1Penser l’expertise suppose de réfléchir à la production des énoncés experts, la légitimité de leur fondement, mais aussi aux usages de ces savoirs. Si la littérature scientifique s’accorde généralement pour reconnaître que l’expertise œuvre à l’indiscutabilité de la décision, il convient d’abandonner toute posture surplombante de l’expert, cette étiquette étant nécessairement transitoire et ne faisant sens qu’articulée à un processus de décision à l’occasion duquel l’expert scientifique transgresse inévitablement les limites de son savoir (Trépos, 1996 ; Roqueplo, 1997). Ce rappel est d’autant plus opérant pour l’expertise émanant des think tanks dont la légitimation repose sur l’autorité cognitive de la science (Stone, 2007), alors même que, comme toute entreprise, ils « consacrent une part considérable de leur attention à marketer leur produit » (Abelson, 2009, 77).
2L’approche microsociologique et monographique défendue ici permet de dépasser les discours désincarnés sur l’expertise. Il s’agit d’étudier la fabrique et les usages sociaux de l’expertise produite par l’Epode European Network (een), un think tank créé en 2008, piloté par une agence de communication (Vitamin), adossé à une association loi 1901 (Fleurbaix Laventie Ville Santé), et financé par la European Executive Agency for Health & Consumers et des grands groupes de l’industrie agroalimentaire (Mars, Ferrero, Nestlé, Orangina-Schweppes). Mon implication personnelle dans l’een (2008-11) a rendu possible une forme d’enquête qualitative originale, par participation observante (Soulé, 2007), riche en matériaux diversifiés pour explorer la division interne du travail, les conditions sociales de production de l’expertise ou encore la biographie collective des membres du groupe. Surtout, cette posture de recherche offre une double lecture externaliste et internaliste de l’expertise. Les vertus heuristiques de la participation observante doivent beaucoup à cette forme de sociologie charnelle qu’est l’ethnopraxie (Wacquant, 2000). De même que pour appréhender l’habitus de boxeur, il faut payer de sa personne dans la salle de gym et sur le ring, on peut difficilement appréhender le travail intellectuel réalisé dans les think tanks sans devenir soit même « expert » ou « chercheur embarqué » (Alam, Gurruchaga, O’Miel, 2012). L’indigénisation (et ses ratés) permet d’appréhender l’orthodoxie et l’orthopraxie du milieu enquêté et de cerner les attentes de rôle de l’expert. Si « l’expérience incarnée de l’enquêteur » est le principal médium de l’enquête (Céfaï, 2010, 7), alors la réflexivité du sociologue sur ses pratiques, ses relations avec les autres, sur les perturbations (Devereux, 1980, 30) et les conflits de rôle induits par sa multipositionnalité est un pré-requis pour éclairer les usages des sciences sociales, ressources savantes de légitimation autant que de subversion.
3Expression comique et condescendante lors de son apparition au xixe siècle, le terme de think tank est devenu tellement populaire que son usage inflationniste contribue à son opacité (Medvetz, 2012). S’il se réfère aussi à ce label, l’een cadre mal avec les catégories anglo-américaines disponibles et s’apparente davantage à un collectif hybride orienté vers la légitimation du programme dont il porte le nom.
- 1 En 2011, les statuts de l’Epode International Network (une aisbl) ont été déposés à Bruxelles.
4L’een se présente comme un réseau d’action publique international, ne possède ni locaux attitrés ni professionnels permanents et n’a été actif que le temps d’un programme européen (3 ans)1. Pour autant, les directeurs de l’een revendiquent le label de think and do tank en s’adossant aux trois mythes qui fondent la légitimé des think tanks : ils « pensent », « servent l’intérêt général » et sont un « carrefour entre l’Etat, la société et la science » (Stone, 2007). Cette dernière dimension se traduit par le partenariat public-privé qui sous-tend l’een et que reflète le Board composé des directeurs de l’een, des chairmen (universitaires) des comités, du président de l’European Alliance for Epode (maire de Royan), d’un des experts internationaux de « haut niveau » de l’International Advisory Board, du directeur général de la dg Sanco et des représentants des sponsors privés.
