avec ce critère, si un groupe est composé entièrement de confidents, il est sélectionné comme faisant partie du réseau proche) et 3) pour tenir compte de l’importance antérieure d’une relation - par exemple, un vieil ami avec qui on a partagé beaucoup de relation -, nous avons ajouté le groupe dans lequel se trouve la personne qui a le plus de contacts en commun avec l’individu sur Facebook. Un confident était défini dans notre étude comme une personne à qui on confie des pensées intimes et qui a toute notre confiance (Ferrand, 2007, 15).

9Nous avons considéré que le portable de référence des interviewés était le portable dont l’achat est envisagé ou le portable actuel s’il n’y a pas d’achat envisagé, ce portable correspondant à l’« état relationnel » de l’individu interviewé au moment de l’entretien. La littérature montre en effet que les individus ont tendance à apprécier le fait d’être en accord avec leur environnement proche. Si l’on veut mesurer le conformisme par rapport au réseau proche, il faut prendre en compte la possibilité de se démarquer par rapport à sa situation relationnelle au moment de l’entretien. Par exemple, si un interviewé possédait un smartphone acheté il y a quelques mois dans une autre situation relationnelle, prendre en compte les intentions d’achat permettait d’évaluer sa capacité d’opposition par rapport à son réseau proche au moment de l’entretien.

10Un produit très cher amène du risque et nécessite des avis extérieurs. Choisir de comparer la marque plutôt que le type de portable est cohérent avec cette recherche de confiance compte tenu du risque pris. Un objet « digne de confiance » est d’ailleurs le premier critère recherché lorsqu’un individu recherche une marque selon une enquête Ad Age/ arc datant de 1999 (enquête citée par Solomon 2005, 280).

11Nous avons identifié une façon de se conformer et deux manières de s’opposer au réseau proche. Pour le conformisme, ce sont les interviewés dont le portable de référence est surreprésenté dans leur réseau proche. 5 marques de smartphones représentant 95% des marques présentes dans le réseau proche, on estimait qu’un interviewé connaissait au moins 5 marques et que, si son portable de référence était présent dans au moins 20% des marques identifiées dans son réseau proche, il n’avait pas choisi de se démarquer (20%= 1/5). Lors de notre étude, nous avons intégré dans cette catégorie 3 cas dans lesquels l’iPhone est le portable de référence: entre 10 et 20% (borne exclue) du réseau proche possède un iPhone et plusieurs membres du réseau proche en possèdent un. Ce sont des cas de « conformité faible avec Iphone et soutiens multiples ». Pour l’opposition, ce sont les interviewés qui ne souhaitent pas posséder de smartphones si une bonne partie de son réseau proche en possède un et ceux dont le portable de référence est sous-représenté ou absent dans le réseau proche ou qui n’est pas un smartphone. Ces deux dernières situations relèvent de ce que Simmel appelait l’imitation à l’envers. Dont s’inspira Tarde (2001, 49: « Il y a deux manières d’imiter, en effet: faire exactement comme son modèle, ou faire exactement le contraire »), Simmel évoquait « l’imitation à l’envers » dans son essai sur la mode pour qualifier l’opposition qui suit la tendance tout en la détournant (Simmel, 1988, 107). Pour Simmel, elle peut s’appliquer à un groupe entier qui pourrait aller contre la tendance générale. Nous nous démarquons de Simmel sur ce point: seule l’opposition au réseau proche nous intéresse et non l’opposition à la marque de smartphone la plus présente en général (iPhone voire Samsung). Un interviewé peut très bien s’opposer à son réseau proche en ayant comme portable de référence un iPhone si cette marque est sous-représentée ou absente dans son réseau proche.

12Deux catégories restent à évoquer: « la résistance avec soutien fort » et le « fou de la mode ». Les premiers ne possèdent pas de smartphone, n’envisagent pas l’achat de ce type d’appareil et une minorité de leur réseau proche possède un smartphone: l’individu se conforme à la position clairement dominante de son réseau proche… qui s’oppose à la tendance « achat de smartphone ». Nous ne pouvons pas considérer ces cas comme étant des signes de conformisme ni d’opposition car il n’est pas possible de dire si c’est la capacité de l’interviewé ou la pression de son réseau proche qui lui permet de résister. Reste le cas du « fou de la mode » (« Il devance donc les autres mais dans la voie même qu’ils suivent ») (Simmel, 1988, 105). Appliqué au réseau proche, ce serait un interviewé qui aurait un smartphone comme portable de référence, se conformant à la tendance « achat de smartphone », mais qui agirait en se distinguant de son réseau proche dans lequel il n’y aurait aucun smartphone. Ce serait en quelque sorte la situation opposée à celle de « résistance avec soutien fort ».

