1L’expertise est devenue, depuis une dizaine d’années en France, un instrument privilégié de la prise de décision dans de nombreux champs de la vie sociale (Dumoulin, La Branche, Robert, Warin, 2005 ; Delmas, 2011). La santé au travail n’échappe pas à ce phénomène, que ce soit dans le domaine des politiques publiques (Henry, 2011), du syndicalisme et des relations professionnelles (Cristofalo, 2011). Dans les entreprises, le phénomène prend également de l’ampleur, notamment au sein des instances représentatives du personnel, et en particulier au sein des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (chsct). Pour réaliser ces expertises, les élus font appel à des cabinets agréés par le ministère du travail. Cet agrément existe depuis 1993 (décret n° 93-449 du 23 mars 1993) et est accordé pour une durée de un à cinq ans. Pour les chsct, il est une garantie de sérieux et de compétence et joue un rôle de protection pour les cabinets qui n’ont pas à prouver leurs compétences vis à vis de l’employeur (Spire, 2012). On compte aujourd’hui 78 cabinets agréés et, selon les chiffres du Ministère du Travail, 359 expertises chsct ont été réalisées pendant l’année 2008 (Spire, 2013). Bien que ces chiffres soient en augmentation, le recours à l’expertise demeure un droit peu utilisé : en 2001, il ne concerne qu’1 % des chsct (Mias, 2010) et seuls 3 à 400 des 25 000 chsct y recoureraient chaque année (Sorignet, Spire, 2012).
2Le droit à l’expertise, entré dans la loi en 1992 (loi du 31 décembre 1991), intervient dans deux cas de figure : lorsqu’un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ; et en cas de projet organisationnel important susceptible de modifier les conditions de travail et de sécurité. Ces expertises consistent à recueillir des données au sein des entreprises, à formaliser un diagnostic sur les conditions de travail et les éventuels risques professionnels auxquels sont exposés les salariés et à formuler des recommandations pour les endiguer. Bien que les employeurs ne soient pas tenus de mettre en œuvre ces préconisations, ils sont liés par les faits établis dans le rapport des experts. En effet, s’il met en lumière des risques professionnels, ils devront donc être inclus dans le document d’évaluation et faire l’objet de mesures de prévention, à travers d’un programme annuel soumis aux élus du chsct qui relèveront tout ce qui indique des progrès dans la prévention ou, au contraire, la négligence de l’employeur en la matière. Or, peu de travaux indiquent comment employeur et représentants du personnel font-ils vivre l’expertise, une fois le rapport remis. Comment se saisissent-ils de ces expertises ? Quel usage en font-ils pour améliorer les conditions de santé des travailleurs ? Observe-t-on un consensus en la matière ? Relève-t-on des frottements, des affrontements ? Et quelle est l’efficacité des pratiques mises en œuvre ?
3Afin d’illustrer ce que produit concrètement une expertise sur les modalités de prévention, nous nous appuierons sur le cas d’une expertise conduite en 2008 pour le chsct d’une grande entreprise française du secteur automobile que nous nommerons ici Auto. Cette expertise ayant fait suite au suicide de trois salariés, elle a fait l’objet d’une médiatisation importante et a nourrit de fortes attentes vis à vis des mesures correctives mises en œuvre suite à la remise du rapport. Elle constitue donc un cas particulièrement intéressant pour étudier la manière dont direction et représentants du personnel se sont emparés des conclusions des experts pour faire évoluer leurs pratiques de prévention. Après avoir présenté le contexte dans lequel cette expertise a été commanditée (1) ses conclusions et les mesures correctives auxquelles elle a donné lieu, nous verrons qu’en dépit des enjeux soulevés dans le rapport, ces mesures s’avèrent d’une portée limitée pour endiguer les situations de mal-être au travail (2).
4Cet article s’appuie sur une recherche qualitative menée entre 2007 et 2011 dans le centre d’ingénierie d’une grande entreprise française du secteur automobile réalisée dans le cadre d’une thèse de sociologie. Il mobilise des entretiens avec une cinquante de salariés dont dix-huit représentants du personnel, une revue de presse portant sur l’expertise qui y a été conduite en 2008, ainsi que sur divers documents comme le rapport d’expertise, les rapports de la commission de suivi de l’expertise, les communiqués de presse de la direction et 79 tracts syndicaux évoquant l’expertise dont 20 de la cfdt, 12 de la cfe-cgc, 1 de la cftc, 26 de la cgt et 20 de sud – fo n’ayant pas publié sur le sujet.
