Comment la CJUE concilie l’obligation institutionnelle de garantir la valeur de sa décision et la nécessité juridique et économique de protéger la valeur technique de l’avis d’expertise ?
Résumés
Depuis le Conseil européen de Lisbonne de 2000, l’Union européenne s’attache à réaliser sa transition vers une société fondée sur la connaissance. Dans ce contexte d’évolution technique et technologique permanente, le juge a la possibilité de faire appel à des experts pour l’aider à comprendre la complexité croissante des affaires. Néanmoins, l’avis d’expertise ne doit pas être confondu avec la décision du juge. Aussi, outre les garanties procédurales de sélection des experts, des critères de légitimité ont été dégagés par la Cour de justice de l’Union européenne visant à garantir l’autorité de la chose jugée. Il convient donc d’analyser comment la Cour concilie l’obligation institutionnelle de garantir la valeur de sa décision et la nécessité juridique et économique de protéger la valeur technique de l’avis d’expertise. Cette analyse est susceptible d’être étendue aux questions relatives à la décision administrative.
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1Pour la Cour de justice de l’Union européenne (cjue), la complexité technique des faits ou d’un produit n’est absolument pas un critère obligeant un recours à l’expertise. Le rôle de l’expertise est de permettre l’application du droit en évinçant les doutes de celui qui tranche. L’expert permet au juge de faciliter son appréciation des faits et son contrôle juridictionnel. Le degré d’importance d’une expertise varie donc en fonction des affaires.
- 1 Tribunal de l’Union, 31 mars 2011, Tetra Laval bv, affaires jointes T-5/02 dep et T-80/02 dep, poi (...)
- 2 Article 252 tue : « L’avocat général a pour rôle de présenter publiquement, en toute impartialité (...)
- 3 Conclusions de l’avocat général M. F. G. Jacobs présentées le 8 avril 1992 pour l’affaire C-358/89 (...)
- 4 cjue, 15 avril 2010, affaire C-38/09 P, point 79.
- 5 Conclusions de l’avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 8 mars 1988 pour les affaires joint (...)
- 6 cjue, 20 avril 2012, Fapricela, affaire C-507/11 P(R), point 85.
2Lorsque l’appréciation des faits techniques est trop complexe, le juge européen sait effectivement qualifier d’indispensable l’intervention d’un expert1. Mais, comme l’a constaté l’avocat général Jacobs2, il n’est pas toujours nécessaire de faire appel à un expert pour être en mesure de produire des conclusions juridiques3. L’utilité de l’expertise n’est pas systématique. Fort heureusement car alors le sentiment laissé aux justiciables se traduirait par l’idée que le rôle de l’expertise ne serait plus d’éclairer le juge mais de trancher à sa place. Quel sentiment d’insécurité juridique régnerait-il alors! En effet, les conclusions d’expertise sont parfois estimées insuffisantes pour juger l’affaire4. D’autres fois, les éléments présentés par les experts des parties tendent à minimiser les faits au profit de leur employeur, remettant ainsi en cause l’objectivité de leur analyse5. Ou encore, une expertise ordonnée peut être extrêmement néfaste pour les affaires d’une entreprise lorsqu’est dévoilée, ouvertement ou pas, sa fragilité économique et financière6.
3Bref, l’avis d’expertise ne doit pas être confondu avec la décision du juge. Pour autant, le besoin du juge en expertise est nécessaire tant du point de vue juridique qu’économique puisque les intérêts financiers sous-jacents sont souvent très importants. Voici précisément tout l’intérêt de savoir comment les juges de la cjue concilient l’obligation institutionnelle de garantir la valeur de leurs décisions, l’autorité de la chose jugée, avec la nécessité juridique et économique de protéger la valeur technique des avis d’expertise. Les juges de la cjue s’attachent à garantir la crédibilité des avis d’expertise en s’appuyant sur le statut de la cjue et sur divers grands principes juridiques. Quant-à la valeur de leurs propres décisions, ils la protègent essentiellement à travers le respect des droits de la défense. La conciliation entre les deux enjeux se réalise naturellement dans la mesure où la crédibilité de l’un appelle nécessairement à la protection de l’autre.