Choix des populations

13La méthode de Glaser et Strauss (Glaser, Strauss, 2010) a été utilisée pour choisir les populations à interviewer. Elle est fondée sur la comparaison continue de populations suffisamment différentes avec comme objectif la production de théorie. Les auteurs s’opposent à l’antagonisme entre les objectifs et les capacités des méthodes et des données qualitatives et quantitatives (id., 103) pour deux raisons: l’utilisation opportuniste de théories existantes et la lutte « contre ceux qui s’opposent à leur liberté de recherche au nom des règles rigoureuses de la vérification (si étouffantes pour les énergies créatrices indispensables pour découvrir la théorie) » (id., 90). Cette démarche permet de travailler dans des domaines non traditionnels, voire d’ouvrir un nouveau domaine de questionnement (id., 130-131). En multipliant les groupes étudiés et en les comparant, le chercheur constitue des hypothèses en vue d’élaborer une théorie ancrée, car proche des données. Le chercheur doit établir des catégories générales, des propriétés ainsi que des relations générales entre elles qui émergent toutes des données, la multiplication des groupes de comparaison augmentant la portée de la théorie. L’objectif principal de cette démarche est de produire de la théorie et non d’établir des vérifications avec les faits. Dans notre cas, la comparaison des populations a été réalisée grâce à des corrélations. Conformément à la démarche de Glaser et Strauss, une comparaison entre des populations suffisamment différentes nous permettait alors d’identifier les déterminants du conformisme communs à ces groupes et de produire une théorie.

14Suivant la méthode de Glaser et Strauss, trois groupes ont été choisis pour leurs caractéristiques différentes. 108 entretiens ont été réalisés auprès de trois promotions d’étudiants. Ces « entretiens » étaient en réalité des questionnaires qui nécessitaient une discussion assez longue avec les interviewés en vue d’identifier leur réseau proche. Une seule personne interviewée est étrangère, mais celle-ci n’a vécu dans son pays d’origine que durant les deux premières années de sa vie et a passé la majorité de sa vie en France. 33 entretiens ont été réalisés auprès d’étudiants de la section « Tech de Co » de l’iut de St Denis entre le 24 mars 2010 et le 4 juin 2010 (31 « 1ère année » et 2 « 2e année »), 59 auprès d’étudiants des L1 « Eco-gestion » de Lille 1 entre le 29 novembre 2010 et le 13 avril 2011 et 16 auprès d’étudiants de la L1 Géographie de Lille 1 entre le 9 mars 2011 et le 5 avril 2011. Les étudiants interviewés avaient en moyenne 19 ans. Les dates choisies correspondent à l’explosion de la diffusion des smartphones.

15On constate trois différences marquées entre la population de St Denis et celles de Lille. Outre le fait d’habiter chez ses parents ou non, la durée de transport est bien supérieure à St Denis (9h45 contre 7h à Lille), deux tiers des interviewés y déclaraient une religion contre 38% à Lille et la durée consacrée à la télévision y était supérieure (10h15 contre 6h à Lille). Ces différences de pratiques liées à la provenance des étudiants et à leurs habitats ont des répercussions sur trois variables: le nombre de groupes (7,8 à St Denis et 9,15 à Lille), la satisfaction liée aux études, inférieure à St Denis, et le temps consacré aux autres réseaux sociaux (dont msn) (6h15 à St Denis et 2h à Lille). La durée de transport réduit le nombre de groupes des interviewés à St Denis. Les personnes qui passent davantage de temps sur les autres réseaux sociaux (dont msn) sont avant tout des interviewés habitant chez leurs parents et/ou musulmans plutôt que chrétiens ou catholiques, deux populations plus présentes à St Denis.

16A la différence des étudiants de St Denis qui habitaient chez leurs parents à une exception près, seulement 41% des étudiants lillois habitent chez leurs parents (31 sur 75), 35% rentrent chez leurs parents le week-end (26 sur 75), tandis que 24% n’habitent plus chez leurs parents même le week-end (18 sur 75). Par ailleurs, environ 600 membres de cette promotion passaient les examens: l’environnement y est beaucoup plus impersonnel qu’à St Denis où environ 80 étudiants passaient les examens et en géographie (120 membres environ).

Construction du questionnaire et déroulement de l’entretien

17Les personnes interviewées répondaient à un entretien dont le libellé était: « Facebook, vos sources de satisfaction et votre consommation ». La première partie du questionnaire comprenait des items sur leurs caractéristiques (âge, sexe…), sur leur emploi du temps, sur leur satisfaction générale et dans leurs activités, sur leurs sources de reconnaissance et sur leur santé. Le questionnaire tenait compte de la liste des biais pouvant influencer la mesure du bonheur et de la satisfaction (les études sur les sources de satisfaction ont été présentés par Barré, 2012, 100-194). Une question sur le portable possédé et/ou dont l’achat était envisagé était posée et une autre sur la somme consacrée au shopping par semaine en dehors des achats alimentaires. Les questions sur le téléphone portable étaient noyées parmi les autres questions.

