- 1 Sur le rôle des industries culturelles et créatives dans la production d’un discours et de disposit (...)
1Depuis plusieurs années nous travaillons dans différents contextes de recherche avec des personnes qui manifestent un intérêt et un attachement particulier pour un domaine culturel. Grands amateurs d’Opéra, habitants attachés à leur quartier, collectionneurs d’objets de guerre, tous nous ont guidées à travers les pratiques, les savoirs, les lieux de leur passion. Cette capacité des amateurs à partager leurs attachements (Gomart, Hennion, 1998) a contribué en retour à un attachement de notre part pour la recherche auprès et avec les amateurs. Ce domaine de recherche connaît en sciences sociales un développement important (Donnat, 2009, Le Guern, 2009). Cette constellation de recherches est marquée par différentes lignes de fractures théoriques et méthodologiques, mais sa vitalité participe à montrer l’importance qu’ont prise les passions ordinaires (Bromberger, 1998). L’ensemble de ces recherches insiste également sur la capacité des amateurs à faire preuve d’une réflexivité qui n’est plus le seul apanage du chercheur mais une caractéristique et une condition des pratiques amateurs contemporaines. Enfin, cet intérêt de la recherche pour les amateurs résonne avec un discours social valorisant l’engagement et la figure du fan1, et avec des pratiques institutionnelles d’ouverture vers les amateurs, collectionneurs et militants (Da Lage, 2008). Nos propres recherches en sont le reflet, puisque plusieurs d’entre elles sont le fruit de contrats de recherche, passés par différentes institutions pour mieux comprendre et valoriser le savoir des « amateurs ». Dans ce contexte, la place de la recherche et son rôle social, les modèles théoriques et les pratiques qu’elle mobilise nous sont apparus comme importants à questionner.
2Chercheures en science de l’information et de la communication (Sic), nous traiterons donc dans cet article de « recherche sur projet » en revenant sur des expériences de projets qui prennent place dans une réflexion de fond sur les méthodes de recherche en Sic et l’approfondissement de notions – comme celle de médiation et d’amateur – qui sont au cœur de nos recherches. Nous prendrons l’exemple de deux recherches collectives, pour nous « au long cours », sur la question de la médiation de la visite guidée et du rôle des amateurs, nourries d’une part par des travaux individuels et collectifs au sein de notre laboratoire, de la Maison Européenne de Sciences de l’homme et de la Société (MESHS Nord-Pas-de-Calais) et d’autre part, par ce que nous pourrions désigner comme une capitalisation de recherches successives, allant dans un même sens, celui de la réflexion et la construction de dispositifs de médiation du patrimoine. Notre objectif est de montrer l’articulation entre les fondements épistémologiques et méthodologiques de la recherche, mais également les implications politiques et éthiques des recherches sur les pratiques amateurs lorsqu’elles s’inscrivent dans le cadre de projets commandités par des institutions publiques.
3Depuis une perspective communicationnelle nourrie par les analyses développées en sociologie des sciences, nous voudrions montrer l’importance des cadres de recherche permettant de construire des objectifs communs entre chercheurs, acteurs institutionnels et enquêtés à chaque étape de la recherche sous contrat. Dans la perspective ouverte par Susan Leigh Star, la recherche par projet est en effet pour nous d’abord une occasion de penser l’activité coopérative par-delà les frontières entre mondes hétérogènes, et d’en saisir les « intersections » par-delà l’exigence de consensus. Pour faire comprendre notre propos, nous décrirons les négociations et démarches méthodologiques menées dans deux projets de recherche contractualisés avec une collectivité territoriale elle-même pilote dans le cadre de Projets Interreg financés par le FEDER (Fonds européen de développement régional). Ensuite, nous reviendrons sur le postulat de réflexivité des amateurs pour engager une réflexion sur les modalités de son expression et les possibilités méthodologiques d’en faire une ressource pour l’enquête afin de mener une réflexion plus large sur les possibilités de travailler en recherche avec les enquêtés à la formalisation d’un discours scientifique sur leurs pratiques ainsi que sur les cadres de sa publicisation.
4L’expérience que nous exposons repose sur un ancrage de la recherche dans des recherches publiques territorialisées et la construction de relations de travail avec des responsables de musées, de services patrimoniaux des collectivités ou d’associations. Elle s’est aussi nourrie de la diffusion de nos démarches de recherche, de nos résultats à chaque étape dans des séminaires ou réseaux regroupant chercheurs, professionnels, acteurs associatifs. L’approfondissement de nos réflexions sur plusieurs années (globalement de 2003 à 2013) a été possible grâce à la continuité des partenariats, fondés sur une base d’intérêts communs.
5Les deux auteures de l’article ont développé depuis la fin des années 1990, de manière indépendante mais en multipliant les espaces de discussion, des travaux sur les pratiques culturelles, notamment sur la construction du récit de la visite guidée, sur les collections de disque, travaux au sein desquels les questions de la médiation et du rôle des dispositifs de patrimonialisation sont travaillées. Pour l’une comme pour l’autre, nos pratiques de recherche universitaire et d’enseignement se sont forgées en interaction avec un certain engagement auprès d’associations culturelles travaillant sur ces questions, la participation à des séminaires organisés sur ces thématiques par différentes institutions. Ce sont dans ces occasions de formation « d’espaces réflexifs, collectifs et critiques » (Le Marec, 2013a, 34) faiblement institutionnalisés et peu visibles, que se sont créées les conditions d’élaboration d’une perspective commune sur la manière dont les pratiques amateurs pouvaient nourrir le travail des institutions muséales et mémorielles ainsi que le travail de recherche scientifique en sciences sociales.
6Ce préambule permet de comprendre comment ces recherches sous contrat sont, en partie, nées de rencontres avec des acteurs institutionnels animés des mêmes préoccupations sociales que nous. Précisons également que les institutions culturelles et territoriales travaillent régulièrement en lien avec les universitaires et que certains de leurs services animent la recherche. Ceci permet une base de négociation relativement aisée, même si, nous le verrons, les négociations concrètes continuent tout au long du projet sous des formes plus complexes. Nous reviendrons dans chacun des exemples sur la manière dont nous avons construit notre objet de recherche en lien avec nos partenaires et dans des échanges constants au sein d’espaces de recherche construits dans des partenariats entre l’université, les collectivités ou institutions (MESHS, Groupements d’intérêt scientifiques, etc.).
