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Expertise sanitaire et conflits d’intérêts

Health care expertise and conflicts of interest
Peritación sanitaria y conflictos de intereses
Laora Tilman
p. 53-61

Résumés

Depuis de nombreuses années, les liens entre le secteur médical et l’industrie pharmaceutique posent problème. Le législateur a d’ailleurs, a plusieurs reprises, tenté d’encadrer de plus en plus fermement ces relations. Ces dernières années, ce sont plus particulièrement les relations entre les experts du secteur sanitaire et l’industrie pharmaceutique qui ont été dénoncées et mises à mal. Ainsi, l’affaire très médiatisée du « Médiator » a mis en exergue le manque de transparence dans les relations entretenues entre les experts du secteur sanitaire, intervenant pour la Haute autorité de santé ou pour l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et les laboratoires pharmaceutiques. Avec la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, dite « loi Bertrand », le législateur a montré sa volonté d’encadrer le risque de conflits d’intérêts. Quelle est la juste mesure entre expertise officielle et relations avec l’industrie ?

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Texte intégral

  • 1 Loi n° 93-21 du 27 janvier 1993 qui a introduit l’article L4113-6 du code de la santé publique.

1La question des conflits d’intérêt dans le domaine sanitaire préoccupe le législateur depuis de nombreuses années. Dès 1993 un dispositif « anti-cadeau »1 était mis en place afin d’interdire aux professionnels de santé de recevoir « des avantages en nature ou en espèces, sous quelque forme que ce soit, d’une façon directe ou indirecte, procurés par des entreprises assurant des prestations, produisant ou commercialisant des produits pris en charge par les régimes obligatoires de sécurité sociale. Est également interdit le fait, pour ces entreprises, de proposer ou de procurer ces avantages »

  • 2 Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, (...)
  • 3 Article L 4113-13 du code de la Santé publique.

2En 2002, la loi Kouchner2 oblige les professionnels de santé qui s’expriment en public à informer l’audience de leurs liens avec l’industrie pharmaceutique3. De même, le code de déontologie médicale, en son article 105, précise, en matière d’expertise médicale que « nul ne peut être à la fois médecin expert et médecin traitant d’un même malade. Un médecin ne doit pas accepter une mission d’expertise dans laquelle sont en jeu ses propres intérêts, ceux d’un de ses patients, d’un de ses proches d’un de ses amis ou d’un groupement qui fait habituellement appel à ses services »

3Ces dernières années, de nombreuses affaires médiatiques sont venues porter un doute à propos de la véritable indépendance des experts sollicités par les entreprises ou même par l’Etat. L’affaire du Médiator, et l’enquête de l’Inspection générale des affaires sociales (igas) qui s’en est suivie, ont été l’occasion, pour le législateur, d’amorçer une réflexion sur une réforme « générale et ambitieuse » (Bacache, 2012, 169) de la politique du médicament.

4Le Mediator, mis au point par les laboratoires Servier, est un médicament présenté comme un antidiabétique utilisé comme coupe-faim, qui a été commercialisé à partir de 1976. Jusqu’à son retrait en 2009, 145 millions de boîtes ont été vendues et plus de 5 millions de personnes en ont consommé en France.

5Les premières alertes à propos du benfluorex, principal composant du Mediator, sont apparues au cours des années 1990, et il est interdit dans les préparations en pharmacie dès 1995. Le Mediator, est successivement retiré par Servier du marché en Suisse (1998), en Espagne (2003) ou encore en Italie (2004), « pour des raisons commerciales », argue le groupe alors qu’il faudra attendre l’année 2007 en France pour que les premières recommandations soient publiées. En effet, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) publie à cette date une simple recommandation de ne pas prescrire le Mediator comme coupe-faim, mais une pneumologue de Brest, Irène Frachon, alerte l’Afssaps en février 2007 sur les risques d’accidents cardiaques liés à la consommation du médicament. Ce dernier est retiré de la vente le 30 novembre 2009.

6Le bilan exact des morts imputables au Mediator s’annonce impossible à établir. Le 16 novembre 2010, l’Afssaps estime à 500 le nombre de patients décédés et à 3 500 le nombre d’hospitalisations à cause du médicament Servier, après une étude portant sur une courte période. Une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’épidémiologiste Agnès Fournier, portant elle sur la période 1976-2009 (début et fin de la commercialisation du Mediator) et publiée en février 2012, chiffre le bilan à 1 300 morts et 3 100 hospitalisations, précisant qu’« il s’agit vraisemblablement d’une sous-estimation ». Pour évaluer la mortalité, les chercheurs ont retenu une étude américaine montrant qu’en cas d’atteinte valvulaire modérée à sévère, le risque de décès prématuré était de 43 %. Le 12 avril 2013, des experts judiciaires estiment que le médicament pourrait à long terme avoir causé 1 300 à 1 800 morts par valvulopathie en France.

