- 1 Dorénavant abrégé en mrl.
1Il s’agit dans ce travail de mettre en évidence les caractéristiques des carrières des journalistes dans les médias régionaux et locaux1 à travers l’étude d’un groupe particulier, celui des nouveaux titulaires de la carte de presse des années 1990 et 1998. Rappelons que les mrl constituent l’un des principaux marchés de travail pour les journalistes : 23,9 % des titulaires de la carte de presse 1990 travaillaient dans un média régional ou local, 34 % pour les titulaires de la carte 2000 et 26 % pour les titulaires de la carte 2011.
2L’angle adopté reprend l’hypothèse de l’hétérogénéité du groupe des journalistes déjà développée ailleurs (Leteinturier, 2001, 2003) mais renforcée ici par une dimension mal connue, celle des carrières observées dans la durée. Le recours à la perspective de la socio-économie telle que la propose Pierre-Michel Menger dans ses travaux sur les intermittents du spectacle et les professions artistiques (Menger, 1991, 2009, 2010) va permettre de construire une vision plus précise du champ journalistique et du groupe professionnel. Les analogies entre les intermittents du spectacle et les journalistes sont nombreuses et vont bien au-delà de la seule comparaison avec les pigistes (Pilmis, 2010 ; Auber, 2011) : statut professionnel très particulier, convention collective de travail non sectorielle mais professionnelle ; conditions d’exercice très variées de l’activité ; forte imbrication des savoirs et des savoir-faire ; poids de la notoriété, voire du vedettariat (stars médiatiques vs soutiers du journalisme) ; formation structurée ; marché d’emploi ouvert, fluctuant, voire incertain, et donc fortement concurrentiel ; rôle de l’État dans l’économie d’un secteur très fortement attaché à l’autonomie, à l’indépendance, à une certaine idée de la liberté d’exercice. Ces points structureront la présentation des carrières des journalistes des mrl.
3Si nous faisons effectivement l’hypothèse que les journalistes eux aussi « s’accomplissent dans l’incertain », et pas seulement les précaires, il faut rappeler les tensions diverses qui traversent les marchés médiatiques d’emploi des journalistes, y compris dans les mrl. Elles sont à la fois structurelles et conjoncturelles. Je ne reviens pas sur la structure précise des marchés médiatiques en région dont on connaît aussi la très grande variété, mais il convient, dans la perspective qui est la nôtre, de rappeler que les médias relèvent d’une économie du prototype (Toussaint-Desmoulins, 2010), donc d’une économie de la création soumise aux aléas des conditions de la réception par les publics : fluctuation des audiences et difficulté à comprendre le ressort de l’attachement aux médias. Longtemps monopolistique, le secteur public de l’audiovisuel a vu son marché se modifier par la libéralisation de l’audiovisuel dans les années 1980 et l’émergence d’acteurs commerciaux nationaux et locaux fortement concurrentiels. Sur le registre de la concurrence croissante, il faut également noter l’apparition des journaux gratuits à partir de 2003 et, surtout, la montée en puissance de l’édition web. Celle-ci s’inscrit largement dans la poursuite de processus d’innovations techniques amorcés dès la fin des années 1970 avec l’informatisation de la composition, puis des fonds documentaires et enfin des rédactions, processus favorisant la production de stocks numériques immédiatement disponibles pour leur mise en ligne. Il y faut associer des innovations managériales et organisationnelles qui vont peser non seulement sur l’ordinaire du travail mais aussi sur les perspectives de carrières. C’est ainsi que l’on assiste à la mise en œuvre récurrente de nouvelles maquettes, de nouvelles formules qui, pour nombre d’entre elles, correspondent aussi à une forme de réduction de la production d’information, et donc affectent les marchés de travail. Toutefois, elles permettent aussi d’introduire des innovations de contenus, de nouveaux formats journalistiques. Enfin, des phénomènes importants de concentration et de mouvements de propriété accentuent l’instabilité de l’environnement professionnel des journalistes. Tous ces éléments sont à l’origine de nombreux plans sociaux — terme plus élégant que licenciement économique — qui se succèdent aussi dans les grands régionaux depuis 20 ans, ou de dispositifs de mise en œuvre de la clause de cession. C’est ainsi qu’entre 1996 et 2006, la Commission arbitrale des journalistes a eu à traiter 578 dossiers de licenciements intervenus dans la presse régionale et locale.