7Nous prendrons deux exemples de travaux qui, s’ils sont indépendants, bénéficient d’une même base de modalités de commande et de construction de terrain, il s’agit de projets Interreg avec le même partenaire institutionnel comme chef-de-file. Pour le premier exemple, le projet Interpréter la ville, paroles et interprétation des habitants (2004-2005) et pour le deuxième le projet TEMUSE 14-45 (2011-2013), les commanditaires sont, d’une part une association soutenue par le Département du Nord (le CAUE, Conseil d’Architecture, d’Urbaniste et d’environnement du Nord) et d’autre part, la Direction de la Culture du département du Nord (Musées thématiques). Ces deux projets Interreg, Septentrion, de la ville forte à la ville durable – et Transmussites 14-45 (Mise en réseau des musées et sites des deux Guerres mondiales en Nord-Pas-de-Calais et Flandre occidentale belge), se développent dans des cadres de programmes transfrontaliers pilotés par le Département du Nord-chef-de-file. Ils préconisent des démarches d’accompagnement des acteurs culturels, associatifs et institutionnels et le développement d’expérimentations. Dans un cadre où l’indépendance scientifique de la recherche est tout à fait souhaitée, où le projet contractualisé est négocié, les chercheurs sont donc invités à collaborer avec des acteurs pour produire de nouveaux espaces de réflexion ou de nouvelles démarches, dans une dynamique de développement territorial.
8Ces deux expériences se sont succédé et ont permis un approfondissement du travail sur l’analyse de dispositifs de médiation par les amateurs et de construction de dispositifs de médiation patrimoniale valorisant les capacités des amateurs à enrichir le patrimoine.
9Le cadre du projet Interreg IIIb Septentrion, de la Ville forte à la ville durable, dans lequel un responsable du CAUE nous propose de travailler, est propice à une réflexion sur les dispositifs de médiation : « Son ambition est de concevoir un modèle vivant, évolutif et transférable de la ville durable, fondé sur la valorisation et l’appropriation par les habitants de leur patrimoine monumental, naturel et immatériel » (site internet : <Septentrion.ne>). Le CAUE, qui intervenait dans ce programme pour le développement d’un centre d’interprétation, souhaitait un regard sur ses propres propositions de visites visant à l’appropriation du patrimoine en reliant pratique photographique et visite guidée par un questionnaire. Il souhaitait par ailleurs travailler avec un centre de recherches en communication pour réfléchir aux outils de médiation. Quant à nous, nos compétences nous permettaient de proposer un regard sur leurs pratiques ainsi qu’une analyse d’autres possibilités. Inclus dans le projet global, nommé « Interpréter la Ville – Paroles et interprétations des habitants », le principe négocié de notre recherche a donc été de rechercher des modes de médiations pour impulser un centre d’interprétation visant à une « meilleure » « appropriation » de la ville par les habitants, notamment en les positionnant, par la recherche, comme acteurs de l’interprétation du patrimoine de leur ville.
10Si la négociation sur les textes de cadrage s’est faite assez rapidement, notre position de chercheur a dû être régulièrement expliquée et discutée, parfois avec nos commanditaires directs, et surtout dans les réunions du réseau auxquelles nous étions tenues de participer. Les commanditaires travaillaient également avec des sociologues dans la mise en place de « focus group » et avec des agences d’ingénierie. Moins directement opérationnel, notre cadrage théorique à partir de la question de l’espace public et de l’amateur ainsi que notre attention aux dispositifs de médiation par la visite guidée pour comprendre le monde des habitants a dû être plusieurs fois explicité. S’il y avait accord sur le fait que nous ne devions pas être dans l’opérationnel mais dans la compréhension des pratiques et dans l’expérimentation, le souhait d’avoir des méthodes immédiatement saisissables animait certains partenaires pour qui la médiation, forcément éducative, ne nécessite pas d’étape de compréhension des pratiques des « publics ». Par ailleurs le temps très court du contrat imposé par le cadre global – un an, rédaction de rapport incluse –, et les délais de la mise en place nous ont à la fois amené à réduire le champ d’action en ciblant très vite une seule focale, la visite et non plusieurs, et à nous limiter à 3 terrains d’expériences.
- 2 Soulignons que cette responsable est également chercheuse en histoire de l’art et participe à l’ani (...)
- 3 Extraits de l’annexe technique au contrat de recherche.
11Le projet TEMUSE 14-45, « Valoriser la mémoire des témoins et des collectionneurs d’objets des deux Guerres mondiales : médiation, communication et interprétation muséales en Nord – Pas-de-Calais et Flandre occidentale », est, comme le précédent intégré à un projet Interreg (ici Transmussites 14-45, mise en réseaux des musées et sites des deux Guerres mondiales). Il y a eu donc, pour nous, à la fois continuité et évolution avec l’expérience précédente. Une continuité dans nos recherches sur le rôle des amateurs dans la construction patrimoniale, la visite guidée comme pratique de médiation à laquelle s’est ajoutée une réflexion sur le rôle de l’audiovisuel dans la recherche, a été rendue possible dans la négociation du projet avec la responsable du suivi du projet cadre, qui avait apprécié notre recherche précédente, et nous a donc sollicitées pour ce projet2. Le but est de contribuer à la mise en réseau des musées et sites en développant les objectifs suivants : i) « travailler à la prise de conscience avec les collectionneurs, conservateurs ou animateurs de l’importance des enjeux de la valorisation collective des connaissances des collectionneurs et témoins dans un contexte muséal » ; ii) « sauvegarder les connaissances et les savoirs détenus par les collectionneurs sur leurs collections d’objets de deux guerres » ; iii) « capitaliser et valoriser les témoignages de collectionneurs comme matériau de médiation et d’interprétation dans le cadre de la mise en réseau3 ».
- 4 Six collègues de GERiiCO, 3 collègues d’un autre labo SIC De Visu, collaborations avec des chercheu (...)
12Une évolution importante par rapport au travail précédent a été celle du format du projet. Celui-ci est en effet beaucoup plus long (3 ans 1/2), les partenaires plus nombreux et diversifiés4, l’organisation beaucoup plus complexe. Une autre évolution a été de s’adapter à un thème qui nous était moins familier que celui de la ville et surtout à la nécessité de comprendre un monde que nous connaissions très peu, celui des collectionneurs d’objets de guerre. Le projet envisageait aussi une phase expérimentale plus poussée, avec des réalisations, ce qui nous a amené à développer les collaborations avec le laboratoire De Visu. Ainsi, si les questions de la médiation et des pratiques amateurs s’inscrivent pour nous dans une continuité de réflexion, tout comme le domaine de l’interprétation muséale, le thème et les objets ont été très différents du précédent. En restant dans une perspective communicationnelle, nous avons dû justifier notre approche auprès de certains collègues de l’université habitués à voir des historiens s’emparer de ces questions ainsi qu’auprès de certains partenaires. Dans la rédaction de la convention du contrat, nous avons d’ailleurs été invitées à préciser que nous ferions appel à un comité d’expert de diverses disciplines (histoire, archéologie, anthropologie) pour nous accompagner. Sur cette base complexe, nous avons pu resserrer notre problématique autour de la question centrale suivante : Comment les collectionneurs, dans le cadre d’un processus de recherche, rendent compréhensibles et sensibles leurs pratiques, les valeurs qui les sous-tendent ? Quelles sont les pratiques communicationnelles qu’ils mettent en œuvre : comment organisent-ils leurs récits, comment mobilisent-ils leurs corps dans leurs pratiques de médiation ?