5Inscrit dans les premières pages de l’accord de financement, ce think tank a pour but de « faciliter la mise en œuvre de programmes d’intervention communautaires » utilisant la méthodologie Epode en Europe. Autrement dit, l’een doit « penser » pour « agir » dans « l’intérêt général »: déterminer les best practices et enrichir cette méthodologie de recommandations transférables dans d’autres configurations nationales; œuvrer à la conscientisation politique, institutionnelle et scientifique sur la pertinence des approches multi-acteurs et « stimuler » ainsi l’engagement des stakeholders. Loin d’être une « université sans étudiants » (Weaver, 1989, 564), un lieu neutre de production de réflexions désintéressées, l’een est orienté vers la répétition d’un message précis : Epode est un succès dont les bonnes pratiques doivent être « disséminées ». C’est ainsi qu’il faut comprendre le think and do tank qui insiste sur la dimension engagée et pragmatique en distinction de la figure excessivement académique du ink tank (Stone, 2007, 262). L’een s’apparente à un advocacy tank en ce qu’il est très lié à certains groupes d’intérêt et « combine un fort tropisme partisan, idéologique ou d’action publique avec une technique de vente agressive dans l’espoir d’influencer les débats de politique publique » (Weaver, 1989, 567).
6N’en déplaise aux promoteurs du programme qui affichent leur indépendance, l’een est ajusté aux stratégies de lobbying des sponsors privés. D’une part, leur participation relève de la responsabilité sociale des entreprises (rse), activement suivie par les agences de notation quand elle n’est pas obligatoire pour les entreprises cotées en bourse. D’autre part, les dividendes symboliques de l’action des collectivités territoriales, au principe du succès de la « marque » Epode, sont avant tout engrangés par les acteurs marchands de l’industrie agroalimentaire. Epode est en effet particulièrement ajusté à la présentation de soi des sponsors privés qui se mettent en scène comme des « acteurs de la solution et pas que du problème » (entretien, lobbyiste de Nestlé, Paris, 26 octobre 2009). En insistant sur son caractère individuel et environnemental, et en prohibant toute stigmatisation, Epode entretient un cadrage de l’obésité qui est relativement conforme aux intérêts et aux discours de ces organisations (Sugarman, Sandman, 2008), notamment en ce qu’il est susceptible de prévenir des règlementations trop sévères sur la composition, l’étiquetage ou la taxation des produits à travers la promotion généralisée de la « subsidiarité horizontale ». Alors que se forme une politique européenne de lutte contre l’obésité dans les années 1990 (Kurzer, Cooper, 2013), le programme Epode s’inscrit dans un travail d’influence des iaa qui déploient une stratégie de « neutralisation proactive » à travers une forme de « pollinisation croisée » (Stauber, Rampton, 2012, 226) où l’association flvs et les collectivités territoriales en viennent à défendre les intérêts industriels (Alam, 2015).
7L’approche structurale de T. Medvetz (2012) objective l’émergence d’un sous-espace de production des savoirs dont les experts proviennent tout à la fois des univers académique, politique, médiatique et du monde de l’entreprise, ce que confirme l’analyse externaliste des membres de l’een.
- 2 Les réunions de travail des work packages ou de coordination ont lieu dans les locaux de l’agence, (...)
- 3 Brigitte a été très investie dans la rédaction du projet soumis, à trois reprises, à l’agence exéc (...)
- 4 Il est aujourd’hui doctorant à l’université de Laval (Québec) sur la prévention de l’obésité. Son (...)
8D’abord, la coordination est assurée par l’agence Vitamin2 qui, à l’époque, coordonne Epode en France. L’équipe, marquée par un important turn over, est composée d’une poignée de consultants du département marketing social : des individus avec un fort tropisme communicationnel (relations publiques, marketing social), mais appliqué au monde des entreprises engagées dans des démarches de santé et de nutrition conformément au cœur de cible de l’agence. Les trajectoires professionnelles des membres de l’équipe, qui s’est fortement internationalisée sur la période, sont relativement interdépendantes de ce point de vue. L’équipe a longtemps été dirigée par deux co-directeurs: le Dr X, médecin endocrinologue initiateur du programme, directeur du développement santé du groupe Vitamin dont il est actionnaire, co-directeur du programme Epode France et membre de son comité d’experts « indépendants » jusqu’en 2012; Brigitte, titulaire de deux dess en marketing et en management des institutions culturelles, avait entamé sa carrière dans ce dernier domaine (ministère de la Culture, administratrice d’une compagnie de danse) puis occupé des fonctions de responsabilité dans un réseau de boutiques consacrées aux arts de la table fonctionnant par franchises (système qu’elle aurait transplanté à Epode3) avant de développer une agence de marketing social qui a fusionné avec Vitamin. Au côté de ces deux figures, Patrick, directeur conseil Epode France, est chargé du développement international en raison de ces dispositions au cosmopolitisme (enfance passée en Afrique, gestion de projets de développement en Amérique Latine, expérience à l’oms). Licencié, il sera remplacé par un consultant de l’équipe, bilingue en espagnol, ingénieur en innovation alimentaire et titulaire d’un master en sciences sociales appliquées aux comportements alimentaires4. Le reste de l’équipe est constitué de jeunes stagiaires, bilingues en anglais, diplômés de Master de communication ou de sciences sociales appliquées à la nutrition humaine.