4L’analyse des carrières a permis de mettre en évidence une forte mobilité et une importante volatilité (sorties du métier) dans les parcours des nouveaux entrants observés. Cela suggère donc, comme pour les intermittents du spectacle, une inadéquation entre l’offre et la demande d’emplois que la protection sociale des journalistes permet de réguler plus ou moins bien. Cette analyse des carrières met en évidence une structure stratifiée du groupe, aux frontières floues certes (Ruellan, 1993), mais surtout constituée d’un noyau relativement consistant et d’un halo de plus en plus diffus (Menger, 1998), l’ensemble restant lié par la forte attractivité d’une identité collective largement symbolique mais rendue lisible par la carte de presse et le statut professionnel (Da Lage, 2011). La comparaison entre les journalistes nouvellement encartés en 1990 et 1998 dans les mrl et l’ensemble du groupe montrera que la situation professionnelle des premiers est relativement plus sûre, plus stable, et donc un peu moins exposée aux facteurs d’incertitude que celle de l’ensemble des journalistes. Nous proposerons alors une esquisse de typification de ces carrières en prenant en compte les composantes de l’hétérogénéité qui sous-tendent l’individualisation des parcours tout en les agrégeant.
- 2 Voir le site http://www.ccijp.net.
- 3 Un travail complémentaire, dans la lignée des précédentes études ifp déjà citées, doit être réalisé (...)
- 4 Par souci de lisibilité, l’ensemble des tableaux de données a été reporté en fin d’article.
5Cette approche socio-économique des médias locaux comme marchés d’emploi des journalistes s’appuie sur les résultats d’un dispositif de collecte de données mis en place dans le cadre d’un contrat anr (Leteinturier, Toussaint-Desmoulins, 2008) en collaboration avec la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (ccijp2), recherche qui s’inscrit dans la continuité des travaux similaires menés par l’Institut français de presse (ifp, 1991 ; Leteinturier, 2001) pour 1990 et 1998, et auparavant par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (cereq, 1973). Il s’agit d’une part de l’analyse des données issues du dépouillement, réalisé en 2009, des dossiers individuels des nouveaux titulaires de la carte de presse (trois cohortes échantillonnées entrées en 1990, 1998 et 2008), et du dépouillement des refus de carte de presse en 20103 (Tableau 1)4. Si, en 2010, la ccijp a délivré 37 007 cartes (dont 1822 premières demandes, nombre encore en baisse), elle a prononcé 744 refus (2 % de l’ensemble des demandes), dont 150 (8 %) concernant les seules premières demandes. Nous nommerons ces nouveaux titulaires de la carte de presse « nouveaux entrants » – pour « nouveaux entrants dans le dispositif de la ccijp ».
6Afin de pouvoir associer formation, conditions d’entrée et carrières, nous ne présentons ici que deux cohortes de nouveaux entrants : celles de 1990 et 1998. L’effectif des nouveaux entrants qui font carrière exclusivement dans des mrl représente 21 % de la cohorte 1990 et 23,4 % de la cohorte 1998, soit une proportion proche de la part de l’emploi des journalistes en région. C’est ce groupe qui va être étudié ici. Une partie des autres journalistes passe par les mrl, sans s’y installer durablement : ils représentent 36 % de la cohorte 1990 et 37 % de la cohorte 1998. L’observation des parcours professionnels porte sur les conditions d’entrée sur les marchés d’emplois : études, formation professionnelle, expériences professionnelles antérieures à l’obtention de la carte de presse et conditions d’obtention de la première carte de presse.
7Les profils sociodémographiques des journalistes qui font carrière exclusivement dans les mrl présentent des différences notables par rapport à l’ensemble de chacune des deux cohortes étudiées. Leurs parcours de formation, et surtout leurs premières expériences professionnelles, sont en très forte cohérence avec leurs choix professionnels ultérieurs en direction des mrl.
8Au sein de ces deux cohortes, la part des femmes reste stable, autour de 38 % : le secteur des mrl résiste donc plus que d’autres à la féminisation (Tableau 2). La répartition par catégories d’âges (Tableau 3) montre un rajeunissement important des nouveaux entrants dans les mrl, supérieur à celui de l’ensemble du groupe : la part des moins de 25 ans y est constamment supérieure à celle de l’ensemble, et la part des plus de 30 ans est en diminution constante (de 31,4 % à 14,9 %). On peut sans doute y voir la conjonction de plusieurs facteurs, dont une durée d’étude moins longue et une accumulation d’expériences en région au cours de la formation qui facilitent une insertion précoce.
9La formation va permettre au futur journaliste de construire son capital de savoirs et de savoir-faire selon une logique d’accumulation qui sera renforcée par les expériences préprofessionnelles.