13L’une des hypothèses qui sous-tend la transformation de la question du contrat en question de recherche est bien que cette compréhension du monde des enquêtés est un préalable pertinent pour l’imagination de modes de recueil de mémoire et de valorisation adaptés. Précisément, le cadre même de l’enquête peut être utilisé par les enquêtés pour dire ce qui est important pour eux, ce qui les singularise et ce qu’ils souhaitent voir reconnu. Dans notre perspective, loin d’être un biais, cette invitation à jouer avec le cadre même de l’enquête pouvait participer à produire de la connaissance. Et comme le travail s’est orienté dès la négociation du contrat comme un projet de mise en valeur des compétences des amateurs, nous nous sommes trouvées dans la configuration décrite par J. Le Marec d’« alliance » sur des objectifs sociaux communs (Le Marec, 2013a). L’indépendance de la recherche s’est donc construite sur les choix réciproques de travailler en partenariat : de fait ont répondu à notre appel les musées et les amateurs qui souhaitaient valoriser cette démarche.
14Pour les deux projets décrits, il convient toutefois de noter la fragilité de ces « alliances » liée à la faible institutionnalisation des espaces d’échanges et de production d’une perspective commune entre les différents acteurs de la recherche. Il a fallu porter cette perspective au sein des institutions parties prenantes de la recherche. Or nous savons que les institutions, au-delà de la cohérence des politiques et des objectifs affichés, sont traversées par des tensions et des divergences de vues. La contractualisation implique l’intervention d’un nombre important de services et de membres des institutions : services juridiques, chargés de projet ou de recherche qui, au sein de la même institution auront à participer à des degrés divers dans le cadre du contrat. Or, ils n’ont pas tous participé à ses prémisses et ont des attentes par rapport à celui-ci. Par ailleurs la durée des projets, leurs évolutions et les nécessités du terrain peuvent amener à les renégocier. Dans le cadre du projet TEMUSE 14-45 par exemple, la responsable de la commande était assistée par une chargée de projet qui interprétait les termes du contrat de manière restrictive en privilégiant la collecte à l’analyse. Nous nous sommes alors appuyés sur la convention pour rappeler les liens entre les trois volets du projet (collecte pour valoriser et non pour accumuler des mémoires). Dans ce cadre, la convention peut être considérée comme un « objet-frontière », elle est en effet simultanément concrète et abstraite, spécifique et générale, et intrinsèquement hétérogène (Leigh Star et Griesemer, 1989 : 408) elle ouvre la possibilité de la collaboration et la stabilise, tout en préservant la dynamique nécessaire dans la recherche. Cet « objet-frontière » est sans cesse réinvesti par les différents acteurs du projet qui peuvent l’utiliser comme une ressource pour ré-orienter la recherche. Enfin, articulée aux protocoles d’enquête eux-mêmes « objets-frontières », elle permet à la recherche de continuer y compris dans les cas où le consensus est fragile (Leigh Star, 2010).
15Après un bref descriptif de la méthodologie mise en place pour chaque recherche nous montrerons comment elles se sont articulées entre elles et comment ces expériences nourrissent nos recherches collectives et personnelles dans l’approfondissement des réflexions sur la question du rôle des amateurs, la médiation culturelle, la visite guidée, ainsi que les démarches des acteurs avec qui nous travaillons. Nous exposerons par ailleurs quelques problèmes et limites.
16Cette expérience a été en quelque sorte fondatrice de la mise en place d’une démarche de recherche-action éclairée par le travail de recherche déjà initié sur les visites (Gellereau, 2005) et les amateurs (Da Lage) et engageant les amateurs au côté des chercheurs. Le projet a été mené par deux enseignants chercheurs (É. Da Lage, M. Gellereau) et une étudiante du DEA Infocom (C. Gilles). Le cadre Interreg imposait de sélectionner une ville du nord, une du Pas-de-Calais et une ville belge. Nous participions aux réunions globales du projet et avons trouvé nos partenaires d’expérimentation en lançant un appel lors d’un « Big meeting » à Bruxelles. S’il a une visée opérationnelle pour les commanditaires, et les partenaires, le projet est vu par les chercheurs comme une opportunité pour développer une méthodologie de recherche-action sur le dispositif de la visite et l’engagement des amateurs. La première phase de notre travail nous a amené à discuter le dispositif d’enquête proposé au CAUE qui proposait aux habitants de voir la ville comme ancienne ville fortifiée par une pédagogie instructrice (médiation verticale). Nous avons proposé une nouvelle forme d’enquête permettant une compréhension des pratiques des habitants dans les zones « frontières » de la ville. Ces zones frontières sont en effet communes aux villes fortifiées ayant construit leurs faubourgs aux delà des zones non edificandi. Notre souhait était de dépasser une conception des pratiques et des savoirs des habitants intégrés dans le point de vue du spécialiste, ce qui conduit à l’habitant à n’être qu’un illustrateur des propos d’un expert. Nous avons proposé une méthode en nous appuyant sur le principe du parcours guidé avec photo et récits. La réunion un peu délicate de perspective critique a néanmoins permis la mise en place de nouvelles expérimentations orientées par la perspective de la médiation culturelle. Nous avons proposé l’articulation de visites par les habitants et de visites « professionnelles » de guides ou animateurs du patrimoine au cours desquelles chacun partageait ses connaissances et son expérience (Da Lage, Gellereau, 2005).