9De plus, si l’agence n’est en théorie qu’un prestataire de service, Vitamin s’est discrètement appropriée le projet (jusqu’à déposer la marque et le concept, une source de royalties) à la faveur de la marginalisation de l’association flvs. Bien qu’elle demeure indispensable (garante de la crédibilité du programme en tant qu’association reconnue d’intérêt public, son statut permet aux sponsors privés de défiscaliser), ce sont les cadres de Vitamin qui entretiennent les relations avec les partenaires. Courtier discret, l’agence, du fait de la diversité de ses clients, est à l’interface entre la promotion d’Epode, les sponsors privés et les collectivités territoriales. Vitamin a ainsi longtemps été liée contractuellement à l’inpes pour la communication du pnns. Par ailleurs, l’agence compte de nombreux grands groupes dans son portfolio et conseille leurs stratégies de communication corporate en matière de santé. Aussi, pour les partenaires privés, il peut sembler plus naturel de financer un programme piloté par un intermédiaire issu du monde de l’entreprise. Au-delà de croyances et normes professionnelles communes (suprématie du management privé, de l’évaluation et la communication), l’agence apparaît comme un médiateur approprié entre les acteurs publics et des entreprises dont l’image est plutôt associée à la « malbouffe ».
10En dehors des sponsors dont l’een ne représente qu’une infime partie de leurs activités, le think tank repose sur l’activité intellectuelle des quatre comités, animée en pratique par les « post-doctorants » espagnol, belge, français, néerlandais et français issus de la biomécanique, de la santé publique puis de la sociologie, de la science politique et de la gestion des ressources humaines. Les chairmen sont surtout là pour assurer une fonction de représentation auprès des institutions de santé. Ce sont des courtiers multipositionnés qui ont consacré une part de leur carrière à l’accumulation d’un capital scientifique de notoriété externe (Bourdieu, 1984, 128-132). Comme Claudine, professeur de nutrition lilloise, dotée de multiples casquettes, associatives (président de l’association flvs et d’un réseau local de prise en charge de patients obèses), universitaires (chef du service de nutrition du Centre Hospitalier Universitaire de Lille, secrétaire général adjoint de la Société Française de Nutrition) et expertes (membre de différents comités d’experts du ministère de la Santé et de l’inpes), les trois autres universitaires disposent d’une surface sociale élargie assise sur des ressources internationalisées et en partie hétéronomes au champ scientifique. Le professeur de nutrition et de santé néerlandais est directeur de l’Institute for Health Sciences à Amsterdam, membre de différents comités éditoriaux (European Journal of Clinical Nutrition, Public Health Nutrition, Obesity Facts et Obesity Journal) et a présidé de nombreuses sociétés savantes (European Association for the Study of Obesity, Netherlands Academy of Nutritional Sciences, Federation of European Nutrition Societies). Il a également assuré des fonctions de conseil auprès d’institutions internationales de santé (Netherlands Health Council, oms, International Obesity Task Force, National Childhood Obesity Foundation américaine). Le professeur de santé publique belge dirige, lui, l’unité nutrition et sécurité sanitaire des aliments du département de Santé Publique de l’Université de Gand. Impliqué dans huit projets de recherche internationaux, il est également membre du comité scientifique de l’Autorité alimentaire belge, du Conseil national de santé ainsi que du comité d’experts du programme Epode en Belgique. Enfin, le professeur de santé publique espagnol est impliqué dans cinq projets de recherche européens sur l’alimentation, dont un qu’il coordonne (projet idefics). Dotés de titres universitaires prestigieux, ces individus garantissent par leur présence la qualité scientifique des travaux menés au sein du think tank ainsi que sa prétention à l’universalité et au désintéressement (Memmi, 1996, 41-47), ce qui est plus compliqué pour les professionnels de la communication d’une agence prise dans des logiques marchandes. En outre, leur multipositionnement renforce la légitimité universelle du programme par la pratique du « double jeu du national et de l’international » (Dezalay, 2004, 11). À l’interface de nombreux champs sociaux, nationaux et internationaux, ces courtiers brouillent les frontières qui séparent ces espaces, produisent une expertise paneuropéenne et pluridisciplinaire et œuvrent à la dissémination d’Epode.