10Le niveau de formation générale des nouveaux entrants dans les mrl augmente, parallèlement à celui de l’ensemble de chaque cohorte (Tableau 4). Toutefois, le niveau d’étude le plus fréquent reste lui constamment inférieur à celui de l’ensemble. Si la part des non-bacheliers a nettement diminué (de 24,8 % en 1990 à 7,9 % en 1998), c’est au profit de diplômes de niveaux moyen : « bac + 1 » et « bac + 2 » pour les cohortes 1990 (20,9 %) et 1998 (31,7 %). Pour les trois cohortes, les femmes sont plus diplômées que les hommes. Si l’on considère les disciplines du diplôme le plus élevé (Tableau 5), on trouve de façon constante une part plus importante des sciences humaines et sociales : 26,57 % en 1990 et 35,53 % en 1998. À partir de la cohorte 1998, l’information-communication (21,05 %) prend le pas sur les lettres (9,21 %). Notons également la quasi-absence des iep et la faible place des disciplines scientifiques (de 1,67 % en 1990 à 6,58 % en 1998).
- 5 En 2008, sur les 12 écoles reconnues par la cpnej, 8 étaient installées en région (Lille, Strasbour (...)
11Le passage par une formation en journalisme est en augmentation constante pour l’ensemble des trois cohortes : plus de 60 % des nouveaux entrants de 2008 ont ainsi suivi une formation au journalisme avant l’obtention de la première carte de presse. Ceux qui vont effectuer toute leur carrière dans un média régional ou local sont, à partir de la cohorte 1998, plus nombreux à avoir suivi une formation initiale en journalisme : 47,5 % contre 44,4 % pour l’ensemble de la cohorte (Tableau 6). Ce phénomène peut s’expliquer par l’implantation régionale de nombre d’écoles5 qui favorise l’effet de réseau territorial. L’acculturation aux médias locaux va se faire plus facilement, surtout pour les jeunes journalistes originaires de province qui, pour nombre d’entre eux, vont faire leurs premières expériences de journalistes via la correspondance locale ou les piges puis les stages en cours d’étude. Il peut être également lié à une transformation des recrutements des mrl qui feraient le choix d’une professionnalisation accrue de leurs journalistes. On peut enfin y voir une illustration de la dégradation de l’emploi dans les médias nationaux qui oriente les nouveaux diplômés vers les mrl.
12L’analyse des parcours « pré-carte » éclaire la façon dont les futurs journalistes ont construit leur socialisation dans la période de l’apprentissage, qu’il s’agisse de la période des études générales ou de celle de la formation professionnelle (Tableaux 7 et 8). Ces parcours sont constitués de l’ensemble des périodes d’exercice antérieures à l’obtention de la carte.
13Ces expériences variées – correspondance de presse, piges, stages, bénévolat, emplois saisonniers – permettent aux futurs journalistes de consolider leur « vocation », de tester la réalité du métier dans des conditions parfois difficiles, surtout pour les stagiaires peu ou mal rémunérés. Elles favorisent également la constitution d’un premier réseau professionnel, capital non négligeable pour la suite. Elles constituent enfin des observatoires pertinents des rédactions et peuvent aussi permettre de saisir des opportunités d’entrée. Se construisant dans des domaines variés, y compris hors du journalisme, ces expériences cumulées élargissent les compétences et contribuent d’autant à réduire l’incertitude.
14On constate qu’il y a peu de différences structurelles entre les nouveaux entrants des mrl et l’ensemble des deux cohortes (Tableau 7), tant pour le nombre moyen de périodes cumulées (2,6 en 1990 et 3,5 en 1998) que sur leur durée moyenne (30 mois en 1990 et 18 mois en 1998). Entre 1990 et 1998, ces expériences deviennent tendanciellement plus nombreuses, mais leur durée moyenne en mois diminue ; cela n’a pas d’impact sur l’ancienneté ainsi cumulée, mais cela la structure différemment. L’ancienneté cumulée moyenne avant obtention de la carte (carrière moyenne) est à peu près stable, aux alentours de cinq ans. Le recours au critère de l’âge (30 ans comme âge d’entrée charnière) permet d’éclairer les moyennes globales (Tableau 8). Il s’agit à la fois d’une socialisation précoce au journalisme et aux métiers proches pour les plus jeunes (durée moyenne de deux ans), et d’une carrière, en journalisme ou ailleurs, pour les plus âgés (durée moyenne de 12 ans). Dans tous les cas, il s’agit de durées relativement longues.