17Nous avons donc conçu un dispositif qui, autour du thème des limites de la ville, articulait moments de visite par les spécialistes de l’urbanisme ou du patrimoine et moments de création de visite par les habitants-volontaires ; le matériau de recherche est constitué de récits d’habitants enregistrés et retranscrits ainsi que de photographies prises par les habitants ; il a permis à la fois de voir comment les habitants racontent, parcourent, donnent à voir leur ville et inscrivent leurs pratiques dans un univers de sens déjà constitué par des pratiques discursives. Le dispositif de visite guidée est utilisé comme outil de médiation pour accéder au récit des habitants et aussi comme proposition de mode de médiation pour les publics. Nous avons ainsi proposé de croiser deux formes de savoir : un savoir pratique, local, inscrit dans des histoires de vie et des généalogies, nourri par une curiosité et un attachement au quartier – celui de l’habitant – « amateur », et un savoir expert, celui du spécialiste en patrimoine ou urbanisme qui interprète historiquement et spatialement les lieux. Cette médiation participative dans un dispositif à deux étapes (parcours proposé par l’habitant, visite guidée menée par le spécialiste), est donc un outil de médiation qui permet d’interpréter les lieux à partir de différents points de vue, de lier l’individuel au collectif et donc d’enrichir l’interprétation du patrimoine. Les séquences de visite étaient à chaque fois suivies d’un atelier de restitution dans lesquels les partenaires découvraient, grâce à un travail de réflexivité, des éléments nouveaux de leur patrimoine ou prenaient conscience de certaines de leurs pratiques.
18Ce projet assez court nous a un peu laissées sur notre faim quant aux perspectives concrètes. Tout en permettant d’enrichir notre réflexion sur la médiation du patrimoine et le rôle des amateurs, il s’est en effet terminé à la date de fin de contrat par une ébauche d’expérimentation qui laissait des incompréhensions. Car, si notre commanditaire a bien compris notre rôle, nous avons eu des difficultés à faire comprendre à certains partenaires des lieux d’intervention que nous étions des chercheurs proposant une analyse indépendante et que nous en restions à des propositions d’expérimentation. Un des partenaires, tout en étant intéressé par le point de vue des habitants, aurait peut-être souhaité que notre démarche relève de conseils en communication touristique valorisant le discours des spécialistes du patrimoine, alors que nous proposions plutôt une démarche « citoyenne » de compréhension des perceptions des habitants… et de valorisation de leurs capacités de médiation. Le contrat étant terminé et le budget clos, nous n’avons pu approfondir notre étude, ni développer les explications auprès de certains partenaires. C’est très certainement une des limites importantes de la recherche par projet, celle des limites temporelles peu adaptées au temps de la maturation d’une recherche. Une chance pour nous : cette démarche a été exposée dans des regroupements du projet Septentrion et dans des séminaires de recherche ; cette étape de visibilité a été fondamentale car l’expérience a intéressé d’autres organismes, ce qui nous a permis de discuter et d’approfondir notre démarche.
19Dans cette sous-partie, nous ne décrivons pas un nouveau projet de recherche, mais plutôt une expérience de prolongation de notre méthodologie de valorisation de la parole des habitants. Sur la base de la méthode de médiation expérimentée pour Septentrion, nous avons été contactées un an plus tard par l’association Mémoires du travail qui, en lien avec la DRAC Nord-Pas-de-Calais et le Service Animation du patrimoine de Roubaix, a organisé en février 2009 des journées d’étude sur « La reconversion des sites et bâtiments industriels patrimoniaux : évolutions, processus et enjeux ». Dans ce cadre, il a été demandé aux deux chercheuses du laboratoire GERiiCO (Da Lage, Gellereau) accompagnés d’une étudiante de M2 RSIC (Typhanie L.) d’organiser un atelier de réflexion sur les différentes formes d’appropriation du patrimoine, à partir de visites organisées par les habitants. « Il s’agit de comprendre comment les habitants vivent et interprètent des quartiers en reconversion et comment la richesse de cette expérience pourrait être prise en compte dans les interprétations et organisations de visites des acteurs du patrimoine. » (Gellereau, 2009 : 104). Là aussi, les échanges avec les partenaires ont commencé par une discussion pour éclaircir les bases de recherche.
20Nous avons proposé de reprendre notre méthodologie de médiation réalisée pour le projet Septentrion dans une expérience qui permettait de réfléchir aux tensions qui animent les différentes lectures et pratiques du patrimoine. Cette expérience, non financée, n’a duré que quelques mois (fin 2006 début 2007), mais a enrichi nos perspectives de recherche sur la visite guidée comme outil de médiation et l’atelier comme dispositif de médiation. Nous l’avons acceptée parce qu’elle nous permettait d’abord de ré-expérimenter notre méthodologie, mais aussi parce que nous avions par nos activités associatives et d’enseignantes en formation professionnelle, développé des liens avec l’association « Mémoire du travail » ainsi qu’avec les acteurs culturels de la ville de Roubaix.
21L’objectif communicationnel de l’atelier qui suivait les visites pilotées par les habitants a été de faire exprimer différentes visions des reconversions pour que discussions et échanges puissent se développer. Il ne s’agissait pas d’opposer les approches, mais de montrer la diversité des points de vue en permettant à des habitants de valoriser une expression publique où ils définissaient eux-mêmes le cadre de l’empreinte patrimoniale. Si la phase visite a été très enrichissante, la phase « restitution » a été complexe et un peu houleuse et a révélé la difficulté des professionnels, – ici des architectes –, d’accepter la légitimité des propositions des habitants. Compliqués par une sonorisation défectueuse, les débats ont été « confisqués » par les experts pour imposer leur perspective. Cette démarche nous a permis d’activer deux modèles de médiation : i) celui des spécialistes de la valorisation du patrimoine, pour qui l’appropriation collective du patrimoine se place dans une démarche culturelle – voire esthétique – qui peut servir d’appui à un réinvestissement de la ville par une population plus diversifiée (notamment des cadres) ; ii) celui suscité par le dispositif mis en place par les chercheurs et certains habitants qui souhaitent partager le récit de la vie du quartier pour en faire reconnaître les différents aspects, y compris en faisant émerger dans l’histoire locale, la mémoire des conflits, des luttes et des désaccords politiques et leurs conséquences sur les vies réelles. Cette capacité à problématiser le rapport à la ville par les guides habitants a ouvert de nouvelles perspectives de recherche (Da Lage, 2013b).
22Cette expérience de recherche montre que malgré la complexité des relations et l’absence de consensus parfait entre les parties prenantes de la recherche, la mise en œuvre de méthodologie de recherche créative, prenant en compte les besoins d’information, de travail des différents participants et valorisant leur participation, permet la collaboration et l’avancée du projet. Toutefois, l’avancée de la recherche et la coopération effective entre tous ses acteurs ne veut pas dire que tous s’entendent sur les objectifs même de la recherche et de ses limites. Dans le cas du projet « Mémoire du travail », certains habitants participants attendaient qu’en tant que chercheurs nous agissions comme des médiateurs vers les institutions publiques et espéraient de l’expérience qu’elle leur procure des apports en terme d’amélioration de leur cadre de vie. La difficulté à maintenir les équilibres entre les participants à la recherche pour éviter de transformer la recherche en simple instrument au service des acteurs ou au contraire les acteurs en simples ressources pour la recherche est une constante des recherches actions (Liu, 1997).