5L’expertise étudiée fait suite au suicide de trois salariés. La situation est d’autant plus particulière que ces suicides ont eu lieu sur le lieu de travail, sont le fait de techniciens et cadres qui appartiennent à une grande entreprise française, longtemps considérée comme une « vitrine sociale » du pays avant qu’elle ne soit privatisée. Cette situation a donc fait l’objet d’une médiatisation importante et a nourrit de fortes attentes à l’égard de l’expertise chsct, que ce soit du côté des représentants du personnel comme des salariés et de la direction.
6Auto est une grande entreprise française du secteur automobile, nationalisée au sortir de la Seconde Guerre mondiale et privatisée dans les années 1990. Localisé en région parisienne, l’établissement étudié regroupe l’ensemble des activités de développement, d’ingénierie et de recherche de l’entreprise. Il est étendu sur un terrain de 150 hectares, comporte 350 000 m2 de bâtiments et réunit en 2006 environ 12 000 salariés. Parmi eux, on dénombre 4 202 techniciens, 4 353 ingénieurs et cadres contre seulement 129 ouvriers et 228 employés. La population est donc hautement qualifiée.
7Le concept architectural de ce centre créé en 1998 est de permettre à ces 12 000 salariés de collaborer de manière efficace en dépit de sa taille : il est conçu comme un vaste ensemble piétonnier, irrigué par 1,5 km de passerelles et d’allées couvertes, favorisant ainsi la circulation des informations et des idées entre tous les métiers de la conception. Il reproduit d’ailleurs dans l’espace les différentes phases de développement d’un véhicule. Lorsqu’on entre dans cet établissement, on est d’abord confronté au bâtiment dédié aux fonctions amont de la conception de la voiture, qui réunit notamment les plateaux préparatoires et le design. On pénètre ensuite dans le pôle qui associe les directions de projets et leurs plateaux, les métiers experts de l’ingénierie véhicule et la direction de la recherche. Enfin, on découvre le bâtiment qui est l’aboutissement logique du processus de développement des produits, celui dans lequel les prototypes sont réalisés pour valider toutes les solutions techniques retenues, tant sur les véhicules que sur ses processus de fabrication. Le même principe est déployé au sein de chaque bâtiment, où des passerelles et des ascenseurs facilitent la communication entre les intervenants des projets et où l’architecture est évolutive : les bureaux sont ouverts et peuvent être reconfigurés en fonction de l’organisation des équipes de travail. Avec ses baies vitrées qui ouvrent sur l’extérieur, ses allées verdoyantes, son architecture futuriste et ses équipements high-tech, ce centre de conception constitue un symbole de modernité.
8Par contraste avec ce cadre hyper moderne, cinq salariés ont tenté de se suicider depuis octobre 2004, dont quatre sont décédées. Trois se sont jetés du haut d’une passerelle suspendue du bâtiment central du site. Le quatrième s’est noyé dans un des étangs de l’établissement. Le cinquième s’est pendu à son domicile et a assorti son geste d’une lettre dans laquelle il explique qu’il ne se sentait plus capable de faire son travail.
9Les trois derniers drames ont eu lieu en l’espace de quelques mois et se sont déroulés juste après la mise en place du plan stratégique du nouveau directeur d’Auto. Ce plan visait à développer une vingtaine de nouveaux modèles en trois ans, soit huit nouveaux modèles par an, et à réduire les coûts de fabrication, d’achat et de logistique. Le courrier d’un des salariés qui s’est suicidé met d’ailleurs directement en cause le directeur d’Auto et son plan de reliance : « Je ne peux plus rien assumer, ce boulot c’est trop pour moi, ils vont me licencier et je suis fini, je ne saurai pas faire son top série de merde à [nom du directeur d’Auto] ». Comme le souligne C. Baudelot et R. Establet (2006), les suicides sur le lieu de travail ne sont pas sans rappeler le « suicide vindicatif » identifié par B. Malinowski et ce, d’autant plus lorsqu’ils sont assortis de courriers accusateurs. En effet, dans les îles Trobriand, la personne désignait les responsables de son acte sous le regard des membres du village avant de se lancer dans le vide du haut d’un palmier de la place publique. Elle indiquait également que son fantôme hanterait toutes les nuits la conscience de ces personnes et de leurs complices. Il s’agit en effet ici, de frapper les esprits et de signaler le plus fortement possible les difficultés rencontrés dans l’activité de travail, ce qui contraste avec la plupart des suicides qui se déroulent dans un espace privé et silencieux (Dejours, Bègue, 2009).
