- 1 Cette entrée par l’écrit et l’écriture des professionnels a été l’objet d’une recherche sur L’écri (...)
1Le travail des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj) est assez mal connu du grand public. Oscillant entre les représentations faites sur la délinquance juvénile fortement médiatisée (Matuszac, Audebrand, 2010) et l’identité mal perçue de cette catégorie de professionnels, ils ne sont pas des éducateurs spécialisés au sens du diplôme reconnu. Pour autant, ils dépendent du ministère de la Justice et travaillent dans un double cadre éducatif et judiciaire. C’est cet ensemble de difficultés et de paradoxes sur lesquels nous allons revenir pour comprendre ce qui se joue dans les dynamiques professionnelles de ce corps de métier. Plus particulièrement, à partir de l’écriture des rapports adressés de l’éducateur de la PJJ au magistrat, nous allons questionner les tensions qui se développent dans cette scène particulière liant deux professionnels à travers un écrit1. C’est sous l’angle de l’expertise que ces échanges communicationnels seront analysés. A partir des travaux de Restier-Melleray (Restier-Melleray, 1990, 550), nous avancerons le terme d’expert pour qualifier le rôle de l’éducateur, l’auteur identifie cinq caractéristiques : « L’expert est un individu et un groupe d’individus ; il obtient une légitimité indirecte conférée par l’autorité de son mandataire ; il est choisi en fonction de la compétence qui lui est reconnue (détention d’un savoir et d’un savoir-faire qui sont, au sens étymologique éprouvés) ; son activité s’inscrit dans la « formulation d’un jugement ou d’une décision » ; l’expert et le mandataire sont indépendants ». L’expertise « se présente aussi comme une mise en mots, reposant sur un travail d’argumentation conduisant à la production collective de textes constituant les résultats de l’expertise et, éventuellement, les institutionnalisant » (Bouillon, 2012, 14). Cette question est traitée dans le cadre d’une approche communicationnelle de l’expertise, celle-ci s’entend dans une compréhension des situations de communication, des situations d’expertise. Il est important de souligner que cet usage n’est en aucun cas un terme utilisé chez ces professionnels. Dans ce secteur, la culture de l’expert renverrait aux cultures professionnelles surplombantes à l’action, extrêmement critiquée dans le travail social en général (Barbant Jean-Christophe, 2012). Pour autant, si on s’en tient à ce qui se joue dans la lecture d’un rapport par un magistrat, et au moment d’une audience, nous pouvons qualifier cette écriture et cette parole relevant des caractéristiques de l’expertise.
2A partir d’une présentation rapide de notre contexte de recherche, nous partirons de l’écrit, du rapport adressé au magistrat pour montrer les difficultés pour l’éducateur à se positionner dans cette situation de communication. Nous montrerons le lien entre rapports adressés aux magistrats et légitimité, enfin comment cette légitimité interroge le concept d’expertise.
3La Protection judiciaire de la jeunesse est une direction du ministère de la Justice qui travaille auprès de jeunes délinquants et en danger et de leur famille. Ce corps a été instauré au lendemain de la seconde guerre mondiale. Sa création s’inscrit dans le prolongement de l’ordonnance de 1945. Ce texte qui fonde une juridiction spécialisée des mineurs, donne la priorité aux mesures éducatives dans la prise en charge des mineurs délinquants. Le contexte de la pjj a été soumis à de multiples changements inscrits dans des contextes politiques marqués par des mesures plus répressives, la création de structures fermées (centre éducatif fermé; établissement pénitentiaire pour mineurs) en est un exemple emblématique. Le contexte économique plus difficile de l’administration a amené une réorganisation des établissements sur l’ensemble du territoire (lofl, contexte des politiques publiques).