11Si cette approche externaliste des activités de l’een renseigne pour partie les conditions de succès du programme, mon expérience professionnelle au sein de ce think tank offre en complément une approche internaliste de la production des énoncés experts.
12Pour reprendre l’expression d’un consultant de Vitamin, l’een doit « mettre de la science dans le modèle initial », mais de quelle science s’agit-il ? Comment est-elle produite ? Et quels en sont les usages ? En orientant la focale sur ma contribution au work package sur les ppp, j’insiste sur l’apport heuristique de l’ethnopraxie pour saisir le travail intellectuel réalisé dans les think tanks. Après être revenu sur mon rapport à l’objet, qui a très largement conditionné mon insertion dans le terrain, je développerai la manière dont j’ai endossé le rôle d’expert. Si l’engagement ethnographique suppose de « se mettre à l’école des enquêtés » (Céfaï, 2010, 8), cette indigénisation relative s’est profondément imprimée dans ma chair eu égard aux nombreux comportements schizophrènes, conflits de rôle, et autocensure qu’elle impliquait. Au final, l’ethnopraxie du travail d’expert permet de mieux cerner l’épistémologie spécifique de cette production scientifique, dont les usages sont néanmoins ambigus.
13Les difficultés d’insertion professionnelle sur le marché universitaire dans un contexte de massification scolaire expliquent la précarité de nombreux jeunes chercheurs, surnuméraires contraints d’accepter des petits contrats de recherche dans l’hypothétique espoir de jours meilleurs (Soulié, 1996). Si j’avais déjà fait l’expérience d’une recherche interdisciplinaire et appliquée à l’Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité pour collaborer avec des ingénieurs spécialisés en accidentologie et des spécialistes de la géolocalisation (Fleury et al., 2010), mon implication dans l’een était plus difficile à assumer tant du point de vue des financeurs que du caractère explicitement opérationnel de la recherche.
14Cette recherche contractuelle, alimentaire au départ, mérite encore plus que les autres, d’objectiver mon rapport à l’objet. Sans faire une auto-socio-analyse, je dois souligner combien mon parcours universitaire et militant (adhérent du pcf et syndiqué au snesup, impliqué dans les mouvements universitaires des années 2000, etc.) a été orienté par la volonté de ne pas me « commettre dans le privé » et de faire un métier utile socialement. Ma découverte du monde de l’entreprise et, ici, de l’univers de la communication corporate, s’est ainsi faite avec appréhension et incompréhension tant je ne parvenais pas aisément à en cerner les points de repère et les interdits. En outre, la collecte de données a été en partie cadrée par des impensés militants et une volonté implicite de défendre, non pas la supériorité de la recherche universitaire sur le monde marchand, mais son autonomie.
- 5 Mon rapport à l’een a sensiblement évolué puisque j’ai obtenu un nouveau post-doc à l’ehess fin 20 (...)
15Si je n’étais pas responsable du work package et que mon nom propre ne comptait pas, j’ai vite compris que je serai celui qui rédigerait le rapport. Aussi, jeune docteur cherchant à asseoir sa crédibilité, je m’attachais par exemple à souligner mon profil académique en recourant très tôt – par distinction aristocratique sans doute aussi – à de nombreuses références bibliographiques et un jargon et des concepts compliqués pour renforcer l’autorité de mes arguments. Sans pouvoir renégocier complètement la commande, j’ai pu dégager des marges de manœuvre5, ne serait-ce que d’un point de vue vestimentaire en évitant le costume cravate des consultants. Cette stratégie de distinction initiale était pour moi un signe d’indépendance vis-à-vis des acteurs de la santé publique tant la question qui vous finance ? est revenue régulièrement, quand ce n’était pas so tell me what does Nestlé want to know ?
16C’est dans ces conditions que j’ai été embarqué dans une recherche appliquée éloignée des standards de la recherche scientifique (i.e. autonome, distanciée et désintéressée). Les questions sont hétéronomes : elles ne sont pas formulées par le chercheur, mais par d’autres (les membres du board), et ont une ambition gestionnaire, normative et opérationnelle (produire des recommandations). L’hétéronomie des conditions de recherche est en outre redoublée par une temporalité très courte, pilotée par des diagrammes de Gantt et cadencée par le rendu de délivrables : présentations powerpoint dans réunions et symposiums, rapports intermédiaire et final. Même la méthodologie est définie à l’avance : une vingtaine d’entretiens de face-à-face, d’« expert à expert », quand on ne me recommandait pas directement certains bons clients (du Parlement Européen, de l’International Business Leader Forum, de l’Oxford Health Alliance…). Si je suis parvenu à imposer le recours à d’autres techniques d’enquête, notamment ethnographiques (observations de congrès des programmes nationaux, des réunions de formation et de coordination, des comités de pilotage locaux), j’ai aussi rencontré certaines réticences, comme l’impossibilité de consulter les archives de l’agence (soit disant inexistantes) ou d’assister aux réunions stratégiques avec les sponsors.