10Au moment du troisième suicide, la direction de l’établissement et les membres du chsct ont constitué deux commissions paritaires pour analyser la situation. La première consistait à étudier l’infrastructure existante pour prévenir les suicides en rehaussant les garde-corps existants et en fermant l’accès à certaines passerelles. La seconde visait à évaluer les risques professionnels et à élaborer un plan de prévention. Au terme de quatre réunions de travail, cette commission a élaboré un premier diagnostic : les difficultés individuelles des salariés, l’environnement de travail et le management constituent les trois principaux facteurs de risques.
11En parallèle, la direction a effectué plusieurs déclarations devant la presse où elle refusait d’établir des liens entre ces suicides et l’environnement professionnel des salariés. Elle a même invoqué des problèmes de couple et des troubles psychologiques pour expliquer ces drames. Les organisations syndicales, elles, étaient pour le moins divisées. Dès le suicide d’octobre 2006, sud, suivie par la cgt, a demandé le recours à un expert agréé par le ministère du travail pour seconder les élus du chsct dans leur mission. La cfe-cgc et la cfdt, majoritaires au chsct, ont voté contre par deux fois. Les élus cfe-cgc et la direction proposent alors de mettre en place un groupe de travail en interne et de le faire assister par un cabinet non agréé par le ministère du travail. Cette proposition est rejetée par les autres organisations syndicales. Ce n’est qu’au moment où survient le cinquième suicide, sous la pression médiatique et les alertes répétées d’un inspecteur du travail que le rapport de force tourne en faveur de sud et de la cgt: en mars 2007, le chsct vote à l’unanimité pour le recours à une expertise. La désignation de l’expert appartenant en propre aux représentants du personnel, un appel d’offre est lancé, avec la possibilité pour chaque organisation syndicale de proposer un cabinet. C’est finalement celui de la cfe-cgc qui est retenu. Ainsi, comme le souligne F. Gâche, délégué central cgt Renault, dans un entretien mené par S. Fortino et G. Tiffon (2013), l’obtention d’une expertise est une « bataille en tant que telle », que ce soit pour faire valoir ce droit dans le cadre du ce ou du chsct, ou pour choisir le cabinet en charge de l’expertise.
12Les représentants du personnel d’Auto associant les suicides à un risque professionnel, l’expertise étudiée intervient suite à la présence d’un « risque grave », « révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel » dans l’établissement (article L 4614-12 du Code du Travail). L’objectif de cette expertise est de préciser la nature de ce risque, d’en identifier les facteurs et le degré de gravité. Elle intervient généralement dans un rapport de force plus affirmé avec la direction que lorsqu’il s’agit d’une expertise pour « projet important » car si les représentants du personnel en font la demande, c’est qu’ils estiment que la direction ne prend pas suffisamment la mesure des risques auxquels les salariés sont exposés (Spire, 2013), comme à Auto, où la direction a, à plusieurs reprises, déclaré que les suicides ne résultaient pas des conditions de travail, mais de problèmes individuels.
13Jusqu’à la remise du rapport, en janvier 2008, cette expertise a suscité de nombreux écrits et déclarations, en interne de la part de la direction et des organisations syndicales, comme en externe, par le biais des média. Pour la direction, l’enjeu était qu’elle ne porte pas atteinte à l’image de l’entreprise en mettant en cause sa responsabilité à l’égard des suicides. Du côté syndical, on observe une demande d’appui très forte: les militants, qui témoignent d’une sensibilité accrue vis-à-vis de ce sujet (Théry, 2009; Delmas, 2011; Goussard, 2012; Goussard, Mias, 2014), sont en effet de plus en plus nombreux à suivre des formations sur les RPS (Bouffartigue, Massot, 2013), à tisser des liens avec le milieu universitaire dans le cadre d’observatoires et de structures de suivi (Delmas, Merlin, 2010; Delmas, 2012; Henry, 2012; Lochard, 2012) et à solliciter la conduite d’expertises chsct (Fortino, Tiffon, 2013). Comme le notent L. Jamet et A. Mias à propos des risques chimiques (2012), ils formulent d’abord des doutes sur leur légitimité à intervenir sur le terrain de la subjectivité au travail.
14La difficulté, c’est que nous, on est techniciens, concepteurs, dessinateurs, méthodistes, nous, on n’est pas sociologues, psychologues ou médecin ! Alors ce n’est pas facile de se prononcer. On a toujours peur d’être à côté, d’interpréter les choses de travers. (Homme, 55 ans, technicien, élu au chsct, sud)
15A l’image des syndicalistes de France Télécom (Henry, 2012), ils se disent aussi en difficulté face aux organisations du travail particulièrement complexes qui sont mises en place dans ce centre de conception et ce d’autant plus qu’elles font l’objet de restructurations permanentes.
