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Les usages des médias par les militants

Des « informateurs citoyens ». Usages des images par les Indignés espagnols

Citizen informants”. Uses of the images by Spanish Indignados
«Informadores ciudadanos». Usos de las imágenes en el 15M
Héloïse Nez
p. 139-154

Abstracts

This article focuses on participatory media emerging with the movement of the Spanish Indignados, by analyzing the production of alternative images by actors of the protest. The prac­ti­ce of streaming represents a specific resource to mobilize the population, to denounce the police repression and to win trials, however, is likely to turn against the demonstrators. Its effects can be measured at several levels, in the relationship that the Indignados have with the media, the political authorities and the security forces. The emergence of a new figure between the journalist and the activist means shifting the established boundaries and causes numerous debates within the movement on the professional identity of journalists and the relationship between professional practice and activism.

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Full text

1Les mobilisations récentes, comme les révolutions arabes ou les mouvements Indignés et Occupy, montrent que les images photographiques ou filmiques, produites par des professionnels s’engageant aux côtés des manifestants ou par les participants eux-mêmes, jouent un rôle central dans ce type de luttes. Grâce aux supports numériques d’enregis­tre­ment (comme les téléphones portables) et de diffusion du web 2.0 (sites, blogs, réseaux sociaux), les groupes mobilisés peuvent désormais produire des contre-images médiatiques. Alors que « les mouvements sociaux sortent rarement gagnants de leur complexe relation aux médias » (Neveu, 1999, 54), ils sont ainsi en mesure de réduire leur dépendance à l’égard des médias traditionnels et de se constituer eux-mêmes comme médias (Blondeau, 2007 ; Cardon, Granjon, 2010). La conception d’alternatives médiatiques, déjà présentes dans les années 1960 avec le cinéma militant ouvrier, se transforme considérablement avec l’émergence d’internet qui élargit les formes de prise de parole dans l’espace public (Granjon, 2001 ; Cardon, 2010). Ce nouveau support facilite l’émergence non seulement de « médias alternatifs » (comme les agences de presse alternatives à l’instar du réseau Indymedia), mais aussi de « médias participatifs », quand des individus deviennent eux-mêmes producteurs et diffuseurs d’information (Cardon, Granjon, 2010, 111).

  • 1 Les citations en anglais et les entretiens en espagnol sont traduits par l’auteure.

2Dans la continuité de ces travaux sur les « médiactivistes », cet article s’intéresse aux médias participatifs qui émergent avec le mouvement des Indignés en Espagne à partir de la mi-mai 2011. Il analyse la production d’images alternatives par les acteurs de la contestation et les tensions qu’elle provoque entre les militants et les journalistes institués. Si les relations entre mouvements sociaux et médias font l’objet d’une littérature croissante depuis les années 1980 (recensée par Neveu, 1999, 2010), les analyses sur les usages sociaux des images au sein des mobilisations représentent un champ de recherche encore exploratoire (Lambelet, 2010; Doerr, Mattoni, Teune, 2013; Cuny, Nez, 2013). Pourtant, les images constituent « des espaces de lutte pour la signification » (Doerr, Teune, 2008, 167): « Des médias sociaux en ligne couplés avec des dispositifs mobiles comme les smartphones constituent la base d’un saut qualitatif dans la représentation des mobilisations. Les images et les vidéos des manifestations sont téléchargées en temps réel par ceux qui y participent, communiquant des récits visuels riches de la contestation1  » (Doerr et al., 2013, xv). Comment les groupes mobilisés utilisent-ils la photo et la vidéo, en lien avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, pour produire et diffuser une information sur leur mobilisation autre que celle relayée par les médias traditionnels? Qu’est-ce qui change, dans leurs modes de production et de diffusion des images, par rapport à des pratiques plus classiques de la photographie engagée et du film militant? En quoi cette pratique, qualifiée par les militants de « journalisme citoyen » ou « d’informateurs citoyens », constitue-t-elle une ressource pour l’action collective? Quels en sont les impacts sur le mouvement et sur ses relations avec les autorités politiques, les forces de l’ordre et les journalistes institués?

3L’analyse porte sur le cas des Indignés espagnols, car la circulation sur le web des images les documentant a constitué un puissant vecteur de diffusion de la mobilisation. Selon Ramón Adell (2011), en l’absence de ces nouveaux canaux d’information, le « mouvement du 15 mai » n’aurait pu être un événement médiatique et politique, du fait du « pacte médiatique tacite » que respectent les médias traditionnels depuis le début de la transition démocratique, consistant à ne pas couvrir de mobilisations extérieures à la campagne électorale avant les élections. Or, les images mises en ligne par les manifestants dès le 15 mai 2011 ont contribué non seulement à une médiati­sation du mouvement en Espagne, mais aussi à sa diffusion transnationale : « Les photos et les vidéos de places pleines de monde protestant contre leur gouvernement sont devenues les symboles d’une nouvelle vague de contestation […]. Les photos et les vidéos montrant les rassemblements de gens sur la place Tahrir (Égypte), à Puerta del Sol (Espagne) et au parc Zucotti (États-Unis) sont rapidement devenues des outils frappants de “contre-visualité” » (Doerr et al., 2013, xi).

4J’ai mené une enquête de terrain à Madrid pendant sept mois au début du mouvement, en observant le campement à Puerta del Sol, une dizaine de manifestations et plus de soixante assemblées. Mon analyse s’appuie également sur une douzaine d’entretiens semi-directifs réalisés au printemps 2013 avec des militants impliqués dans la production et la diffusion des images dans différents collectifs du movement: Toma la Tele (« Prends la télé »), Toma los Medios (« Prends les médias »), AudioviSol (commission audiovisuelle), Foto Spanish Revolution (projet de diffusion photographique), Periódico 15M (« le journal du 15M ») et Legal Sol (commission juridique). J’ai alors observé plusieurs débats dans des assemblées de Toma los Medios et Toma la Tele. J’ai également suivi de manière régulière les activités des Indignés sur les sites internet du mouvement et sur les réseaux sociaux.