15Nous avons cartographié en trois regroupements principaux les secteurs d’activité où se sont déroulées ces périodes « pré-carte » (Tableau 9) :
-
le journalisme sans carte (51,3 % en 1990 et 71,3 % en 1998) ;
-
des emplois dans les médias, mais dans d’autres services que la rédaction (administration, imprimerie ou régie technique, publicité, marketing), ainsi que des emplois dans le secteur de l’information-communication (communication d’entreprise, édition, documentation, publicité, réalisation et production audiovisuelle, photographie) ; ces deux configurations ont été agrégées pour des raisons évidentes de proximité (17 % en 1990 et 9,5 % en 1998) ;
-
des activités aussi diverses que variées, le plus souvent sans lien direct avec le journalisme et les médias ; cette modalité concerne plutôt les « entrants tardifs » (31,7 % en 1990 et 19,2 % en 1998).
16Le journalisme sans carte est l’activité dominante pré-carte pour les journalistes des mrl des deux cohortes, avec une présence largement supérieure à celle de l’ensemble des nouveaux entrants (45,5 % en 1990 et 57,7 % en 1998). Et cette activité s’est majoritairement effectuée dans des médias de proximité, confirmant ainsi la construction d’une trajectoire cohérente avec la carrière ultérieure (89,5 % en 1990 et 80,5 % en 1998), le plus souvent en presse écrite (Tableau 10). Ce point croise la place de la formation au journalisme et l’effet de réseau lié à l’implantation régionale des formations reconnues. Il renforce la socialisation par les écoles professionnelles ; il favorise aussi la fonction de test de ses goûts et de ses aptitudes dans cette période de formation.
17La répartition par statuts professionnels (Tableau 11) montre la progression du statut de stagiaire (de 16,1 % en 1990 à 27 % en 1998), au détriment de positions rémunérées (salaires ou piges) : ce mouvement affecte l’ensemble des nouveaux entrants. Du coup, le salariat (cdi et cdd) et la pige perdent en importance (part des salariés de 50,8 % en 1990, 38,8 % en 1998 et 42 % en 2008). Ce phénomène participe bien sûr à la construction de la flexibilité des marchés d’emplois par la constitution d’un « réservoir de personnel disponible » (Menger, 1991) et augmente en quelque sorte le coût d’entrée dans l’activité journalistique. Cette pratique croissante du stage, qui affecte surtout les moins de 30 ans (Tableau 13), répond à une injonction très ambivalente de la cpnej6. Celle-ci contraint les candidats aux écoles à avoir déjà effectué des stages et renforce cette logique dans le cadre de la formation elle-même. Les entreprises y ont un double intérêt : consolidation de la formation, main d’œuvre d’ajustement peu onéreuse, motivée et compétente. Pour les plus de 30 ans (Tableau 13), de façon assez normale, c’est la position de salarié qui est la plus répandue (48,3 % en 1990 et 46,4 % en 1998), suivie par la pige ; la part des stages reste faible. Il faut noter aussi la part de la correspondance locale, nettement plus élevée pour ce groupe (10 % en 1990 et 13 % en 1998).
18Pour les activités aux frontières du journalisme (Tableau 14), les répartitions sont très variables avec toutefois, pour les mrl, une présence constamment importante de l’audiovisuel (36,4 % en 1990 et 42,4 % en 1998), et une part stable de la photographie (autour de 22 %) et de la communication (23 %). Ces expériences, proches des rédactions et des médias, peuvent constituer une aide à l’entrée en journalisme, mais aussi une alternative en cas de difficulté dans la carrière.
19Pour les activités « autres », au-delà d’un inventaire à la Prévert (comptable, vendeur, responsable d’une écurie de course, voileux...), émergent quelques groupes dont l’importance évolue au fil du temps (Tableau 15). Le premier est constitué des enseignants et formateurs (23 % en 1990 et 10,6 % en 1998), majoritairement auxiliaires ou contractuels ; le deuxième par le pôle secrétariat / administration et les activités commerciales. Quant au service national, il disparaît totalement en 2008. Parmi ceux de la cohorte 1990 qui avaient déclaré un service national, 30 % l’avaient effectué en lien avec l’information ou la communication (sirpa, photographie, ecpa et autres services audiovisuels ou de communication). Ceux de la cohorte 1998 sont plus nombreux, pratiquement 50 %, à être passés par ces mêmes services.
20La première carte de presse est obtenue à l’issue d’une période déclarée par le demandeur dont la durée est très variable (Tableau 17) : si un minimum de trois mois continus est obligatoire, la période est souvent beaucoup plus longue, dépassant parfois les 80, voire les 200 mois ! Toutefois, sa durée moyenne — aux alentours de dix mois — évolue peu sur dix ans, tant pour les journalistes des mrl que pour l’ensemble. Elle est nettement plus longue pour les entrants « tardifs » (> 30 ans), ce qui montre que l’accès au métier reste ouvert.