16Par ailleurs, cette expertise a fait l’objet d’une forte médiatisation : de nombreux articles de presse, reportages et émissions lui ont été consacrés. Cette attention médiatique s’explique sans doute par le caractère spectaculaire des drames qui sont à l’origine de l’expertise: les suicides ont eu lieu sur le lieu de travail, sont le fait de salariés qui ont un emploi stable, a priori protégés du chômage et de la précarité, sont diplômés de l’enseignement supérieur, bénéficient du statut de technicien ou de cadre, d’un niveau de rémunération relativement confortable, de bonnes conditions matérielles de travail, évoluent dans un centre de conception « high tech » et ultra moderne et appartiennent à une grande entreprise française, anciennement nationalisée et autrefois considérée comme une « vitrine sociale » du pays. Enfin, l’expertise a également nourrit de fortes attentes chez les salariés, et en particulier, chez tous ceux qui se sont mobilisés pour participer à l’enquête (122 ont été entendus dans le cadre d’un entretien et 6 506 ont répondu au questionnaire). Les représentants du personnel ont en effet été nombreux à déclarer avoir été régulièrement interpellés à cette époque par des salariés « en attente des résultats » et se demandant ce à quoi allait aboutir l’expertise.
17Le rapport des experts a été remis en janvier 2008. Il révèle un taux important de salariés « sous tension » et contient des recommandations pour y remédier (2.1.). La direction est toutefois libre d’en tenir compte pour mettre en oeuvre des actions correctives qui, nous le verrons, véhiculent une vision très partielle de la prévention (2.2.), et qui donnent à voir les rapports de force qui se jouent autour des questions de la santé au travail (2.3.).
18L’expertise étudiée comporte trois volets : une « autopsie psychologique » des personnes qui se sont suicidées, un questionnaire s’appuyant sur les modèles de Karasek et de Siegrest et une enquête qualitative par entretiens et par observations. Au total, 6 506 questionnaires ont été renseignés (sur 11 498 questionnaires diffusés) et 122 entretiens individuels ont été réalisés auprès de représentants de la direction, de membres du service de santé au travail, de membres des services Ressources Humaines et de salariés de catégorie professionnelle, sexe, âge, direction d’affection, ancienneté, statut, fonction diversifiés.
19Un des principaux résultats de l’enquête est le taux particulièrement élevé de salariés « sous tension » : cette situation concerne environ 31,20% des salariés, contre 10,30% des ingénieurs et cadres dans la population française. Le volet qualitatif, lui, rend compte de « phénomènes de surcharge de travail », de situations de « souffrance » chez des salariés qui vivent « une mise à l’écart » ou « un manque de reconnaissance de leurs compétences ». Les experts expliquent ces phénomènes par trois facteurs : la « culture du sur-engagement » des salariés d’Auto, qui auraient tendance à « s’investir énormément, parfois au-delà du raisonnable »; l’accroissement de la charge de travail depuis la mise en place du plan de relance du nouveau directeur d’Auto; et le fait que les managers et les membres des services ressources humaines ne soit pas toujours disposés à jouer un « rôle de contrôle social ». Les difficultés des salariés relèveraient donc de leur tendance à se sur-engager dans leur travail – comme si ce sur-engagement était naturel et que les dispositifs organisationnels et managériaux ne les y poussaient pas –, d’une charge de travail trop importante et de problèmes de management.
20Face à ces constats, les experts formulent quatre préconisations. La première consiste à améliorer la performance du questionnaire utilisé par Auto depuis plusieurs années pour évaluer et suivre l’« état émotionnel » des salariés lors de leurs visites à la Médecine du travail. Les experts recommandent d’intégrer de nouvelles questions afin que ce questionnaire n’évalue pas uniquement les facteurs de risques individuels tels que les troubles anxieux ou dépressifs, mais qu’il prenne également en compte les facteurs organisationnels.
21Le deuxième axe de progrès concerne la politique de prévention des risques professionnels. Il est recommandé de constituer un groupe de travail afin de mener une réflexion sur les effectifs du service Condition de travail, de faire évoluer le Document Unique, de construire un plan de communication sur les risques psychosociaux et d’instaurer un référent « risques psychosociaux » au sein de la Direction générale.
