Navigation – Plan du site

AccueilNuméros94Les formes de l'engagement dans l...L’engagement protéiforme des mili...

Les formes de l'engagement dans la spère médiatique

L’engagement protéiforme des militants et des journalistes dans les mobilisations informationnelles antinucléaires

The protean engagement of activists and journalists in the informational antinuclear demonstrations
El compromiso proteica de activistas y periodistas en los movimientos antinucleares
Mikaël Chambru
p. 65-81

Résumés

Cet article se propose d’étudier les mobilisations informationnelles antinucléaires, des années 1970 aux années 2010. Celles-ci ont pour objectif de publiciser la cause antinucléaire, et se tra­­duisent notamment par la production et la diffusion d’une information sur le nucléaire et ses dangers. Après avoir analysé sur le temps long les mutations de cette action des mouvements sociaux, il s’agit d’analyser les logiques de coopération entre ces derniers et les journalistes dans la coproduction d’événements médiatiques et protestataires.

Haut de page

Texte intégral

1Cet article porte sur les dynamiques d’engagement des journalistes et des militants dans les processus de production et de diffusion de l’information sur le nucléaire et ses dangers en France, des années 1970 aux années 2010. Ces processus jouent un rôle essentiel dans l’irruption, le déploiement et la résilience des espaces publics oppositionnels dans lesquels s’inscrivent l’action antinucléaire remettant en cause les bienfaits du programme électronucléaire français (Chambru, 2014a). L’objectif n’est pas ici de s’intéresser au regard porté par les médias sur ces mouvements sociaux afin de savoir si leur traitement médiatique a contribué ou non à les délégitimer, mais d’explorer et d’analyser la multiplicité et la complexité des rapports noués entre les militants et les journalistes dans les mobilisations informationnelles antinucléaires. Celles-ci ne sont que l’une des composantes du répertoire tactique à partir duquel les mouvements sociaux réalisent des performances protestataires au sein de l’espace public depuis plus de quatre décennies.

  • 1  Celle-ci est composée de trente-huit entretiens semi-directifs réalisés avec des militants antinuc (...)

2Ces mobilisations informationnelles ont pour objectif de publiciser la cause antinucléaire, et se traduisent notamment par la production et la diffusion d’une information sur le nucléaire et ses dangers. En s’appuyant sur une vaste enquête de terrain1 menée dans le cadre de notre travail de recherche doctorale (Chambru, 2014b), il s’agit plus précisément de saisir et de restituer ces processus non pas comme le fruit du travail d’un seul acteur isolé – les journalistes scientifiques –, mais comme un enjeu de lutte permanente entre les différents acteurs sociaux – autorités politiques, scientifiques, industriels, journalistes et mouvements sociaux – en concurrence pour imposer leur propre « vision du monde ». Produite collectivement, cette information est une construction sociale résultant de ces interactions: elle n’existe pas en soi.

3Dans un premier temps, nous analyserons sur le temps long les mutations des mobilisations informationnelles antinucléaires, tiraillées entre la création d’un réseau médiatique autonome et la production de performances protestataires à destination des médias institués. Dans un second temps, nous apporterons un éclairage sur les logiques de coopération entre ces deux catégories d’acteurs sociaux dans la coproduction d’événements médiatiques et protestataires, à travers le cas de la publicisation des transports de déchets radioactifs italiens. Cette lecture attentive aux expériences sociales vécues est aujourd’hui indispensable pour mieux saisir et comprendre ce qui se joue dans les mobilisations informationnelles antinucléaires. Ces processus de production et de diffusion de l’information révèlent en effet les rapports sociaux et les relations de pouvoir à l’œuvre au sein de la controverse électronucléaire, autant qu’ils les constituent.

L’évolution des mobilisations informationnelles antinucléaires

Les premières relations d’interdépendances

4Dès février 1971, l’hebdomadaire Charlie Hebdo joue un rôle central dans les dynamiques informationnelles, accompagnant ainsi le déploiement des dynamiques contestataires antinucléaires naissantes. L’engagement d’un de ses journalistes – Pierre Fournier – dans un travail d’interprétation et de publicisation du risque nucléaire permet de synthétiser et rendre accessible des informations scientifiques et techniques au plus grand nombre. A ses 120 000 lecteurs réguliers, il explique les enjeux économiques, financiers et politiques de l’énergie électronucléaire, ainsi que les risques sanitaires et environnementaux liés aux installations en cours d’implantation sur le territoire hexagonal. Ce travail journalistique s’inscrit pleinement dans la ligne éditoriale du journal satirique caractérisée par le choix assumé du débat d’idées et de la réflexion (Mazurier, 2009). Il marque aussi et surtout l’amorce de la prise de conscience des enjeux relatifs au nucléaire et offre une première source d’information théorique et pratique aux pionniers de la contestation antinucléaire. Simultanément à ce travail de publicisation du risque nucléaire, Pierre Fournier suggère dans ses articles des orientations stratégiques, analyse les enjeux, soupèse les rapports de force, polémique, interpelle, informe... et organise le premier événement protestataire européen d’envergure contre le programme électronucléaire français les 10 et 11 juillet 1971: 25 000 personnes défilent à Saint-Vulbas (01) contre la centrale nucléaire du Bugey.