18Dans la deuxième partie du questionnaire, grâce à une application disponible sur Facebook (« NameGenWeb » [Hogan, 2006]), nous représentions l’ensemble des relations existant entre les relations Facebook des interviewés. Avant l’entretien, ceux-ci devaient également préparer la liste des 25 personnes qu’ils côtoyaient le plus souvent dans la vie réelle. Ces 25 personnes étaient extraites du réseau de l’interviewé grâce au logiciel Pajek, les relations Facebook entre ces personnes étaient ainsi représentées. Le réseau obtenu est donc un réseau centré sur l’individu dit « égocentré ». Les autres personnes que les interviewés côtoyaient moins d’une fois par mois en moyenne étaient séparées automatiquement des autres. Les interviewés devaient délimiter des groupes et leur donner un libellé (Famille, fac/ iut...). Parmi les 25 personnes sélectionnées, nous identifions celle qui avait le plus de contacts Facebook en commun avec l’ensemble du réseau Facebook de l’interviewé.

19Nous tenions compte ensuite des personnes que les interviewés côtoyaient autant que ces 25, mais qui ne faisaient pas partie de leur réseau Facebook (début 2010, environ 40% des 17-18 ans n’avaient pas de compte Facebook selon une étude de Consojunior). Ces 3-4 personnes (en moyenne dont, bien souvent, leurs parents) étaient intégrées dans des groupes déjà identifiés ou dans un autre groupe.

20Pour l’ensemble des individus que l’interviewé côtoyait le plus dans la vie réelle, il devait déclarer pour chaque groupe le nombre de personnes qui possédaient chaque marque de smartphone. Si l’interviewé savait qu’une personne possédait un smartphone tout en ignorant la marque, il pouvait le noter dans la colonne « autres smartphones » en ne précisant que le nombre de personnes concernées sans ajouter de marque. Il existait une colonne pour les autres téléphones qui ne sont pas des smartphones quelle que soit la marque. S’ils ignoraient le type de portable d’une personne, une colonne « ne sait pas » permettait aux interviewés d’inscrire, pour chaque groupe, le nombre de personnes se trouvant dans ce cas. Certaines personnes n’avaient pas de portable et dans ce cas, les interviewés écrivaient « 1 sans » au bout de la ligne du groupe concerné.

Résultats

Description du réseau proche des interviewés

21Le nombre de groupes pour chaque individu interviewé(e) varie de 3 à 14 avec une moyenne de 8,8 groupes. En moyenne, les étudiants interviewés déclaraient 10,1 confidents et au moins un confident dans 5 groupes. Cidessous est présenté l’exemple le plus représentatif des 108 interviewés en termes de nombre de confidents, de groupes dans le réseau de l’interviewé, de groupes et de la taille du réseau proche et du pourcentage de confidents inclus dans le réseau proche.

Encadré 1 – Un réseau proche représentatif des interviewé(e)s.

On a relevé avec l’interviewé le groupe dans lequel se trouvait la personne qui avait le plus de contacts dans son réseau Facebook et qui faisait partie de sa liste des 25. Cette personne était sa « petite amie », isolée dans le groupe 5. Ce « groupe » fait donc partie du réseau proche selon nos critères. L’interviewé a déclaré avoir:

 0 confident sur 1 dans le groupe 1 (0% de confidents);

 1 confident sur 4 dans le groupe 2 (25% de confidents);

 1 confident sur 3 dans le groupe 3 (33% de confidents);

 3 confidents sur 8 dans le groupe 4 (« Famille ») (38 % de confidents) ;

 1 confident sur 1 dans le groupe 5 (« Petite amie ») (100 % de confidents) ;

 3 confidents sur 8 dans le groupe 6 (« Amis ») (38 % de confidents) ;

 0 confident sur 1 dans le groupe 7 (0% de confidents);

 0 confident sur 1 dans le groupe 8 (0% de confidents).


Selon notre premier critère, on intègre les groupes 4 et 6 dans le réseau proche de l’interviewé, car ce sont les groupes qui comprennent le plus grand nombre de confidents (3). Le groupe 5 a été sélectionné grâce au deuxième critère: le pourcentage de confidents y est le plus élevé (100%). Ce groupe avait déjà été sélectionné grâce au troisième critère. Les groupes 2 et 3 ne font pas partie du réseau proche de l’interviewé, même s’il y a un confident. Au final, le réseau proche de cet individu est constitué des groupes 4, 5 et 6 soit 8+1+8= 17 individus.