4Les éducateurs de la Protection judiciaire de la Jeunesse ont une spécificité par rapport aux éducateurs spécialisés travaillant dans le secteur de l’enfance en danger, ils appartiennent à une administration publique soumise aux évolutions de la justice des mineurs, bien souvent au cœur des débats sécuritaires : « La partition enfance délinquante et enfance en danger a eu des répercussions importantes sur les conceptions du métier, le recours aux éducateurs spécialisés dans les structures associatives pour des missions spécifiques comme l’investigation, a aussi entraîné des incompréhensions et des faiblesses dans les contours professionnels propres à l’éducateur pjj » (Sallee, 2010).
5Pris dans une double contrainte professionnelle, les éducateurs de la pjj inscrivent leur mission dans un cadre éducatif où priment les relations éducatives tissées avec le jeune et la mission de rendre compte au magistrat de l’évolution du jeune à travers le rapport éducatif.
6De l’éducation surveillée à la protection judiciaire de la jeunesse, la professionnalité de l’éducateur a été très instable. En 1951, on comprendra que le métier d’éducateur pjj s’est avant tout construit dans la définition de que l’on nomme un spécialiste, Henri Michard, directeur du centre de formation et de recherche de Vaucresson de 1945 à 1974, dira en 1951: « La partition est historique, entre les spécialistes et ceux qui ne le sont pas ». Parlant de la formation des techniciens de l’enfance inadaptée, il propose de les partager « en deux categories : la première est celle des spécialistes : pédopsychiatres, psychologues, assistantes sociales, instructeurs techniques. [...] La seconde est celle des éducateurs : éducateurs d’internat et éducateurs de cure libre, dont la formation nous incombe essentiellement. (...) Je dirai peu de chose de la formation des délégués permanents à la liberté surveillée » (Michard, 1951).
7Pour Jean-Pierre Jurmand, la seule technicité reconnue aux éducateurs d’internat (l’ancienne formule pour dire ce qu’est un éducateur au sein d’un hébergement) est celle de la maîtrise des activités de loisirs, le fait d’accrocher avec le jeune (Jurmand, 2009). Ce détour par l’histoire nous amène à poser la question de l’identité de ces professionnels, toujours soumise à une quête de légitimité professionnelle.
8Notre regard va ici se focaliser sur une partie de l’activité professionnelle. Plus spécifiquement, nous allons analyser l’activité d’écriture du rapport éducatif destiné au magistrat et ses représentations par les professionnels. Deux situations seront intéressantes à interroger, elle concerne l’écriture du rapport destiné au magistrat et le moment de l’audience où l’éducateur aura à prendre la parole.
- 2 Sept établissements de deux régions ont fait partie de l’enquête.
- 3 Huit magistrats ont été interrogés dans le cadre de cette enquete.
- 4 De 2011 à 2014 au sein de l’Ecole nationale de protection judiciaire de la jeunesse
9A partir d’entretiens avec les professionnels de plusieurs structures (établissement de placement éducatif, service de milieu ouvert, centre éducatif fermé et de services ou de permanences auprès des tribunaux)2, d’entretiens avec des magistrats3; de l’observation participante de la formation de différents professionnels en formation continue et formation initiale4 et de l’analyse des rapports destinés aux magistrats, nous avons interrogé l’ethos discursif développé par ces professionnels. La confrontation des discours des enquêtés aux rapports écrits a permis de dépasser les logiques scripturales des éducateurs pour rendre compte des logiques symboliques qu’ils mettaient en œuvre.
10Ce que l’on attend d’un rapport écrit par un éducateur de la pjj est de donner des informations au magistrat sur le suivi d’un jeune dans le cadre d’un déroulement de mesure judiciaire et éducative. Ces éléments d’information transmis doivent lui permettre de prendre une décision éclairée sur le devenir du jeune: maintien dans son lieu de placement, déterminer les effets de la mesure dans la prise de conscience de la portée des actes commis… Parce que cette écriture de rapport engage le professionnel dans une évaluation du parcours d’un jeune, parce que la portée de cet écrit peut avoir une incidence importante sur les trajectoires de vie de ces adolescents, l’activité d’écriture est toujours un risque pris par le professionnel.
- 5 le référentiel des mesures et des missions confiées aux services de la Direction de la Protection (...)