21De façon attendue, les nouveaux entrants 1990 et 1998 qui vont faire carrière dans les mrl obtiennent tous leur première carte dans le secteur des médias de proximité (99 % et 96 %). Si on affine l’observation au seul marché de l’information régionale et locale (Tableau 18), on constate une répartition assez classique, montrant que la presse reste encore le média dominant en région (76 % en 1990 et 70 % en 1998) mais que sa part tend à fléchir au profit de l’audiovisuel (de 24 % en 1990 à 31 % en 1998).
22Le statut d’exercice correspond à la nature du contrat de travail : cdi, cdd ou pige (Tableau 19). Pour chacune des deux cohortes observées, la fragilité statutaire du premier emploi augmente : la part des cdi diminue régulièrement (de 66,7 % en 1990 à 44,6 % en 1998) tandis que celle des cdd augmente (de 13,7 % en 1990 à 31,7 % en 1998) ; celle des pigistes reste à peu près stable, autour de 18/20 %. On peut penser que le poids croissant du stage dans les périodes « pré-carte » rend plus difficile l’accès direct au cdi. À ce stade de leurs carrières, les hommes ont globalement des positions statutaires plus solides que les femmes : ils sont plus souvent en cdi.
23Les qualifications qui structurent les carrières sont clairement décrites dans les accords salariaux annexés à la Convention collective nationale de travail des journalistes (ccntj). Pour éviter de recourir aux quelque 150 qualifications existantes, nous avons opéré par agrégats autour des quatre principales spécialisations du journalisme (Tableau 20). Les répartitions restent stables pour les deux cohortes observées. La rédaction est la spécialisation la plus fréquente (plus de 60 %) pour tous les nouveaux entrants puisqu’elle est le cœur de l’activité journalistique. Viennent ensuite le reportage (13 %) et la mise en valeur (10 %). La polyvalence est plus présente dans les mrl (13 % contre 11 % pour l’ensemble des deux cohortes).
24Enfin, le début de carrière sur une position d’encadrement est très rare. Pour l’ensemble des cohortes, elle concerne 5,5 % des nouveaux entrants en 1990 et 1998, ce qui est normal pour des débutants. Pour les seuls mrl, elle n’est plus que de 1,5 % des nouveaux entrants en 1990 et 1998.
25Dans une approche très empirique, nous proposons d’analyser les carrières suivant deux indicateurs, proches de ceux déjà utilisées par V. Devillard dans un travail antérieur (2001), la volatilité et la mobilité, que l’on croisera avec la continuité ou la discontinuité des trajectoires. Ces deux critères permettent de distinguer entre les journalistes ayant continûment des positions stables, qui vont constituer le noyau dense du groupe professionnel, et ceux dont les parcours montrent des discontinuités, des interruptions, qui vont se répartir à l’intérieur du halo entourant le noyau central.
26Les parcours continus concernent les journalistes qui obtiennent une carte chaque année au titre du journalisme effectif et les parcours discontinus (absence de carte ou carte de chômeur) correspondent à des parcours interrompus, définitivement ou non, avec passage soit par le chômage, soit par d’autres activités le plus souvent inconnues.
27Le groupe des carrières discontinues se scinde en deux :
-
les sortants définitifs, qui quittent les fichiers de la ccijp au cours de la période d’observation sans qu’il soit possible de savoir ce qu’ils deviennent, ni s’ils ne reviendront pas devant la Commission un jour ou l’autre ;
-
les sortants temporaires, qui font des aller-retour dans les fichiers de la ccijp soit pour cause de chômage au-delà de deux ans, soit pour cause de sortie temporaire sans que, là encore, il soit possible de savoir quelle a été leur activité durant cette interruption.
28Ces « sorties » peuvent être partiellement documentées par les dossiers de journalistes ayant essuyé un ou plusieurs refus, soit de première carte, soit de renouvellement.
29Si effectivement la mobilité est une caractéristique des carrières des journalistes, il apparaît qu’elle augmente, en particulier dans sa dimension extra-médiatique. Nous avions montré (ifp, 1991) que, parmi les titulaires de la carte de presse 1990, 77 % avaient connu jusqu’à cette date des carrières continues et que ce pourcentage atteignait 90 % pour les journalistes de la presse régionale. Depuis, la situation a changé et les parcours discontinus deviennent plus nombreux, les carrières en journalisme auraient tendance à se raccourcir. Par exemple, en 1999, 30 % des journalistes nouvellement entrés durant la décennie 1980 avaient quitté les fichiers de la ccijp et 22 % de ceux entrés au cours de la décennie 1990 (Leteinturier, 2001).
30Les carrières sont observées ici sur 11 ans et 18 ans (Tableau 21) ; le dépouillement des dossiers effectué en 2009 a permis de décrire les parcours jusqu’à l’année 2008.