5Ensuite, à mesure que la protestation antinucléaire se développe et se structure, les quelques titres de presse proches de la mouvance écologiste naissante rendent visible cette mobilisation sociale. A partir de 1974, elle s’étend à l’ensemble de l’espace médiatique qui devient assez rapidement le « lieu où convergent et s’articulent les conflits locaux », constituant ainsi « le problème nucléaire en objet du débat public » (Garraud, 1979, 454). Ce traitement médiatique contribue alors à mettre en évidence les mobilisations antinucléaires territorialisées et à diffuser des informations de nature à les faire surgir, tandis que ces conflits locaux viennent simultanément alimenter le débat national institué par les journalistes dans les médias. Au cours des décennies suivantes, ces derniers continuent de prendre part aux dynamiques de la controverse électronucléaire, en contribuant à son inscription à l’agenda public de par la publicisation et la polarisation des enjeux (Blanchard, 2010). Pour autant, les registres de couverture médiatique des mobilisations antinucléaires varient fortement. Ces variations oscillent entre la bienveillance et l’animosité, constituant les deux pôles d’un continuum entre lesquels s’inscrit l’ensemble des productions médiatiques. En pratique, ils fluctuent ainsi en fonction des entreprises de presse en jeu, mais aussi des luttes locales et de la variation de leur intensité sur le territoire hexagonal, au fil des vagues contestataires et au sein même des séquences de lutte. À Plogoff par exemple, un même titre de presse quotidienne régionale emprunte différents positionnements sur ce continuum, en fonction des déclinaisons entre pages locales, départementales et nationales (Simon, 2010, 129-140).

6Parallèlement, les militants antinucléaires ont fait le choix de produire un autre type d’information que celle proposée par les autorités publiques et les médias institués. Pour cela, ils collectent un maximum d’information sur les projets en cours d’edf, les rassemblent et les diffusent via des brochures auto-éditées; ils multiplient les réunions d’information dans les villages avoisinant les lieux d’implantation des centrales; etc. En cherchant ainsi ses propres formes d’expression, les militants antinucléaires entendent soumettre la menace nucléaire à la discussion et au débat contradictoire, alors même qu’edf dispose du monopole de l’information et refuse tout débat public à ce sujet (Chambru, 2015). Constituant un des multiples répertoires tactiques auxquels la mouvance antinucléaire recourt, ces premières mobilisations informationnelles orientent alors la protestation vers la mise en œuvre de « dispositifs alternatifs de production d’information » (Cardon, Granjon, 2010, 8). En pratique, cela se traduit par la création de multiples médias autonomes: chaque espace public oppositionnel dispose, assez rapidement après son émergence, de son propre réseau d’information. Outre l’auto­production de matériels publicitaires par les militants antinucléaires que sont les tracts, les affiches et les autocollants, celui-ci s’appuie sur la création d’une presse antinucléaire.

La création d’un réseau médiatique autonome

7Chaque coalition locale dispose de son propre bulletin d’information, auto-produit et diffusé à quelques dizaines ou centaines d’exemplaires par les militants antinucléaires eux-mêmes. Dans ces journaux, ils retracent leurs activités et l’évolution de l’appréhension du problème électronucléaire, la ligne éditoriale étant tributaire de l’évolution des rapports de force dans et hors de la dite coalition. L’objectif est certes de promouvoir leur cause auprès du public là où les médias institués font défaut, mais aussi et surtout de mobiliser en retour un public informé et d’organiser sa participation effective dans l’espace public. L’exemple de Superpholix, en juillet 1976, en est l’initiative la plus aboutie. Plus qu’une réelle alternative aux médias existants, sa création répond à la nécessité d’expliciter les choix tactiques de la mouvance antinucléaire, d’élargir le plus largement possible la mobilisation et de renforcer le travail de coalition permettant l’agrégation des différents comités Malville locaux. Bien qu’ayant une diffusion plus confidentielle que La Gueule Ouverte et résultant d’un travail militant non spécialiste, Superpholix est, à l’époque, le journal d’information local lié à une lutte sectorielle la plus dynamique, avec une périodicité mensuelle et un tirage moyen de sept mille exemplaires. Dans cette perspective, les mobilisations informationnelles de la mouvance antinucléaire ne sont pas une finalité: elles ne sont que l’amorce d’un processus de mobilisation. Elles s’insèrent également dans les dynamiques de création, à partir de la fin des années soixante, d’un réseau de contre-information écologiste, tout en étant l’une des composantes motrices de ce dernier (De Bernady de Digoye, 1980, 157-169).

8Dans la même logique, la mouvance antinucléaire joue un rôle déterminant à partir de 1974 dans l’émergence des radios libres et dans la bataille de la libération des ondes radiophoniques françaises (Lefebvre, 2008, 46-58). La technologie radiophonique est d’abord utilisée comme un dispositif de lutte venant en appui direct de l’organisation pratique des performances protestataires, puis pour développer son propre réseau médiatique arrimé aux espaces publics oppositionnels. Simultanément, la mouvance antinucléaire utilise également les supports audiovisuels produits par le « cinéma d’intervention sociale » (Cardon, Granjon, 2010, 34-40) dans les réunions publiques qu’elle organise régulièrement afin d’informer et de mobiliser le public. Plusieurs films évoquant la lutte contre le programme électronucléaire ont en effet été réalisés au cours des années soixante-dix par des collectifs militants: Condamnés à réussir, Nucléaire danger immédiat, 25000 Braud-Saint-Louis, Mets pas tes doigts dans ton nez, etc. Pour en faciliter la diffusion, des guides d’information sur l’utilisation de la technologie cinématographique sont édités et diffusés au sein des mouvements sociaux. Ces guides incitent également les militants antinucléaires à devenir eux-mêmes des producteurs d’information audiovisuels, en leur fournissant les éléments techniques et les règles de base employés par les professionnels de l’information nécessaires pour s’approprier une technologie devenue plus accessible avec l’arrivée sur le marché de matériels légers.