11De plus, la complexité de l’écriture d’un éducateur de la pjj relève du fait qu’il détient un savoir à mi-chemin du droit (ce qu’il est possible de proposer pour un jeune en terme de placement, de mesures)5 et de l’éducatif pour lequel les légitimités professionnelles ne sont pas simples à construire. En effet, quel est le discours qui inscrit sa légitimité dans une posture éducative: du relationnel, de l’observation, du rapport à l’acte posé... On a vu l’arrière-plan historique est assez marquant sur ces questions, les tensions dans le discours des professionnels sont palpables. Pour autant, au croisement des différentes logiques (du travailleur social et éducatif et du mandat judiciaire), l’éducateur de la pjj écrit. Il écrit et va défendre ce rapport face au magistrat, devant la famille et le jeune également.
« Il y a des magistrats qui reprennent des morceaux d’écrits à l’audience face au jeune et à la famille, et ça peut… enfin, si on est… je pense, en tout cas, il faut être sûr de ce qu’on écrit et l’assumer, quoi. C’est pareil, moi je pense que j’écrirais pas quelque chose que j’assumerai pas de dire aux parents » (Michèle, établissement de placement éducatif, éducatrice).
12Le travail particulier lors des permanences, dans des services éducatifs auprès du tribunal admet des contraintes majeures que sont le délai de réalisation d’écrits particuliers et les lieux de recueils d’informations ne garantissant pas la confidentialité des échanges.
13Produire un recueil de renseignements socio-éducatifs (rrse), c’est être en capacité de conduire un entretien avec un jeune déferré pour recueillir au maximum les informations et les transmettre dans un rapport (rrse). Ces derniers sont conditionnés par l’environnement particulier de travail: les entretiens peuvent se faire au dépôt, entraînant brouillage et incompréhension sur les rôles et missions de chaque professionnel pour le jeune. En effet, la multiplicité des acteurs gravitant au moment de la garde à vue, policiers, avocats et éducateurs peut générer une difficulté pour le jeune à repérer les rôles de chacun. La fatigue du jeune, l’angoisse de la garde à vue, les menottes au poignet sont aussi des signes qui doivent être interprétés et accompagnés au moment de l’entretien.
14De plus, la famille n’est pas toujours joignable et ne peut donc être interrogée pour compléter ou infirmer les propos du jeune. Le travail de permanence le week-end peut également être source de difficultés pour conduire les entretiens et rendre un rrse: les différents services étant fermés, il s’agit d’écrire un rrse en ne s’appuyant que sur les dires des acteurs rencontrés ou joints par téléphone.
15Conduire un entretien dans ces conditions est une compétence particulièrement valorisée chez les éducateurs exerçant ces missions. De véritables stratégies relationnelles doivent être mises en place par l’éducateur pour lesquelles il ne faudrait pas oublier trop vite le rôle du jeune dans cet entretien (Hickel, 2009, 579). Françoise Hickel rappelle leurs objectifs: « les entretiens permettent de comprendre comment le jeune se représente et présente son histoire et sa situation à travers des parcours divers, la façon dont il se situe vis à vis de ses éventuels délits, et dont il les situe dans une histoire à multiples facettes. Dans cette logique, la démarche vise à servir en même temps le jeune lui-même et le magistrat. Pour l’éducateur, la tâche est complexe. Il lui faut instaurer un travail d’écoute, de guidage de l’entretien en fonction du jeune et prendre simultanément des notes pertinentes sur ce qui est en train de se dire en fonction des magistrats concernés ». La complexité de la tâche est telle, qui lui faudra également assumer une « activité orientée » (Delcambre, 2009) vers la fabrique d’une décision pour le magistrat. La partie « recueil » au moment de l’entretien est une étape éducative forte. Certains éducateurs pourront même aller jusqu’à écrire le rapport en même temps que l’entretien.