5Dans un premier temps, j’esquisserai une radiographie des différents usages des images par les Indignés, à partir de l’analyse de leurs discours. La deuxième partie se focalisera sur les usages qui semblent les plus novateurs dans ce contexte: le streaming, qui permet une diffusion des images en continu et en direct, offre de nouvelles ressources pour l’action collective, qui peuvent toutefois se retourner contre les manifestants. J’interrogerai finale­ment les changements qu’implique cette pratique dans les rapports des mani­fes­tants avec les journalistes institués, la police et les autorités politiques, ainsi que les débats qu’elle provoque au sein du mouvement.

Plusieurs usages sociaux des images

  • 2 Entretien du 26 avril 2013.
  • 3 Entretien du 20 avril 2013.

6Face au traitement médiatique de leur mouvement, les Indignés qui pro­dui­sent des images ont un objectif commun: exercer leur « droit à l’informa­tion » pour montrer une autre image de la mobilisation que celle véhiculée par les médias traditionnels. Cet objectif est clairement énoncé par la cinquantaine de participants à l’assemblée de Toma los Medios, convoquée le 21 avril 2013 pour répondre à ce que les producteurs d’image militants perçoivent comme un accroissement de la répression à leur égard dans les manifestations. Si leur point de vue diffère quant à l’identité journalistique et la relation à l’engagement, ils défendent d’une seule voix le droit à l’information. La modératrice des débats rappelle ainsi en début de réunion: « C’est le droit à l’information qui est en train d’être attaqué, nous ne devons donc pas nous attaquer entre nous ». Un photographe d’une cinquantaine d’années, qui travaille dans un journal proche des Indignés, cite alors l’article 20 de la Constitution espagnole: « Le droit à l’information est inviolable ». En entretien, une streamer qui vient de la lutte pour les droits de l’homme précise en quoi consiste ce droit: « Le régime ne veut pas informer, mais désinformer. Et nous, nous rappelons qu’il y a un droit à informer, à être informé. C’est un droit reconnu par la Constitution espagnole, certifié par la Constitution européenne, ratifié par les droits internationaux de l’homme et aussi par le Tribunal supérieur de la justice espagnol2 ». L’idée selon laquelle il y aurait une manipulation des images et de l’information par les médias traditionnels est très présente dans le discours des Indignés – par exemple de ce photographe professionnel dont l’engagement coïncide avec le mouvement du 15 mai: « Je crois que, comme en Espagne personne ne raconte la vérité, la raconter est déjà un acte de militantisme3 »). Notons que cette critique des médias n’est pas spécifique aux Indignés espagnols, les militants cherchant de manière générale à imposer une image médiatique valorisante de leur groupe (Champagne, 1984).

  • 4 Ibid.

7Pour atteindre cet objectif commun, les stratégies diffèrent entre les militants impliqués dans la production et la diffusion des images, car elles s’inscrivent dans des projets professionnels et des tactiques militantes contrastés. On distingue trois groupes, dans lesquels évoluent, selon l’un des photographes très impliqué dans le mouvement, « 10 ou 15 » militants très actifs et un cercle plus large « de 50 à 80 personnes4 ». Il s’agit des producteurs d’images (amateurs ou professionnels) dont la principale forme d’engagement dans le mouvement est une pratique régulière de la photographie, de la vidéo ou du streaming, sachant que de nombreux autres militants utilisent ces supports de manière plus ponctuelle, lors des manifestations notamment.

Les photographes

  • 5 Les noms ont été changés.
  • 6 Entretien du 20 avril 2013.
  • 7 Entretien du 27 avril 2013.

8Le premier groupe réunit des photographes professionnels qui s’inscrivent dans une longue tradition du photoreportage, même si leurs trajectoires professionnelles et militantes sont variées. En effet, certains sont déjà impliqués dans ce genre de production photographique avant l’émergence des Indignés, alors que d’autres réorientent alors une production davantage artistique. C’est le cas de José5, un photographe de 35 ans, originaire d’une famille conservatrice, qui s’implique désormais au quotidien pour couvrir le mouvement alors qu’il n’a aucun engagement militant préalable: « J’avais étudié la photographie, parmi les différentes branches qui existent, la mienne est la plus éloignée du photojournalisme, c’est de la pure créativité et de l’art. […] Un artiste ne peut créer en restant en marge de son contexte, c’est impossible. J’ai vécu une étape politique et sociale qui m’a obligé à effectuer un changement très important dans mon travail6 ». Au contraire, Miguel, un photographe d’une trentaine d’années également très actif dans le mouvement des Indignés, s’inscrit dans une tradition de photographie documentaire depuis de nombreuses années et a participé à des manifestations avant celle du 15 mai 2011 (notamment celle du mouvement « Jeunesse sans futur » le mois précédent)7.

9Les photographes diffusent leurs images de plusieurs manières, principalement sur leurs sites personnels, sur les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, et dans le cadre de projets collectifs comme Foto Spanish Revolution8. Ce site collaboratif, créé à l’initiative de José, regroupe le travail d’environ 150 photographes amateurs ou professionnels et organise des expositions dans des lieux associatifs, militants et culturels dans l’optique de diffu­ser le mouvement auprès d’un public divers. Les photographes organisent aussi des expositions dans l’espace public, par exemple à Puerta del Sol quand le campement était en place ou lors de grandes manifestations. Un autre moyen de diffusion de leurs photos est le journal des assemblées du mouvement (Periódico 15M) et des médias proches des Indignés comme le journal Diagonal. Les usages qu’ils font des images sont relativement classiques, même si l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux leur assure une diffusion plus rapide et à grande échelle. L’analyse de ces photos sur le site Foto Spanish Revolution témoigne d’une grande variété d’objectifs: démontrer une capacité de mobilisation, mettre en scène des émotions, lutter contre la répression, documenter le mouvement et constituer une mémoire collective.