  • 4 Rapport igas, synthèse de l’enquête sur le Médiator, janvier 2011.

7Dans un rapport rendu public le 15 janvier 2011, l’igas attribue au laboratoire Servier une « responsabilité première et directe », selon les mots du ministre de la santé de l’époque, Xavier Bertrand. Les trois inspecteurs auteurs du rapport identifient « dès l’origine, une stratégie de positionnement du Mediator par les laboratoires Servier en décalage avec la réalité pharmacologique de ce médicament ». Ils mettent également en cause les dysfonctionnements du système de santé, qui a continuellement validé le Mediator « en dépit d’alertes nombreuses et répétées ». Le rapport met en évidence une «  incompréhensible tolérance de l’agence à l’égard du Médiator  »4.

8A la suite de ce rapport, le Parlement adopte en décembre 2011 une réforme du contrôle des médicaments, prévoyant notamment une meilleure transparence sur les relations entretenues entre les professionnels de la santé et les laboratoires pharmaceutiques.

9Très décriée pour son (non-)rôle dans le scandale du Mediator, l’Afssaps est transformée en Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ansm), aux pouvoirs accrus.

10A partir des différents constats liés à l’affaire du Médiator qui révèlent un manque d’encadrement, il apparaît utile d’analyser la définition et le cadre actuellement en place en matière d’expertise en santé afin d’en cerner les apports et les limites.

L’expertise en santé

11La notion de conflit d’intérêts est en réalité très floue, et même la loi Bertrand s’est concentrée sur l’encadrement de l’expertise sanitaire et la transparence des liens d’intérêts sans préciser pour autant les contours de la notion.

La notion de conflits d’intérêt, une notion aux contours flous

12La notion d’expertise sanitaire est apportée par le décret n° 2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue à l’article L. 1452-2 du code de la Santé publique qui dispose que « L’expertise s’entend, de façon générale, selon les termes de la norme afnor nf X 50-110, comme un ensemble d’activités ayant pour objet de fournir à un commanditaire, en réponse à la question posée, une interprétation, un avis ou une recommandation aussi objectivement fondés que possible, élaborés à partir des connaissances disponibles et de démonstrations, accompagnées d’un jugement professionnel. Cette définition s’applique également, comme le précise la norme, lorsque l’organisme d’expertise et le commanditaire font partie de la même organisation et lorsque l’organisme d’expertise se saisit lui-même d’une question et émet de son propre chef une interprétation, un avis ou une recommandation. Les activités d’expertise sanitaire soumises à la présente charte sont celles qui ont pour objet d’éclairer le décideur et d’étayer sa prise de décision en santé et en sécurité sanitaire en fournissant une interprétation, un avis ou une recommandation aussi objectivement fondés que possible, élaborés à partir de l’analyse critique des meilleures connaissances disponibles et de démonstrations argumentées sur des critères explicites, accompagnées d’un jugement professionnel fondé sur l’expérience des experts. L’expertise sanitaire doit être distinguée des activités qui visent à produire des connaissances nouvelles, que ce soit à partir du recueil de données nouvelles ou de l’analyse secondaire de données existantes : ces activités, qui ne relèvent pas de la présente charte, doivent par ailleurs elles-mêmes respecter les principes déontologiques et la réglementation qui s’appliquent aux activités scientifiques ou statistiques. L’expertise sanitaire doit également être distinguée des expertises scientifiques réalisées pour contribuer à la sélection de projets d’étude ou de recherche et des expertises médicales portant sur des cas individuels qui ne sont pas destinés à éclairer une décision sanitaire. »

13La notion de conflit d’intérêt, quant à elle, est un peu plus complexe à définir. A ce sujet, selon Didier Tabuteau, les experts sont en situation de conflits d’intérêts « lorsque leurs intérêts ou engagements compromettent l’indépendance de leur jugement ou leur loyauté » (Tabuteau, 2007, 87-112). Le conflit d’intérêt peut également se présenter « dès lors qu’un expert, personne physique ayant une vie privée et une vie publique, est soumis à une mission publique dont certaines questions peuvent être contraires à des intérêts présents dans une autre sphère de vie de cette personne » (Visseaux, Clement, 2013, 36-43).

14Ainsi, le conflit d’intérêts résulterait d’une opposition entre intérêt public et intérêt personnel. Bien qu’il n’existe pas de définition légale précise du conflit d’intérêts, certaines organisations ont tenté d’en formaliser une afin d’éclairer la notion.