16La difficulté de se positionner dans cet espace argumentatif est symptomatique des difficultés de reconnaissance du périmètre d’action de l’éducateur: jusqu’où peut aller la formalisation de la proposition éducative? Pour l’éducateur, il est souvent délicat de situer sa proposition: comment doit-il la formuler? Jusqu’où peut-il aller? « Le droit est en effet le domaine réservé du juge et la crainte constamment formulée dans les textes de doctrine est bien celle de l’empiétement de l’expert sur cet espace propre du juge » nous dit Laurence Dumoulin (2012, 107).
« Des pistes, moi je veux des pistes… Je ne demande pas à l’éducateur qu’il me donne une décision, mais qu’il oriente sur des pistes de travail, moi c’est ça que je veux… » (Juge des enfants 7 janvier 2013)
« Je me verrais pas dire à un magistrat « il faudrait faire… » Enfin, je me dis « il faut que ce soit lui… enfin voilà, moi je lui donne les éléments et c’est lui qui décide » et c’est tout l’art de suggérer sans non plus avoir l’impression… enfin voilà, moi je donne des éléments mais c’est une façon aussi de se décharger et de dire…d’ailleurs, au début, dans mes conclusions, les premières conclusions, j’ai demandé à madame Joly « qu’est-ce qu’on met? Comment on formule pour que ce soit respectueux, qu’on n’ait pas l’impression qu’on lui dise « faites ça »? » (Michèle, établissement de placement éducatif, éducatrice).
17Pour Françoise Hickel, « Les savoirs qui sont construits au cours de chaque entretien qui font l’objet du rapport écrit destiné au magistrat, sont issus d’un travail interprétatif complexe, et relatif à ses conditions de production. Les savoirs ainsi constitués ne peuvent prendre statut de descriptions objectives ou de discours de vérité sur une situation ou un jeune. Les écrits qui en émergent ne peuvent avoir que la valeur de la construction d’un point de vue discutable et opposable » (Hickel, 2010). C’est cette photographie de la situation d’un mineur à un instant donné qui est donnée à lire. Les conditions de recueil, les faits commis par le jeune et son statut vont organiser une lecture située du jeune. Cette vérité « discutable et opposable » est complétée par des propositions éducatives, devant être des alternatives à l’incarcération si la détention provisoire est requise ou des propositions privilégiant la mise en œuvre de solutions éducatives.
18Les propositions en fin de rrse sont ainsi le marqueur discursif de cette tension éducative. Elles témoignent ou non d’une maîtrise des conditions de l’entretien et des attentes de l’exercice d’un rapport. Pour y arriver, les écritures se pensent différemment. Assumer le fait de raconter une histoire est un moyen de positionner son écriture. La description est au service de l’analyse, considérée pour un éducateur comme une véritable méthode scientifique:
« C’est un peu une méthodologie d’expérience scientifique, il y a une observation, il y a une interprétation, et éventuellement une conclusion » (Educateur de permanence auprès du tribunal, service de milieu ouvert).
19L’observation participante en formation, ainsi que les enquêtes menées sur le terrain des différents services et permanences éducatives auprès des tribunaux ont permis de dépasser les logiques scripturales des éducateurs pour rendre compte des logiques identitaires et des rapports de place qu’ils mettaient en œuvre. Ces dernières n’arrivent pas en premier lieu, elles se diffusent à travers les discours mêlant les plaintes liées au métier et la difficile tâche d’être entendu et compris par le magistrat, premier interlocuteur.
20Dans le discours des professionnels, la figure du lecteur-magistrat est automatiquement imaginée quand il s’agit de déterminer le destinataire. C’est aussi en fonction de la personnalité du magistrat, de ses habitudes de travail, que l’éducateur devra argumenter sur différents points: prenons l’exemple d’un magistrat particulièrement sévère et envoyant en établissement pénitentiaire assez facilement, le travail argumentatif de l’éducateur sera d’autant plus difficile.