23L’expérience de ce nouveau projet a permis sur le plan scientifique d’approfondir les questions précédentes, de développer de nombreuses collaborations et d’élargir nos points de vue, tout en restant limitée dans un temps qui oblige à faire parfois des choix de terrain par défaut, pour garantir la faisabilité de l’action. Les partenaires de terrain, comme pour le projet précédent ont répondu sur la base d’une adhésion à notre projet scientifique et du volontariat. Ils ont été d’emblée considérés comme des partenaires et non « des objets » de recherche. Partant d’un acquis, celui d’un réseau déjà constitué, et d’une confiance déjà établie entre les différents partenaires du projet TMS 14-45, nous avons mené une enquête dans une dizaine de petits et moyens musées volontaires qui proposent des modes de médiation narrative et scénographique contribuant à la transmission de la mémoire des deux guerres. L’enquête ayant pour objectif de comprendre les démarches de collectionneurs qui veulent partager et transmettre leur expérience, la méthode de recueil a été celle de l’entretien audiovisuel avec les collectionneurs et donateurs, dans le geste et l’activité de médiation, en observant la manière dont ils construisent des liens avec les objets et en cherchant à capter des formes d’expériences spécifiques. Une telle démarche, centrée sur l’observation des activités incarnées, vise à mieux appréhender la manière dont les collectionneurs organisent et rendent intelligibles leur « monde » dans le cadre de situations d’interactions (Gellereau, 2013). La démarche de recherche (captation audiovisuelle de visites guidées par les collectionneurs, choix d’objets à commenter) ainsi que les premières étapes d’analyse ont été discutées et « validées » dans des ateliers travail (workshop tous les 6 mois environ) et des journées d’étude associant les collectionneurs concernés, des animateurs des musées, des responsables au niveau territorial, des chercheurs de différentes disciplines, et dans différents articles et rapports (Gellereau, 2011, 2013). Nous avons analysé les discours et pratiques des collectionneurs pour imaginer ensuite des modes de partage et de valorisation possible. Par ailleurs le protocole audio-visuel et les retours possibles sur les images ont amené les collectionneurs à se saisir de leurs pratiques, et à produire de manière négociée les formes sous lesquelles ils souhaitaient voir reconnus et valorisés leur mémoire et leurs savoirs. (Da Lage, 2013a). Cela correspondait à notre volonté de chercheurs de dépasser l’approche restrictive des amateurs comme détenteurs de « connaissances » pour permettre la saisie des pratiques et la forme du rapport engagé dans l’histoire que permet la passion de l’objet.
24La méthode mise en place a permis de recueillir des données que nous avons analysées et produites comme un premier niveau de « résultats » scientifiques à réinvestir dans la suite de la commande qui vise à produire des expérimentations de nouveaux dispositifs de médiation. Nous sommes donc ici dans une démarche spécifique où ce que l’on peut appeler en recherche universitaire des résultats de recherche, ou production d’analyse, devient une étape de travail à valider avec les amateurs et les commanditaires. Avant de proposer des dispositifs liés à une recherche-action, nous avons souhaité partager nos résultats d’analyse des enquêtes avec des chercheurs (comité scientifique pluridisciplinaire), les commanditaires (réseau TMS 14-45 et son pilote), les collectionneurs amateurs pour vérifier que nos résultats ne trahissaient ni nos objectifs scientifiques ni nos partenaires (Da Lage, 2012). Nos premiers résultats ont fait notamment apparaître que les collectionneurs participent de manière essentielle aux processus de patrimonialisation d’une mémoire encore vivante. De nouveaux questionnements sont ainsi apparus, notamment la mise à jour de la spécificité de l’expérience de l’objet que nous transmet le collectionneur, objet encore vivant pour nous aujourd’hui, et qui souvent n’a pas fini de « parler » puisque, lors de nouvelles mises en scène ou de discussion avec les publics, de nouvelles révélations peuvent être mises à jour. Cette question est apparue dans notre analyse des activités de médiation des collectionneurs et a permis de proposer ensuite de nouveaux dispositifs de valorisation de manière collaborative avec les acteurs des musées et des associations. « Ce sont donc différentes “cultures” et logiques professionnelles et associatives qui acceptent de se questionner, parfois de se confronter mais surtout de se comprendre et de partager leurs compétences dans une démarche de reconnaissance et valorisation du rôle que les témoins, collectionneurs et donateurs jouent dans la constitution des collections et leur médiation » (Gellereau, 2013 : 36).
25Dans ces recherches par projet, nous avons construit un dispositif en « trinome » : i) chercheurs engagés sur un sujet qu’ils travaillent au long cours dans le laboratoire et prêts à accepter certaines contraintes de terrain ainsi que l’imprévisibilité des découvertes ; ii) commanditaires acceptant de négocier les principes de la recherche même s’ils n’ont pas forcément les mêmes approches que les chercheurs ; iii) enquêtes et travail avec des amateurs/passionnés/acteurs sur la base du volontariat et avec qui il est prévu de produire une médiation adaptée à l’analyse produite. Cette méthode requiert une mise en commun régulière des recherches avec tous qui s’est réalisée sous forme d’ateliers collectifs, engageant une réflexivité des acteurs. La méthodologie de recherche s’est donc articulée autour de la possibilité de faire de la réflexivité des enquêtés une ressource pour l’enquête. Pour cela il est nécessaire de construire des dispositifs permettant aux enquêtés de se placer dans une « disposition réflexive ». (Da Lage, Debruyne, Vandiedonck, 2006). Ce travail nous a permis de comprendre les formes particulières que revêtent les modes de médiation culturelle de l’objet de leur attachement par les « amateurs », habitants ou collectionneurs, tout en nous appuyant sur elles pour construire des propositions de valorisation pertinente. La flexivité interprétative de nos dispositifs-frontières (Leigh Star, Griesemer, 1989) a permis la collaboration et le déroulement de la recherche, mais cela ne signifie pas que toutes les tensions liées à l’investissement de l’espace de la recherche par une pluralité d’acteurs s’en trouvent évacuées. Les détournements de l’espace réflexif de médiation en lieu de négociation entre les institutions commanditaires et les acteurs-amateurs ou les institutions dans lesquelles ils travaillent, ont été sources de tensions sur les limites de la plasticité du dispositif.
