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L’humour et l’actu, entre hybridation et retour du masculin

The humor and news, between hybridization and return of male
Humor y noticiario entre hibridacion y vuelta del masculino
Nelly Quemener
p. 136-151

Résumés

Cet article analyse en termes de Genre la vague d’humour d’actualité de 2007-2009 à la télévision. Il montre une polarisation de la scène de l’humour d’actualité, entre d’une part, des représentants féminins et « androgynes »,  d’autre part, des humoristes présentant une masculinité plus traditionnelle. Ces deux groupes convergent dans la vision du monde proposée. Celle-ci se caractérise par une stéréotypisation des femmes et du féminin, et par la défense d’une masculinité synonyme d’autorité et de contrôle.

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Texte intégral

  • 1 « On ne nous dit pas tout », Vivement Dimanche, France 2, 5 octobre 2008.
  • 2 Cette proximité entre humoriste et commentateur est ancrée dans l’histoire de la caricature, les pr (...)
  • 3 Nous employons le terme d’hégémonie au sens gramscien, actualisé par Stuart Hall, de domination ins (...)
  • 4 Selon une perspective butlerienne, nous dissocions femmes et féminin, hommes et masculin, masculin (...)
  • 5 Avant 2007, Roumanoff et Alévêque n’ont pas de chronique régulière. Après 2009, les interventions s (...)
  • 6 La notion de performance est comprise au sens d’esthétique faite de ressorts, de procédés et de for (...)

1« à mon avis, on va l’avoir dans le… Mais comme la croissance est molle, ça devrait pas être trop douloureux ! »1. Sur un ton suggestif, Anne Roumanoff, alias Madame Bistrot, délivre dans l’émission Vivement Dimanche de Michel Drucker une chronique d’actualité aux accents populaires, rythmée par des remarques de bon sens et une imagerie sexuelle. On s’étonne d’abord de cette alliance entre une humoriste, qui jusqu’en 2007, revêtait l’habit d’une femme de classe moyenne au physique et à la vie ordinaires, et un humour chansonnier, commentant l’actualité à force de bons mots et de répliques acerbes. La transformation du style d’Anne Roumanoff correspond à un tournant singulier sur la scène de l’humour contemporain : à l’humour basé sur l’incarnation de personnages et le récit de soi succède un genre qui avait quelque peu disparu, héritier des premiers chansonniers des années 1940, que nous appellerons humour d’actualité. Cette remise au goût du jour n’est pas sans poser question : elle réactive une figure d’humoriste à la charnière du portraitiste chroniqueur et du caricaturiste2, dont le regard se caractérise par une perspective critique et extérieure au monde qu’il commente. Surplombant et détaché des affects du quotidien, l’humoriste chansonnier correspond dans les imaginaires socio-historiques à un homme blanc hétérosexuel, qui s’impose au détri­ment d’éventuels humoristes femmes ou issus des minorités. En ce sens, il est possible de parler de ce dernier comme d’une figure hégémonique3. Je montrerai ici que cette figure s’est transformée avec l’incorporation des évolutions sur la scène de l’humour des années 2000, notamment en s’ouvrant aux femmes et au féminin4. Néanmoins, elle continue de proposer une vision du monde androcentrée, au sein de laquelle la féminité est représentée de façon stéréotypée et la virilité valorisée. Ce tournant laisse entrevoir les traits caractéristiques d’une instrumentalisation des avancées du féminisme au profit d’un retour conservateur (McRobbie, 2009). Je m’appuierai sur l’analyse des sketches télévisuels de quatre humoristes ayant connu un rebond sur la scène de l’humour à partir de 2007, année correspondant à la campagne présidentielle opposant entre autres, Ségolène Royal, candidate du Parti Socialiste, et Nicolas Sarkozy, candidat de l’Union pour un Mouvement Populaire. Nicolas Canteloup délivre des sketches d’imitation de 2005 à 2010 et Anne Roumanoff des chroniques d’actualité de 2007 à 2010 sur le plateau de l’émission Vivement Dimanche présentée par Michel Drucker sur France 2 ; Christophe Alévêque fait en 2007 une chronique dans l’émission diffusée en deuxième partie de soirée le samedi, On n’est pas couché présentée par Laurent Ruquier sur France 2 ; Stéphane Guillon, après trois années de sketches dans 19h10/20h10 Pétantes, propose une revue de presse dans le talk show du samedi soir de Thierry Ardisson, Salut les terriens sur Canal +. Nous limiterons notre analyse aux sketches joués sur les plateaux entre 2007 et 2009, deux années pendant lesquelles les quatre humoristes opèrent en même temps à la télévision5. Nous analyserons d’une part la performance des humoristes, à travers l’étude de la gestuelle, de l’apparence et de la corporalité (Schechner, 2006)6, d’autre part la vision du monde produite en portant notre attention aux catégorisations du masculin et du féminin, notamment avec l’étude des types et des stéréotypes.