Crédibilisation en deux temps de l’avis d’expertise
4Le statut de la cjue ne présente que les grandes lignes. En effet, la Cour sait analyser et protéger la valeur d’une expertise en faisant intervenir en complément le principe de l’indépendance de l’expert.
Le statut de la CJUE: outil principal
- 7 cjue, 12 juillet 1990, affaire C-169/84, points 28, 31, 45.
5Le statut de la cjue préserve la crédibilité de l’avis d’expertise grâce à des éléments de procédure régissant l’intervention des experts devant elle (articles 20 à 32). Ainsi, la Cour doit écouter l’avis des différents experts des parties en présence à travers leur rapport et/ou leur audition (article 20). Autrement dit, les partis peuvent avoir recours systématiquement au service d’un expert et leurs conclusions seront présentées au juge. Parallèlement, la Cour détient la possibilité de confier une expertise à toute personne de son choix (articles 25). Cela permet de pallier les analyses potentiellement orientées des experts des parties. C’est d’ailleurs ce qui a été fait lors d’un arrêt du 12 juillet 1990 au cours duquel la cjue a largement fondé son raisonnement à partir des conclusions d’un expert indépendant des parties qu’elle avait appelé dans le but de déterminer une appréciation objective des faits7. Au cours des débats, la Cour peut évidemment interroger les experts pour l’aider à résorber ses doutes (article 32). Les experts peuvent être entendus sous la foi du serment, preuve d’intégrité (article 28). La violation du serment est considérée comme un délit par les Etat membres de l’UE. Sur dénonciation de la cjue, les auteurs de ce délit sont donc poursuivis et sanctionnés par la juridiction nationale compétente (article 30).
Le principe de l’indépendance de l’expert: outil complémentaire
- 8 Conclusions de l’avocat général Yves Bot, présentées le 24 mars 2011, Affaire C-15/10, point 129.
- 9 cjue, 21 juillet 2011, Etimine SA contre Secretary of State for Work and Pension, affaire C-15/10, (...)
- 10 cjue, 15 avril 2010, Ralf Schräder, affaire C-38/09 P, points 63 à 66.
6Le premier principe est celui de l’indépendance de l’expert. Le besoin d’expertise du juge étant réel, l’influence sur sa décision est certaine. Il s’agit donc de garantir l’impartialité du jugement en garantissant l’objectivité de l’expertise. La Cour marque donc clairement l’indépendance de l’expert à l’égard des parties en présence. Mais elle marque aussi l’indépendance de l’expert à l’égard de son propre contrôle juridictionnel. Sur ce dernier point, elle ne le précise pas forcément de manière ouverte. Il faut, pour le constater, souvent lire les conclusions des avocats généraux pour mieux comprendre les tournures de phrase du juge. Par exemple, dans une affaire du 21 juillet 2011, l’avocat général Yves Bot a écrit expressément « la question du recours à la méthode des références croisées est une question qui relève d’une expertise scientifique dont il n’appartient pas à la Cour d’examiner le bien-fondé »8. La Cour suit cette logique forcément, mais n’utilise pas du tout cette approche pour légitimer le fait que seul un expert peut trancher ce point particulièrement technique. Elle s’exprime en ces termes: « il importe de souligner que l’application de la méthode des références croisées et l’appréciation qui a été portée sur les propriétés physico-chimiques des substances à base de borate en cause au principal ont été le résultat d’un consensus auquel de nombreux experts faisant partie de plusieurs comités scientifiques, en présence des représentants de l’industrie concernée, sont arrivés au terme d’un processus qui a duré plusieurs années. Il résulte de ce qui précède que, en se fondant sur l’avis des experts qui ont eu recours, notamment, à la méthode des références croisées afin d’évaluer les propriétés intrinsèques des substances à base de borate en cause au principal, la Commission n’a pas manifestement dépassé le pouvoir d’appréciation dont elle dispose en la matière »9. Ainsi, consciente que l’analyse technique est fondamentale mais sort de son champ de compétence, la Cour précise dans son arrêt les critères de crédibilité de cet avis d’expertise afin de garantir la valeur de son jugement. En revanche, lorsque l’affaire portée devant la cjue concerne un arrêt de première instance du Tribunal l’Union européenne, la cjue n’hésite pas à préciser explicitement cette distinction de compétence: « La remise en cause et l’appréciation d’une telle constatation relèveraient non pas de la compétence de la Cour, mais seulement de celle d’experts. »10. Et elle n’oublie pas ensuite de valoriser la crédibilité de l’expert concerné.