« Ah ben moi il m’est arrivé dans des rapports d’avoir plusieurs propositions. Pas une proposition, parce que j’avais plusieurs pistes, et je savais sans savoir, je savais pas trop, alors j’ai fait le choix de faire plusieurs propositions, après le magistrat il avait toutes les cartes en main, il m’a demandé laquelle serait le mieux à mon avis, laquelle proposition je mettais le plus en avant, et puis il a décidé autre chose. » (Educateur de permanence auprès du tribunal, service de milieu ouvert)
21Cette proposition doit pouvoir également être le lieu du retour sur les informations recueillies, de leur caractère figé sur l’instant, mais non représentatif d’une réalité plus complexe, à laquelle le magistrat doit pouvoir avoir accès. Cette relativité assumée de l’information recueillie fait partie des compétences de l’éducateur:
« Moi en fait dans mes rapports y’a une partie où c’est des faits seulement des faits, du concret, après y’a une partie comment se déroule l’entretien y’a déjà du ressenti, et puis dans la conclusion bien évidemment ma conclusion va dépendre de ce que j’ai compris de la situation, et donc c’est pour ça que je fais telle ou telle proposition. Je dirais que… quand j’ai l’impression que l’entretien n’a pas pu aller… je dirais pas au fond des choses mais il est resté à la surface, et il a effleuré des choses mais y’a pas de vie dedans, et pourtant que je présente qu’y a quelque chose, dans ma conclusion je vais l’expliquer au juge, que c’est pas que je suis pas satisfait de mon rapport, c’est que je pense qu’y a des choses plus complexes qui ont pas pu être traitées en une heure… et que donc là je vais proposer à l’époque je proposais une ioe et maintenant je propose une mjie. » (Educateur d’un service éducatif auprès du tribunal).
22La proposition éducative, dans le cadre des rrse, est l’élément discuté dans les interactions professionnelles. Elle fait partie de la spécificité du métier: cette proposition est toujours liée à un discours argumentatif fort, une injonction même. Cette étape de l’écriture, qui doit « être le plus travaillée », est également corrélée à la reprise de la proposition de l’éducateur dans la décision du magistrat.
« Quand on fait une proposition que le magistrat nous écoute et est d’accord avec ce qu’on propose… mais bon c’est sûr qu’on est vraiment dans un temps particulier ici, c’est très ponctuel. Oui toujours l’urgence! » (Educatrice, service éducatif auprès du tribunal).
« Après sur la qualité des écrits voilà c’est… ce qui devrait être plus travaillée c’est la proposition à la fin, plus/ plus développée parce que très souvent, et là pour le coup je reparle du milieu fermé, du foyer, ou des… des cer, des cef… et quelle proposition on fait? Trop souvent y’a pas de propositions ou par défaut c’est le retour sur le territoire, comme si y’avait eu… un temps suspendu et après… on retourne… » (Educatrice, service éducatif auprès du tribunal).
23Pour l’éducateur, il est souvent délicat de situer sa proposition: comment doit-il la formuler? Jusqu’où peut-il aller? Pour Dumoulin, « une des prescriptions fortes en matière d’expertise concerne l’interdiction qui est faite à l’expert de se prononcer en droit » (Dumoulin, 2012, 109). Dans les entretiens, les éducateurs soulèvent cette difficulté. Jusqu’où peuvent-ils aller? L’éducateur qui saura apprécier ce que le juge attend comme éléments formalisés et/ou stabilisés dans le cadre des propositions d’orientation, d’analyse et de solutions trouvées pour tel ou tel jeune est une compétence particulièrement valorisée pour les professionnels.
24Une des particularités de cette compétence concerne la délimitation des rôles, ne pouvant entraîner de confusion avec les autres acteurs: « Le droit est en effet le domaine réservé du juge et la crainte constamment formulée dans les textes de doctrine est bien celle de l’empiètement de l’expert sur cet espace propre du juge. » (Dumoulin, 2012, 109)
« Si l’éducateur se met trop à la place du magistrat… il va perdre l’essence de son travail, c’est comme si nous les magistrats on se met trop à la place des éducateurs et qu’on leur dit trop “faut faire ceci faut faire cela dans la mesure éducative” on limite aussi leurs possibilités… d’occuper cet espace » (magistrat, juge des enfants).