9L’appropriation de ces différentes offres technologiques disponibles permet aux militants antinucléaire de renforcer leur visibilité au sein de l’espace public, et ce, même si la diffusion de ces productions reste circonscrite par rapport à celles des industries médiatiques. A l’instar de ce qui se passe à la même époque dans d’autres pays européens où l’effervescence antinucléaire est aussi à son apogée (Downing, 1988), ces multiples mobilisations informationnelles donnent à voir l’émergence d’espaces médiatiques oppositionnels participant activement aux dynamiques de l’espace public dont ils sont un des éléments clés. En ce sens, elles contribuent aussi aux processus de renouvellement du travail de production de l’information et de création de nouveaux espaces de production hybride de l’information, « mettant en contact professionnels, militants et amateurs et autorisant une parole tout à tour informative, plurielle, critique, personnelle et subjective » (Cardon, Granjon, 2010, 137). Interconnectées les unes aux autres de façon informelle, elles permettent à la mouvance antinucléaire d’acquérir une certaine autonomie médiatique. Celle-ci reste toutefois relative, notamment au regard des complexes réseaux d’information et outils de communication dont disposent les autres mouvances à cette époque en France et en Europe (Ion, 1997).

L’ascendance des performances médiatiques

10Bien que partageant une critique contre-hégémonique des médias assez répandue dans les mouvements sociaux (Cardon et Granjon, 2010, 14-16), une part significative des militants antinucléaires dépassent progressivement, à partir de la fin des années quatre-vingt, ces dispositions critiques pour s’engager plus directement au sein de l’espace médiatique. Les mobilisations informationnelles antinucléaires changent alors de nature: les militants délaissent – sans pour autant l’abandonner – la production de médias autonomes au dépend de la production de performances protestataires à destination des médias institués. Ils nouent alors progressivement des rapports ambivalents avec certains journalistes pour procéder à une mise en scène médiatique de la protestation. A Creys-Malville par exemple, les militants antinucléaires décident au cours de l’été 1986 de réaliser une action symbolique afin de montrer la vulnérabilité du site: couper la clôture de la centrale à l’aide de sécateurs, en plein jour et à visage découvert. Le but de cette action n’est alors pas de marquer les esprits sur le lieu où elle se déroule – celle-ci étant d’ailleurs si rapide et discrète que la sécurité et la direction de la centrale nucléaire ne s’aperçoivent de rien et la découvrent quelques heures plus tard par les médias – mais de proposer un produit de communication à destination des journalistes. Dans un contexte de reflux contestataire où il devient difficile de mobiliser massivement le public lors de grands rassemblements comme lors de la décennie précédente, ces « manifestations de papiers » (Champagne, 1984) présentent un avantage tactique non négligeable pour les militants antinucléaires: elles offrent l’avantage de pouvoir être réalisées en petit nombre, la mobilisation de l’opinion publique s’exprimant de manière différée, par les chiffres des sondages. Elles s’imposent d’autant plus facilement au sein de la mouvance antinucléaire que ce « répertoire médiatique » constitue également un mar­queur identitaire et culturel de plus en plus prégnant pour une mouvance écologiste cherchant à affirmer la spécificité de son identité (Ollitrault, 1999, 160-164). Ces choix tactiques produisent toutefois quelques frictions au sein de la mouvance antinucléaire, une frange de celle-ci voyant d’un mauvaise œil ces pratiques communicationnelles visant à se démarquer des autres mouvements protestataires agissant au sein de l’espace public. L’emprise progressive de ces performances protestataires et médiatiques dans l’action de la mouvance antinucléaire se traduit par une dépendance accrue de celle-ci à l’égard des médias institués qu’elle ne contrôle pas pour diffuser son message vers le public.

11A mesure que le Réseau sortir du nucléaire se développe, se professionnalise et se technicise au tournant des années 2000, la logique d’événementialisation de la protestation renforce son emprise dans les pratiques communicationnelles de la mouvance antinucléaire. Elle résulte d’un choix stratégique opéré par les animateurs de ce dernier, et c’est ce qui différencie fondamentalement les événements protestataires ainsi créés de ceux s’étant imposés par le passé au sein de l’espace public. Au cours des années soixante-dix, ils émanaient en effet des luttes locales emblématiques et massives et s’imposaient comme un enjeu au sein des espaces publics oppositionnels, du fait de la forte intensité de l’effervescence contestataire en un lieu donné. Aujourd’hui, le Réseau sortir du nucléaire souscrit à l’idée selon laquelle les mouvements sociaux ne sont remarqués par un large public qu’à la condition d’une mise en scène événementialisée de leurs performances protestataires. Désormais, la publicisation de la cause antinucléaire passe par la production d’une information médiatique. En fait, l’objectif est de fabriquer des événements protestataires, qui, de par leur envergure et leur récurrence au sein de l’espace public, sont capables de s’insérer dans le flux quotidien de l’actualité orchestrée par les médias institués, et ainsi, en retour, attirer l’attention du public , puis celle des pouvoirs publics. Ce choix tactique résulte d’une double adaptation pratique à la croyance de nombre de militants antinucléaires en l’existence d’une opinion publique assemblée en un « grand public » d’une part, et à la croyance de ceux-ci au rôle central joué par les médias dans le fonctionnement des sociétés contemporaines d’autre part. En pratique, il se matérialise par la réalisation de performances médiatiques, dont la mise en scène, dans une situation et un moment donné, a pour objectif que celles-ci soient constituées et considérées comme un événement. Ici, « ce que l’on appelle un événement n’est jamais, en définitive, que le résultat de la mobilisation, qui peut être spontanée ou provoquée, des médias autour de quelque chose qu’ils s’accordent, pour un certain temps, à considérer comme tel. » (Champagne, 1993, 65).