31Les carrières continues — carrières complètes sans interruption d’aucune sorte — sont nettement plus nombreuses pour les nouveaux entrants des mrl que pour l’ensemble des deux cohortes. Après 11 ans d’activité, environ la moitié des journalistes des médias régionaux sont encore en poste (52,4 % en 1990 et 49,5 % en 1998), contre seulement un tiers pour l’ensemble (38,9 % en 1990 et 29,5 % en 1998). Pour la cohorte 1990, 18 ans après, l’érosion s’est lentement poursuivie : ils ne sont plus que 46,7 %. Ces carrières continues s’effectuent très majoritairement dans un même média. La mobilité géographique associée ou non à un changement d’entreprise apparaît comme le principal facteur de changement.
32Les carrières discontinues, interrompues temporairement ou définitivement, représentent, à l’exclusion des périodes de chômage, la multi-activité au long de la carrière, c’est-à-dire la mobilité inter-secteurs. L’analyse des rythmes de sortie (Tabl. 22) pour chacune des deux cohortes montre une augmentation de la volatilité pour l’ensemble des nouveaux entrants qui, toutefois, touche moins les journalistes des mrl. Insistons toutefois sur ce fait majeur : au bout de 11 ans de carrière, plus du tiers des nouveaux entrants dans les mrl (36,2 % en 1990 et 40 % en 1998) est sorti du fichier de la ccijp. Et pratiquement la moitié (51,4 %) des nouveaux entrants de 1990 en sont sortis au bout de 18 ans.
33L’observation de l’évolution statutaire confirme la plus grande stabilité dont bénéficient les journalistes des mrl par rapport à l’ensemble des nouveaux entrants des deux cohortes. Les parcours effectués strictement en cdi concernent plus de la moitié d’entre eux (58 % en 1990 et 54,4 % en 1998) contre un tiers pour l’ensemble des deux cohortes pour lesquelles les parcours hétérogènes dominent. Les hommes y sont largement majoritaires (60 % pour la cohorte1990 et 68 % pour la cohorte 1998). La part des pigistes, 12,5 % pour la cohorte 1990, diminue de façon significative pour la cohorte 1998, pour laquelle les parcours plus complexes sont en croissance (24,7 % en 1990, 33,6 % en 1998). Ceci illustre sans doute la contamination aux mrl des tensions observées sur les médias nationaux dans la décennie précédente mais aussi la stabilisation du statut de correspondant de presse (clp).
34L’ensemble de ces données renvoient aussi aux travaux de Louis Chauvel (2010) qui met en avant la difficulté pour les entrants sur les marchés de travail nés après 1960 à s’insérer dans des parcours stables, linéaires et sans à-coups. De plus, nous avons rappelé en introduction les difficultés propres au secteur des médias, y compris des mrl.
35N’ayant pas encore traité statistiquement les salaires relevés (pour lesquels il faudra faire la conversion franc-euro), nous rappellerons ici, à titre d’illustration, ce que disent les grilles de salaires négociées dans le cadre de la ccntj. La hiérarchie des mrl est très clairement illustrée par les disparités salariales, très fortes, entre les médias, quelle que soit la fonction observée (Tableau 25). Ainsi, le salaire mensuel brut 2010 pour un rédacteur 2e échelon varie de 1996,77 € en presse quotidienne régionale à 1561,95 € en presse hebdomadaire régionale en passant par 1772 € en radio locale. À titre de comparaison, il est de 2621,84 € en presse quotidienne nationale et de 1928,52 € en presse hebdomadaire parisienne.
36On note des écarts similaires pour les progressions hiérarchiques, les carrières. Deux situations s’observent. En radio et presse hebdomadaire, les grilles de qualification sont relativement courtes (5 à 6 échelons ), ce qui induit une stagnation rapide. En presse quotidienne régionale au contraire, les grilles de qualification sont plus ouvertes (20 échelons différents), offrant la possibilité de construire des carrières diversifiées mais sans doute plus lentement. C’est ainsi que seulement 30 % des nouveaux entrants a connu une progression vers une position cadre sur 18 ans pour la cohorte 1990 contre 41 % pour l’ensemble. De même, pour la cohorte 1998, seulement 20 % des nouveaux entrants de 1998 ont connu une progression base/ cadre sur 10 ans, contre presque un tiers pour l’ensemble de la cohorte. Nous reviendrons sur cette difficulté à progresser dans la carrière comme facteur explicatif important de la mobilité, voire de la volatilité des journalistes.