26La recherche elle-même devient ainsi un dispositif de médiation fondé à la fois sur l’intercompréhension de mondes différents et la mise en valeur d’une diversité de modalités d’interprétation du patrimoine et du rôle des amateurs dans les processus de patrimonialisation. Ce travail proche de la recherche action, a également permis d’approfondir une réflexion sur la manière dont des dispositifs de transmission culturelle, tels qu’ils ont été pensés dans ces recherches, peuvent mettre en scène une variété de points de vue et conduire à une perception évolutive du territoire. Si « les modes de transmission du patrimoine varient dans le temps et dans l’espace et (…) entraînent des appropriations diverses, voire concurrentes, qui répondent à une société en perpétuel devenir » (Turgeon, 2003 : 19), certains dispositifs, polyphoniques, apparaissent comme plus ouverts, favorisant la problématisation par les visiteurs comme par les agents de la patrimonialisation.
27Il semble cependant que ce type d’articulation reste réservé aux commandes de recherches par projet qui offrent un cadre à ces expérimentations et surtout légitiment l’action et la méthode des chercheurs. Mais le transfert de méthodologie dans l’espace culturel et public semble plus difficile, et comme nous le verrons dans la partie suivante, sujet à recadrages dans des politiques de développement territorial. Ce travail sur la méthode est déjà d’une certaine manière un résultat de recherche. Il permet de réaffirmer que la méthode n’est pas une technique, mais reste affaire de relations (Le Marec, 2013b). Il montre également la fragilité de ces constructions qui résultent d’une négociation sur le dispositif de recherche-action non seulement au départ du processus, mais également dans la méthodologie de l’enquête et de la production de données fondées sur les pratiques des amateurs. Dès lors, il importe d’accepter l’imprévisible et la diversité de relations qui vont permettre d’inventer un dispositif de recherche transférable mais non normé, car sujet à négociations constantes avec les acteurs avec qui se construisent ces relations.
28Nos projets contractualisés sont marqués par l’obligation, inscrite dans les conventions, de « livrer » nos résultats. Livrer implique que nous confions en partie la responsabilité du devenir de nos résultats à nos commanditaires. L’imaginaire marchand a largement recouvert l’univers sémantique de la livraison, mais certains sens résistent à la marchandise. Nos résultats sont « livrés » comme autant de « secrets » (Da Lage, Tona, 2013) qui engagent ceux qui en ont connaissance. La livraison des résultats permet à la fois de « libérer » de la connaissance dans la société, mais ouvre la question de la responsabilité qui y est liée. Comment produire des résultats et les contextes de leur publicisation qui engagent ceux qui les reçoivent à en tenir compte ? C’est dans cette perspective que nous envisagerons « la livraison » de résultats de recherche. Par ailleurs, la recherche sur projet contractualisé comporte un volet « valorisation des résultats » plus orienté vers les mondes de la recherche et l’université pour « prouver » que cette recherche permet, pour ce qui est des sciences humaines et sociales, de faire avancer les réflexions, voire produire de nouveaux concepts. Comment alors saisir l’occasion de ces travaux pour clarifier des positions épistémologiques, voire renforcer un courant de recherches, approfondir des notions et confronter nos travaux à ceux d’autres disciplines ou d’autres épistémologies ?
29L’une des caractéristiques de la recherche sous contrat est la confrontation immédiate des analyses et connaissances produites avec des acteurs du monde social et culturel qui partagent un « intérêt » pour le résultat des recherches. La traduction des résultats de la recherche en programmes opératoires est discutée dans notre cas, comme nous l’avons vu en deuxième partie, lors de « workshops » et réunions de bilans organisés pour les remises de livrables. Pour le chercheur, ces moments sont des occasions de voir une partie du travail social qui s’opère sur la recherche en sciences humaines et sociales et de mieux appréhender les contextes dans lesquels la recherche est non seulement produite, mais déplacée et traduite.
- 5 Pour une synthèse de cette question voir Joana Breidenbach et Pál Nyíri (2009).
30Dans le cadre du projet de recherche « Interpréter la ville », nous avons proposé d’envisager les enquêtés, participants volontaires à la recherche, attachés à leurs quartiers en tant qu’« habitants-amateurs » (Da Lage, Gellereau, 2011). Si l’expérience telle que nous l’avons conçue s’est limitée à l’expérimentation sur le temps du projet, un centre d’interprétation à Bruxelles et d’autres projets institutionnels se sont inspirés de cette expérience, mais en s’en emparant parfois d’une manière différente de ce que nous envisagions, comme en témoigne l’exemple qui suit. Lors des réunions avec nos partenaires institutionnels autour du projet « Septentrion », cette notion d’habitant-amateur a été accueillie avec enthousiasme, la représentante de la DRAC faisant un rapprochement avec le succès des « ambassadeurs de Lille 2004 » et proposant de créer un réseau « d’habitants-amateurs » au sein des villes participantes à l’opération. Ce rapprochement fait entre un dispositif construit dans le cadre d’une recherche, certes appliquée, et un dispositif construit dans le cadre d’un projet culturel événementiel que l’une d’entre nous avait par ailleurs analysé de manière critique (Da Lage, 2008) à participer à faire émerger des enjeux de recherche à long terme, travaillés au sein du laboratoire par plusieurs chercheurs. Dans ce cas, la traduction de notre recherche sous la forme d’une « notion-clé », vient s’inscrire dans un discours social large, porté d’abord par les industries culturelles et créatives. Cette généralisation d’un « discours-amateur », serait en lien avec le vaste phénomène de la « culturalisation » du monde qui est une préoccupation de recherche largement partagée en SHS5. Prise dans ce contexte, la recherche « Interpréter la ville… » a permis de faire apparaître la manière dont cette perspective se « naturalisait » localement : dans la région, le discours autour du succès de Lille 2004 et des stratégies communicationnelles mises en œuvre lors de l’événement constitue le point d’articulation entre des phénomènes largement globalisés et des contextes locaux. Cette question a fait l’objet d’un travail collectif au sein de GERiiCO et s’est traduite par plusieurs publications (notamment Da Lage, Gellereau, Laudati, 2008)
- 6 Pour des travaux menés au sein du laboratoire sur cette question voire Debruyne (2012) et Da Lage, (...)
31Le moment de la livraison des résultats a donc permis un retour réflexif sur la recherche et a éclairé une question traitée au sein du laboratoire : en quoi cette « normalisation-naturalisation » peut-elle être ou doit-elle être envisagée de manière critique, et quelle « critique » peut-on tenter de formuler dans ce cas ? Nos recherches s’inscrivent-elles dans ce processus de normalisation ou peuvent-elles l’éclairer ? Dans le cadre de nos contrats de recherche, l’objectif est alors d’avancer théoriquement6 et de dégager une posture claire et satisfaisante éthiquement.