22La troisième préconisation concerne l’intervention de ceux que les experts nomment les « acteurs de la régulation », c’est-à-dire des membres des services Ressources Humaines, de la médecine du travail, des managers, des élus du ce et du chsct. Il s’agit d’abord de construire des lieux d’échange entre ces différents acteurs afin qu’ils construisent ensemble un plan de prévention. Il est également question de renforcer la communication entre les salariés et leur hiérarchie afin de mettre en discussion leurs objectifs et de mieux expliciter la stratégie industrielle d’Auto. Les experts recommandent aussi d’améliorer les relations entre les salariés et leurs supérieurs par la tenue de réunions d’équipes régulières, par la formation des managers aux « dimensions relationnelles, humaines et sociales du management » et à la « détection des personnes en difficultés ». Dans la même veine, une réduction de la charge de travail des managers et une modification de leurs supports d’évaluation sont préconisées. Les experts insistent par ailleurs sur le renforcement de l’intervention des responsables des Ressources Humaines dans le management et le suivi des carrières. Le service de Santé est, quant à lui, invité à se former aux spécificités des risques psychosociaux, à orienter ses actions vers la prévention et l’écoute du personnel. Il est également indiqué que le recrutement d’assistantes sociales pourrait permettre de « prévenir les risques liés à l’organisation du travail ». Enfin, les membres des irp doivent chercher à développer leur légitimité auprès des salariés, à communiquer davantage sur les missions des instances et à participer à une commission paritaire qui vise à élaborer un plan d’action sur le « harcèlement moral » et les « difficultés psychologiques des salariés ». Ce type de préconisation fait donc porter aux managers, aux responsables des ressources humaines, aux médecins du travail et aux représentants du personnel, la responsabilité d’améliorer la situation des salariés en difficulté, comme si, elle relevait uniquement de facteurs individuels ou interindividuels qu’il s’agirait de contenir. Le rapport d’expertise invite d’ailleurs la direction à mettre en place un service d’écoute téléphonique gratuit pour les personnes en situation de mal-être. In fine, cette approche vise à endiguer les pénibilités des salariés par le développement de compétences personnelles pour les gérer (Loriol, 2004 ; Lhuilier, 2006).
23Enfin, la « réduction des facteurs de risque » constitue la quatrième recommandation des experts. Elle renvoie d’abord à l’amélioration des conditions matérielles de travail par des actions sur la luminosité et l’aménagement des postes. L’organisation du travail est mise en question à travers la demande d’une étude approfondie sur l’organisation matricielle et la « régulation » de la charge de travail qui tiendrait mieux compte des profils et des compétences des salariés. Quant au management, il est lui aussi appelé à quelques modifications à travers une meilleure prise en compte « des compétences, des expériences et des capacités individuelles » dans la gestion des carrières. La reconnaissance au travail est également définie comme une priorité : les experts préconisent valoriser davantage les salariés et de former les managers afin qu’ils mettent davantage l’accent sur la dimension humaine et relationnelle de leur activité.
24Au final, les experts recommandent aux directions d’entreprises et aux membres du chsct de conduire des actions de prévention et de mesure des risques professionnels, de renforcer la détection des personnes en difficultés, de développer le dialogue avec elles, de réguler – et non de réduire – la charge de travail et d’améliorer les conditions matérielles de travail. Bien qu’ils établissent des liens entre les pénibilités des salariés et l’organisation du travail, celle-ci n’est pas frontalement questionnée. En effet, s’il est recommandé d’agir sur la charge de travail, c’est pour mieux la réguler en tenant compte des compétences des salariés sans qu’il ne soit question de mettre en cause le plan stratégique du nouveau directeur d’Auto qui implique de concevoir, développer et industrialiser deux fois plus de véhicules qu’auparavant, en moins de temps et avec le même volume de salariés.
25Un rapport d’expertise engage la responsabilité pénale et sociale de l’employeur car il ne peut plaider l’ignorance si un accident a lieu dans des conditions proches de celles analysées par les experts. Toutefois, bien qu’il soit dans l’obligation légale d’assurer la sécurité et de protéger la santé des salariés, il lui revient de définir les mesures nécessaires à cette mission (selon l’article L 230-2 du Code du travail). Il n’est donc pas tenu d’appliquer les recommandations des experts.
26Interrogé un an après la remise du rapport, le directeur du centre de conception d’Auto estime que l’expertise fut une « expérience très constructive et très positive », qui a permis de constituer un « matériau extraordinaire de travail » pour construire un « vrai plan d’action ». Quelles mesures ce plan contient-il précisément ? Conformément aux recommandations des experts, la première vise à renforcer le rôle des « acteurs de la régulation ». Cela passe d’abord par la constitution d’une commission paritaire permettant à ces acteurs (managers, responsables des ressources humaines, membres des services de santé au travail et représentants du personnel) de construire, ensemble, une politique d’amélioration des conditions de vie et de travail sur le site. Il s’agit également de les sensibiliser à la question du « stress » par le biais de formations dispensées par un cabinet connu pour son approche individualisante de la santé au travail que l’on peut entrevoir dans les propos d’un représentant du personnel y ayant participé.