12Dans cette perspective, les événements protestataires sont avant tout des événements médiatiques: ils ne sont pas « des objets qui se trouveraient tous faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n’existent que dans la mesure où les médias les façonnent » (Véron, 1981, 7-8). Mais à la différence d’autres mouvements sociaux de la mouvance écologiste (Dacheux, 1997), cette tendance à l’événementialisation de la protestation antinucléaire se concrétise aujourd’hui de deux manières différentes dans la réalisation des performances contestataires. Premièrement, elle se matérialise à travers la densité d’événements particuliers et localisés, réalisés simultanément au sein des espaces publics oppositionnels en petit nombre par les militants antinucléaires, puis assemblés en un seul événement contestataire d’envergure par le Réseau sortir du nucléaire. La création du Chernobyl Day en 2008, désormais organisé chaque année le jour anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, s’inscrit dans cette logique. Deuxièmement, cette logique d’événementialisation de la protestation antinucléaire se matérialise par l’organisation annuelle d’une unique performance contestataire d’envergure où sont rassemblés le plus grand nombre possible de militants antinucléaires en un lieu donné, stratégiquement choisi par le Réseau sortir du nucléaire pour faire sens au regard de l’actualité propre à la problématique de l’énergie électronucléaire. L’objectif est ici de rendre visible, par le nombre, la force de la mouvance antinucléaire au sein de l’espace public médiatique et sa capacité à peser sur les enjeux du moment. Malgré la diversité des lieux et des thématiques de ces événements antinucléaires, les motifs et la mise en scène de la protestation sont systématiquement formulés dans le langage antinucléaire, donnant à voir la publicisation au sein de l’espace public d’une identité collective relativement stabilisée.

13Cette interdépendance croissante entre médias et mouvements sociaux donne à voir l’émergence de relations médiatiques d’associés-rivaux caractérisées par plusieurs dimensions: « coopération-conflit dans l’accès à l’espace médiatique, dans la lutte pour la représentation et l’identité publique du groupe mobilisé, mais aussi coopération-conflit entre groupes mobilisés, entre journalistes de médias, de titres et de rubriques distinctes. » (Neveu, 1999, 39). Ainsi, quel que soit le type de performances contestataires réalisés, les militants antinucléaires sont de plus en plus contraints d’inventer et de mettre en œuvre des investissements spécifiques pour capter l’attention et la bienveillance des journalistes. A l’instar de ce qui se déroule plus largement au sein de la mouvance écologiste, cette mise en scène de la contestation laisse de moins en moins de place à l’improvisation. Les militants se perfectionnent et maîtrisent les logiques de production journalistique: ils doivent « savoir construire des campagnes de presse, savoir envahir l’espace public de manière originale et se constituer un réseau de journalistes-alliés sinon amis » (Ollitrault, 1999, 177).En pratique, cela se traduit par l’imposition de nouvelles normes communicationnelles de la protestation dont l’emprise sur les choix stratégiques de la mouvance antinucléaire se renforce à mesure qu’elles sont expérimentées au sein des espaces publics oppositionnels. Comme pour les autres mouvements sociaux, cette contrainte médiatique induit une standardisation des performances réalisées: la prise de parole doit être théâtralisée et spectaculaire afin d’être légitime et ainsi devenir visible au sein de l’espace public (Ion et al., 2005, 37-40).

La coproduction d’événements médiatiques et protestataires

Le glissement dans une posture de coopération

14Au sein de certains espaces publics oppositionnels contemporains, les relations entre les militants antinucléaires et les journalistes dans les mobilisations informationnelles dépassent parfois cette posture d’« associés-rivaux » pour glisser dans une posture de coopération. Ces relations d’interdépendances spécifiques sont notamment observables dans l’épisode contestataire relatif à la publicisation des transports de déchets radioactifs italiens, entre 2007 et 2012. Ce dernier débute avec la révélation par Greenpeace de l’existence d’un contrat de plus de 250 millions d’euros, signé entre Areva et la Société de gestion des installations nucléaires italiennes (sogin), portant sur le traitement de 235 tonnes de combustibles nucléaires irradiés à La Hague. En pratique, des transports de déchets radioactifs vont transiter pendant plusieurs années entre l’Italie et la France par le réseau ferroviaire. En Savoie, les militants antinucléaires s’emparent de cette opportunité inattendue pour relancer une dynamique contestataire et ainsi publiciser le risque nucléaire, imposer sa prise en charge par les autorités publiques et obtenir une décision politique de sortie du nucléaire. A l’occa­sion du premier convoi , ils mettent au point, dans l’urgence, un argumentaire discursif – tract, pétition, communiqué de presse et mail de protestation à destination de la Préfecture – qu’ils diffusent au sein des réseaux militants. Dès qu’ils ont connaissance de cette initiative, les journalistes locaux font part aux militants antinucléaires de leur intérêt pour ce nouvel épisode contestataire. Maîtrisant les attentes de ces derniers et formés aux techniques de communication, ils optent pour un happening à la gare sncf la veille du passage du convoi de déchets radioactifs. Ce choix de réaliser une action symbolique, suffisamment inattendue et spectaculaire dans la conjoncture locale, est justifié par la difficulté de mobiliser massivement un nombre important de militants en si peu de temps. Il l’est aussi par la croyance qu’une telle performance scénarisée sera éligible à l’attention des journalistes et aura par conséquent une visibilité médiatique maximum et un accès aux faveurs de l’opinion publique. Le choix de la date – le dimanche soir – est lui aussi stratégique: les militants antinucléaires ambitionnent que les médias locaux relayeront leur mobilisation et la problématique des transports de déchets nucléaires italiens le matin même du passage du convoi. Face à un adversaire propriétaire des problèmes publics en matière de nucléaire civil et disposant du monopole de l’expertise légitime (Baisnée, 2001, 157-181), le but est ici double: d’une part surprendre les pouvoirs publics ayant fait choix du secret, et d’autre part, se garantir d’être l’unique interlocuteur disponible pour les journalistes.