- 6 A l’occasion du congrès Thao, cette posture m’a permis de saisir les tensions entre agences de com (...)
17Souvent pensée comme éloignée des canons de la méthode sociologique et de la croyance en la neutralité axiologique wébérienne (Naudier, Simonet, 2011), la participation observante permet d’accéder à la fabrique de l’action publique ainsi qu’à la littérature grise pertinente, aux réunions de travail, aux échanges de mail, aux discussions de couloir, là où les postures plus classiques sont condamnées à travailler de l’extérieur et « après la bataille ». Cet accès privilégié aux coulisses immunise ainsi contre les approches textualistes et scolastiques des politiques publiques qui trop souvent les dépeignent sous un angle excessivement rationnel, pacifié et ordonné6. Par la fréquence des contacts professionnels, la participation observante permet aussi d’accéder aux pratiques et aux propriétés sociales des acteurs (Schwartz, 1993) de manière moins violente et aléatoire qu’à travers les entretiens semi-directifs dont doivent se satisfaire les postures plus traditionnelles.
- 7 Jeu subtil sur les mots ou volonté de ménager les susceptibilités des financeurs, Patrick a insist (...)
18Mieux, le chercheur embarqué est susceptible de produire une sociologie du travail du milieu où il évolue à travers l’observation ethnographique et l’ethnopraxie. Cette « expérience sociale provoquée » par laquelle on est forcé de construire des comportements appropriés à un nouveau milieu constitue une « forme de mise à l’épreuve de soi consécutive au dépaysement suscité qui crée de nouvelles connaissances à intégrer » (Peneff, 2009, 9). En plongeant dans l’univers professionnel étudié, le chercheur embarqué s’approprie les catégories de pensée, les codes et les routines de ses enquêtés. Dans mon cas, cette indigénisation était très fortement encadrée par mes collègues temporaires au point que mes présentations passaient toujours par leur filtre, faisant l’objet de requêtes sur la forme et le fond: suppression de diapositives difficiles à interpréter, simplification du texte, modification de certains adjectifs ou verbes7…
- 8 J’ai mentionné les travaux de l’International Obesity Task Force – une ong concurrente comme je l’ (...)
- 9 J’ai progressivement appris à maîtriser le logiciel powerpoint. Les commentaires portaient autant (...)
19Il est difficile d’étudier le dressage des corps lorsqu’on est concerné au premier chef et que l’apprentissage de l’orthopraxie s’opère de manière insidieuse. Néanmoins, du fait de son multipositionnement, l’indigénisation du chercheur n’est jamais aboutie. Il adopte inévitablement des comportements incongrus, commet des faux-pas qui, loin de constituer des artefacts tels qu’une approche positiviste de la science pourrait les concevoir, sont des perturbations heuristiques (Devereux, 1980, 30). L’hétéropraxie, induite par le non respect des rites institutionnels, aide à saisir en négatif l’orthopraxie. Mais là encore, les rappels à l’ordre sont le plus souvent subtils et indirects, dans le cadre de discussions courtoises et « constructives8 ». L’hétéropaxie est parfois moquée sur le ton de la plaisanterie ou de l’ironie, ce qui n’en constitue pas moins un rappel à l’ordre à peine voilé, d’autant plus efficace qu’il est exprimé sur le mode du sous-entendu et peut donc être nié9: « On n’est pas tenu d’y faire face » (Goffman, 1974, 29). Ces épisodes, qu’on pourrait multiplier à l’envi, qui marquent durablement le chercheur embarqué et le transforme à bien des égards, révèlent beaucoup de ce que les enquêtés considèrent comme l’orthopraxie de leur univers professionnel.