Dans la conférence qu’on a eue, ils donnaient l’image d’une balance entre le positif et le négatif. Donc, quand c’est à l’équilibre, ça va, mais quand le positif est inférieur au négatif… Par exemple, si ça va au travail, mais pas à la maison… Enfin, quand ça ne va pas des deux côtés, à un moment donné, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et vous basculez. Vous basculez d’une façon instinctive ou non et puis 20 minutes après maximum vous passez à l’acte. C’est leurs idées, c’est ce qu’ils nous ont dit. (Homme, 57 ans, technicien, cgt, élu au chsct)
27La direction a par ailleurs recruté un technicien en conditions de travail, un ergonome, un ingénieur en conditions de travail, une infirmière et une assistante sociale. Elle a renforcé les lieux d’écoute pour les salariés par le biais d’un numéro vert donnant accès à une cellule d’écoute psychologique et à une consultation psychiatrique, située à une trentaine de kilomètres du centre de conception d’Auto. Elle a aussi nommé une trentaine de responsables des Ressources Humaines de « proximité » afin que l’on ne compte plus un interlocuteur rh pour 500 salariés, mais un pour 350... La notion de proximité est donc toute relative.
28Comme dans de nombreux accords d’entreprise sur le « stress » ou la « qualité de vie au travail », la direction d’Auto place les managers au centre de sa politique de prévention. Nombre d’entre eux ont donc suivi des formations en « détection et en gestion du stress ».
Il s’agissait d’apprendre à détecter les signes de stress dans notre équipe. On nous a aussi dit que, dès qu’on a détecté quelqu’un, nous devons remonter l’information. Les signes de stress sont généralement une baisse de performance, un changement de comportement quotidien, un changement d’habitude… Mais, tout cela, il faut le constater sur une période calme, sinon ça n’a pas de sens. Après la formation, j’ai justement eu une personne dans ce cas. Je m’en suis rendu compte parce que nous, on cherchait à lui parler et lui, il cherchait justement à ne pas parler. Et ça, ça fait partie d’un des signes justement. (Homme, 42 ans, manager)
29Comme l’indique un manager dans l’extrait d’entretien ci-dessus, ces formations ont tendance à les responsabiliser vis à vis de la santé mentale de leurs subordonnés : il leur revient de repérer ceux qui sont en difficulté, de les prendre en charge, de les aider à « supporter » et à « gérer » cette situation, lorsqu’ils n’en sont pas tenus responsables. Ces formations visent en effet à transformer leurs pratiques pour qu’ils mènent un « un management plus humain », qui préserve la santé de leurs subordonnés et qui ne soit pas à l’origine de situations de mal-être. Or, si les managers ont véritablement un rôle à jouer vis à vis de la santé mentale de leurs subordonnés, reste qu’ils manquent souvent de moyens pour le faire (Journoud, Pezé, 2012) et qu’ils ne sont eux-mêmes pas à l’abri de vivre ces mêmes difficultés.
- 1 Les techniques de groupes ont été importées des Etats-Unis vers les grandes entreprises françaises (...)
30La volonté de renforcer l’intervention des managers se traduit également par la mise en place d’une « journée de l’équipe » afin de créer « de la cohésion et de la solidarité » au sein des équipes. Durant cette journée, qui a lieu une fois par an, les salariés cessent toute activité pour discuter de leur travail avec leurs collègues et leurs managers. Orchestrée par un cabinet de consulting en management, cette journée est basée sur la « technique de la dynamique de groupe »1 et des techniques d’animation. Lors de la première édition, il était par exemple demandé aux managers, promus au grade de « capitaine de rugby », d’inaugurer la journée en lisant la phrase suivante : « Un journaliste a vécu la saison au sein de votre équipe et vous savez qu’il va publier dans quelques jours un article illustré sur l’état d’esprit de l’équipe. Aidez-le à choisir l’image qui accompagnera son article et qui caractérisera au mieux votre équipe ».
31L’ambition d’instaurer des lieux « d’échange et de convivialité », selon les termes du directeur, passe également par des actions sur l’environnement de travail comme la rénovation des salles de réunion, la création d’une cafétéria en terrasse, le réaménagement des restaurants d’entreprise, l’organisation de concerts et d’un marché de Noël.