22Le réseau proche des interviewés, qui comprenait en moyenne 3 groupes et 14,5 personnes (la taille variant de 4 à 25 personnes), est composé - toujours en moyenne - de 5,2 membres de groupes du lycée, de 2,1 membres de la famille, de 1,6 camarade de promotion et de 5,4 personnes d’« amis » pris au sens large. Il faut ajouter le (ou la) petit(e) ami(e) dans un quart des cas. Le nombre et la taille des groupes de lycée diminuent avec l’âge au contraire du nombre et de la taille des groupes d’amis. Dans 64% des cas, le groupe dans lequel se trouvait la personne qui a le plus de contacts en commun avec l’interviewé(e) était également un groupe du réseau proche selon au moins un des deux autres critères. Les types de portable sont davantage identifiés dans le réseau proche des interviewés (14% de « Ne sait pas » contre 26% dans les autres groupes). Il y a significativement plus de portables sans internet dans le réseau proche si des groupes de la famille en font partie.

23On a évalué la part des téléphones portables présents dans le réseau proche des interviewés et dans les groupes comprenant au moins un confident en excluant dans ce cas les groupes de la famille en raison de la surreprésentation des «  vieux  » portables. La répartition des marques est quasi identique avec dans l’ordre: 1) iPhone 18-19%; 2) Samsung 14-15%; 3) Blackberry 11-12%; 4) Nokia 8%. lg est plus présent dans le réseau proche que Sony Ericsson, htc, Motorola, Alcatel, zte. Ces 5 marques de smartphones et les marques qui n’ont pas été identifiées sont présentes à hauteur de 17-19%. Il y avait environ 29-30% de portables « sans internet ».

24Dans les portables de référence des interviewés, Sony Ericsson est davantage représenté. La répartition est la suivante: 1) Iphone 25%, 2) Blackberry 19%, 3) Samsung 18%, 4) Nokia 9%, 5) Sony Ericsson 8%, puis htc (3 cas) et Alcatel (1 cas). 17% des interviewés souhaitaient conserver leur portable sans internet. En France, fin décembre 2011, Samsung et iPhone étaient les 2 marques les plus vendues devant Nokia.

Les situations favorisant l’opposition ou le conformisme

25Nous avons finalement constaté l’existence de deux grandes catégories d’interviewés: 60 interviewés se conforment au réseau proche et 43 s’y opposent. Les interviewés qui se conforment choisissent en moyenne parmi 2,1 marques surreprésentées quelles qu’elles soient: autrement dit, ils ignorent systématiquement les 7-8 autres marques et la possibilité de ne pas avoir de smartphone. En dehors d’un cas particulier (une personne dont l’identification du réseau proche a été problématique), il y a 4 cas de « résistance avec soutien fort » et aucun cas du «  fou de la mode  ». La « résistance avec soutien fort » se produit lorsque moins d’un tiers du réseau proche possède un smartphone : à des seuils comparables, une minorité a un smartphone comme portable de référence. Autrement dit, ne pas faire de choix semble être la norme.

26Nous avons ensuite cherché à identifier les déterminants de l’opposition et du conformisme au réseau proche pour les 103 interviewés concernés. Après tâtonnement et utilisation de corrélations, nous avons identifié trois processus expliquant la capacité de s’opposer au réseau proche, indépendamment de la nature des marques surreprésentées. Il s’agit de la satisfaction, du matérialisme et de la famille.

Satisfaction et capacité d’opposition

27Nous ignorions au début de notre enquête quelles étaient les sources de satisfactions et les activités satisfaisantes chez les jeunes consommateurs et, parmi les sources de satisfaction ou les activités en question, si certaines avaient une influence sur la capacité d’opposition vis-à-vis des pairs les plus proches. Les sources de satisfaction qui ont été identifiées pour les 103 interviewés (50 filles, 53 garçons) sont les suivantes:

  • la santé (p<0,5% pour les filles; p<10% pour les garçons);

  • les amis (temps passé avec les amis qui ne sont pas de la promotion, taille du réseau proche, nombre de confidents) et les contacts Facebook. Le nombre de confidents (r= 0,44; p<1%) et les contacts Facebook (r= 0,37; p<2%) sont significatifs chez les filles, mais pas chez les garçons;

  • le temps passé sur internet (effet négatif). L’effet est significatif pour les garçons (r= -0,31; p<3%);

  • pour les garçons, le temps consacré aux associations (r= 0,38; p<1%). Ceci est cohérent avec l’impact plus élevé de la participation civique sur la sous-mortalité des hommes (Marmot, Wilkinson, 2004).

28La principale activité des interviewés en termes de durée (les études) n’a pas de lien marqué avec la satisfaction des interviewés (r=0,18). La satisfaction générale augmente avec le temps consacré au (à la) petit(e) ami(e) jusqu’à 30 heures par semaine pour chuter fortement au-delà. Enfin, le rapport au transport n’a eu des effets qu’en région parisienne.