Les vidéastes

10Le deuxième groupe est celui des vidéastes, professionnels ou amateurs, dont les trajectoires professionnelles et militantes sont également très diverses. Par exemple, Javier (46 ans), rédacteur en chef de Toma la Tele, a une expérience de plus de quinze ans dans le montage de films, en particulier pour la télévision. Après avoir suivi plusieurs formations en réalisation et production de films, notamment de reportages et de documentaires, il a travaillé pour de grands groupes de production télévisuelle comme Globomedia. Pour Gabriela (25 ans) à l’opposé, Toma la Tele constitue sa première expérience professionnelle de cameraman, à la suite d’un stage à Tele K (la télévision associative du quartier de Vallecas) et d’une formation supérieure de technicienne de l’image.

11Plusieurs collectifs ont émergé au sein des Indignés, avec différentes logiques de production d’images animées du mouvement. Le premier, créé lors du campement à Puerta del Sol, est AudioviSol. Formé à l’initiative de deux activistes américains de passage à Madrid, il réunit au début du campement de nombreux participants. Son objectif consiste notamment à filmer et retransmettre en direct des assemblées et des manifestations. Cette pratique du livestream contribue à la diffusion du mouvement des Indignés à l’international, notamment des méthodes d’animation et de délibération utilisées dans les assemblées générales de Puerta del Sol. Suite à des conflits internes et à un recul de la participation, un groupe de vidéastes professionnels crée le collectif Autonomous Madrid9. Selon Ernesto (56 ans), l’un de ses initiateurs qui a une longue expérience professionnelle (comme réalisateur de documentaires) et militante (dans le mouvement de squatteurs), la production de ce groupe cherche à se différencier du livestream pour se concentrer sur des documentaires et des appels à protester qui donnent une plus grande importance à la qualité de l’image10.

  • 11 Entretien du 22 avril 2013.
  • 12 Intervention de Javier à l’assemblée de Toma los Medios, le 21 avril 2013.
  • 13 Ibid.
  • 14 Entretien du 26 avril 2013.

12Un autre collectif, Toma la Tele, émerge en parallèle, environ un an après la création d’AudioviSol. Son but est de produire de l’information de manière plus continue, sans se limiter à des images prises avec des portables et en se différenciant de la pratique du streaming, comme l’explique Javier à l’origine du projet: « Nous n’avons rien à voir avec les streamers, nous sommes un média, ce sont deux projets différents. […] Nous voulons créer un média alternatif, indépendant11. » Les objectifs de ce collectif, issu des commissions d’audiovisuel dans les assemblées de quartier mises en place par les Indignés à partir du 28 mai 2011, ont évolué: au début, il s’agissait de « coordonner le travail des assemblées de différents quartiers »; puis le projet était « nous voulons une télé, nous voulons convaincre les gens qu’il faut changer les choses »; il s’agit désormais aussi « d’inciter les citoyens à produire de l’information, qu’ils prennent des photos avec leurs téléphones portables12 ». Toma los Medios regroupe les précédents collectifs et d’autres « pour multiplier les forces, établir un calendrier, collaborer pour des événements précis13 ». Selon Ernesto, qui s’investit dans ce groupe au titre d’Autonomous Madrid, il ne s’agit pas de créer « une grande entité », mais de « maintenir l’autonomie de chacun, des différents canaux de diffusion14 ».

13Plusieurs documentaires sont également réalisés sur les Indignés, en lien plus ou moins étroit avec le mouvement, par des cinéastes professionnels qui se considèrent par ailleurs militants15 ou qui font eux-mêmes partie du mouvement – c’est le cas du projet multimédia collaboratif « 15M.cc » qui cherche à créer un fonds documentaire à partir de livres, de sites internet et de documentaires pour « favoriser le plus grand nombre possible de récits autour du 15M16 ». Ces différents projets audiovisuels ont une fonction de documentation et de témoignage: il s’agit de raconter et de rappeler ce qu’il se passe ou s’est passé du point de vue des participants, pour constituer une mémoire collective et porter un regard sur le mouvement autre que celui des médias traditionnels. Les travaux des vidéastes s’inscrivent ainsi, comme ceux des photographes, dans des pratiques relativement classiques héritées d’une tradition du documentaire engagé et de la télé militante – par exemple, Toma la Tele est très liée à la télévision associative de quartier Tele K, qui l’héberge dans ses locaux. Internet et les sites comme You Tube leur donnent également d’autres opportunités de diffusion, en direct et auprès d’un public potentiellement nombreux, même s’il faudrait vérifier cette portée en développant une sociologie des publics des images ainsi produites.

Les « streamers »

  • 17 Entretien du 22 avril 2013.