32Pour les recherches décrites dans cet article, il nous semble que notre position de chercheuses peut se construire à partir de l’articulation de deux dimensions de la recherche sous contrat : i) l’explicitation de notre cadre théorique et de nos soucis épistémologiques d’une part ; ii) la construction de moments propices et importants d’autre part, moments au cours desquels nous pouvions « rendre visible » non seulement nos résultats, mais également les enquêtés avec lesquels nous avions travaillé.
33Les recherches sous contrats sont l’occasion d’expliciter auprès des commanditaires et des enquêtés les cadres théoriques et épistémologiques à partir desquels nous travaillons. Nous avons ainsi tenté d’expliciter que l’importance contemporaine accordée à la notion de l’identité comme construction individuelle et réflexive dans laquelle nos goûts ont une portée quasi instrumentale, peut permettre d’éclairer le processus de normalisation de l’usage du « goût » et qu’il était important de décaler ces perspectives. Nous avons donc pu partager avec les autres acteurs de la recherche ce qu’une approche pragmatique et phénoménologique pouvait apporter comme type de résultats tout en s’inscrivant dans une perspective de recherche qui refuse tout réductionnisme.
34Dans nos enquêtes nous avons mis en lumière les activités et pratiques des amateurs tout en construisant des dispositifs d’entretien et produisant des résultats d’analyse qui évitent de rabattre ces activités et pratiques constitutives de l’attachement sur des prédispositions et des déterminants sociaux, culturels et identitaires. Bien évidemment, nous ne nions pas l’importance des appartenances sociales et culturelles dans la production du goût, mais nous n’en faisons pas des ressources explicatives a priori. Tout comme « le goût » n’est pas considéré comme un simple élément de production identitaire. La manière dont se noue le lien entre goût et identité culturelle et sociale est l’une des lignes de fracture au sein des études sur les pratiques des amateurs. Particulièrement travaillé depuis la redécouverte des études culturelles, il apparaît aujourd’hui comme une quasi évidence que ce lien est bien ce qui doit être éclairé par la recherche et que c’est de cette manière que la recherche peut acquérir une dimension « politique ». Pour nous, cela pose différents problèmes : le premier est le risque d’essentialisation et de réduction des amateurs à des « caractéristiques » et « compétences » qui une fois repérées nous renseigne sur les constructions identitaires à l’œuvre dans notre monde contemporain. Si le risque d’essentialisation est un souci partagé par de nombreuses études, le fait que l’objet de la recherche soit les modes de construction de soi par les pratiques amateurs, entraîne un autre risque de réduction et d’essentialisation, cette fois des goûts, à un instrument dans des politiques réduites à des politiques identitaires.
35L’une des méfiances rencontrées sur le terrain auprès des enquêtés relevait précisément de ce type de positionnement. Ils nous ont souvent dit leurs craintes d’être « expliqués », « analysés », et finalement réduits à des « fiches d’identités ». Nous avons pu constater à quel point cette représentation de la pratique de la recherche en sciences humaines et sociales pouvait constituer un véritable frein à la relation entre enquêtés et enquêteurs. Dans le cadre classique de l’entretien, les enquêtés, habitués à la sociologisation de leurs pratiques, nous livrent un discours attendu, rapportant leurs goûts à leurs biographies et leurs appartenances sociales et identitaires. Cette « collaboration » a pu même prendre un tour ironique : dans une de nos enquêtes avec les collectionneurs d’objets de guerre, avant d’entrer dans le dispositif d’entretien, l’un des collectionneurs passe en revue, en souriant, toutes les « raisons » pour lesquelles il serait censé « aimer » ses objets aux yeux de la sociologie classique. Le ton ironique du collectionneur souligne l’absurdité de la question « Pourquoi j’aime ? », question que nous ne lui avions même pas posée, mais qu’il avait anticipée à la fois comme une mauvaise question et un « manque de tact » (Le Marec, 2013b). Dans ce cas, conduire les entretiens autrement, dire le cadre théorique dans lequel nous l’inscrivons permet de transformer le rapport des enquêtés à la recherche et de leur présenter la variété des démarches et des positionnements des chercheurs ainsi que leurs conséquences en terme de connaissances produites.
36La complexité des « livrables » à produire est aussi, de manière récurrente dans les recherches par projet, celle des rapports et communications dites de « vulgarisation » qui doivent satisfaire les commanditaires et les amateurs dans un style saisissable et acceptable et les universitaires dans leurs exigences de scientificité. Une note de synthèse pour les élus, sans bibliographie, a parfois été demandée alors qu’inversement lors d’un symposium réunissant tous les partenaires, un chercheur nous a reproché de ne pas citer dans nos diaporamas tous les travaux de nos bibliographies. C’est à un véritable travail de traduction et de médiation (Jeanneret, 1994) auquel nous devons nous livrer pour que nos résultats soient partageables.
- 7 Voir Gellereau, dir. (2012).
37Outre la production d’articles dans des revues, dans le cadre du projet Temuse 14-45, les analyses ont été partagées également dans des communications lors de journées ou séminaires sur la Première Guerre mondiale, ou sur les technologies audiovisuelles, ainsi que dans un symposium7 de synthèse nous engageant dans une valorisation au cœur de réseaux relativement pérennes sur ces questions. Cela nous a permis ainsi d’approfondir des questions qui se posent dans les recherches en SHS et également au niveau des services de recherche de différentes institutions culturelles, notamment sur l’émergence de nouveaux patrimoines matériels et immatériel, comme celui des témoignages sur les objets, grâce à la facilitation du recueil, de la conservation, et de la diffusion et de la circulation par le numérique (ex. Europeana 14-18, The Great War Archive, etc.). Cet exposé de nos recherches s’est parfois fait dans une discussion sur la légitimité des SIC à travailler sur certains sujets, en développant les discussions avec les historiens, anthropologues, archéologues pour clarifier notre position. Il nous a fallu rappeler que « notre sujet d’étude est la question de la transmission, des modes de patrimonialisation, de la mise en public de savoirs, d’expériences et de connaissances ; notre étude part du présent, notre propos n’est pas l’histoire mais le rôle que joue le collectionneur, le donateur ou le témoin dans cette mise à jour des traces de faits historiques et des processus mémoriels ; (…) Il s’agit donc d’abord de comprendre des démarches et des formes de transmission, de les analyser dans leurs contextes pour réfléchir à leur valorisation » (Gellereau, [dir.], 2012). Nous avons ainsi été amenées à enrichir les questions de la médiation culturelle et de l’évolution des pratiques muséales dans la reconnaissance des pratiques des amateurs (Da Lage, Gellereau, 2011).