29Si la satisfaction générale est plutôt associée avec la capacité d’opposition (r=0,15; n=103), certaines composantes de la satisfaction n’ont aucune influence sur le conformisme comme les variables liées aux amis, le nombre de contacts Facebook et la santé (r compris entre -0,10 à 0,02). Autrement dit, les variables « relationnelles » (temps passé avec les amis hors promotion, nombre de confidents et taille du réseau proche) ne favorisent ni l’opposition ni le conformisme par rapport au réseau proche pourtant constitué des groupes de confidents et d’amis les plus proches. Pour les garçons, le temps consacré aux associations est associé à une capacité d’opposition plus forte (r=0,29; p<5%).

30Pour les deux sexes, Internet est associé au fait de se conformer au réseau proche: plus les interviewés passent de temps sur internet et plus ils se conforment à leur réseau proche (r=-0,30; p=0,2%), alors que l’objectif d’internet était probablement l’inverse. Pour les autres réseaux sociaux (dont msn), les forums de discussion et les « autres activités sur internet » que les interviewés pouvaient ajouter, les plus fortes durées sont associées systématiquement au conformisme. Les seuils à partir desquels la tendance au conformisme est marquée sont respectivement de 10h, 4h et 12h. Pour les jeux sur internet, la logique est quasi similaire (le conformisme est plus élevé à partir de 2h par semaine), mais quelques gros utilisateurs des jeux en ligne s’opposent à leur réseau proche. Les achats sur internet et les mails sont plutôt neutres. Pour Facebook, il y a une conformité moindre pour les plus faibles utilisateurs, ce qui est une logique spécifique à ce réseau social. Les personnes déclarant consacrer au plus 30 mn par semaine à Facebook s’opposent beaucoup plus (5 sur 7). Ceux qui y consacrent de 1 à 2h par semaine s’opposent davantage que la moyenne (11 sur 20), alors que les interviewés passant entre 2h30 et 15h par semaine sont dans la moyenne en termes d’oppo­sition au réseau proche (26 sur 63). Au-delà de 15h, les interviewés sont conformes à une exception près (1 sur 13).

Matérialisme et capacité d’opposition

31On a constaté que les matérialistes étaient plus conformes que les autres, ce qui était prévisible puisque les matérialistes sont moins enclins à « se comprendre » et ont moins besoin de se sentir « uniques » (Kasser, 2002). C’est la somme dépensée en dehors des achats alimentaires pour les filles (r=-0,34) et le temps consacré aux achats en dehors des achats alimentaires pour les garçons qui sont associés au conformisme. On sait notamment que les filles citent davantage leurs amis comme source de reconnaissance et le nombre de confidents a une influence sur la satisfaction des interviewées, mais pas sur celle des interviewés. La somme dépensée étant la marque d’une consommation ostentatoire, il est probable que les filles dépensières ne puissent pas s’opposer à leur réseau proche si elles s’opposent à celui-ci de façon ostentatoire, car on ne peut pas s’opposer à tout. La relation plutôt positive entre les amis et la durée consacrée aux achats en dehors des achats alimentaires ne dépend pas vraiment du sexe tout comme la corrélation élevée entre somme et durée consacrées aux achats hors achats alimentaires (r=0,45 pour les filles et r=0,44 pour les garçons). Cependant, la relation entre le nombre de confidents et la somme dépensée est « genrée ». Il existe une forme d’incompatibilité entre le nombre de confidents et la somme dépensée chez les filles (r=0) qui n’existe pas chez les garçons (r=0,57). Plus les garçons ont de confidents et plus ils dépensent (p<0,01%). Ce constat s’applique aux filles à partir d’un certain nombre de confidents. Lorsqu’elles déclarent avoir moins de six confidents, les huit filles concernées dépensent de 20 à 75 euros avec une moyenne de 42 euros, ce qui est supérieur à la moyenne générale. Dans une configuration analogue, les 6 garçons dépensent en moyenne un peu plus de 13 euros sans jamais dépasser 25 euros. Il semblerait donc que le fait d’avoir un certain nombre de confidents (six au minimum) freine la consommation ostentatoire chez les filles. Pour les deux sexes, le rapport entre le matérialisme et la satisfaction est ambigu. Cela s’explique par le fait que l’argent est plutôt lié à la satisfaction tandis que le matérialisme est lié à la déception (Barré, 2012) : notre étude ne permet pas de différencier les deux.