14Le troisième groupe, qui représente une réelle nouveauté par rapport à des pratiques plus anciennes de la photo et de la vidéo, est composé par ceux qui pratiquent le streaming et se définissent comme des « streamers » ou des « bambusers ». Cette pratique, qui consiste à filmer et à retransmettre des images en direct sur internet, a d’abord été assurée par le collectif AudioviSol. Elle s’est ensuite répandue avec l’utilisation combinée du téléphone portable, pour filmer et commenter des actions, et le programme « bambuser » qui permet d’éditer les vidéos d’un ou de plusieurs streamers en direct. Julio (24 ans, étudiant en communication), un ancien membre de Toma la Tele chargé de mettre en commun le travail de plusieurs streamers et de le diffuser sur les réseaux sociaux lors des grandes manifestations, explique ainsi le travail des streamers: « Ils filment avec leur téléphone portable et racontent ce qu’il se passe en direct. Le signal de bambuser nous arrive alors à nous, au Patio Maravillas [un squat madrilène], et à partir de là avec un programme qui s’appelle split on fait une édition en direct. Tu peux prendre plusieurs appareils de bambuser à la fois et tu peux les monter comme si tu le faisais pour la télévision17 ».

15Cette pratique est parfois qualifiée de « journalisme citoyen » par ses utilisateurs et définie comme « un récit en temps réel à travers des images18 ». Selon Amalia (40 ans), l’une des personnes à l’origine de son importation en Espagne via le projet « People Witness19 », coordinatrice de projets de solidarité internationale et « activiste des droits de l’homme », le streaming s’inscrit dans un projet de démocratisation de l’information: « L’information, la communication, était un outil que les gouvernements, en contexte autoritaire ou non, contrôlaient pour rester au pouvoir. Aujourd’hui ça se fissure avec les nouvelles technologies, avec l’accès à internet, etc. Alors un groupe de gens nous avons [cherché à] utiliser tout ça de manière à ce que ce soit utile pour détruire ce discours hégémonique […] et à porter davantage des discours de la société, des citoyens. […] Nous avons cherché des outils online et nous avons trouvé le streaming. C’est impossible de manipuler les images. Nous, nous utilisons cet outil pour démocratiser l’information20 ».

16Ces nouveaux usages des images – qui seraient, selon les militants que j’ai rencontrés, à l’origine des persécutions accrues de la police à leur égard – provoquent de nombreux débats au sein du mouvement. À l’assemblée de Toma los Medios, le 21 avril 2013, si les avis divergent sur le développement de ce nouveau média, tous les participants s’accordent sur son caractère novateur. En quoi le streaming représente-il une nouvelle pratique de l’image?

Le streaming: un nouveau média

17Des chercheurs étudiant les mouvements Indignés et Occupy évoquent une «  révolution du livestream  » (Adell, 2011; Costanza-Chock, 2012), en référence à la diffusion des retransmissions de vidéos en direct sur internet. Mise en place au tournant des années 1980 et 1990 lors de manifestations antinucléaires et antiguerre aux États-Unis (Costanza-Chock, 2012, 382), cette pratique s’est développée avec la démocratisation des téléphones portables dotés de caméras et la création de plateformes web comme YouTube. On observe ainsi une accélération du « tournant vidéo de l’internet militant » qui, depuis le début des années 2000, permet aux activistes d’être à la fois producteurs et consommateurs des informations et des images (Blondeau, 2007). Ces transformations s’inscrivent dans « l’esprit d’internet » qui, dès ses origines, est conçu pour faciliter les échanges entre des individus tout à tour émetteurs et récepteurs (Cardon, 2010, 8).

De nouvelles relations entre émetteurs et récepteurs d’information

  • 21 Entretien du 22 avril 2013.

18Plusieurs changements peuvent être repérés avec le streaming. Ils concernent tout d’abord le type d’émission: les retransmissions se font en direct et, selon ses utilisateurs, elles « montrent tout », en couvrant beaucoup plus largement une manifestation qu’un photographe ou un vidéaste classique. Si l’idée d’exhaustivité est à relativiser comme nous le verrons, le streaming représente effectivement une nouveauté par rapport aux usages que les médias traditionnels font de l’image, avec des coupes et des séquences dans les plans filmés. Il s’agit ainsi, pour les militants, d’élaborer une autre représentation et de diffuser une autre image de leur mouvement, comme l’explique Julio qui coordonnait la retransmission des streamings sur les réseaux sociaux: « Bambuser par exemple est un outil qui nous permettait de raconter ce qu’il se passait réellement dans la manifestation. Parce les médias, ce qu’ils faisaient, ils allaient sur le lieu, ils filmaient trois plans et ils s’en allaient. Et ils filmaient trois plans en fonction de ce qu’on leur avait dit. Par exemple, ils filmaient des drapeaux républicains, ils filmaient quelqu’un avec des dreadlocks et voilà. Eux, ils ne se posaient pas la question de qu’est-ce que font ces gens ici, qu’est-ce qu’ils cherchent, qu’est-ce qu’ils veulent, et nous on a dit nous faisons ça21 ».

  • 22 Entretien du 26 avril 2013.
  • 23 Ibid.

19Le changement concerne également l’émetteur, qui s’étend au-delà du champ des journalistes institués, avec la démocratisation du matériel de production des images (en particulier des téléphones portables dotés d’une caméra) et des connaissances sur la pratique du streaming, qui sont diffusées via les formations dispensées dans différents lieux par des militants comme Amalia. Cette pratique s’inscrit dans un mouvement plus général marqué par une individualisation croissante de la production d’information sur internet, ce support permettant « d’élargir le cercle des producteurs d’information, tout en transformant le rapport passif à l’information en une production interactive » (Cardon, Granjon, 2010, 82). La relation entre l’émetteur et le récepteur des images devient ainsi plus interactive, le récepteur pouvant réagir sur les images qui sont retransmises en direct. Amalia, qui indique sur son profil Linkedin avoir réalisé en moins d’un an « 387 émissions en direct avec un total de 357 112 vues parmi lesquelles 152 914 m’ont suivie en direct », explique que « l’objectif c’est que mon discours soit construit par le plus grand nombre de citoyens22 ». Cette co-construction de son discours qu’elle revendique passe par des discussions avec les participants dans les actions filmées et par des débats avec les personnes qui regardent et commentent ses vidéos: » Il y a un chat sur le streaming, qui permet aux gens d’interagir en temps réel avec moi. […] Quand je vais couvrir une manifestation, je raconte ce que je vois, ce que je ressens, et en même temps je demande aux gens autour de moi pourquoi est-ce que tu es là, qu’est-ce tu veux nous dire, partage-le. Ce n’est donc pas seulement mon discours, c’est le discours que nous allons construire avec les personnes qui interagissent avec moi offline et les personnes qui interagissent avec moi online23 ». Ces individus deviennent un média à part entière lorsque le public avec lequel ils interagissent est nombreux – un streamer peut avoir plus de 2000 personnes qui le suivent en temps réel –, mais leur auditoire est très variable en fonction des cas et des événements qu’ils relaient.