Instauration d’une fiction juridique pour garantir l’autorité de la chose jugée
- 11 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, point 79-1.
7Mais la Cour sait aussi garantir la valeur de sa propre décision par le biais de démonstrations juridiques marquant clairement son indépendance à l’égard de l’avis d’expertise. Cette séparation théorique, fictive des champs du droit et de l’analyse technique participe à cela à travers le fait que l’expertise judiciaire constitue, en principe, pour la Cour une prestation de service classique au sens de l’article 57 tfue11.
Une fiction justifiée par la qualification de l’expertise comme prestation de service
- 12 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, point 79-2.
- 13 cjce, 10 décembre 1991, Commission contre République hélénique, affaire C-306/89, point 7.
- 14 cjce, Jean Reyners, 21 juin 1974, affaire 2/74, point 54.
- 15 Conclusions de l’avocat général Carl Otto Lenz présentées le 24 mars 1993, affaire C-42/92, point (...)
- 16 Conclusions de l’avocat général Carl Otto Lenz présentées le 24 mars 1993, affaire C-42/92, point (...)
8Par exception, certaines activités d’expertise sont reconnues comme « participant à l’exercice de l’autorité publique » au sens de l’article 51 tfue. Par exemple, les activités d’expertise en traduction12 ou d’expertise en accident de la circulation13 ne constituent pas des exceptions comme l’a déjà jugé la Cour. Pour relever de cette catégorie l’activité doit « comporter une participation directe et spécifique à l’exercice de l’autorité publique »14; c’est-à-dire une participation « strictement nécessaire pour sauvegarder les intérêts » d’un ou plusieurs Etats membre de l’ue15. Dans l’hypothèse où la Cour reconnaîtrait qu’une activité d’expertise participe à l’exercice de l’autorité publique, on pourrait considérer que la Cour se sentirait liée par l’analyse de l’expert, comme permet de le penser les propos pris à contrario de l’avocat général Carl Otto Lenz: « La Cour a jugé dans ces affaires que l’exercice des activités (typiques) de l’avocat et les rapports de l’expert ne lient pas les tribunaux, et laissent au contraire « intacts l’appréciation de l’autorité judiciaire et le libre exercice du pouvoir juridictionnel ». »16.
- 17 Directive 2005/36/ce du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconna (...)
- 18 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, points 79-4, 79-5 e (...)
9Cet article 57 tfue, qualifiant l’expertise de prestation de service, se prolonge à travers plusieurs directives encadrant indirectement l’activité d’expertise. Notamment, la directive 2005/36 dispose que « La promotion de la prestation de services doit s’accompagner d’un respect strict de la santé et de la sécurité publiques ainsi que de la protection des consommateurs. C’est pourquoi des dispositions spécifiques devraient être envisagées pour les professions réglementées ayant des implications en matière de santé ou de sécurité publiques, qui consistent à fournir des prestations transfrontalières de manière temporaire ou occasionnelle »17. En ce sens, l’article 3 de cette directive prévoit que les activités réglementées impliquent en vertu de la loi « la possession de qualifications professionnelles déterminées ». Dans un arrêt du 17 mars 2011, la Cour a déterminé que l’inscription sur la liste nationale des experts judiciaires, en tant que traducteur, ne saurait être soumise à la condition de son inscription sur une liste d’experts judiciaires dressée par une cour d’appel pendant trois années consécutives. Selon la Cour, cette activité ne relève pas de la notion de profession réglementée au sens de la directive 2005/36. Par conséquent, bien que visant « la qualité et l’efficacité du service public de la justice » en garantissant les compétences des experts, cette exigence empêchait injustement l’expert concerné d’exercer sa fonction dans un autre Etat membre au sein duquel ses qualifications sont suffisantes et reconnues18. Très concrètement, en l’espèce, les conditions supplémentaires, visant à garantir un certain niveau de qualité et de crédibilité de l’activité d’expert-traducteur, entraient en contradiction avec une liberté économique européenne, la libre prestation de service. En outre, la Cour a estimé que ce type de liste a pour effet d’influencer les juges dans leur choix d’expert.