15Le moment venu, une dizaine de personnes, en tenue de protection contre la radioactivité, font ainsi irruption dans le hall de la dite gare, banderole et mégaphone en main, en faisant retentir le signal d’évacuation en cas d’accident nucléaire. Cette performance produite pour les journalistes dure moins d’une vingtaine de minutes, le temps pour les militants antinucléaires de distribuer quelques tracts aux usagers de la sncf sur les dangers qu’ils encourent, et le temps pour les journalistes de capturer les images et discours dont ils ont besoin pour produire leur récit médiatique. Le lendemain matin, cette action antinucléaire vient bousculer le flux routinier de l’actualité locale. Elle est alors jugée comme une première victoire par les opposants à l’atome civil: ils sont la seule source d’information mobilisée par les journalistes dans leur production médiatique. Toutefois, ces derniers reprennent l’initiative le jour suivant lorsqu’ils relatent la seconde performance protestataire des militants antinucléaires au passage du convoi, aidé en cela par le jeu de la transparence joué par les autorités publiques. Dans le même temps, les premières transactions implicites s’effectuent entre les journalistes absents au moment de la seconde action et les militants antinucléaires qui leur fournissent, à leur demande, des photos de celle-ci. A ce stade, cet épisode contestataire reste cantonné à l’espace médiatique local. Ensuite, les transactions se multiplient au fil des convois, faisant parfois entrer d’autres protagonistes dans ce réseau d’interdépendances en construction. Les militants antinucléaires transmettent par exemple à certains journalistes locaux les horaires détaillés de passage des transports de déchets nucléaires, qu’ils ont pu se procurer au sein de la sncf. Ce type de transaction permet aux mouvements sociaux de publiciser des informations stratégiques dans leur lutte pour l’information avec les pouvoirs publics. Elle leur permet aussi de s’affirmer progressivement comme une source d’information légitime vis-à-vis des journalistes locaux, alors que ces derniers sont engagés sur leur territoire dans des « mécanismes très puissants de dépendances […] à l’égard des sources » de par leur proximité respective (Neveu, 2003, 444).En ce sens, ces transactions donnent à voir au local un processus « d’expropriation des définisseurs primaires » du problème public de l’énergie électronucléaire jusqu’alors institué (Cabedoche, 2003, 79-99). En pratique, elles ne sont pas univoques, mais multidirectionnelles. En février 2008 par exemple, ce sont les médias locaux qui révèlent le second passage d’un transport de déchets nucléaires italiens par la Savoie, et non pas les militants antinucléaires. Ce processus de transaction entre les militants antinucléaires et les journalistes n’a d’ailleurs rien d’inédit: il n’est pas propre à cet épisode contestataire, pas plus qu’à cette séquence de mobilisation, au sens où il s’agit d’une pratique routinière dans les mouvements sociaux. En 2000, le Réseau sortir du nucléaire communiquait par exemple une information confidentielle à l’Agence France Presse (afp) révélant les quinze sites potentiels retenus pour l’installation d’un futur site d’enfouissement de déchets radioactifs par l’Agence nationale pour la gestion des déchets (Andra). Inversement en 1987, ce sont les médias locaux qui révèlent aux militants antinucléaires un projet de l’Andra dans la Bresse, révélation permettant le déploiement d’un mouvement contestataire d’ampleur sur le territoire concerné pendant plusieurs années.

La production d’un feuilleton médiatique

16A mesure que l’épisode contestataire des déchets radioactifs italiens se développe, les militants antinucléaires mettent au point un rituel de mobilisation, afin de retenir l’attention des journalistes et de s’assurer une couverture médiatique abondante et bienveillante. Pour cela, ils s’appuient sur leur connaissance du milieu journalistique local et sur leur savoir-faire communicationnel. Ils ont en effet acquis une compétence spécifique au fil des années dans la réalisation de produits de communication à destination des journalistes, leur permettant de satisfaire « les règles pratiques constituant la trame de leur activité professionnelle » (Lemieux, 2005, 156-158). La standardisation des pratiques communicationnelles de la mouvance antinucléaire opérées au cours des années quatre-vingt-dix et deux-mille pèse inévitablement sur cette trajectoire, non pas de façon mécanique et prédéterminée, mais de telle sorte qu’elle constitue un référent normatif orientant les choix tactiques. En pratique, les militants antinucléaires accordent en effet une attention particulière à la mise en scène médiatique des performances à réaliser, plutôt qu’à mobiliser physiquement et massivement le public en un lieu, afin de rendre visible directement et sans intermédiaire, par le nombre, une opinion publique mobilisée critique à l’encontre du programme électronucléaire. Ce rituel de mobilisation se déroule généralement en trois étapes: lancement de l’alerte du passage d’un convoi , organisation d’une performance médiatique et protestataire en petit nombre et mise à disposition des journalistes des éléments nécessaires à sa mise en récit. D’un point de vue discursif, les militants antinucléaires ont méthodiquement recours au même message, bien souvent en reprenant le même texte qu’ils adaptent en modifiant simplement les dates du passage de convoi: ils dénoncent l’absence d’information du public, de transparence de l’industrie nucléaire et le caractère non démocratique de cette énergie. De leur côté, les journalistes procèdent à la « mise en feuilleton » de cet épisode contestataire, en pro­posant une narration suivie au fil des convois. Cela se matérialise notamment par le rappel systématique de faits datés dans chaque compte-rendu médiatique et par leur organisation en un « récit-type » (Esquenazi, 2003, 48-83) facile à déployer et aisément reconnaissable par le public. Ce discours médiatique est également marqué par les traits caractéristiques du journalisme local que sont « son parti pris factuel, sa revendication d’objectivité »: le traitement de cette mobilisation est ainsi plus « factuelle et tendanciellement compréhensif » qu’analytique et critique (Neveu, 2003, 450-457).