Une arme à double tranchant

  • 24 <https://www.youtube.com/watch?v=dogl1gor1ty>.

20Par rapport à d’autres usages de l’image, le streaming représente une ressource spécifique contre la répression policière dans les manifestations, car il permet de filmer les violences et les provocations des forces de l’ordre dont les manifestants se sentent victimes. On repère deux apports principaux dans cette dénonciation publique des abus policiers, déjà repérés avec les vidéos activistes réalisées à Gênes lors du sommet du G8 en 2001 (Blondeau, 2007, 61-62). Il s’agit tout d’abord de diffuser une autre image du mouvement et d’accroître sa capacité de mobilisation: des streamings en direct permettent de suivre la répression sur internet et les réseaux sociaux, et de mobiliser ainsi la population pour venir en renfort des manifestants. C’est le cas, par exemple, de la manifestation « Entoure le Congrès » du 25 septembre 2012, l’une des plus réprimées à Madrid depuis l’émergence des Indignés. Le streaming capte également les infiltrations de policiers parmi les manifestants: lors de cette manifestation, une vidéo a beaucoup circulé sur internet et les réseaux sociaux, dans laquelle on voit un policier infiltré qui prend des coups et crie « Mais je suis un collègue, pauvre con24! » En combinant image et son, la vidéo apporte ainsi la preuve d’une pratique connue dans les milieux militants, mais qui n’est pas reconnue publiquement par la police et les responsables politiques.

  • 25 Entretien du 23 avril 2013.

21Le deuxième apport de l’image en général et du streaming en particulier est une ressource juridique. La commission Legal Sol (créée dans les premiers jours du campement de Puerta del Sol), qui fournit une aide juridique lors de nombreuses manifestations liées aux Indignés, utilise systématiquement ces images dans les procès. Si les photographies sont également mobilisées, le travail des streamers représente une ressource spécifique car il « couvre tout », comme l’explique Manuel (29 ans, avocat professionnel, militant dans un collectif de désobéissance civile non violente avant de s’impliquer dans le mouvement des Indignés) qui s’investit dans la commission Legal Sol: « Leurs photos nous servent très souvent pour démonter ce que dit la police. Les policiers […] ne se sont toujours pas rendus compte que tout est filmé, encore plus avec les streamings, ils ne l’ont pas intégré, alors ils mentent très souvent, comme ils mentaient il y a dix ans. Par exemple, ils t’ont arrêté parce que tu courrais moins vite que les autres et eux, au moment de justifier ton arrestation, ils mettent que tu as frappé un policier, que tu as lancé une pierre. Mais bien sûr c’est probable qu’il y ait un enregistrement de ton arrestation, […] on voit que tu n’étais pas en train de jeter des pierres […] La vidéo nous aide plus, parce qu’elle te donne la succession des faits25 ».

  • 26 Entretien avec Amalia le 26 avril 2013.
  • 27 Entretien du 23 avril 2013.

22Cette ressource que représentent les vidéos et streamings implique un travail collaboratif entre les avocats assurant la défense des détenus et les producteurs d’images parmi les Indignés: les premiers font des recherches systématiques sur internet après chaque manifestation pour trouver le plus de vidéos possibles et sollicitent les collectifs des Indignés spécialisés dans la production d’images, tandis que les seconds leur envoient le matériel dont ils disposent. La vidéo permet ainsi aux groupes mobilisés de se défendre lors des procès, en apportant des preuves contre les arguments mis en avant par les forces de l’ordre: « Ce n’est plus leur parole contre la nôtre, il y a une image, il y a quelque chose de neutre, pas de neutre mais d’objectif26 ». Cette utilisation des images a permis aux Indignés de gagner de nombreux procès, comme le souligne Manuel, l’un des avocats de Legal Sol: « Au jour d’aujourd’hui, il n’y a pas un seul condamné pour délit. Même pas un seul. Alors que des gens qui ont été inculpés, quand on dit que tu as pu commettre un délit et après on classe le dossier sans suite, on en a beaucoup. La grande majorité grâce aux images27. »

  • 28 Entretien du 20 avril 2013.
  • 29 Entretien du 23 avril 2013.

23Les producteurs d’images ont d’ailleurs pris l’habitude de se photographier et se filmer entre eux pour se défendre lors des procès, comme l’explique José qui prend des photos dans les manifestations: « Nous essayons de nous prendre en photo et de nous filmer quand nous travaillons. Pendant ces manifestations en particulier, pour que lorsqu’ils nous dénoncent je puisse apporter ce matériel au juge pour qu’il voit que moi je n’avais pas de pancarte, je ne jetais pas des pierres non plus, rien, je ne faisais que mon travail28 ». Jusqu’à présent, ces images sont principalement utilisées dans une stratégie défensive, même si quelques initiatives visent également à dénoncer l’absence d’identification des forces de l’ordre: « En mai dernier, on a porté plainte à partir de 100 photographies de policiers sans le numéro de plaque. […] Et ça fait deux semaines, on a présenté une autre plainte en s’appuyant sur 250 photos de policiers dans 40 manifestations différentes sans numéro de plaque29 ».