  • 5 Nous avons choisi de nous arrêter plus particulièrement sur ces trois définitions qui présentaient, (...)

15Trois définissions peuvent retenir l’attention5 : celle du Conseil de l’Europe, celle du Service central de la prévention de la corruption (scpc) et enfin celle du British Médical journal, exposée par Anne-Marie Duguet dans un de ses travaux consacré aux conflits d’intérêts (2012, 10-15).

16Le Conseil de l’Europe a établi une recommandation relative aux Codes de conduite pour les agents publics, dans laquelle elle vient préciser qu’un conflit d’intérêt « nait d’une situation dans laquelle un agent public a un intérêt de nature à influer ou paraître influer sur l’exercice impartial et objectif de ses fonctions officielles. L’intérêt personnel de l’agent public englobe tout avantage pour lui-même ou en faveur de sa famille, de parents, d’ami ou de personnes proches, ou de personnes ou organisations avec lesquels il a ou a eu des relations d’affaires ou politiques. Il englobe également toute obligation financière ou civile à laquelle l’agent public est assujetti. ». Cette définition, très précise, porte sur les agents publics, mais présente pour intérêt, de définir de façon large le domaine « privé » qui entrerait en conflit avec la sphère professionnelle, puisque la famille, et de manière plus générale les « personnes proches » y sont incluses. L’idée peut être transposée aux experts médicaux ou scientifiques missionnés par les agences sanitaires qui, il faut le rappeler, ne sont pas des agents publics.

17Le scpc, dans son rapport annuel datant de 2004, souligne quant à lui que la définition du conflit d’intérêt ne doit pas concerner uniquement les agents publics. En effet, pour le scpc, « un conflit d’intérêt nait d’une situation dans laquelle une personne employée par un organisme public ou privé, possède, à titre privé, des intérêts qui pourraient influer ou paraître influer sur la manière dont elle s’acquitte de ses fonctions et des responsabilités qui lui ont été confiées par cet organisme. ».

18Enfin, la définition la plus pertinente pour le cadre de cette étude est présentée par le British Médical Journal, traduite par Anne-Marie Duguet : « un conflit d’intérêt existe quand le jugement professionnel concernant un intérêt primaire (tel que le bien être du patient ou la validité d’une recherche) peut être influencé par un intérêt secondaire à savoir un bénéfice financier ou une rivalité personnelle ».

19Ces différentes définitions éclairent la notion de conflit d’intérêt dans le cadre d’une expertise commandée par un organisme public. On imagine d’ailleurs très bien les cas où de tels conflits pourraient arriver. Cela pourrait être le cas, par exemple, d’un médecin nommé expert judiciaire sur une affaire impliquant un confrère avec lequel il serait soit en compétition, soit en mauvais termes pour quelque raison que ce soit.

  • 6 Article 4332-12 du Code Pénal : « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou c (...)

20Ces définitions, qui ne sont jamais d’origine législatives, permettent de mieux cerner encore que le conflit d’intérêt, diffère de la notion de prise illégale d’intérêt, infraction pénale sanctionnée par l’article 4332-12 du Code Pénal6 et ne doit donc pas lui être assimilé.

Les dispositifs mis en place par la loi « Bertrand »

21La Loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé dans son article 1, le décret n° 2012-745 du 9 mai 2012 relatif à la déclaration publique d’intérêts et à la transparence en matière de santé publique et de sécurité sanitaire et l’arrêté du 5 juillet 2012 portant fixation du document type de la déclaration publique d’intérêts mentionnée à l’article L. 1451-1 du code de la santé publique instaurent une obligation de transparence des liens d’intérêts afin de lutter contre de potentiels conflits d’intérêt. Ces textes impliquent donc une déclaration obligatoire et publique, auprès de l’autorité compétente, des liens d’intérêts de toute nature, directs ou par personne interposées et que le déclarant a, ou qu’il a eus pendant les cinq années précédant sa prise de fonctions, avec des entreprises, des établissements ou des organismes dont les activités, les techniques et les produits entrent dans le champ de compétence de l’autorité sanitaire au sein de laquelle il exerce ses fonctions ou de l’organe consultatif dont il est membre ainsi qu’avec les sociétés ou organismes de conseil intervenant dans les mêmes secteurs (L1451-1 du code de la santé publique). Une liste précise des personnes tenues à cette déclaration est également prévue. La déclaration type a été fixée par l’arrêté du 5 juillet 2012. Les déclarations sont conservées 10 ans à compter de leur dépôt ou de leur actualisation.