17Toutefois, la routine de ce feuilleton médiatique est troublée par l’irruption d’un événement inattendu: l’accident nucléaire de Fukushima du 11 mars 2011. En France, la crise engendrée par cette catastrophe suscite un certain regain de mobilisation contre le programme électronucléaire français et permet à la mouvance antinucléaire d’accentuer sa visibilité et de faire entendre sa voix au sein de l’espace public. S’ouvre alors une séquence de mobilisation antinucléaire, notamment marquée par l’initiative de Valognes Stop Castor le 23 novembre 2011, au cours duquel près de 500 personnes perturbent, dans la Manche, le départ d’un train de déchets radioactifs à destination de Gorleben, en Allemagne. Bien que ressemblant à maints égards aux expressions passées des dynamiques contestataires antinucléaires, cette performance a un fort retentissement médiatique et attire l’attention des médias nationaux sur l’ensemble des transports de déchets nucléaires transitant par le chemin de fer à travers la France (Chambru, 2012). Le Réseau Sortir du nucléaire modifie alors son répertoire tactique en consequent: il choisit de donner une visibilité nationale aux mobilisations locales contre ces convois, en s’en faisant le relais médiatique et en leur apportant un soutien organisationnel. Ainsi, lors du transport de déchets radioactifs italiens suivant Valognes Stop Castor, les journalistes locaux ne sont plus seuls à être engagés dans la controverse locale: leurs confrères des médias nationaux entrent en jeu. Ils considèrent désormais ces performances protestataires comme « suffisamment importantes pour faire l’objet d’une présentation particulière et valorisante » et ainsi constituer un « événement » venant s’insérer dans l’agenda médiatique (Champagne, 2000, 406).

18Maîtrisant de mieux en mieux les logiques de productions journalistiques, les militants antinucléaires saisissent sans hésitation cette nouvelle opportunité s’offrant à eux. En jeu, l’accès de leur mobilisation sociale à une visibilité nationale, alors que les épisodes précédents se sont déployés et n’ont pris sens qu’au sein de l’espace public local. Ce changement d’échelle se traduit par la coproduction d’un événement médiatique et protestataire avec de « nouveaux » partenaires. Ces « nouvelles » transactions sont à nouveau marquées par l’imposition du temps médiatique aux mouvements sociaux. Ce sont en effet les journalistes nationaux qui rythment, au gré de leurs attentes et de leurs exigences, le déroulement et les modalités de cette mobilisation informationnelle. Ainsi, l’activité des militants antinucléaires consiste, dans un premier temps, à tenir informé régulièrement l’afp de l’avancée du convoi, celle-ci souhaitant publier une dépêche le plus rapidement possible après l’entrée effective de celui-ci sur le territoire hexagonal. Dans un second temps, et quand bien même le convoi a quitté le département depuis plusieurs heures et l’information de l’afp a déjà été largement reprise au sein de l’espace médiatique, les militants antinucléaires décident de maintenir leur action symbolique devant la gare sncf. En agissant ainsi, ils se conforment à la règle du « respect des formats de diffusion », au sens où il s’agit d’une demande explicite formulée par les journalistes des chaînes d’information en continue qui ont besoin d’images pour relater l’évènement ainsi produit dans leur journal télévisé. La construction de la représentation de l’événement ainsi faite s’appuie en premier lieu sur les informations diffusées, produites et mises en forme par les militants antinucléaires. En ce sens, les médias accordent la primauté des sources aux militants dans les récits médiatiques qu’ils produisent de ce convoi italien. Ces transactions s’effectuent donc entre des partenaires aux intérêts divergents – publiciser le risque nucléaire pour les militants antinucléaires et respecter les règles pratiques de leur activité professionnelle pour les journalistes – mais partageant une logique de production similaire en situation: fabriquer ensemble un événement médiatique et protestataire crédible pouvant s’insérer dans le flux quotidien et routinier de l’actualité.

Les jeux d’alliances synchroniques

19Ces relations d’interconnaisance et d’interdépendance se matérialisent désormais sur un mode contrastif par des jeux d’alliances constamment renégociés et permettant d’accroître la visibilité médiatique de l’information antinucléaire. Cette alliance synchronique ne correspond toutefois « ni à la collusion organisée, ni à une manipulation », mais désigne « des interdépendances qui condamnent des protagonistes à jouer, de façon plus ou moins inventive, des marges que leur laisse une relation forcée » (Neveu, 2010, 248). Sans pour autant être formalisée en tant que telle, elle remplace progressivement la dimension conflictuelle de l’accès à l’espace médiatique local. Cette alliance synchronique résulte d’un processus socialement construit à partir d’interdépendances situées géographiquement et temporellement entre différents protagonistes participants conjointement à la revalorisation du territoire. Le jeu social qui se joue ici ne se limite en effet pas à la construction d’une « relation duelle » entre ces deux catégories d’acteurs sociaux (Neveu, 1999, 45-49), pas plus qu’il ne se limite au rôle de « médiateur des mouvements sociaux » joué par les journalistes locaux (Neveu, 2003, 460-461). Cette alliance synchronique permet en effet à ces derniers de satisfaire la multiplicité de leurs impératifs professionnels (Lemieux, 2000). Par exemple, quand les autorités publiques refusent, à la suite de la réalisation d’une performance antinucléaire, de jouer le jeu de la transparence et de répondre aux questions des journalistes souhaitant respecter dans sa production médiatique la règle pratique de la « polyphonie » en donnant la parole à tous les protagonistes, ils n’hésitent pas en retour à mobiliser les militants, en les faisant intervenir en direct dans le journal, afin de « conserver l’initiative ». En agissant ainsi, les journalistes locaux bousculent, dans ce contexte spécifique, la « représentation structurée de l’espace public en une sorte de cartographie sociale homogène et consensuelle » qu’ils ont l’habitude de donner (Le Guern, Leroux, 1999, 178). En ce sens, ils affirment leur rôle de médiateur des controverses sociotechniques au sein de l’espace public local.