38La présentation des résultats lors de colloques a aussi permis de nous rapprocher de chercheurs de diverses disciplines ouverts à une recherche engagée dans l’espace public et à rejoindre des projets incitant aux collaborations entre chercheurs, acteurs des musées, associations et publics et d’envisager des prolongements. Cet axe s’est donc développé au sein du laboratoire GERiiCO, en lien avec d’autres chercheurs et partenaires institutionnels, avec un souci de partage des conceptions de la recherche et de la médiation décrites dans ce texte. Pour faire écho à un article de Joëlle Le Marec, il s’agit « de mettre en œuvre une créativité institutionnelle, d’intervenir sur des cadres instituants, par la dynamique des alliances. Le terme alliance est choisi pour exprimer le fait que ce qui nous guide, ce sont des valeurs partagées dans une démarche qui suppose, peut-être, la nécessité d’une lutte commune pour une cause commune. » (Le Marec, 2013a : 33)
39Un des résultats de la recherche se trouve dans le travail même de valorisation des compétences des amateurs et dans la production de documents diffusables capables d’en attester, tant au niveau des institutions que pour le public des visiteurs des musées et sites engagés dans la démarche. En effet, ces résultats permettent de rendre visible les capacités des amateurs et obligent à considérer les enquêtés comme non seulement possesseurs d’un savoir sur leur monde social, mais capables de participer à sa transformation, à l’établissement et la stabilisation de son fonctionnement. Or l’ensemble de ces activités excède toujours ce qui est attendu dans le contrat, et empêche de considérer que ce qui serait « efficace » pour l’action de l’institution serait de réduire les amateurs à des instruments au sein d’une stratégie institutionnelle décidée en dehors d’eux. C’est dans cette perspective que nous avons constamment présenté les enquêtés aux commanditaires des études : les habitants amateurs et médiateurs sont qualifiés à travers des registres d’action qui émergent de l’enquête, mais qui ne sont pas « attendus », ils permettent de les voir à des places à partir desquelles ils peuvent à juste titre prendre la parole. De la même manière nous avons rendus visibles les collectionneurs comme des enquêteurs, révélant une partie de leur travail souvent peu connue et peu valorisée alors même qu’elle est à la base de leur rapport passionné à l’objet, de leurs pratiques de collection et de médiation. Elle est aussi à la base de la constitution de musées de territoires ou de petits musées de société.
40Cette redistribution des places à partir desquelles les acteurs sont visibles et rendus capables est une des manières de considérer l’action « politique » de la recherche. Nous rejoignons alors la perspective développée par J. Rancière (2000) dans le partage du sensible, toutefois il faut souligner qu’il n’y a pas de caractère mécanique dans cette relation entre le visible, le sensible et la redistribution des places et des parts. Pour que cela fonctionne, il faut que les résultats de la recherche soient « vus » ou lus. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’elle n’est pas qu’un prétexte à se débarrasser de la question posée. Dans le cadre du projet « Interpréter la ville », cette étape de valorisation n’a pas été menée comme nous l’aurions souhaité, comme nous l’avons expliqué au début de cette partie. Par contre, le cadre du projet Interreg Transmussites 14-45 le permettant, notre contrat TEMUSE 14-45 a été prolongé d’un avenant d’un an, pour qu’en partenariat avec un laboratoire en SIC plus spécialisé en ingénierie audiovisuelle (De Visu, UVHC) avec lequel nous avions déjà des liens étroits, nous puissions aller plus loin dans les résultats en développant les expérimentations avec plusieurs musées. Des documents audiovisuels de différents types ont été produits avec les musées partenaires valorisant le rôle des collectionneurs et des donateurs dans le processus de patrimonialisation. Cette nouvelle collaboration a également permis d’intégrer des étudiants dans les activités de tournage et réalisation. Ce travail s’est traduit dans la réalisation de vidéogrammes numériques qui vont être intégrés à la scénographie de trois musées ainsi que d’un court film à caractère plus documentaire (Tona, Lamboux-Durand, Bouchez, 2013). Les archives départementales du Nord ont également proposé un dépôt de la recherche afin de pouvoir archiver et rendre publics nos travaux. Cette phase opérationnelle vise donc à développer la transférabilité de la recherche et plusieurs institutions (ministère de la culture, musées) sont intéressées par la méthode.
41Mais nous avons donc constaté que si nous souhaitions aller jusqu’au bout de cette mise en valeur de l’amateur, il faut entrer dans un enchaînement de nouveaux projets, ponctuels, orientés comme des suites de nos travaux, et que c’est à cette aune que la recherche peut, sinon se pérenniser, arriver à des développements intéressants sur plusieurs années. S’agit-il d’une sorte de serpent de mer qui conduit à déposer de nouveaux projets pour avancer ou d’une difficulté à clore une démarche dont les développements pourraient être repris par d’autres ( ?)…
42On voit que dans ces recherches sur projet, les chercheurs ont contribué à développer des expérimentations de modes de médiation en engageant la réflexivité de tous les acteurs concernés (chercheurs, institutions, amateurs). Au-delà et plus localement, travailler avec les enquêtés sur la réflexivité mise en œuvre dans leurs pratiques, permet de dépasser la représentation de l’amateur comme simplement « adhérent » à l’objet de son intérêt. Loin d’être une pratique aliénante qui « prendrait » les individus au piège et leur ôterait une capacité de discernement en les plongeant dans un monde à part, la collection, comme toute pratique amateur poussée, nécessite la mise en œuvre d’une logique finalement très commune dans l’acquisition d’un savoir par la comparaison, l’observation, la formation d’un regard et d’un savoir pratique de l’objet. Ces capacités informent une pratique de la médiation qui n’est pas simple transmission d’un savoir, mais qui en développant une médiation sensible, devient ouverture des possibles de partage d’un monde commun. Les rendre visibles engage aussi le chercheur, l’institution et l’amateur dans une relation réciproque de confiance qui permet de l’habiter.
43L’approche des SIC qui consiste à relier la production d’un savoir sur le monde social à la manière dont les acteurs lui donnent sens et participent de son partage prend son sens et permet de décaler les attentes des contrats de recherche. Quand elle s’articule à des projets de personnes et institutions engagées, comme les chercheurs que nous sommes, dans une volonté de transmission, elle peut donner lieu à des approfondissements et réalisations transférables dans l’espace public. Car un des enjeux des recherches par projet est également de dépasser les études qui sectorisent les expériences culturelles (expérience urbaine, expérience musicale, muséale) pour envisager les formes de l’expérience culturelle contemporaine. La difficulté reste pour le chercheur de comprendre comment l’ensemble de ces expériences s’articule dans des configurations originales et historiquement situées qui donnent forme à notre monde social.