  • 7 Décret n° 2013-413 du 21 mai 2013, jorf n° 0116 du 22 mai 2013, p. 8405.

22Les dispositions de ces différents textes ont été complétées par le décret n°  2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue à l’article L 1452-2 du code de la santé publique7. Cette charte, après avoir définie la notion d’expertise sanitaire ainsi que son champ d’application, consacre une section à la gestion des conflits d’intérêts. Il appartient ainsi à l’organisme en charge de diligenter l’expertise (par exemple l’ansm ou encore la has), de porter les règles applicables à la connaissance des experts et de faire respecter les règles en matière de prévention et de gestion des conflits d’intérêts. Il lui appartient également d’évaluer si les liens déclarés par l’expert présentent un risque de conflit d’intérêts. De son côté, l’expert doit également attirer l’attention de l’organisme s’il estime « en conscience » devoir s’abstenir.

23Il existe donc une responsabilité plus forte pesant sur l’organisme en charge de l’expertise. L’expert ne se doit que de « signaler » les liens qui seraient susceptibles d’un conflit d’intérêts, à charge à l’organisme de prendre les mesures qui s’imposent. En effet, selon les termes du texte, l’expert ne doit pas se révoquer de lui-même. Ce sera à l’organisme responsable de l’expertise de juger si oui ou non, il existe un réel conflit d’intérêt susceptible de remettre en cause l’expertise diligentée.

24Le souhait du législateur, par le biais de la loi Bertrand, était d’instaurer une réelle transparence dans le secteur de l’expertise sanitaire. Il apparaît toutefois que le dispositif connaît certaines limites.

Enjeux et limites de cette transparence

25La transparence imposée par la loi Bertrand permet de conforter la légitimité de l’expert et des travaux des experts. Toutefois, une transparence absolue ne semble pas envisageable.

L’enjeu majeur : la légitimité de l’expert et de ses travaux

26L’enjeu majeur du renforcement du système de transparence existant autour de l’expertise consiste à faire en sorte que les expertises diligentées par les agences de l’Etat, telles que la has ou l’ansm, ne soient pas remises en cause. Cela passe très logiquement par la non remise en cause de l’expert lui-même, de son indépendance et de son impartialité.

27Pour conforter cet enjeu, l’ansm, dans sa note relative au dispositif de prévention et de gestion des conflits (note rédigée par le service de déontologie de l’expertise en février 2013 et disponible en ligne sur son site), rappelle dès le début l’importance de la notion d’impartialité et sa nécessité absolue dans le cadre de travaux d’expertise.

28Dans le même sens le Conseil national de l’Ordre des médecins (cnom), rappelle qu’en aucun cas, les décisions prises dans le domaine de la santé ne peuvent être guidées par des intérêts financiers. La probité, l’impartialité et l’indépendance du médecin sont donc indispensables, dans le cadre des soins, bien entendu, mais également dans le cadre de l’expertise.

29Le renforcement de la transparence, par le biais des textes énoncés, vise à faire en sorte que la légitimité de l’expertise ne puisse pas, ou soit mois aisément, remise en cause. Le scandale du Médiator, associé à d’autres grandes affaires de santé publique, ont mis à mal cette légitimité. Il était donc nécessaire d’agir afin de redonner toute sa fiabilité à la légitimité de l’expert et de l’expertise.

30Par ailleurs, au-delà même de la remise en question de la légitimité de l’expertise, se trouve l’intérêt public. Comme le souligne à juste titre le cnom, toujours dans ce même rapport, « trop d’exemples montrent combien de techniques ou de thérapeutiques ont été proposées sans pour autant apporter un avantage déterminant en terme de bénéfice rendu ». En effet, une expertise réalisée par un expert qui aura privilégié son intérêt personnel, du fait de certains conflits d’intérêt, à l’intérêt public, amènera à la validation de techniques ou de produits de santé dont les avantages déterminés par l’expertise seront faussés. Au final, c’est le patient qui en pâtira.

31Ainsi, le renforcement de la transparence vise également à défendre l’intérêt public, seul intérêt qui doit être pris en compte.

Quelles conséquences d’une transparence à tous prix ?

32Selon L.Degos, « l’indépendance totale n’existe pas à moins de faire appel à une personne totalement extérieure au sujet, ce qui est contraire à la notion même d’expert » (Degos, 2010).