20Autre impératif professionnel satisfait, la règle du « non-dépassement par la concurrence » lorsque les journalistes sollicitent eux-mêmes, en privé, les militants antinucléaires pour qu’ils organisent une performance protestataire à un horaire différent que celui initialement prévu, afin qu’ils puissent réaliser des images et produire rapidement un reportage. Outre les enjeux économiques liés à la concurrence oligopolistique entre les médias locaux engagés dans cette controverse sociotechnique, cette alliance synchronique s’explique également par l’engagement professionnel de journalistes, au fait des questions environnementales et éprouvant un fond de sympathie pour les militants antinucléaires, dont le choix a été de leur donner une légitimité médiatique. Ils évitent toutefois soigneusement de prendre position dans la controverse, via leur norme professionnelle d’objectivité que sont notamment la « distanciation énonciative » et la « polyphonie ». Ces derniers doivent donc passer, selon les situations, d’une « grammaire privée » à une « grammaire publique » (Lemieux, 2000, 139-140), faute de quoi ils trahiraient en public leurs proximités avec les militants antinucléaires. Cette vigilance est d’autant plus nécessaire lorsque un même journaliste prodigue « en off » des conseils pour adapter la communication des mouvements sociaux aux logiques du travail journalistique, et s’oblige « en on » à ne pas prendre position dans la controverse, notamment en veillant à accorder un strict statut d’équivalence aux différents acteurs sociaux dans ces récits médiatiques.

21Dans cette coproduction d’événements médiatiques et protestataires, les militants antinucléaires ont recours également à l’ensemble des techniques d’information et de communication (tic) disponibles, afin de produire et de diffuser l’information antinucléaire. L’objectif n’est pas tant de toucher un public élargi en court-circuitant les médias institués que de mettre à disposition des journalistes une information pré-formatée pour qu’ils la reprennent ensuite dans leur compte-rendu médiatique. En 2008 par exemple, ils réalisent une action symbolique près des voies ferrées au moment du passage d’un train de déchets radioactifs qu’ils filment eux-mêmes, montent, puis publient sur internet. Rien n’est alors laissé au hasard dans la mise en scène de la dimension spectaculaire: format court pour favoriser sa diffusion, plans généraux pour situer l’action, musique intrigante en fond, militants habillés avec des combinaisons blanches et des masques en train de déployer une banderole, images du passage du convoi devant celle-ci, interview d’un militant exprimant brièvement les revendications pour donner une dimension politique à l’action, etc. Dans la même logique, le Réseau Sortir du nucléaire met en place en 2010 un espace spécifique sur son site internet où figurent des notes explicatives sur les risques liés au transport de matières radioactives, ses revendications, les retours médias, les modalités pour réaliser un événement médiatique et protestataire, l’histoire des transports précédents, ainsi qu’un suivi en temps réel des transports de déchets radioactifs en lien avec son compte Twitter. En pratique, ce suivi n’est alimenté que par les informations transmises par les militants antinucléaires mobilisés sur le terrain, les mêmes qu’auparavant, ainsi que par les productions journalistiques. Assez logiquement, il ne rencontre d’ailleurs que peu d’échos, si ce n’est auprès des journalistes. Qu’importe, puisqu’il s’agit principalement pour le Réseau Sortir du nucléaire de devancer les autorités publiques dans la « course aux armements symboliques » (Neveu, 2010, 247) qu’elle mène avec celles-ci, en donnant l’impression qu’elle est en capacité de suivre en temps réel et sur le terrain son avancement.

Conclusion

22Somme toute, les mobilisations informationnelles antinucléaires sont marquées sur le temps long par l’engagement protéiforme des militants et des journalistes. Ces processus de production et de diffusion de l’information sur le nucléaire et ses dangers sont plurielles, s’entrecroisent, se chevauchent au gré des différents épisodes contestataires, mais aussi et surtout avec les revendications antinucléaires. En ce sens, ils ne révèlent pas une transformation récente et significative du répertoire médiatique de la mouvance antinucléaire, mais donnent plutôt à voir le prolongement d’une stratégie ancienne d’exposition médiatique visant tour à tour à communiquer et à mobiliser. Cette continuité ne signifie pas pour autant que des mutations ne s’opèrent pas. Marquée par une interdépendance croissante entre médias et mouvements sociaux, une logique communicationnelle s’est en effet progressivement affirmée au fil des décennies. Elle se traduit notamment par le choix tactique de ces derniers de fabriquer un produit de communication, capable de proposer une image valorisante de la mouvance antinucléaire, adapté aux contraintes propres aux champs journalistiques. Le but est essentiellement de retenir l’attention des journalistes pour que ces derniers relaient les revendications antinucléaires auprès du public et qu’en retour, l’opinion publique se rallie en faveur de leur cause et qu’elle impose sa prise en cause aux autorités publiques. Cela révèle alors l’intériorisation d’une double « croyance sociale » des militants antinucléaires: d’une part, la croyance en la nécessité d’être visible dans l’espace médiatique pour peser sur l’opinion publique; et d’autre part, la croyance en l’existence d’une telle opinion publique assemblée en un « grand public » que les politiques chercheraient à satisfaire au nom d’un idéal démocratique. Dans cette perspective, ces mobilisations informationnelles se matérialisent, dans certaines situations, par un jeu d’alliances synchroniques avec les journalistes permettant la coproduction d’événements médiatiques et protestataires. Les usages des tic viennent alors renforcer ces logiques de coopération, plus qu’ils ne provoquent de rupture faisant émerger de nouvelles formes de militantisme et qu’ils ne déterminent le degré et les enjeux de l’engagement antinucléaire.