- 19 cjue, 5 avril 2011, Société fiduciaire nationale d’expertise comptable, affaire C-119/09, point 24 (...)
- 20 Directive 2006/123, article 24.
10Dans un autre arrêt du 5 avril 201119, la Cour a eu à juger de l’application d’une autre directive 2006/12320 toujours à propos de cette notion de professions réglementées. Cette fois-ci, le gouvernement français soutenait que « le démarchage porte atteinte à l’indépendance des membres de la profession d’expert-comptable ». Le gouvernement français ajoutait qu’« il est indispensable que ce professionnel ne soit suspecté d’aucune complaisance vis-à-vis de ses clients ». En réponse à cette interdiction, la Cour se fonde sur l’article 24 de la directive 2006/123 pour s’y opposer. Cet article prévoit que 1. « Les États membres suppriment toutes les interdictions totales visant les communications commerciales des professions réglementées. 2. Les États membres veillent à ce que les communications commerciales faites par les professions réglementées respectent les règles professionnelles, conformes au droit communautaire, qui visent notamment l’indépendance, la dignité et l’intégrité de la profession ainsi que le secret professionnel, en fonction de la spécificité de chaque profession. Les règles professionnelles en matière de communications commerciales doivent être non discriminatoires, justifiées par une raison impérieuse d’intérêt général et proportionnées. »
11Dans l’arrêt précité du 17 mars 2011, en l’absence d’harmonisation des législations en la matière, la Cour reprend cette grille d’analyse fondée sur l’aspect discriminatoire, la raison impérieuse d’intérêt général et la proportionnalité de la décision attaquée. Elle l’applique à l’objectif de « qualité et efficacité du service public de la justice ». La Cour énonce ainsi deux raisons impérieuses d’intérêt général allant dans le sens de cet objectif et pouvant justifier une restriction à la libre prestation de service, à savoir « la protection des justiciables et la bonne administration de la justice ». S’agissant de l’aspect discriminatoire, elle précise que les Etats doivent veiller à une reconnaissance effective des qualifications. Enfin, l’analyse de la proportionnalité implique l’impossibilité « d’aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre lesdits objectifs ».
- 21 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, points 48 à 77.
- 22 Article 5, paragraphe 1, alinéa 2, du règlement n° 2784/79 de la Commission. Voir aussi : cjce, 7 (...)
12En l’espèce, recherchant les éléments susceptibles de justifier la décision attaquée, la Cour a déclaré que « il n’est pas disproportionné, pour réaliser les objectifs de protection des justiciables et de bonne administration de la justice, d’exiger que l’expert judiciaire traducteur possède déjà une certaine expérience pratique dans l’exercice de missions de traduction juridique et une certaine connaissance du système judiciaire de l’État membre de la juridiction concernée ». En ce sens, la Cour exige que soit systématiquement vérifiée la nature des qualifications de l’intéressé. Or, sur ce point, la Cour a aussi identifié que la décision attaquée ne fournissait à son destinataire aucun motif du refus d’inscription sur les listes nationales d’experts judiciaires, ni aucune possibilité d’accéder aux documents administratifs relatifs à sa demande. Autrement dit, en l’absence de motivation, la décision attaquée n’offrait pas la possibilité d’un recours juridictionnelle effectif21. Concernant l’application de cette grille d’analyse, il faut souligner que certaines dispositions législatives22 présentent explicitement le critère de la finalité du produit, qui appelle au contrôle de la proportionnalité de la décision en fonction des objectifs visés, n’est qu’un « critère subsidiaire ». Dans ce cas, l’appréciation de la proportionnalité ne s’effectue que dans l’hypothèse où « l’examen des caractéristiques objectives de l’appareil ne permet pas d’aboutir à des conclusions dépourvues d’ambiguïté » (critère principal).
Les droits de la defense comme gardes fous
13Les droits de la défense constituent pour la Cour un outil fondamental pour garantir la crédibilité de ses jurisprudences face aux conclusions des experts. En effet, la motivation des décisions, surtout, est essentielle car c’est à travers elle que le juge regarde si la décision est ou non entachée d’une erreur d’appréciation. C’est donc à travers elle que le juge exploite les conclusions du rapport d’expertise.