20Dans une approche interactionniste de l’indigénisation, Ernest Gellner (Gellner, 1986, 32-33) nous invite à considérer combien « les hommes ne maximisent rien du tout ni ne cherchent à atteindre un but concrètement indentifiable, mais tiennent tout simplement à être intégrés ou à demeurer dans une pièce qui se déroule. Le rôle est sa propre récompense ». C’est ce que révèlent les gaffes, les bévues et les malaises, ces moments qui nous rappellent que dans les interactions, « quelque rôle que l’on tienne, on joue toujours en plus celui d’interactant » (Goffman, 1974, 103). Comme l’incarne la vignette ethnographique, peu importe le rôle endossé, universitaire ou expert, on ne peut suspendre les règles de l’étiquette et contredire systématiquement nos collègues et employeurs.
Si les réunions préparatoires s’étaient déroulées sans heurts, ma présentation devant le Board à Amsterdam en mai 2009, 4 mois après ma prise de fonction, n’a pas laissé indifférent. Parmi les points controversés, j’avais présenté les fondations théoriques du ppp, à savoir que les interactions entre acteurs publics et privés étaient réputées se fonder dès le début sur la « confiance » et les « bénéfices mutuels », devant engendrer une situation « gagnant-gagnant », et pensées comme des opérations techniques et politiquement neutres. A propos de la vogue des ppp, j’évoquais qu’ils s’inscrivaient dans une longue histoire consubstantielle à celle de l’Etat et soulignais qu’on assistait à une « marchandisation » de l’éthique, devenue une « offre » du monde de l’entreprise. En outre, pour mieux encadrer les ppp, j’explicitais les raisons de l’engagement des sponsors: « une forme discrète de lobbying » (gain en influence, cadrage du problème), une « stratégie de communication subtile » (gain en ressources symboliques: image, légitimité, réputation) et enfin des « bénéfices matériels » (crédits d’impôt, rse…). Enfin, je m’interrogeais sur les recommandations : quelle est la priorité en matière « d’analyse du risque »? Maximiser les financements, garantir la pérennité du programme ou prévenir le conflit d’intérêt et limiter l’intervention des partenaires privés dans le programme ? A l’inverse, est-ce que l’édiction de règles de gouvernance strictes n’allait pas minimiser la participation des partenaires ?
Au fur et à mesure de la présentation, le sentiment de désajustement grandissait. Mais je n’avais pas imaginé à quel point ce scepticisme méthodologique allait m’isoler durablement. L’échange avec Brigitte (co-directrice) résume peut-être le mieux le malentendu. Elle me recommanda de sortir de la « dimension idéologique » pour m’intéresser davantage au partenariat local : « est-ce que les acteurs privés sont légitimes à intervenir dans les programmes de santé communautaire? ». J’ai beau répondre que la remarque confirme que les ppp se présentent comme des opérations techniques qui ont réussi à faire oublier leur fondement idéologique et que la légitimité des acteurs privés est une question politique et non scientifique, le discours ne rencontre aucun allié, pas même la chairman de mon wp, qui s’était désolidarisée d’entrée. Mieux, le directeur général de la dg Sanco, après avoir moqué la pertinence du détour historique, me conseilla d’utiliser un vocabulaire moins chargé symboliquement (« coopération volontaire ») et surtout de définir des paramètres d’évaluation. Le violent courriel reçu deux jours après cette épreuve sonnait comme un ultime rappel à l’ordre :
« En tant que directrice de [l’een], je suis sincèrement inquiète […] sur l’avancement de tes travaux mais également sur l’angle et ton positionnement […] Le cadre général du « grant agreement » n’est pas négociable. Par conséquent même si il est important de définir l’approche, notre objectif n’est pas de questionner la pertinence ou pas du ppp pour la mise en œuvre d’un Programme de type epode mais de trouver des solutions innovantes […]. [S]i tu ne te sens pas en phase avec la philosophie de la démarche epode, avec le Projet de l’een tel qu’accepté par la dg [Sanco], et avec les orientations précitées nous pouvons aussi reconsidérer les modalités de poursuite de notre collaboration ».
- 10 Au début de l’année 2011, l’équipe de coordination, Claudine et moi rencontrons des membres du pro (...)