25Dans certaines juridictions et certains territoires, le travail peut être rendu difficile du fait de l’isolement de certains professionnels face au travail du magistrat: isolement du fait de l’organisation de travail en nommant des éducateurs de permanence, isolement géographique parce que les éducateurs sont à l’écart du reste de l’équipe par l’emplacement du bureau au tribunal. La pression peut être forte dans des juridictions dans lesquels les parquetiers ou juges des enfants entretiennent des rapports complexes avec les équipes éducatives.
26Dans certaines situations, le rrse n’est perçu que comme élément de procédure. La pression du parquet est telle que certains expliquent aux différents éducateurs « qu’ils requerront un mandat de dépôt si la pjj ne répond pas à leur demande de placement. La proposition d’orientation de placement est trop souvent réduite à l’offre de places et écarte le travail d’évaluation et de cohérence du parcours qui appartient au service » (Sapolin, 2011-2012). Le risque de devenir « prestataire de service » est soulevé par un éducateur dans ces termes:
« On est de plus en plus prestataire de service. Quand je dis proposition de placement, on est déjà à la recherche de placement. Avant même d’avoir rencontré le gamin dans les geôles, et avant même d’avoir fait notre rapport » (éducateur de Permanence éducative auprès du tribunal, milieu ouvert).
27C’est dans ce cadre que la place et le rôle de l’éducateur n’est pas à simple à tenir: quel rôle joue-t-il dans cette mécanique? Quel est le poids accordé à ses écrits? En écrivant son rapport, l’éducateur de la pjj est ainsi renvoyé à sa propre responsabilité et à sa propre légitimité.
28Le rôle de l’éducateur de la pjj est ainsi d’apporter un éclairage pour le magistrat sur la situation d’un jeune et de sa famille. Il est la cheville ouvrière de l’aide à la décision. Considéré comme les yeux et les oreilles du magistrat, il est celui qui amène le vécu, le concret d’une situation à l’intérieur du bureau d’un magistrat; « à chacun sa fonction, à chacun son langage. L’expert parle en fait, le magistrat parle en droit » (Bourcier, De Bonis, 1999, 22). Cette connaissance n’est possible que si le cadre est clairement compris et reconnu par tous, que les compétences soient reconnues comme légitimes. Pour ancrer la dimension analytique du cadre de l’expertise dans cette scène, la légitimation est un processus important pour comprendre les interactions. Charaudeau indique que « le mécanisme par lequel on est légitimé est un mécanisme de reconnaissance d’un sujet par d’autres sujets, au nom d’une valeur qui est acceptée par tous, ainsi en est-il dans les exemples précédemment cités. Aussi, la légitimité dépend-elle des normes institutionnelles qui régissent chaque domaine de pratique sociale et qui attribuent des statuts, des places et des rôles à ceux qui en sont investis » (Charaudeau, 2005). On voit bien comment le statut peut être figé, il est celui de l’éducateur de pjj, les places sont à interroger dans les interactions (elles renvoient aux interactions que peuvent avoir les éducateurs avec les magistrats...), la question du rôle serait ainsi à questionner du point de vue du rôle assigné à l’expert.
29En effet, si cette légitimité est reconnue par les acteurs sociaux (familles, jeunes et autres professionnels) et par les magistrats, elle pourrait être considérée comme une expertise. Est-ce que la légitimité ne tiendrait pas à l’affirmation d’un rôle particulier de figure d’expert entre l’éducateur et le magistrat soutenue par un écrit. Parce que « l’acte d’expertise est avant tout un jugement » (Trépos, 1996, 50). S’il n’est pas un jugement en droit, sociologiquement et pratiquement l’expertise est un jugement de sens où elle peut être conçue « comme une activité synthétique de mise en relation de contenus de représentations quels qu’ils soient ».