32Des actions de formation sont aussi destinées aux salariés eux-mêmes. Traitant de l’« efficacité personnelle », de « la gestion du temps et du stress », elles sont censées leur permettre de mieux s’organiser dans leur travail et de mieux supporter les contraintes qui pèsent sur eux. Ces formations véhiculent ce faisant l’idée selon laquelle le mal-être au travail trouve son origine dans l’incapacité des salariés de faire face aux exigences de leur poste (Loriol, 2004). Dans la même veine, il leur a également été proposé, lors d’un « forum santé » d’apprendre la pratique des « micro-siestes » pour mieux « gérer leur fatigue », comme s’il convenait de les équiper, en leur inculquant des méthodes de travail jugées plus efficaces ou une autre hygiène de vie – ce qui n’est pas sans rappeler la démarche hygiéniste, qui débute au début du xixe siècle (Hatzfeld, 2012) – en somme, de les amener à puiser dans leurs propres forces pour améliorer leur situation.
33Enfin, interrogé sur les mesures affectant l’organisation du travail, le directeur du centre de conception d’Auto évoque un changement qui relève davantage des conditions de travail : la réduction des temps d’ouverture du site. Autrefois ouvert de 5h30 à 22h30, le centre est désormais accessible 7h à 20h30. D’après la direction, cette réforme permet de mieux préserver l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et de réguler la charge de travail en limitant les temps de travail excessifs. Pour agir sur la charge de travail, la direction a également nommé trentaine d’« adjoints charges-ressources » auprès des directeurs métier afin d’« assurer l’équilibre entre la charge et les ressources humaines ». On peut toutefois se questionner sur les moyens dont ils disposent pour mener à bien cette mission car ils ne peuvent pas influer sur les recrutements. Or, si 110 salariés ont été recrutés dans le cadre de ce plan de prévention, près de 900 postes d’intérimaires et de prestataires de service ont dans le même temps été supprimés.
34Ainsi, le plan d’action de la direction cristallise une vision très partielle de la prévention de la santé au travail où il s’agit davantage de réagir a posteriori des difficultés, pour les gérer et les contenir, que de mettre en cause les dispositifs organisationnels qui en sont à l’origine. Une des premières mesures mises en oeuvre par la direction après les suicides fût d’ailleurs de fermer trois passerelles et de réhausser les gardes corps de certains connecteurs du site du haut desquels trois salariés se sont jetés et non de réduire ou de repenser le nombre de véhicule à concevoir. Comme chez France Télécom (Henry, 2012), la remise du rapport des experts n’a donné lieu à aucune réorientation stratégique.
35Pour saisir pourquoi la direction d’Auto a fait un usage limité de cette expertise, en dépit des attentes que celle-ci a suscité chez les salariés, les représentants du personnel et dans l’opinion publique, il convient de rappeler que l’expertise constitue un enjeu de pouvoir au sein du chsct. Du côté des représentants du personnel, elle comporte d’abord un enjeu de légitimité vis à vis des problèmes de santé au travail que la direction ne peut désormais plus dénier.
L’expertise nous a amené une autre image du syndicalisme. Ils ont bien vu que c’est sud, puis la cgt, qui a fait la demande d’expertise. S’il y a des gens qui pensaient que quand j’étais en mandat, je posais mon carrelage, aujourd’hui, ils connaissent mes valeurs. Ils reconnaissent qu’on a vu juste au moment des suicides. Depuis, on nous voit autrement je pense. (Homme, 50 ans, technicien, élu au ce, sud).
36Souvent, l’expertise vient aussi accréditer la parole syndicale (Delmas, 2011; Spire, 2013) en établissant des constats similaires à ceux des militants et en les objectivant. Dans le cas étudié, elle permet même de soulever de nouveaux enjeux et de préciser le point de vue des militants en leur fournissant de nouveaux arguments. Comme l’explique un représentant du personnel, l’analyse des experts a permis de mieux connaitre le profil des salariés en difficulté et d’en comprendre l’origine.
Pour nous, c’était vraiment intéressant car cela nous a donné de la matière objective. Ca a donné de la matière pour nous et pour la hiérarchie. Cela nous a montré un point fort. L’analyse du jobstrain a été répartie en différentes fonctions. Les gens en situation de risque étaient les pilotes projet et les acheteurs. Les pilotes, c’est la maille principale du fonctionnement en projet. Ils sont tout le temps en réunion et doivent obtenir un résultat à partir d’intérêts contradictoires (des ingénieurs d’études, des acheteurs, etc.). Et c’est une fonction sans pouvoir hiérarchique… Pour beaucoup, ils pètent les plombs car on les conduit à faire mal leur travail… Et on ne peut pas être en réunion transversale et dans les équipes projet… Donc ça nous a permis de voir que des choses se jouent ici par exemple. (Homme, 55 ans, ingénieur, délégué syndical, cgt).
37Les militants cgt et sud se sont aussi appuyés sur l’expertise chsct pour porter leurs revendications sur la place publique par le biais des média, accroître ainsi leur légitimité et recruter des adhérents.