  • 30 Ibid.

24Si l’image représente pour les militants une ressource contre la répression policière, cette arme peut toutefois se retourner contre eux, à partir du moment où elle est étroitement liée au caractère pacifiste du mouvement. En effet, comme le streaming couvre potentiellement l’ensemble d’une manifestation, il peut également inclure des actes violents que la police pourrait utiliser contre les manifestants, comme l’explique Manuel de la commission Legal Sol: « Une action qui est vraiment nouvelle et qui est très inconfortable pour la police c’est le streaming. Très inconfortable. Parce que tout est filmé. […] Ça a un bon côté, dans la mesure où l’approche est non violente. Ça a un mauvais côté, parce que si tu es en train de jeter des choses, c’est aussi filmé. […] Peut-être que le mien ils vont le faire sortir, mais avec ce que je leur apporte ils vont en arrêter un autre qu’ils n’avaient pas arrêté30 ». Les strea­mers, conscients de ce risque, le prennent en compte lorsqu’ils capturent les images, en évitant de filmer des actes qui pourraient être utilisés contre les manifestants. On peut ici s’interroger sur la notion d’exhaustivité qu’ils mettent en avant, à partir du moment où certaines actions sont montrées et d’autres sont dissimulées. Les streamers pointent eux-mêmes d’autres limites, comme la constitution d’un fichier par la police, qui apparaît souvent dans les commentaires que leur font les Internautes.

25Ces nouveaux usages de l’image interrogent également l’évolution du mouvement, la question de la violence s’étant posée dans certaines manifestations organisées deux ans après l’émergence des Indignés. C’est le cas de celle du 25 avril 2013 à Madrid (« Assiège le Congrès ») que les photographes, vidéastes et streamers hésitent à couvrir, du fait des origines qu’ils estiment opaques de l’appel à manifester et du caractère non pacifiste annoncé. Ils décident finalement de produire des images de la manifestation, afin d’exercer « leur droit à informer et à être informés ». Les principales chaînes de télévision couvrent également l’événement, sans se limiter à un reportage qui sélectionne quelques plans, mais en diffusant des images en continu et en direct durant plusieurs heures. On voit ici l’influence des streamers sur les pratiques des médias traditionnels, qui s’ajoute aux renouvellements déjà constatés des manières de dire l’information avec le développement d’internet (Cardon, 2010, 74) et qui se pose également pour d’autres acteurs avec lesquels interagissent les Indignés.

Redéfinition des rôles et des frontières

26Ces transformations dans la production et la diffusion des images impliquent tant une redéfinition du rôle du journaliste, qu’un repositionnement des autorités politiques et des forces policières, comme l’explique Juan, photographe professionnel d’une cinquantaine d’années qui travaille dans une association indépendante, à l’assemblée de Toma los Medios le 21 avril 2013: « Nous sommes confrontés à une nouvelle réalité, le gouvernement comme nous-mêmes: maintenant n’importe qui peut filmer, le mettre sur You Tube. »

Une nouvelle figure entre le journaliste et le manifestant

27La pratique du streaming signifie l’émergence d’une nouvelle figure entre le journaliste et le manifestant, ce qui brouille les frontières entre la place de chacun dans une manifestation. Juan précise ainsi que « nous sommes confrontés à une nouvelle réalité, que le pouvoir a aussi en face de lui […]. Jusqu’à présent il y avait l’informateur et le citoyen ou l’activiste. Maintenant un nouvel acteur émerge entre les deux ». De fortes tensions et de nombreux débats émergent à ce propos parmi les Indignés, notamment dans cette assemblée de Toma los Medios. Quelques photographes professionnels non militants défendent leur profession et insistent sur la nécessité de distinguer les journalistes des manifestants, comme Sergio, un trentenaire qui travaille comme freelance dans une agence de presse: « Mon seul objectif est l’information, pas la revendication. Si le gilet blanc me permet d’obtenir plus d’informations, je le mets […] Moi je veux me distinguer des manifesta­tions ». Des photographes militants au sein du mouvement cherchent également à se différencier des manifestants, en mettant en avant la répression croissante qu’ils estiment subir, à l’instar de ce photographe d’une cinquantaine d’années: « C’est important de faire une association ou quelque chose pour les gens qui travaillent dans la rue, parce que nous allons être confrontés à une forte répression […], pour que ce journalisme citoyen soit possible, utiliser le gilet blanc des médias professionnels ». Cette stratégie ne fait toutefois pas l’unanimité parmi les militants qui produisent des images, comme en témoigne l’intervention de Jorge (25 ans): « À partir du moment où on remet à une personne une accréditation, un gilet, ils veulent dire c’est un journaliste. Nous, nous sommes des citoyens avec un droit à informer. Ils sont en train de nous mettre dans des petites cases pour diminuer le droit à l’information ».