Famille et capacité d’opposition

32Pour les garçons, le fait de ne plus habiter chez ses parents même le week-end favorise l’opposition au réseau proche. Par contre, le fait de citer toute sa famille comme étant des confidents est synonyme de conformité au réseau proche. Dans les trois cas constatés, les garçons concernés étaient beaucoup plus petits que la moyenne. Il y a une situation intermédiaire pour les garçons qui est la plus fréquente à cet âge-là: habiter chez ses parents la semaine ou le week-end sans citer toute sa famille comme étant des confidents. Les filles qui passent plus de 10 heures par semaine en famille et qui sont très satisfaites de cette activité sont systématiquement conformes à leur réseau proche. Celles qui n’habitent plus chez leurs parents même le week-end ne consacrent que 3h15 par semaine en moyenne à leur famille en étant moins satisfaites de ce rapport que les autres filles.

33Plus généralement, les csp des parents ne permettent pas d’expliquer la capacité à s’opposer au réseau proche. Pasquier (Pasquier, 2005, 62) avance l’idée que le contrôle social exercé par les pairs a remplacé celui des adultes. Mais cette idée du remplacement des « pères » par les « pairs » est critiquable pour deux raisons: 1) si on assimile les « pairs » à notre définition du réseau proche, la famille peut faire partie des pairs (plus d’un quart des cas chez les filles et un cas sur trois pour les garçons); 2) surtout, le rapport à la famille a une influence sur la façon de se positionner par rapport aux pairs.

34Les différentes situations qui favorisent l’opposition et le conformisme par rapport au réseau proche sont résumées ci-dessous. Il faut noter que les activités ayant une influence sur la capacité d’opposition vis-à-vis du réseau proche (internet, famille, achats hors achats alimentaires et des achats sur internet, associations pour les garçons) ne représentent que 30% environ de l’emploi du temps des interviewés.

Encadré 2 – Les situations qui favorisent l’opposition et le conformisme

Les situations qui favorisent l’opposition au réseau proche:

 Se libérer de l’influence familiale (FILLES: passer au plus 10 heures par semaine en famille ET/OU ne pas être très satisfaite de l’activité « famille »; GARCONS: ne plus habiter chez ses parents même le week-end);

 L’absence de matérialisme (FILLES: dépenser au plus 20 euros par semaine; GARCONS: 1 heure au plus d’achats en dehors des achats alimentaires et des achats en ligne;

 La durée de participation aux associations pour les garçons dont l’effet dépend du temps passé sur internet (voir plus loin).


Situations intermédiaires:

 FILLES: dépenser 25-30 euros par semaine;

 GARCONS: habiter chez ses parents la semaine ou le week-end sans citer toute sa famille comme étant des confidents.


Les situations qui favorisent le conformisme par rapport au réseau proche:

 Etre bloqué par l’influence familiale (FILLES: passer plus de 10 heures par semaine en famille ET être très satisfaite de l’activité « famille »; GARCONS: citer toute sa famille en tant que confidents);

 Etre matérialiste (FILLES: dépenser au moins 30 euros par semaine; GARCONS: consacrer plus d’une heure par semaine aux achats en dehors des achats alimentaires);

 L’abus d’internet: 25 heures ou plus par semaine.

Présentation de la théorie

Enoncé de la théorie

35Selon la méthode de Glaser et Strauss, la comparaison de populations suffisamment différentes permet de produire de la théorie lorsque les données ne « permettent plus de développer les propriétés de ses catégories ». En étudiant la compensation entre les processus identifiés, seulement 3 exceptions ont été identifiées. Nous aboutissons alors à la production d’une théorie dont les propositions mériteraient d’être testées à plus grande échelle (dans chaque sous-ensemble, on retrouve un membre des 3 populations interviewées):

1) Etre bloqué par l’influence familiale empêche de s’opposer à son réseau proche quel que soit leur rapport à la satisfaction et au matérialisme (conformisme dans 16 cas sur 17). L’exception est une personne avec une croyance plutôt rare et qui n’avait plus la foi au moment de l’entretien. Cela a eu des répercussions sur la répartition de ses confidents, son réseau proche ne correspondant pas à la réalité;

2) Se libérer de l’influence familiale en n’étant pas matérialiste - cela n’inclut pas la situation intermédiaire propre aux filles - et sans abuser d’internet permet l’opposition au réseau proche (opposition dans 20 cas sur 20);