Haut de page

Bibliographie

Baisnée O., 2001, « Publiciser le risque nucléaire. La polémique autour de la conduite de rejets en mer de l’usine de La Hague », Politix, n° 54, 175-181.

Blanchard J., 2010, Les médias et l’agenda électronucléaire en France. 1970 – 2000, thèse de doctorat en Science politique, Université Paris 9.

Cabedoche B., 2003, Ce nucléaire qu’on nous montre : construire la sociabilité dans le débat sur les énergies, Paris, L’Harmattan.

Cardon D., Granjon F., 2010, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences-Po.

Chambru M., 2012, « Valognes Stop Castor, continuité ou rupture des pratiques militantes anti-nucléaires ? », Revue des livres, n° 5, 74-79.

Chambru M., 2014a, « L’espace public à l’épreuve du phénomène antinucléaire en France (1962-2012) », essachess – Journal for communication studies, vol. 7, n° 13, 33-43.

Chambru M., 2014b, Communication, délibération et mouvements sociaux. L’espace public à l’épreuve du phénomène antinucléaire en France (1962-2012), thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Université Grenoble-Alpes.

Chambru M., 2015, « La critique du régime technopolitique des sciences par la mouvance antinucléaire : un éclairage sur le concept d’espace public oppositionnel », Les enjeux de l’information et de la communication (à paraître).

Champagne P., 1984, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherches en sciences sociales, n° 52-53, 19-41.

Champagne P., 1993, « La vision médiatique », in Bourdieu P., dir., La misère du monde, Paris, Seuil.

Champagne P., 2000, « L’événement comme enjeu », Réseaux, n° 100, 403-426.

Dacheux E., 1997, « Greenpeace : entre médias, espace public et marché, quelle logique communicationnelle ? », Hermès, n° 21, 191-201.

De Bernady de Digoye M., 1980, La contre-information dans les luttes urbaines : un système d’expression. Le cas de Grenoble, thèse de doctorat en Sciences sociales, Université de Grenoble.

Downing J., 1988, « The alternative public realm : the organization of the 1980s anti-nuclear press in West Germany and Britain », Media, Culture & Society, n° 10, 163-181.

Esquenazi J.-P., 2003, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, Grenoble, pug.

Garraud P., 1979, « Politique électronucléaire et mobilization : la tentative de constitution d’un enjeu », Revue française de science politique, volume 29, n° 3, 448-474.

Ion J., 1997, La fin des militants ? Paris, Editions de l’atelier.

Ion J. et al., 2005, Militer aujourd’hui, Paris, Editions autrement.

Lefebvre T., 2008, La bataille des radios libres : 1977-1981, Paris, Nouveau monde éditions.

Le Guern P., Leroux P., 1999, « Une réthorique du consensus ? Journalisme et journalistes dans une télévision locale (tv10 Angers) », in Delporte C., dir., Médias et villes (xviiie-xxe siècle), Tours, pufr.

Lemieux C., 2000, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié.

Lemieux C., 2005, « Rendre visible les dangers du nucléaire. Une contribution à la sociologie de la mobilisation », Secret/public, n° 0, 145-167.

Mazurier S., 2009, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), Paris, Buchet Chastel.

Neveu E., 1999, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, n° 98, 17-85.

Neveu E., 2003, « Engagement et distanciation. Le journalisme local face à un mouvement social », in Cefai D. et al., dir., Le sens du public, Paris, puf.

Neveu E., 2010, « Médias et protestation collective », in Fillieule O. et al., dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte.

Ollitrault S., 1999, « De la caméra à la pétition-web : le répertoire médiatique des écologistes », Réseaux, n° 98, 153-185.

Simon G., 2010, Plogoff. L’apprentissage de la mobilisation sociale, Rennes, pur.

Véron E., 1981, Construire l’événément – les médias et l’accident de Three Miles Island, Paris, Editions de Minuit.

Haut de page

Notes

1  Celle-ci est composée de trente-huit entretiens semi-directifs réalisés avec des militants antinucléaires sur l’ensemble du territoire hexagonal, du dépouillement d’archives militantes récoltées par nos soins, d’une enquête ethnographique conduite pendant plusieurs mois au sein de plusieurs coalitions antinucléaires agissant à des échelles différentes (locale, régionale et nationale), notamment celle engagée au sein de la controverse propre aux transports de déchets radioactifs italiens évoqués ici. Ces observations recueillies en situation au plus près des acteurs sont complétées par une analyse de contenu de la production médiatique réalisée par la presse locale.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Mikaël Chambru, « L’engagement protéiforme des militants et des journalistes dans les mobilisations informationnelles antinucléaires »Sciences de la société, 94 | 2015, 65-81.

Référence électronique

Mikaël Chambru, « L’engagement protéiforme des militants et des journalistes dans les mobilisations informationnelles antinucléaires »Sciences de la société [En ligne], 94 | 2015, mis en ligne le 30 juin 2016, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2444

Haut de page

Auteur

Mikaël Chambru

Ater en Sciences de l’information et de la communication, Groupe de recherche sur les enjeux de la communication, Université Grenoble-Alpes (gresec , 11, av. du 8-mai-1945, 38434 Échirolles)
mikael.chambruu-grenoble3.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search