37La mobilité géographique est une contrainte forte de la construction des carrières dans les mrl ; elle croise la progression hiérarchique. Elle s’exerce sur des territoires plus ou moins vaste puisqu’elle varie avec la zone de diffusion du média : elle représente donc en quelque sorte un bon quart du territoire français pour les journalistes de Ouest-France par exemple, alors qu’elle se réduit à une ville ou un arrondissement pour un hebdomadaire dit « départemental » et à des territoires intermédiaires pour le service public de l’audiovisuel (France 3 ou réseau Radio Bleu). Elle apparaît comme une composante importante des carrières continues.
38Construite pour l’instant sur le seul champ du journalisme de proximité, cette proposition de typologie reste donc partielle. Elle repose majoritairement sur les carrières des nouveaux entrants des deux cohortes 1990 et 1998. Nous y avons ajouté des profils issus du fichier des refus 2010 qui permettent d’affiner la description des parcours discontinus.
39Comme nous l’avons montré précédemment, les carrières des journalistes des mrl sont caractérisées, comme pour l’ensemble des journalistes français, par un large éventail de situations avec la mobilité et/ou la volatilité comme élément le plus clivant. Nous pouvons alors tenter de situer ces journalistes des mrl en fonction de la force ou de la densité de leur lien professionnel à l’activité journalistique dans une analogie avec l’analyse du lien social de M. Granowetter (2008).
40La représentation graphique prend la forme d’anneaux ou d’ellipses concentriques s’éloignant de plus en plus du noyau central où se situe le lien le plus consistant à l’activité. Nous retiendrons ici trois anneaux illustrant l’affaiblissement croissant du lien au journalisme. Toutefois, l’attractivité du noyau central reste forte et conduit ceux qui occupent des positions difficiles, voire précaires, à maintenir le lien, dans l’espoir qu’un jour, leur situation s’arrange, ou à s’arranger eux-mêmes, individuellement, de cette situation en équilibre entre choix vocationnel et nécessité.
41Les catégories vont être construites à partir des indicateurs de mobilité, inter- ou intra-média ou inter- ou intra-entreprise, combinés avec la progression hiérarchique (mobilité statutaire ou de qualification) et/ou sortie définitive ou temporaire. Nous y associons la détention de la carte de presse comme facteur de légitimation consacrant le lien à l’activité professionnelle du journaliste. Toutefois, cette carte n’étant pas obligatoire pour exercer l’activité, nous avons choisi d’intégrer dans notre typologie des journalistes sans carte. Croiser ces différents critères va permettre de modifier la représentation traditionnelle – souvent très statique – du champ journalistique en proposant ici une représentation plus dynamique à partir de quatre modèles de carrières reflétant la densité du lien à l’activité professionnelle, à la profession. En dehors d’une minorité qui connaît des carrières stables et sans aucune rupture, la plupart des journalistes, au cours de leur carrière, sont susceptibles de passer par l’un et/ou l’autre de ces types.
42De forte densité, ce « noyau » rassemble les journalistes ayant eu un exercice continu, exclusif de l’activité de journaliste avec la carte, donc la reconnaissance explicite de la ccijp elle aussi continue. Ce noyau dense est toutefois composé de plusieurs groupes dont les déroulements de carrière diffèrent.
43Un premier groupe réunit ceux dont la situation professionnelle est la plus stable : une carrière continue, dans le même média et la même entreprise, avec ou sans progression hiérarchique, avec ou sans mobilité géographique.
44Un second groupe présente aussi un profil de carrière assez stable du fait de la continuité du média mais une mobilité un peu plus forte due à des changements d’entreprises (avec ou sans mobilité géographique), avec ou sans évolution hiérarchique.
45Un troisième profil correspond à des carrières plus mobiles (mobilité inter-média et mobilités inter-entreprise), avec ou sans changement de qualification ou de position hiérarchique.
46Ce premier anneau, très proche du centre, réunit ceux qui exercent le journalisme comme activité exclusive et continue, mais sans reconnaissance de la Commission de la carte ou avec reconnaissance intermittente ; du point de vue de la ccijp, il s’agit de parcours discontinus, mais ces aller- retour strictement administratifs ne reflètent réellement aucune variation du parcours professionnel de l’individu. Nous avons observé le poids de ce phénomène du journalisme sans carte dans les parcours « pré-carte » des nouveaux entrants. L’analyse des refus de carte (Leteinturier, 2012) permet de comprendre la stratégie de la ccijp et de repérer les divers indicateurs de refus : refus pour statut personnel non compatible (autre ccnt, statut d’auto-entrepreneur non salarié) ou pour entreprises non reconnues.