- 6 « Les règles de l’expertise en matière pénale sont précisées aux articles 156 à 169-1 du code de p (...)
30On laissera de côté les règles juridiques entourant l’expertise pénale, il n’est pas question ici de vouloir confondre le rôle de l’expert dans le cadre d’un procès (Leturmy, 2012)6 et le rôle de l’éducateur de la pjj que pourrait avoir ce professionnel à intervenir dans un même procès. Le concept d’expertise est intéressant pour avant tout comprendre les dynamiques de pouvoir dans cette relation complexe éducateur-magistrat dans le cadre d’une perspective communicationnelle.
31Nous l’avons vu, la légitimité et la reconnaissance des compétences de l’éducateur ne sont pas simples à acquérir. Le statut du magistrat et les représentations de ce corps de métier dans l’imaginaire des éducateurs en font une figure qui peut être crainte par moment, le pouvoir de décider seul, l’autonomie dont ils disposent et les relations de travail qui peuvent s’avérer complexes sont des facteurs explicitant. Comme Foucault, admettons que « le pouvoir produit du savoir; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir » (Foucault, 1975, 32). Comment l’éducateur pense ainsi l’écriture de son rapport éducatif dans cette dialectique?
32La question de l’autonomie de sa parole et de son discours est ainsi convoquée, cette autonomie renvoie à la construction de sa légitimité. L’espace construit par l’expertise peut dès lors être conçu comme la remise en cause de la seule reconnaissance de légitimités héritées par la revendication d’une autre forme de légitimité qui repose sur le savoir-faire: « La légitimité est […] le résultat d’une reconnaissance par d’autres de ce qui donne pouvoir de faire ou de dire à quelqu’un au nom d’un statut (on est reconnu à travers sa charge institutionnelle) au nom d’un savoir (on est reconnu comme savant ), au nom d’un savoir-faire (on est reconnu comme expert) » (Charaudeau, 2005, 52). C’est bien cette dimension du savoir-faire, qui passe bien souvent par un savoir-écrire souvent mis sur le devant de la scène. Ce savoir-écrire est dépendant de l’activité éducative du professionnel: entrer en relation avec le jeune, investiguer sur son environnement et enclencher un travail d’insertion professionnelle sont des exemples mis en avant par la profession. Il s’agit de rendre compte du travail éducatif, de l’évolution dans laquelle le jeune se trouve.
« Mais encore une fois j’apprécie, je suis toujours frappée sur le fait que nos écrits et notre parole soient vraiment bien pris en compte, et qu’on est vraiment respectés dans le travail qu’on fait. […] Moi j’ai l’impression qu’ils en tiennent compte quand même. Les magistrats se rendent bien compte que c’est nous qui sommes au plus près de la situation, eux de loin ils connaissent pas la famille, ils ne connaissent pas les tenants et les aboutissants, les liens familiaux ça ils connaissent pas. Je pense que le juge nous fait beaucoup confiance, afin de percevoir au mieux la situation. […] Après le magistrat il prend son écrit, il prend notre écrit, après il en fait ce qu’il veut: il peut avoir une décision complètement contraire. Mais enfin comme je disais, ils savent très bien qu’ils sont pas au plus près de la situation, que c’est nous qui allons mieux connaître la situation sur six mois un an, ils se réfèrent quand même à l’écrit: Ils tirent un maximum d’information de nos rapports. Ça peut influencer sur la décision. On fait des propositions, je dois reconnaître qu’à T. elles sont souvent suivies. Je pense qu’il y a une histoire de confiance entre les magistrats et nous quoi. » (éducateur de milieu ouvert, Permanence éducative auprès du tribunal).
« Parce que y’a des magistrats qui… qui pensent que… qu’ils peuvent enfin… pas faire sans nous, mais bon chacun travaille à sa façon et y’en a qui sont plus à l’écoute de notre évaluation et de notre proposition que d’autres, ça c’est un ressenti c’est… puis on en parle entre nous on le sait quoi c’est… les magistrats » (éducateur de milieu ouvert, Permanence éducative auprès du tribunal).