21La violence de l’interaction a conforté mes appréhensions initiales quant à l’incompatibilité des postures d’expert et universitaire et à l’étroitesse du champ des possibles qui s’ouvrait à moi. Elle retranscrit une forme de dédain pour le travail universitaire, vu comme un intellectualisme inutile, suranné et dangereux face à l’évidence de l’évaluation managériale chiffrée : « La pensée est considérée comme inutile si elle ne permet pas de contribuer à l’efficience du système. […] Il est difficile, dans ce contexte, de développer une pensée critique, sauf si la critique est “constructive”. […] Celui qui soulève un problème sans en apporter la solution est perçu comme un gêneur […] qu’il vaut mieux éliminer. Le conformisme est le pendant de l’utilitarisme » (de Gaulejac, 2009, 78). Exit, voice ou loyalty? Pour des raisons principalement matérielles, j’ai choisi la loyauté en rédigeant un mail circonstancié pour continuer ensuite comme si rien ne s’était passé. C’est évidemment le dire vite car cette épreuve a profondément transformé mes manières d’être et d’argumenter : je ne parlais plus de « conflits d’intérêt » mais de « croyance » ou « suspicion » de conflits d’intérêt, je ne faisais plus part non plus de mes doutes, ni des passages trop « académiques ». Mais peut-être aussi avais-je changé ma manière d’appréhender les ppp ? Comme j’ai pu m’en rendre compte a posteriori10, je me suis soumis de manière très imperceptible à l’autocensure. Il se vérifie que maintenir de bonnes relations avec les enquêtés, n’est pas seulement une précaution méthodologique ou professionnelle, c’est avant tout un impératif de figuration (Goffman, 1974, 15) qui est redoublé par la « peur d’être contre » propre à la discipline militaire et militante qui repose sur « une exploitation semi-rationnelle des effets psychosomatiques de l’exaltation de l’unanimité des adhésions et des aversions, ou, à l’inverse de l’angoisse et de l’exclusion et de l’excommunication » (Bourdieu, 1981, 24).
22Cette recherche embarquée informe ici doublement sur les usages politiques, sociaux et marchands des sciences sociales par les acteurs du think tank. De même que pour saisir l’habitus pugilistique, il faut payer de sa personne sur le ring (Wacquant, 2000), l’engagement dans l’een permet d’appréhender le monde de l’entreprise et du conseil en subissant dans sa chair les contraintes de ce milieu professionnel. Comme l’incarne l’encadré ci-dessus, seule la participation observante est en mesure de révéler combien la posture universitaire est difficilement conciliable avec le rôle d’expert (soumission à la règle hiérarchique, évaluation par les commanditaires et non par les pairs, absence d’indépendance dans la recherche, urgence des résultats, recherche de l’indiscutabilité). De ce point de vue, les recommandations formulées s’adossent à une forme de « monstration » scientifique (Alam, Godard, 2007) de leur pertinence : monstration comme antonyme de « démonstration », puisque les recommandations formulées peuvent difficilement être imputées au travail d’enquête effectivement réalisé ; monstration comme acte de donner à voir l’efficacité ; monstration comme déformation monstrueuse des savoirs et savoir-faire sociologiques.
23L’idéal mertonien de l’autonomie de la recherche est mis à mal par la commande publique-privée, par les attentes des commanditaires (produire des guidelines et une charte éthique pour encadrer le ppp) et par l’hétéronomie des questions de recherche : Quelle est la définition d’un ppp efficace ? Quels sont les points critiques ? Les facteurs de succès ? Quelles règles adopter pour une collaboration fructueuse ? Comment garantir l’intérêt général ? Prévenir le conflit d’intérêt ? Assurer la transparence ? Comment s’assurer que la communication des partenaires n’affecte pas la réputation du projet ? Etc. A l’instar des préoccupations des sciences de gestion, ces questionnements – destinés à améliorer l’efficacité ou, tout au moins, la légitimité du ppp – reflètent une théorie fonctionnaliste implicite qui considère l’organisation, le programme, comme « une donnée, une entité qui a un fonctionnement “normal” et dont la finalité est d’assurer sa reproduction » mais « cet idéal est rarement questionné, comme s’il allait de soi, parce qu’il fait l’objet d’une acceptation tacite considérée comme indiscutable » (de Gaulejac, 2009, 73-74).
24Véritable dilemme épistémologique pour le sociologue qui considère que ces questionnements normatifs relèvent de décisions qui appartiennent aux gestionnaires du programme. Il doit être un expert « généraliste » capable de prendre de la hauteur, de sortir des limites de sa spécialité et accomplir la « performance normative » qu’on attend de lui. Sauf à renoncer à toute forme de réflexivité, la posture d’expert est source de nombreux conflits de rôle pour le sociologue soucieux d’éviter les gaffes. Ceci tient pour partie à la nécessité redoublée de contrôler ses impensés normatifs mais, surtout, à accepter temporairement l’illusion qu’il existerait une attitude impartiale et non engagée. Ce sentiment de désajustement du sociologue puis l’apprentissage express des règles du jeu de l’expertise pour ne pas perdre la face constituent autant de « données poignantes » (Katz, 2010) qui, plus que des longs détours théoriques, révèlent les attendus du travail expert. Il s’agit de troquer l’épistémologie wébérienne des sciences sociales, caractérisée par la démarche compréhensive, au profit d’une épistémologie rationaliste, positiviste et radicalement tournée vers l’action. Dans un univers qu’il sait pourtant incertain, conflictuel, et non-poppérien, celui-ci doit trancher, « dire la norme » (sur l’« éthique » ou la sauvegarde de l’intérêt général), produire de l’« universel », de l’« indiscutable », et « négocier avec cette tension entre réserve scientifique et volonté expressive, neutralité et valeur, spécialité et généralité, description et prescription, fait et droit » (Memmi, 1996, 75), bref endosser les habits (trop grand pour lui) du moraliste.