28Rapidement, les tensions portent sur l’identité du journaliste et le droit de tous à informer. La majorité des photographes, vidéastes et streamers impliqués dans le mouvement défendent une identité de « journalistes citoyens » ou « d’informateurs citoyens », en remettant parfois en cause le qualificatif de « journaliste » comme Jorge: « Un citoyen qui y va comme citoyen n’a pas de raison de se différencier. Le journalisme citoyen revient à poser la question de l’informateur citoyen, pourquoi lui appliquer celui de journaliste? Ce ne sont pas des journalistes mais des citoyens qui défendent leur droit à informer, au lieu de parler de journalisme citoyen nous devrions parler d’informateurs citoyens ». Sergio, qui travaille pour une agence de presse, leur oppose la déontologie du métier de journaliste et défend son identité professionnelle: « Nous, quand nous allons travailler, nous sommes neutres, nous nous engageons avec la vérité. […] Mais si vous voulez informer et faire aussi partie de ça, personne ne va vous croire. Nous sommes tous dans la rue, mais il y en a quelques-uns qui vont travailler, d’autres participer, il faut nous engager avec l’information, ne pas interagir ». Les critiques concernent principalement les streamers, car « en même temps vous filmez et vous luttez ». Pour ces derniers, la frontière entre journalisme et militantisme ne se pose pas de cette manière dans la pratique du streaming, car elle implique et vient d’un engagement militant. Amalia estime ainsi que « c’est impossible d’être bambuser sans mettre ton opinion. […] Dans la rue nous devons répéter ce qui se dit, sinon on n’entend rien. […] Si moi j’ai fait de la presse, c’est parce que c’est un outil pour faire de la politique ».

  • 31 Entretien du 23 avril 2013.
  • 32 Entretien du 20 avril 2013.

29Ces débats sont révélateurs des tensions que provoque ce nouvel usage des images auprès des journalistes institués, qui essaient de retracer la frontière remise en cause entre journalistes et manifestants. Cette volonté de « marquer une ligne presse / manifestant » est également très présente parmi les policiers, comme le remarque Manuel (Legal Sol), bien que cette séparation ne soit pas juridiquement fondée: « Le tribunal constitutionnel l’a dit, […] en Espagne le droit à l’information, le droit d’informer, n’est pas un droit de journalistes, n’importe quel citoyen peut exercer son droit à informer31 ». Ces discussions ont lieu alors que, deux ans après le début des Indignés, se pose la question de la professionnalisation au sein du mouvement. Javier, de Toma la Tele, évoque ainsi, à l’assemblée de Toma los Medios, « la possibilité de créer des coopératives pour avoir des financements, avoir un équipement, […] pour donner une sortie mercantile entre guillemets à ces processus ». Ce projet est débattu dans les assemblées de Toma la Tele, générant de nombreuses hésitations de la part de ses membres qui craignent une instrumentalisation de l’action collective. La question se pose également parmi les photographes, comme l’explique José: « Une polémique émerge parce que ça fait deux ans que nous militons, nous ne pouvons plus nous maintenir sans argent. Nous commençons donc à penser à des projets et des stratégies qui puissent avoir un caractère rémunéré, […] parce que sinon nous allons devoir arrêter le militantisme32 ». Dans ce déplacement des frontières entre journalistes et militants, on observe ainsi un processus de professionnalisation de plusieurs collectifs des Indignés qui cherchent à vivre de leur militantisme, alors que ces jeunes professionnels (qui ont pour la plupart entre 25 et 40 ans) se trouvent dans des situations économiques précaires et voient leurs perspectives professionnelles fermées par la crise.

Repositionnements des autorités politiques et policières

  • 33 Entretien du 23 avril 2013.
  • 34 Ibid.

30Au-delà de ces déplacements de frontières entre journalistes et militants, les nouveaux usages des images par les Indignés impliquent des repositionnements des autorités politiques et des forces policières. Comme le montre Michaël Meyer (2010) en observant les réactions de la police face à la pratique du « copwatching » (ces vidéos amateurs de documentation de l’activité de la police), la présence visible d’un dispositif d’enregistrement et la transparence des interactions qu’il implique rend plus difficiles non seulement l’usage illégal de la force, mais aussi des pratiques visant à transiger comme la négociation interpersonnelle. Ma recherche, focalisée sur les discours et les pratiques des groupes mobilisés, ne me permet pas de développer une analyse aussi fine des transformations de l’activité policière, qui nécessiterait de mener également l’enquête du côté des forces de l’ordre. Les entretiens avec les Indignés suggèrent toutefois des changements qu’ils ont observés dans les pratiques des policiers, incités par exemple à porter un numéro d’immatriculation en réponse aux plaintes posées par la commission Legal Sol à partir du matériel photographique: « La conséquence, c’est que maintenant presque tous les policiers ont la plaque33 ». Comme l’explique Manuel, l’un des avocats de cette commission, l’identification des policiers est essentielle dans les procès, car les abus constatés ne peuvent être condamnés si l’identité de leur auteur n’est pas identifiable: « Le problème c’est que la majorité des plaintes concernant les répressions policières sont classées sans suite, parce que le juge dit d’accord ici il y a un possible délit, mais je ne sais pas contre qui, […] je ne connais pas son numéro, il y avait 100 flics ici34 ». La multiplication des streamings incite également les responsables politiques à se positionner sur des questions qui n’étaient jusque-là pas abordées publiquement. Ils sont notamment amenés à justifier les pratiques des forces de l’ordre dans la presse, lorsque des vidéos apportent la preuve des infiltrations de policiers dans les manifestations.

  • 35 Entretien du 20 avril 2013.
  • 36 Entretien du 23 avril 2013.