47La carrière est exclusive en journalisme, mais avec périodes de chômage, avec carte en continu, y compris la carte de chômeur estampillée ccijp. La carte « chômeur » délivrée par la ccijp situe les titulaires à proximité du centre : volonté de rester dans le groupe, prise de distance involontaire et temporaire. Nombre de chômeurs tentent d’ailleurs de poursuivre l’activité en réussissant à obtenir quelques piges, manifestant ainsi clairement leur volonté de rester dans le groupe professionnel.
48Il s’agit des carrières qui mélangent le journalisme à autre chose ; le déséquilibre entre les deux sources de revenus (le journalisme et l’autre activité) peut conduire à un non-renouvellement de la carte sans que la situation professionnelle soit fondamentalement modifiée. On y trouvera donc surtout des pigistes qui exercent partiellement dans les mrl. On peut y inscrire également les correspondants locaux de presse (Gimbert, 2011) qui n’exercent le journalisme que comme une activité secondaire et qui ne sont pas titulaires de la carte professionnelle.
49Mieux formés au journalisme, déjà relativement expérimentés à l’obtention de la première carte de presse, les journalistes des mrl entrés en 1990 et 1998 connaissent des situations professionnelles variées mais globalement plutôt favorables : carrières continues dominantes et plus forte stabilité statutaire. Pourtant, au bout de 10 à 20 ans, pratiquement la moitié d’entre eux a quitté le groupe des journalistes encartés, ce qui contredit l’image que donnent les mrl comme médias où les carrières seraient plutôt longues et moins heurtées qu’ailleurs. Finalement, ici ou là, on ne serait pleinement journaliste que durant une partie de sa vie professionnelle, et par intermittence pour le reste, combinant l’activité journalistique avec d’autres, en parallèle ou successivement. Le journalisme serait alors un métier par lequel on passerait plutôt qu’une profession engageant toute une vie.
50Si on peut immédiatement penser aux difficultés économiques propres au secteur pour expliquer cette volatilité, il faut également ajouter un élément important, mal connu et peu documenté : celui de la difficulté à progresser au sein des entreprises médiatiques, donc à faire carrière (Leteinturier, 2002) ! Il est possible d’identifier trois causes principales à ces difficultés.
51La première – et qui n’est pas propre à ce secteur – est le phénomène du rétrécissement des places au fur et à mesure de la montée dans la hiérarchie des entreprises. Une réponse à ce phénomène est d’ailleurs proposée par les quotidiens régionaux à travers une grille de qualification qui compte 19 strates, depuis rédacteur débutant stagiaire jusqu’à rédacteur en chef, et qui peut donc en quelques sorte « occuper » une carrière complète. L’enjeu de la progression hiérarchique est bien évidemment celui de la progression salariale qui, de fait, est elle aussi très lente, avec des salaires initiaux nettement moins élevés que dans les médias nationaux.
52La seconde renvoie aux journalistes eux-mêmes et aux raisons pour lesquelles ils ont choisi ce métier. Pour la plupart d’entre eux, la dimension managériale propre aux postes élevés dans les hiérarchies n’est pas un facteur pertinent de choix du métier. Métier vocationnel, le journalisme s’accommode mal du management et les jeunes journalistes ne sont d’ailleurs pas nécessairement tous formés pour prendre en charge ce type de responsabilité, que ce soit au niveau du chef de rubrique ou à celui de rédacteur en chef. C’est d’ailleurs ce que pointait le rapport de l’Institut Montaigne d’août 2006 (Esquirou, 2006) sur la crise de la presse quotidienne d’information : « ...toute évolution de carrière vers des fonctions de management, toute rémunération au mérite passent trop souvent dans les rédactions pour une forme de trahison des fondamentaux de la profession ». Ce constat rejoint celui que rapporte F. Champy (2009, 108) à partir des travaux de E. Freidson sur les hôpitaux américains : « En devenant administrateur, le professionnel acquiert une nouvelle expérience et un nouveau point de vue, perd petit à petit son identité de professionnel, et cesse d’être considéré comme un collègue. Sa position l’oblige alors à tenir compte du point de vue des décideurs politiques dont le soutien est déterminant pour le devenir de l’organisation ».
53Enfin, en troisième lieu, le journalisme est un métier hautement relationnel et les opportunités ne manquent pas d’aller voir à ses marges, temporairement ou définitivement : communication, édition, industries culturelles, politique, enseignement professionnel, médias hors journalisme. On sait que nombre de journalistes exercent hors du cadre construit par le statut de 1935 et la création de la carte professionnelle de journaliste (Frisque, 2011), soit sur les mêmes terrains que les journalistes encartés, soit dans d’autres espaces, plus hybrides, mais où les compétences journalistiques sont recherchées. De même, environ la moitié des diplômés des écoles de journalisme reconnues ne se présentent jamais devant la Commission de la carte !