Hybridation du Genre dans l’humour chansonnier

  • 7 La figure du bouffon est historiquement marquée par le rite de l’inversion du raffinement et par le (...)

2Le retour d’un humour de commentaire politique fait suite à une période allant des années 1980 aux années 2000, dominée par des humoristes appartenant à des groupes jusque-là peu visibles sur la scène de l’humour ou groupes subalternes (Spivak, 2009 (1988)), à savoir les humoristes femmes et les humoristes issus des minorités ethnoraciales. Ces derniers développent une gestuelle et une corporalité mouvantes pour se présenter comme des participants actifs du monde qu’ils dépeignent. À travers elles, ils rendent compte de leurs résistances et conformités aux modèles normatifs relatifs au Genre ou à la catégorisation ethnoraciale. Le lieu d’exercice privilégié de cet humour est celui des émissions de talk show aux dispositifs inspirés du café-théâtre (Lochard, Soulages, 1994, 25). En outre, l’humour des années 2000 prend le contre-pied de deux figures de l’humour français, le comique Coluche et l’imitateur Thierry Le Luron. Tous deux incarnent à la fin des années 1970, les bouffons d’une République au sein de laquelle ils ciblent principalement les élites politiques et la bourgeoisie7. Ils s’affichent en observateurs critiques des milieux politiques et publics et construisent un rapport d’opposition frontale à un système de normes et de pouvoir centralisé, en s’appuyant sur le renversement des hiérarchies et la critique d’un monde « manipulé ».

3D’un point de vue formel, les humoristes de commentaire d’actualité de 2007 héritent des traits caractéristiques des deux périodes précédentes. Dans les émissions de talk show, ils occupent le temps de leur passage à l’antenne une position d’autorité depuis laquelle ils délivrent des portraits satiriques, ciblés et personnalisés. Ils mélangent des éléments privés et publics et des remarques peu flatteuses sur les personnalités du monde politique, de la culture, du sport. Leur humour se place clairement dans un héritage de la caricature de presse, qui se saisit de ce qui est « dit » d’une personnalité, grossit certains traits, ajoute des objets ou comportements triviaux, et inverse les rôles et les hiérarchies dans le but de « faire mouche » (Duprat, 2001). La fonction « noble » du politique est alors souvent dégradée et ridiculisée par des références sexuelles, scatologiques et « bassement » corporelles (Bakhtine, 1970 (1965)). Mais à l’inverse d’un Coluche ou d’un Le Luron, l’humour de 2007-2009 ne cible plus un système politique dans sa globalité, mais des personnalités ou des actions individuelles dispersées, entremêlées dans des réseaux de pouvoir.