- 23 cjce, 21 novembre 1991, Technische Universität München, C-269/90, points 14, 21 à 28.
14Dans un arrêt du 21 novembre 199123, la cjue applique sa grille d’analyse relative à l’obligation de motivation et à l’exercice du pouvoir d’appréciation lors d’une procédure administrative portant sur des évaluations techniques complexes (expertise). Pour contrôler les éléments de fait et de droit découlant de l’exercice du pouvoir d’appréciation, la Cour rappelle l’obligation « d’examiner avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce ». Elle rappelle également « le droit de l’intéressé de faire connaître son point de vue ainsi que de voir motiver la décision de façon suffisante ». Dans cette affaire la Commission européenne avait déclaré avoir systématiquement suivi les avis des experts à défaut de détenir d’autres moyens d’information sur les appareils à évaluer. La Cour a déterminé que l’aptitude des experts à évaluer le produit est fonction de leur domaine technique de connaissances, ce qui n’était pas le cas. En outre, la partie intéressée n’avait pas eu la possibilité de s’exprimer sur les caractéristiques techniques du produit et son interprétation des faits. Enfin, la Cour a déterminé que la motivation était viciée dans la mesure où elle n’apparaissait pas « de manière claire et non équivoque ». Egalement, la Cour précise que la motivation est appréciée en fonction « de son libellé, de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée ».
15L’obligation d’examen avec soin et impartialité n’était pas respectée. La crédibilité même de l’avis d’expertise était donc gravement entachée. Par conséquent, la décision attaquée était fondée sur un mauvais avis d’expertise qui n’avait même pas été débattu avec la partie intéressée. Et la décision était accompagnée d’une motivation très insuffisante. Autrement dit, la Commission avait exclu toute analyse précise et objective des caractéristiques techniques du produit. Mais, la Cour n’a pas été aveuglée par les conclusions de l’expertise. Par cette remise en cause radicale des compétences du groupe d’experts ayant accepté la mission d’évaluation, la crédibilité publique des avis d’expertise a été mise à mal. La cjue se désintéresse totalement de ce type de conséquence qui n’a aucun impact sur la qualité de son raisonnement juridique. Il revient donc aux experts d’assumer la responsabilité de protéger eux-mêmes la valeur de leurs avis, notamment par l’application des règles déontologiques.
Conclusion
- 24 cjce, 7 avril 2011, Ioan Tatu, C-402/09, point 41.
16La cjue n’hésite pas à montrer sa considération pour l’expertise en tant qu’outil complémentaire ou d’appui à sa propre analyse juridique. Mais, bien évidemment, ce soutien n’existe que dans la mesure où l’avis d’expertise est crédible et nécessaire pour le déroulement de son raisonnement juridique. En effet, parfois considérée comme lourdeur administrative24, parfois comme indispensable, la qualité de l’expertise s’apprécie d’abord au regard de l’indépendance effective de l’expert dont la Cour s’assure en distinguant ouvertement son champ de compétences de celui de l’expertise technique, mais aussi à travers sa capacité à choisir ses experts. A contrario, la Cour rappelle clairement qu’elle n’est pas liée par l’avis d’expertise en considérant l’expertise comme une simple prestation de service susceptible, à titre très exceptionnel, d’être considérée comme participant à l’exercice de l’autorité publique. De même, l’expertise n’est pas systématiquement catégorisée comme profession réglementée. Pour bénéficier de dérogations, il ne s’agit pas simplement d’invoquer le but de qualité et d’efficacité du service public de la justice. Cela dépend du type d’expertise et du texte applicable, la directive 2006/123 ou la directive 2005/36. Plus exactement, l’indépendance et la crédibilité du juge et celles de l’expert sont préservés selon la même grille d’appréciation de la décision attaquée. Cette grille consiste à vérifier l’asence de tout élément discriminatoire, la présence de raison impérieuse d’intérêt général et la bonne application du principe de proportionnalité au regard des objectifs visés par la décision attaquée. Mais aussi, les droits de la défense, et la garantie d’un contrôle juridictionnel effectif, intervenant ou pas dans le prolongement de la grille d’analyse précitée, constituent une source d’appui au raisonnement du juge incontournable pour exploiter l’expertise et garantir la protection des justiciables et la bonne administration de la justice.