3) S’il n’y a pas blocage par rapport à l’influence familiale, une configuration permet de s’opposer systématiquement au réseau proche et une autre empêche l’opposition au réseau proche:

a) Etre très satisfait de sa vie actuelle sans passer plus de 10 heures par semaine sur internet permet l’opposition au réseau proche (opposition dans 11 cas sur 11). Pour les 10 garçons concernés, le temps consacré aux associations et aux amis qui ne sont pas de leur promotion est supérieur au temps consacré sur internet. C’est la seule situation permettant de compenser les effets négatifs du matérialisme et ce n’est pas incohérent avec le peu de littérature existant sur le sujet: les effets négatifs du matérialisme sur l’insatisfaction peuvent être compensés partiellement ou totalement si les matérialistes ont de bonnes relations sociales (Solberg et al., 2004 l’ont montré pour les effets négatifs du matérialisme en termes de satisfaction). Tous les garçons concernés sauf un participent à des associations. Le cas particulier, quelques mois après son entretien, a déclaré avoir pratiqué un sport dans une association pendant une dizaine d’années jusqu’en terminale à raison de 3 séances par semaine et a déclaré « apprécier le contact humain »;

b) Hormis les personnes très satisfaites de leur vie actuelle qui ne passent pas plus de 10 heures par semaine sur internet (cas 3a), les matérialistes ne sont pas capables de s’opposer à leur réseau proche (conformisme dans 21 cas sur 22, l’exception étant une personne qui a la même marque de portable que sa meilleure amie qu’elle considère « comme une sœur »). En particulier, les personnes matérialistes qui se sont libérées de l’influence familiale se conforment à leur réseau proche. Le matérialisme a comme origines le fait de regarder la télévision, d’avoir des parents matérialistes et/ou plus généralement des insécurités, notamment vis-à-vis des parents (éducation peu structurée ou trop sévère, divorce…) (Kasser, 2002). Il n’est donc pas étonnant que le matérialisme empêche l’opposition au réseau proche même s’il y a eu libération de l’influence familiale.

4) Il existe trois autres situations:

a) Certaines personnes qui abusent d’internet (25 heures par semaine ou plus) sont capables de s’opposer à leur réseau proche dès lors qu’elles se sont libérées de l’influence familiale et qu’elles ne sont pas matérialistes. Par ailleurs, les dépendances à internet peuvent concerner des individus défaillants sur le plan du narcissisme (Lowenstein, 2005). Une absence de matérialisme est le signe d’une bonne estime de soi: il n’est donc pas illogique que l’absence de matérialisme permette de compenser les effets négatifs d’internet;

b) Dans la situation intermédiaire du matérialisme spécifique aux filles (25-30 euros dépensés par semaine), certaines s’opposent à leur réseau proche dès lors qu’elles ont brisé l’influence familiale et qu’elles n’abusent pas d’internet. Dans cette configuration, une fille qui a déclaré « qu’on ne peut pas s’opposer à tout » à propos de sa situation personnelle fait partie des personnes conformes;

c) Dans la situation intermédiaire du rapport à la famille propre aux garçons, hormis le cas 3a, l’opposition au réseau proche ne se produit qu’avec une participation massive aux associations et une absence de matérialisme. Les deux garçons qui arrivent à s’opposer dans cette configuration participent 7h et 10h par semaine aux associations. Ici, la logique de participation a un effet similaire à la l’indépendance physique. Une exception a été créée par le troisième critère utilisé pour identifier le réseau proche i.e. le groupe dans lequel se trouve l’individu qui a le plus de contacts en commun avec l’ensemble du réseau Facebook de l’interviewé. Ce critère ne correspond pas dans ce cas à un vieil ami avec qui l’interviewé aurait passé du temps puisque l’ami en question faisait partie de son groupe d’études actuel.

36Nous avons utilisé qca (Ragin, 2008) pour vérifier la pertinence de cette théorie dans notre étude en codant les situations décrites auparavant (famille, matérialisme, satisfaction) selon qu’elles étaient associées ou non au conformisme (0), à l’opposition (1) ou à des situations intermédiaires (0,5). Les 9 configurations possibles étaient comparées au degré d’opposition ou de conformisme constaté (codage 0 pour le conformisme et 1 pour l’opposition). Le score de Solution Coverage s’élèvait à 0,860, ce qui indique que notre modèle est très pertinent, la valeur étant proche de 1.

37Par ailleurs, dans une étude sur des patientes atteintes du cancer du sein, Alexandra Thierry (citée par Ferrand, 2007, 92) concluait: « les malades juxtaposent des opinions, émises indépendamment les unes des autres, pour établir une représentation globale des opinions diffusées par leur réseau de confidence ». Notre étude confirme cette « juxtaposition », mais c’est une certaine répartition des confidents et non le réseau de confidence dans son entièreté qui constitue la base par rapport à laquelle les interviewés se positionnent.

Limites de l’étude

38Cette étude a plusieurs limites comme la représentativité de l’échantillon. On peut se demander si les personnes ne possédant pas de compte Facebook sont moins conformistes car ne pas posséder de compte Facebook peut être à la fois une marque d’opposition, synonyme d’un usage d’internet inférieur, le signe d’un isolement plus fort ou dû à une moindre envie de s’exposer…

  • 1  Dans l’étude de 2005, un jeune « ne vit plus chez ses parents » s’il a sa propre résidence princip (...)