- 11 Au-delà de l’influence de powerpoint sur la structuration de la pensée (Frommer, 2010), la place a (...)
25L’exercice est d’autant plus délicat que l’een est un advocacy tank dont les activités principales relèvent d’un investissement marketing conséquent (Alam, 2011, Bergeron et al., 2011). A cet égard, séminaires, symposiums, book of recommendations, vidéos et interviews ne font que marteler que le programme est un succès. Et le vernis d’objectivité offert par le travail de recherche véhicule et amplifie ce message essentiel (Stone, 2007, 272). Dans un tel dispositif instrumental, conforté par une littérature experte assez peu critique vis-à-vis des ppp en santé (en dépit de quelques exceptions, Richter, 2004), et par des documents stratégiques plutôt favorables (who Europe, 2006, Commission européenne, 2007), il n’était pas question de remettre en cause la pertinence du ppp mais bien de contribuer à sa légitimation. Ainsi, même si j’ai par exemple refusé de participer à un film promotionnel11, je me suis pour l’essentiel conformé aux attentes de rôle lors des symposiums de décembre 2009 et avril 2011, en présentant une description gestionnaire des ppp et des recommandations dont la légitimité s’adosse aux bonnes pratiques des agences d’expertise publiques (publicité des réunions des comités d’experts, création d’un comité de pilotage des partenariats, déclaration publique d’intérêts, etc.).
- 12 Ils ont intégré le dispositif Vivons en Forme (nouveau nom du programme pour des raisons de propri (...)
26Si l’expertise sociologique a servi à rationaliser les pratiques des acteurs et à entretenir la légitimité du programme, elle a néanmoins contribué à le subvertir partiellement. Alors même que l’essentiel des activités du think tank avait pour but de mettre en scène une success story autour d’une neutralité pragmatique, technique et gestionnaire, j’ai pu contribuer, par touches successives, à politiser les décisions internes. De manière paradoxale en apparence, j’ai pu introduire des arguments économiques dans un milieu entrepreneurial qui n’affichait guère cette dimension pécuniaire en insistant par exemple sur l’importance du turn-over des partenaires privés, sur « l’offre éthique » des entreprises mais surtout en rappelant que l’agence Vitamin avait proprement phagocyté le programme Epode (dépôt de la marque et des concepts associés à l’inpi, prélèvements directs sur les comptes de l’association flvs, facturation excessive des prestations de service…). En effet, la recherche sociologique, par les questions qu’elle pose, permet d’éclairer des zones d’ombre (le multipositionnement, le double jeu de certains acteurs clé, les activités de propagation de la foi, les mécanismes d’intéressement des collectivités territoriales, etc.) qui sont hors du périmètre du travail expert. Sans sombrer dans le narcissisme, c’est bien parce que le sociologue embarqué regarde le doigt plus que la lune (Alam, 2011) que Claudine, présidente de flvs, a pu réaliser l’étendue de sa naïveté (sic.). Au moment de la rédaction des recommandations, la configuration des rapports de force était en outre particulièrement modifiée, puisque non seulement mon statut avait changé (devenu mcu, je travaillais avec et non plus pour l’een), mais, surtout, Claudine était particulièrement remontée contre Vitamin suite aux licenciements successifs de Brigitte et de Patrick12 dont elle était très proche. Pour Vitamin, les conséquences de l’een ont d’ailleurs été catastrophiques puisque à l’issue de ce programme, l’association flvs a dénoncé le contrat qui la liait à Vitamin en France. L’affaire est d’ailleurs loin d’être close puisque, du fait même de ma participation à l’een, je suis sollicité par des journalistes, des fonctionnaires de la direction générale de la Santé ou de l’Agence Régionale de Santé. Mais c’est cette fois-ci en sociologue critique que je « rends les coups » pour filer la métaphore pugilistique.