4C’est surtout du point de vue de la composition des figures qui lui sont associées que l’humour chansonnier semble avoir incorporé les transformations des années 2000. Parmi les humoristes qui s’imposent, Anne Roumanoff dont l’humour de femme de classe moyenne était resté dans les marges de la culture grand public, revient sur le devant de la scène par la voie télévisuelle en tant qu’humoriste politique. Sa chronique hebdomadaire« On ne nous dit pas tout »dans Vivement Dimanche commence en septembre 2007 après l’élection à la présidentielle du candidat de l’ump Nicolas Sarkozy. L’humoriste s’empare d’un genre humoristique principalement associé à des figures masculines et développe un humour basé sur des mots d’esprit, la critique du pouvoir et le bon sens, prenant ainsi le contre-pied des attendus normatifs selon lesquels l’humour et le politique seraient les domaines réservés du masculin.

5La féminisation de l’humour chansonnier se traduit également par une sorte d’hybridation de la masculinité de ses représentants. Nicolas Canteloup est l’imitateur de l’émission Vivement Dimanche et développe un humour à la charnière de la caricature, de l’imitation « réaliste » et du commentaire politique. Il s’appuie sur l’adoption d’un certain nombre de tonalités et d’expressions isolées de son modèle original, pour créer des personnages identifiables par un geste ou une attitude. Canteloup bénéficie d’une image peu agressive, alimentée par un physique élancé et un visage doux et imberbe. Cette dernière puise dans la masculinité « androgyne » de l’humoriste les ressources pour asseoir non seulement l’étiquette de « gentil » mais également la visée divertissante des sketches. Elle satisfaisait ainsi les exigences d’une émission à la tonalité consensuelle et familiale régulée par Michel Drucker, présentateur à la carrière déjà longue, incarnant le patriarche et véritable maître d’œuvre des débats. Il en va de même d’Anne Roumanoff, qui malgré ses propos acerbes à l’égard des personnalités politiques, se voit auréolée de l’image d’une humoriste pleine de bons sentiments. L’humour chansonnier, ayant incorporé par le biais de ses représentants des valeurs et des caractéristiques associées à un imaginaire « féminin », devient synonyme d’inoffensivité et de bonnes intentions.

  • 8 Vivement Dimanche, France 2, 28 octobre 2007.

6La masculinité « androgyne » et la féminité de ces deux humoristes s’ajoutent à des techniques corporelles et langagières qui brouillent parfois les frontières du Genre. L’humoriste Nicolas Canteloup imite par exemple tout aussi bien la candidate Ségolène Royal, les ministres Roselyne Bachelot et Michelle Alliot-Marie, Miss France, que les hommes politiques et les sportifs. Sans apparat, ni accessoire, le corps seul est alors à même de « performer » autant le Genre féminin que le Genre masculin, adoptant les codes et les gestes qui leur sont associés. Paradoxalement, ce corps est aussi celui qui vide ces « troubles dans le genre »  (Butler, 2005) de tout caractère perturbateur en insistant sur leur fiction, selon un procédé propre à la caricature. Le ressort humoristique fonctionne en deux temps : dans un premier temps, la caricature physique insiste sur certains traits de la personnalité imitée ; dans un second temps, les propos énoncés révèlent les intérêts et valeurs qui gouvernent les actions de cette dernière. Ce ressort désarticule corps et paroles, insistant successivement sur l’un et l’autre dans un exercice de grossissement et d’objectivation de la personne imitée. Le personnage n’est alors jamais complètement incarné, il est au contraire fragmenté pour attirer le regard du spectateur sur un aspect particulier de ses actions ou de ses propos. Lorsque Canteloup interprète Nicolas Sarkozy de retour d’un voyage au Maroc, il entre sur le plateau coiffé d’un tarbouch, saluant le public de façon nerveuse. Une fois le ressort visuel épuisé, l’imitation laisse place à un dialogue avec le présentateur, qui désigne par des jeux de mots et des tournures humoristiques, les intérêts commerciaux qui ont guidé la visite du président : « Michel Drucker, si j’avais été malin, j’aurais pu leur vendre des cheminots, des grévistes ! J’ai ramené des chameaux pour qu’on puisse faire des chameaux lib’ dans Paris. C’est la même couleur, les gens vont adorer. J’ai amené des cadeaux : pour les garçons, une Rollex. Pour les filles des T-shirt, c’est Chamelle… Coco Chamelle ! »8