- 7 L’ethos est ainsi « une donnée préexistante au discours, il est […] attaché à l’exercice de la pri (...)
33Enfin, la présence à l’audience de l’éducateur en fait un élément complémentaire et incontournable si l’on veut analyser l’ensemble de la scène communicationnelle. La compréhension de cette scène prend pour objet de départ le rapport éducatif, mais ne peut se scinder du travail de parole à l’audience et des relations informelles avec le magistrat qui entourent cette prise de parole. Nous postulons que le rapport éducatif mettrait en scène un ethos préalable (Maingueneau, 2002)7. En effet, le rapport éducatif doit également se comprendre dans la dimension symbolique de l’expertise qu’il met en œuvre.
34Notre recherche a montré que les professionnalités de ces éducateurs n’étaient pas uniques: les trajectoires, les formations différenciées, l’expérience au sein de la pjj, les statuts et les lieux d’exercice de la fonction amenaient une diversité des modes d’agir des professionnels. L’aisance à entrer en relation avec le magistrat est une compétence particulièrement importante dans la construction de cet ethos discursif. Maingueneau avance l’idée que « l’ethos discursif est en relation étroite avec l’image préalable que l’auditoire peut avoir de l’orateur, ou du moins avec l’idée que celui-ci se fait de la façon dont ses allocutaires le perçoivent. La représentation de la personne du locuteur antérieur à sa prise de parole, parfois dite ethos préalable ou prédiscursif; est souvent au fondement de l’image qu’il construit dans son discours: il tente en effet de la consolider, de la rectifier, de la retravailler ou de la gommer. »
« Parce que je pense que l’écrit c’est aussi un moyen de… de crédibilité de notre action auprès des magistrats. […] Quelles représentations les magistrats peuvent avoir de notre profession et de l’utilité qu’on peut aussi donner aux magistrats, parce que c’est ce qui se passe, hein, parce que si le magistrat il se retrouve avec un rapport qui lui sert à rien, heu… ben il va dire, ben moi ils me servent à rien les éducateurs » éducatrice dans un service éducatif auprès du tribunal » (Educatrice dans un service éducatif auprès du tribunal).
35La représentation préalable de la crédibilité de l’éducateur que peut avoir le magistrat au moment de la lecture du rapport, le fait que cet ethos prédiscursif soit également construit dans les relations informelles entre magistrat et éducateur, mais également au moment des audiences sont des situations importantes pour rendre compte de la légitimité de son action.
36D’une dimension expertale du savoir-faire des éducateurs de la pjj, nous avançons l’idée d’une expertise éducative. Même si l’enjeu pour les professionnels de la pjj n’est pas de revendiquer coûte que coûte un statut d’expert, cette reconnaissance est à intégrer dans un espace professionnel soumis à de multiples évolutions et bouleversements et dans des relations professionnelles complexes.
- 8 Dans cet article, nous nous sommes penchés plus particulièrement sur l’écriture de rrse.
37L’ethos prédiscursif défini à travers la qualité des relations informelles entretenues avec les magistrats et la qualité argumentative des rapports8 sont essentiels pour comprendre les processus de reconnaissance à l’œuvre dans le binôme éducateur-magistrat. La reconnaissance du statut d’expert serait à appréhender dans l’appréhension globale de la situation d’expertise: la légitimité et la reconnaissance de ces professionnels se retrouvent dans la qualité de leurs productions, notamment la pertinence de leur proposition et leur capacité à entrer en relation avec le magistrat. Ces savoirs éducatifs experts sont ainsi essentiels pour exister dans l’espace judiciaire. Le cadre de cette réflexion prend place plus particulièrement dans l’interrogation des modalités de formation des professionnels aux écrits professionnels au sein de l’Ecole nationale de la protection judiciaire de la jeunesse. Ce parti-pris théorique permettrait ainsi d’entrevoir de nouveaux accompagnements en formation initiale et continue.