38L’expertise, ça nous a donné du poids vis-à-vis des média. Et, quand même, les média ont un certain poids. Et surtout quand ça a commencé à passer à la télé, c’est la télé quoi ! C’est la télé ! On est passé au 20 heures ! Ça veut dire qu’on ne raconte pas n’importe quoi chez SUD ! Quand même, au 20 heures ! C’est officiel quoi ! À partir du moment où c’est passé aux 20 heures, bah quand même, les gens en général, et les salariés de chez nous ont commencé à se dire « quand même, il s’est passé quelque chose là » ! Il y a des salariés qui réalisaient déjà tout ça au travers de nos tracts… Certains nous disaient déjà « le derniers tract que vous avez fait, il est bien » ou « la prise de parole, elle était bien ». Mais les média, ça nous a permis de capter de nouvelles personnes. On a eu de nouveaux adhérents, de nouveaux militants. Il y a aussi des cadres qui sont venus me voir pour me dire que oui, en effet, dans les réunions qu’ils avaient, le discours qui était tenu par l’entreprise, c’était bien celui que nous on dénonce, dans le sens de la pression. (Femme, 40 ans, technicienne, élue au ce, sud)
39Par delà la diversité des postures syndicales vis à vis de la santé au travail (Goussard, 2012) et des figures des consultants en prévention des rps (Chakor, Massot, 2014), l’expertise est globalement valorisée pour les connaissances qu’elle produit sur la situation étudiée. Elle permet aux représentants du personnel de se constituer une « contre expertise » (Delmas, 2011) face au discours patronal en matière de santé au travail, de préciser leur positionnement revendicatif, de formuler des réponses juridiques aux pathologies du travail au sein des irp et de rendre publiques ces situations, d’en dévoiler l’ampleur, de rompre parfois avec une vision individualisante du problème et de mettre en discussion l’organisation du travail et les conditions de travail.
40Toutefois, les liens étroits qu’entretiennent les organisations syndicales avec certains cabinets d’expertise (Critofalo, 2011) sont aussi un argument pour les directions d’entreprise qui mettent en doute la neutralité des experts et par là, les conclusions auxquelles ils aboutissent et ce, en dépit de leur agrément ministériel. Car l’enjeu, pour les employeurs, est que leur responsabilité à l’égard des risques professionnels ne soit pas reconnue, d’où l’éviction du débat sur les orientations stratégiques de l’entreprise et sur l’organisation du travail. D’ailleurs, chez Auto, la direction a commandité au cabinet qui a effectué l’expertise chsct de 2007, la réalisation d’une nouvelle enquête en 2009 afin d’évaluer l’efficacité de son plan de prévention. Puisqu’’elle en est la commanditaire, elle libre de communiquer comme elle le souhaite sur les résultats de l’enquête. Elle a donc choisi de mettre l’accent sur un élément qui permet de tirer un bilan positif des pratiques de prévention – la proportion de salariés sous tensions aurait diminué de plus de deux points, passant de 31,2% en 2007 à 27,7% en 2009 – alors que d’autres données alimentent la thèse inverse (par exemple, 73% de salariés ne notent pas d’amélioration sur l’organisation du travail).
41Par ailleurs, quelques années après la réalisation de cette expertise, les représentants du personnel déclarent avoir délaissé le débat sur le travail et son organisation, au profit de questionnements sur l’emploi, les retraites et les salaires. S’ils disent y avoir été contraints par l’actualité socio-économique, c’est certainement aussi que les chsct manquent encore de moyens pour mener à bien leur mission de prévention (Adam, Barnier, 2013) et que la direction use, comme dans le cas étudié, de stratégies pour contourner leurs actions et pour dépolitiser le débat sur l’organisation du travail.
42Dans un contexte de banalisation et de déni des risques professionnels (Thébaud-Mony et al., 2012), les expertises chsct comportent un enjeu crucial pour les représentants des salariés. Elles mettent au jour le travail réel, réhabilitent le savoir autonome des travailleurs et l’expérience du travail en train de se faire. Dans certaines conditions, elles permettent aussi de mettre en débat l’organisation du travail et de questionner les rapports de pouvoir dans l’entreprise. Mais, à l’épreuve des faits, nombre de directions d’entreprise proposent des aménagements marginaux et localisés qui ne mettent pas fondamentalement en cause les raisons collectives des problèmes de santé au travail, ce qui pose la question de la légitimité des savoirs des experts (pourtant sanctionnés par un diplôme et par l’agrément ministériel) et des savoirs d’expériences des salariés (interrogés lors des expertises) face aux savoirs contestés, mais légitimes, des directions d’entreprise en matière de gestion des risques professionnels.