Marion Carrel, Catherine Neveu, Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes
Marion Carrel, Catherine Neveu, dir., 2014, Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Éditions Karthala, 328 pages
Texte intégral
1Les auteurs réunis au sein de cet ouvrage collectif se positionnent à distance d’une conception habermassienne de la citoyenneté, mais également d’une approche trop figée et formelle de celle-ci, qui n’en chercherait les manifestations que dans la participation aux élections et à la vie politique, ou lors de mobilisations collectives plus ou moins instituées et se revendiquant ouvertement comme politiques. Ils s’intéressent à des aspects de la citoyenneté souvent ignorés ou dénigrés. Des enquêtes portent notamment sur des actions collectives de « publics fragiles » (par exemple des Roms ou des migrants), des pratiques quotidiennes individuelles (comme le signalement d’un sans-abri au Samu social) mais aussi des « mobilisations invisibles ». Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de recherches abordent la question du politique « par le bas » et s’intéressent à « l’expérience ordinaire du politique ». Le présent ouvrage entend y contribuer en proposant d’approfondir l’étude des « citoyennetés ordinaires ». Comme l’écrivent les deux codirectrices, Marion Carrel et Catherine Neveu, la citoyenneté « n’a pas d’essence […] immuable dans le temps et l’espace » mais « est un construit social et politique, une fabrique en constante évolution, un ensemble de processus pouvant varier dans les formes de son effectuation » (p. 6). Dans sa postface, Jacques Ion souligne qu’il est désormais nécessaire de considérer la citoyenneté comme un processus s’inscrivant « dans la continuité de la vie quotidienne » plutôt que « hors du local et du vécu » (p. 319).
2Cette démarche collective s’articule autour de trois enjeux présents à la fois transversalement et dans chacune des recherches ici réunies. Premièrement, ces travaux ont en commun le fait qu’ils n’abordent pas la question de la citoyenneté de front. Ainsi, au niveau méthodologique, plutôt que d’interroger explicitement les individus sur leur citoyenneté, les auteurs les questionnent sur leurs pratiques ou observent ces dernières, gardant ainsi ouvert le champ des possibles. Il s’agit donc de « contourner l’obstacle » (p. 9) que constitue habituellement le fait de questionner des personnes sur leur citoyenneté, en se montrant à l’écoute des significations que les citoyens placent dans certains termes plutôt que d’essayer de les faire coïncider à une catégorie préconçue, mais aussi en enquêtant sur des « moments » et des « pratiques » qui ne sont pas habituellement traités sous cet angle. La démarche ethnographique, utilisée par la plupart des auteurs, semble particulièrement adaptée à la poursuite d’un tel objectif, bien que d’autres méthodes ont également été mobilisées (notamment la réalisation d’entretiens, individuels ou collectifs, ou l’analyse de documents écrits). La prise en compte du contexte particulier où se déroulent les phénomènes étudiés s’avère décisive pour les comprendre. L’analyse ne se limite donc pas à un niveau microsociologique mais prend en compte d’autres éléments, notamment géographiques ou historiques.
3Deuxièmement, les auteurs s’intéressent aux recompositions des identités et des appartenances, c’est-à-dire les rapports entre individus et collectifs. Ils cherchent à mettre en évidence les ressources mobilisées par les citoyens lorsqu’ils s’engagent (au sens large du terme), qui peuvent par exemple être tirées de leurs expériences, de leurs identités, de leurs relations mais aussi de leur « appartenance communautaire ou territoriale » (p. 14) qui est « en (re)construction dans l’activité de se rassembler, d’enquêter, d’agir sur des questions de bien commun » (p. 15). Il s’agit dès lors d’être attentif à saisir la citoyenneté comme elle se fait, à l’articulation entre ces ressources, qui s’avèrent souvent décisives dans l’identification et la poursuite d’intérêts communs mais peuvent aussi, dans d’autres situations, servir des dynamiques d’exclusion ou de repli.
4Troisièmement, les auteurs veillent à prendre en compte l’influence des contextes et des « situations » dans lesquelles ces manifestations de la citoyenneté prennent forme et s’exercent. Un autre enjeu réside dans le fait d’arriver à les nommer, en tenant compte de cet environnement et de leurs caractéristiques. Dans les recherches présentées, la « citoyenneté ordinaire » entre en écho avec d’autres dénominations, « active » ou « urbaine », principalement. D’une part, la citoyenneté est « active », c’est-à-dire qu’elle est « pratiquement mise à l’épreuve, collectivement et parfois aussi individuellement » (p. 18). Elle doit donc être étudiée par le biais des actes des citoyens, ce qui permet de saisir la conflictualité inhérente à la démocratie; à ne pas confondre avec la conception de l’« activation » plus répandue selon laquelle le rôle de tout citoyen serait de se montrer « actif » pour avoir une reconnaissance de sa qualité. D’autre part, la citoyenneté est aussi « urbaine » de par son inscription dans des espaces locaux, qui appartiennent eux-mêmes à des villes prises dans des enjeux découlant de la globalisation.
5Au final, Citoyennetés ordinaires propose effectivement l’« approche renouvelée des pratiques citoyennes » annoncée dès son sous-titre. Les auteurs (une majorité de sociologues, mais aussi deux anthropologues, deux géographes et une urbaniste) offrent au lecteur un travail de réflexion conceptuelle opportun, interdisciplinaire, s’appuyant sur des données et des bibliographies denses et adéquates, participant d’une enquête multi-sites, à Paris et en France, surtout, mais qui s’aventure aussi jusqu’à Montréal et en Turquie. Comme le souligne Maxime Vanhoenacker, dans son article sur une organisation scoute laïque, le terme « citoyenneté » est un « mot-clé » dont la signification, qui fait l’objet de discussions et de négociations, n’est ni neutre, ni arrêtée une fois pour toute. Il est dès lors nécessaire de s’intéresser aux « significations pratiques et quotidiennes, intégrées à un ordre social particulier et mouvant, à l’opposé d’une attitude sacralisant les mots » (p. 222). Les contributions ici rassemblées mettent en avant une pluralité de pratiques qui relèvent de la « citoyenneté ordinaire », sans ignorer pour autant les cadres légaux et normatifs, mais n’arrivent cependant pas, à ce stade, à en proposer une définition ferme et définitive. Mais est-ce un tort? En effet, serait-il profitable de remplacer une définition figée et rigide de la citoyenneté par une autre? Cet ouvrage invite les chercheurs à aller à la rencontre des citoyennetés là où elles se trouvent plutôt que de tenter obstinément de faire coïncider le social avec des catégories préconçues, décontextualisées et désincarnées. Certes, il est nécessaire de continuer plus avant ce programme de recherche sur les « citoyennetés ordinaires » pour en affiner les intuitions, bien ces dernières s’avèrent déjà plus que bienvenues et remettent en question l’idée communément partagée du désintérêt du citoyen pour le politique.
Pour citer cet article
Référence papier
Lionel Francou, « Marion Carrel, Catherine Neveu, Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes », Sciences de la société, 95 | 2015, 137-138.
Référence électronique
Lionel Francou, « Marion Carrel, Catherine Neveu, Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes », Sciences de la société [En ligne], 95 | 2015, mis en ligne le 05 juillet 2016, consulté le 08 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2683 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2683
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