- 25 cjue, 27 juin 2013, et Agrokonsulting-04-Velko Stoyanov, C-93/12, points 48 et 56.
17D’un point de vue global, toute volonté nationale d’élaborer un cadre juridique spécifique visant à garantir la valeur de l’avis d’expertise se trouve confrontée à des questions politiques juridiquement résolues au sein des traités, mais néanmoins très débattues en Europe, celles de l’harmonisation par le bas des législations nationales et de l’ouverture des professions à une concurrence transfrontalière. En dépit des grands enjeux européens ou d’éventuels manques de déontologie dans l’expertise, l’objectif du juge et celui de l’expert se rejoignent dans leur volonté de contribuer à l’élaboration d’un raisonnement cohérent propre à garantir la meilleure sécurité juridique possible25.
Notes
1 Tribunal de l’Union, 31 mars 2011, Tetra Laval bv, affaires jointes T-5/02 dep et T-80/02 dep, point 83.
2 Article 252 tue : « L’avocat général a pour rôle de présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui, conformément au statut de la Cour de justice de l’Union européenne, requièrent son intervention ».
3 Conclusions de l’avocat général M. F. G. Jacobs présentées le 8 avril 1992 pour l’affaire C-358/89, point 14.
4 cjue, 15 avril 2010, affaire C-38/09 P, point 79.
5 Conclusions de l’avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 8 mars 1988 pour les affaires jointes 277 et 300/85, p. 5782 à 5784.
6 cjue, 20 avril 2012, Fapricela, affaire C-507/11 P(R), point 85.
7 cjue, 12 juillet 1990, affaire C-169/84, points 28, 31, 45.
8 Conclusions de l’avocat général Yves Bot, présentées le 24 mars 2011, Affaire C-15/10, point 129.
9 cjue, 21 juillet 2011, Etimine SA contre Secretary of State for Work and Pension, affaire C-15/10, points 109, 110.
10 cjue, 15 avril 2010, Ralf Schräder, affaire C-38/09 P, points 63 à 66.
11 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, point 79-1.
12 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, point 79-2.
13 cjce, 10 décembre 1991, Commission contre République hélénique, affaire C-306/89, point 7.
14 cjce, Jean Reyners, 21 juin 1974, affaire 2/74, point 54.
15 Conclusions de l’avocat général Carl Otto Lenz présentées le 24 mars 1993, affaire C-42/92, point 23.
16 Conclusions de l’avocat général Carl Otto Lenz présentées le 24 mars 1993, affaire C-42/92, point 19.
17 Directive 2005/36/ce du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, point 6 de l’introduction.
18 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, points 79-4, 79-5 et 51, 52.
19 cjue, 5 avril 2011, Société fiduciaire nationale d’expertise comptable, affaire C-119/09, point 24, 44, 45, 46.
20 Directive 2006/123, article 24.
21 cjue, 17 mars 2011, Josep Peñarroja Fa, affaires jointes C-372/09 et C-373/09, points 48 à 77.
22 Article 5, paragraphe 1, alinéa 2, du règlement n° 2784/79 de la Commission. Voir aussi : cjce, 7 mars 1985, Nicolet, affaire 6/84, point 17.
23 cjce, 21 novembre 1991, Technische Universität München, C-269/90, points 14, 21 à 28.
24 cjce, 7 avril 2011, Ioan Tatu, C-402/09, point 41.
25 cjue, 27 juin 2013, et Agrokonsulting-04-Velko Stoyanov, C-93/12, points 48 et 56.
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Référence papier
Xavier Fressoz, « Comment la CJUE concilie l’obligation institutionnelle de garantir la valeur de sa décision et la nécessité juridique et économique de protéger la valeur technique de l’avis d’expertise ? », Sciences de la société, 95 | 2015, 81-88.
Référence électronique
Xavier Fressoz, « Comment la CJUE concilie l’obligation institutionnelle de garantir la valeur de sa décision et la nécessité juridique et économique de protéger la valeur technique de l’avis d’expertise ? », Sciences de la société [En ligne], 95 | 2015, mis en ligne le 05 juillet 2016, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2668 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2668
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