31Ces repositionnements s’accompagnent, selon de nombreux militants, d’un accrois­sement de la répression à l’égard des producteurs d’images. José, l’un des photographes qui suit de manière quotidienne les manifestations des Indignés à Madrid, considère que cette répression se dirige vers ceux qui produisent les images les plus compromettantes pour les forces de l’ordre: « Un des motifs pour lesquels la police me poursuit beaucoup, c’est parce qu’ils se rendent compte que je suis constamment en train de faire des photos des numéros de plaques ou de l’endroit où devrait être le numéro d’immatriculation, pour que ce soit dénoncé. […] Moi j’ai déjà eu une plainte, un procès et j’en ai un autre en juin35 ». Manuel, de la commission Legal Sol, confirme cette augmentation de la répression à l’égard des photographes les plus indépendants. Il indique également une généralisation des amendes, qui visent à toucher économiquement les producteurs d’images comme d’autres manifestants, dans un contexte de crise où la sanction économique peut être plus dissuasive qu’une arrestation: « On l’appelle répression de basse intensité, parce que c’est une répression qui ne se voit pas. […] Une arrestation ça sort dans les médias, […] mais ici la seule chose que tu vas avoir c’est un policier qui te demande le numéro de ta carte d’identité, ensuite quand tu reçois la lettre, tu es tout seul chez toi, en plus c’est quelque chose qui touche au portefeuille. Et maintenant, avec la crise, 300 euros…36 » Ces transfor­mations dans les pratiques policières témoignent d’une adaptation stratégique des autorités face aux usages militants des images qui remettent en cause les moyens de répression plus directs, violents et visibles.

Conclusion

32J’ai montré dans cet article que la nouveauté dans les usages des images par les Indignés espagnols réside surtout dans la pratique du streaming, qui représente une ressource spécifique pour dénoncer la répression policière, mobiliser la population et gagner des procès. Cette nouvelle arme juridique et médiatique, intrinsèquement liée au caractère pacifiste du mouvement, peut cependant se retourner contre les groupes mobilisés. En effet, une couverture totale des événements est aussi utile aux autorités, afin de dénoncer d’éventuels actes violents dans les manifestations et de constituer des fichiers de manifestants. La pratique du streaming constitue donc une ressource indéniable mais versatile pour l’action collective. Ses effets peuvent se mesurer à plusieurs niveaux, dans les relations que les militants entretiennent avec les journalistes institués, les autorités politiques et les forces de l’ordre. L’émergence d’une nouvelle figure entre le journaliste et le militant signifie ainsi un déplacement des frontières établies et provoque de nombreux débats au sein du mouvement sur l’identité professionnelle des journalistes et sur les relations entre pratique professionnelle et militantisme. Comme l’indique Érik Neveu (2009, 103), « ce brouillage est d’autant plus inconfortable qu’il n’oppose pas des amateurs incompétents et des journalistes irréprochables, mais aussi des amateurs talentueux et éclairés et des journalistes placés en situation de ne pas pouvoir bien travailler ». Cette figure de « l’informateur citoyen » incite la presse en ligne et la télévision à diffuser des images en continu et en direct, plutôt que de proposer des reportages sélectionnant de courtes séquences des manifestations en fonction des choix des journalistes. Elle engendre aussi de nouvelles pratiques de la part des policiers, qui adaptent leurs stratégies répressives, en les orientant davantage vers les producteurs d’images et en privilégiant des sanctions économiques. Cette analyse des effets des usages sociaux des images gagnerait à être approfondie, en comparant le discours des militants avec celui des journalistes institués, des autorités politiques et des forces de l’ordre. On pourrait également s’interroger sur les conditions de circulation et de réception de ces images, en développant une sociologie des publics, ce qui permettrait d’évaluer la capacité de ces nouveaux usages militants des images à rompre les représentations dominantes.

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Notes

1 Les citations en anglais et les entretiens en espagnol sont traduits par l’auteure.

2 Entretien du 26 avril 2013.

3 Entretien du 20 avril 2013.

4 Ibid.

5 Les noms ont été changés.

6 Entretien du 20 avril 2013.

7 Entretien du 27 avril 2013.

8 <http://www.fotospanishrevolution.org/>.

9 <https://www.youtube.com/user/AutonomousMad>.

10 Entretien du 26 avril 2013.

11 Entretien du 22 avril 2013.

12 Intervention de Javier à l’assemblée de Toma los Medios, le 21 avril 2013.

13 Ibid.

14 Entretien du 26 avril 2013.

15 Voir notamment les documentaires d’Adrián Morán (La Plaza : gestación de un movimiento, 2011), de Lluc Güell Fleck et Jordi Oriola Folch (El despertar de la plazas, 2012) et de Twiggy Hirota, Alfonso Domingo, Andrés Linares et Daniel Quiñones (Dormíamos, despertamos, 2012).

16 <http://www.15m.cc/p/que-es-15mcc.html>.

17 Entretien du 22 avril 2013.

18 Entretien avec Amalia le 26 avril 2013.

19 <https://peoplewitness.wordpress.com/about/>.

20 Entretien du 26 avril 2013.

21 Entretien du 22 avril 2013.

22 Entretien du 26 avril 2013.

23 Ibid.

24 <https://www.youtube.com/watch?v=dogl1gor1ty>.

25 Entretien du 23 avril 2013.

26 Entretien avec Amalia le 26 avril 2013.

27 Entretien du 23 avril 2013.

28 Entretien du 20 avril 2013.

29 Entretien du 23 avril 2013.

30 Ibid.

31 Entretien du 23 avril 2013.

32 Entretien du 20 avril 2013.

33 Entretien du 23 avril 2013.

34 Ibid.

35 Entretien du 20 avril 2013.

36 Entretien du 23 avril 2013.

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References

Bibliographical reference

Héloïse Nez, Des « informateurs citoyens ». Usages des images par les Indignés espagnolsSciences de la société, 94 | 2015, 139-154.

Electronic reference

Héloïse Nez, Des « informateurs citoyens ». Usages des images par les Indignés espagnolsSciences de la société [Online], 94 | 2015, Online since 30 June 2016, connection on 03 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2507; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2507

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About the author

Héloïse Nez

Maître de conférences en Sociologie, Université François-Rabelais de Tours (umr citeres, Maison des Sciences de l’Homme, 33 all. Ferdinand-de-Lesseps, bp 60449, 37204 Tours cedex 03).
heloise.nezgmail.com

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