39Si l’intégration à Facebook (contacts et durée) est associée à la durée consacrée aux achats (r=0,25; p<1% et r=0,24; p<2%), nous ignorions si les utilisateurs de Facebook qui ont effectué l’entretien sont moins matérialistes que leur génération. Grâce notamment aux données de l’insee, une comparaison de notre échantillon avec des moyennes plus générales a été effectuée. Les garçons interviewés sont deux fois plus nombreux à participer à une association que leur catégorie d’âge (57% contre environ 30%), sont plus nombreux à ne plus habiter chez leurs parents (19% contre 10% pour les 18-21 ans dans l’enquête de 20051) et passent un peu plus de temps sur internet (16h contre 14h en moyenne pour les 15-24 ans en 2009-2010). On peut supposer que les garçons interviewés s’opposent plus que leur génération. Toutefois, si l’indépendance physique permet toujours de s’opposer à son réseau proche à un âge plus avancé que celui des interviewés, la capacité des garçons qui ne sont pas matérialistes se développerait alors un peu plus tard. Les filles interviewées utilisent davantage internet que leur génération à hauteur de 17h en moyenne contre 8h45 selon l’enquête de 2010. On peut supposer que les filles interviewées sont moins aptes à s’opposer à leur réseau proche.

40Une autre limite de notre étude réside dans le maintien de ces processus à long terme. L’« autonomisation » vis-à-vis du foyer familial n’est pas forcément définitive et on ignore quelles sont les dynamiques liées au retour éventuel dans le foyer familial. En outre, on ignore jusqu’à quel moment (mise en couple, entrée sur le marché du travail…), les propositions que nous avons énoncées sont valables.

Conséquences possibles au niveau macro

41Au niveau macro, on peut tout d’abord s’interroger sur la capacité des jeunes français à s’opposer à leur réseau proche compte tenu de la création d’un habitus de consommateur qui n’était pas concevable avant les années 1980 (Cook, 2000; Schor, 2005). Certains processus comme le divorce sont favorables au matérialisme et ont pu accentuer ces effets.

42L’utilisation d’internet est supérieure chez les jeunes français par rapport à des pays similaires (Dagnaud, 2008). Or, selon notre étude, internet limite la capacité à s’opposer à son réseau proche.

43Enfin, dans notre étude, les personnes n’habitant plus chez leurs parents même le week-end déclarent un revenu bien supérieur. A un niveau macro, ce sont surtout les difficultés d’intégration sur le marché du travail qui poseraient problème dans la capacité d’opposition au réseau proche. En France, l’entrée dans la vie adulte est marquée par un départ assez précoce du domicile familial sans l’aide financière des pays du Nord de l’Europe comme au Danemark où les jeunes disposent d’une bourse lorsqu’ils poursuivent leurs études quel que soit le niveau de revenus de leurs parents. 35% des garçons de 24 ans vivaient chez leurs parents en 1975 alors qu’en 2005, cette proportion grimpe à 65% et concerne surtout les jeunes non diplômés (Muxel, 2010, 210). Attention, dans cette étude, parmi les étudiants ayant quitté leurs parents, 43% reviennent dormir chez eux au moins deux à trois fois par mois (Galland, 2009, 69).

44A l’avenir, nous envisageons d’analyser les justifications des acteurs. Notre étude fait passer la logique des leaders d’opinion, le prix ou encore les considérations techniques, de couleur comme des justifications à l’intérieur du champ des possibles des interviewés et non comme des logiques prédominantes. Nous envisageons également d’étudier les origines des déterminants identifiés via des entretiens qualitatifs.

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Notes

1  Dans l’étude de 2005, un jeune « ne vit plus chez ses parents » s’il a sa propre résidence principale et ne la partage avec aucun de ses parents. Cette étude ne tient pas compte du retour chez les parents le week-end comme nous l’avons fait.

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Pour citer cet article

Référence papier

Germain Barré, « Les trois déterminants des choix de consommation chez les jeunes (famille, satisfaction, matérialisme) dans le cas du téléphone portable »Sciences de la société, 95 | 2015, 107-124.

Référence électronique

Germain Barré, « Les trois déterminants des choix de consommation chez les jeunes (famille, satisfaction, matérialisme) dans le cas du téléphone portable »Sciences de la société [En ligne], 95 | 2015, mis en ligne le 05 juillet 2016, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2701 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2701

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Auteur

Germain Barré

Docteur en Sociologie, Laboratoire d’études et de recherches sociologiques (labers), Université Bretagne occidentale (20 r. Duquesne – cs 93837 – 29238 Brest cedex 3).
barre.germain<at>gmail.com

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