33Cette citation illustre bien le malaise qui peut être actuellement ressenti par certains membres de la communauté médicale, et qui avait été mis en avant par le cnom dans son rapport de 2013 relatif aux conflits d’intérêts. Ce dernier précise que la volonté de transparence poussée à son extrême, pourrait faire courir le risque aux agences d’écarter les experts les plus pointus. En effet, la définition même de l’expertise veut que ceux qui disposent des compétences et connaissances nécessaires sur un sujet donné ne soient pas nombreux. Dès lors, les agences doivent-elles se priver de l’avis d’une personne, reconnue comme expert et la plus avisée sur le sujet, du seul fait de ses relations avec certaines industries ? Et Degos, encore une fois, d’ajouter que « la notion de conflit d’intérêt est consubstantielle à toute activité humaine requérant une compétence, chaque expert ayant ses idées. »

34La charte de l’expertise sanitaire répond, du moins partiellement, à cette interrogation puisqu’elle prévoit, dans son dernier paragraphe, des cas exceptionnels dans lesquels il peut tout de même être tenu compte des travaux réalisés par un expert présentant un conflit d’intérêts. Ces cas sont les suivants :

  • si cette expertise présente un intérêt scientifique ou technique indispensable (reste alors à définir à partir de quand un tel intérêt est considéré comme indispensable. Ça, la charte ne le précise pas) ;

  • si l’organisme chargé de la réalisation de l’expertise n’a pas pu trouver d’expert de compétence équivalente dans le domaine concerné, ou qui n’ait pas de conflit d’intérêt.

35Dans ces cas, ce ou ces experts pourront apporter leur expertise. Toutefois, ils ne pourront pas participer à la rédaction des conclusions ou des recommandations de l’expertise et les motivations ou modalités éventuelles de cette ou ces contributions devront être décrites en annexe de l’avis, la recommandation ou rapport produit dans le cadre de l’expertise.

36La transparence n’est ici donc pas un frein au recours au spécialiste, au savant d’une question de santé déterminée, elle permet d’agir en conscience, en connaissance de cause, et de limiter les dérives susceptibles de se produire sur la base d’une méconnaissance du conflit d’intérêt.

Conclusion

37Les récents scandales sanitaires ont amené le législateur a encadré strictement les expertises dans le milieu de la santé en imposant, par la loi Bertrand notamment, une transparence quasi absolue des liens d’intérêts. Si cela présente l’avantage de légitimer les actions réalisées par les différents experts, et ainsi ne pas remettre en cause leur expertise, il ne faut toutefois pas oublier que, dans certains domaines ultra-spécialisés, il est extrêmement difficile de disposer d’experts totalement indépendants. Cette considération doit être prise en compte, afin de ne pas priver le domaine sanitaire de ses meilleurs experts.

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Bibliographie

Bacache M., 2012, « Loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé », RTDCiv– Revue trimestrielle de Droit civil, janvier-mars, n° 1, 169.

Degos L., 2010, « Gérer les conflits d’intérêts pour plus de confiance », La Presse Médicale, vol. 39, 7–8, 743-744.

Duguet A.-M., 2012, « Conflits d’intérêts et expertises dans le domaine de la santé : l’annulation par le Conseil d’Etat d’une recommandation de l’has », Médecine et Droit, n° 112, 10-15.

Tabuteau D., 2007, « L’expert en santé publique et les conflits d’intérêts », in Laude A., Tabuteau D., Essais cliniques, quels risques ?, puf, 87-112.

Visseaux G., Clément R., 2013, « Expertises judiciaires et conflits d’intérêts », Médecine et Droit, n° 119, 36-43.

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Notes

1 Loi n° 93-21 du 27 janvier 1993 qui a introduit l’article L4113-6 du code de la santé publique.

2 Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, jorf du 5 mars 2002, p. 4118.

3 Article L 4113-13 du code de la Santé publique.

4 Rapport igas, synthèse de l’enquête sur le Médiator, janvier 2011.

5 Nous avons choisi de nous arrêter plus particulièrement sur ces trois définitions qui présentaient, selon nous, un lien et donc un intérêt direct avec notre sujet d’étude, à savoir les conflits d’intérêt dans le domaine sanitaire.

6 Article 4332-12 du Code Pénal : « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction ».

7 Décret n° 2013-413 du 21 mai 2013, jorf n° 0116 du 22 mai 2013, p. 8405.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laora Tilman, « Expertise sanitaire et conflits d’intérêts »Sciences de la société, 95 | 2015, 53-61.

Référence électronique

Laora Tilman, « Expertise sanitaire et conflits d’intérêts »Sciences de la société [En ligne], 95 | 2015, mis en ligne le 05 juillet 2016, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2630 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2630

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Auteur

Laora Tilman

Adjointe à la directrice des affaires juridiques, chru de Lille, doctorante en Droit public, crd&p, ed 74, Université Lille Nord de France,
laora.tilmanhotmail.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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