7Avec Canteloup, tout soupçon de subjectivité se dilue dans la multiplicité et la mise à distance à des fins humoristiques des thématiques et des personnalités publiques imitées. L’humoriste préserve au moyen de ce ressort en deux temps et de sketches construits comme une succession de séquences courtes, une forme de détachement. Il renforce cette posture apparemment « neutre » et désengagée en disparaissant dans une multitude de corporalités et de sujets d’actualité, qui finissent par rendre son visage, sa voix « naturels » inidentifiables et son point de vue insaisissable. Ici, l’apparente « neutralité » de l’humoriste est le mécanisme par lequel la construction sociale, genrée ou partisane de l’humour est invisibilisée. En donnant l’impression d’un retrait, elle situe le sujet humoriste à distance du monde qu’il commente, lui permettant d’apposer un regard englobant depuis une position d’autorité. Elle est soutenue par un traitement dit « égal » de toutes personnalités, thématiques et tous courants politiques, et une absence de marquage social, par le corps ou le langage, qui viendrait nommer ou qualifier la catégorie à laquelle l’humoriste appartient (Brekhus, 2005, 247).

  • 9 Vivement Dimanche, France 2, 1er novembre 2009.
  • 10 Vivement Dimanche, France 2, 6 décembre 2009.

8Quoique s’ouvrant au féminin, l’humour chansonnier ne s’oriente donc pas vers une remise en cause des visées hégémoniques qui le gouvernent. Il nourrit au contraire l’imaginaire d’un non marquage, qui a longtemps été le mode d’expression privilégié d’une masculinité blanche dans l’humour comme au cinéma (Dyer, 1997). Les sketches d’Anne Roumanoff dans Vivement Dimanche sont un bon exemple de ce processus. Écrits en collaboration avec un chansonnier de la vieille garde, membre de l’émission Les Grosses Têtes, Bernard Mabille, ils montrent l’humoriste en Madame Bistrot, énonciateur incarnant l’archétype du poivrot accoudé à la table d’un comptoir un verre à la main, à l’élocution hésitante et aux gestes mal assurés. Le dispositif des chroniques repose sur une dissonance : alors que la présence de Roumanoff, sa tenue aux couleurs vives et son surnom de « Madame Bistrot » assignent à l’énonciateur un Genre féminin, le monde du bistrot et le vocabulaire grossier à connotation sexuelle renvoient aux imaginaires stéréotypés du langage masculin et populaire (Yaguello, 1978) : « Nicolas Sarkozy vide les bourses et après, il s’étonne qu’on ait les glandes ! »9 ; « Dominique Strauss Kahn, il a prospéré à Washington, on dirait un hamburger… À force de manger des hotdogs, il a la saucisse qui le démange. »10

9Dans ces extraits, l’expression « avoir les glandes » désigne autant un sentiment de mécontentement qu’elle fait référence aux parties génitales mâles, créant ainsi une identification paradoxale du sexe de l’humoriste. Comme nous allons le voir dans les parties suivantes, cette dissonance entre énonciation « masculine » et énonciatrice femme atteint son paroxysme dans les propos misogynes tenus sur le plateau. Elle est pourtant à son tour invisibilisée par un mécanisme qui ne désigne au regard du spectateur que le Genre féminin du personnage. La dimension genrée du langage n’est quant à elle à aucun moment énoncée ou signalée. Cette dissymétrie entre l’aspect marqué et non marqué (Phelan, 1993) au sein d’un même sketch préserve l’origine féminine du discours et la met au service d’une satire « par le bas » du monde des puissants. Ainsi, loin du bouffon extérieur au monde qu’il commente, Madame Bistrot parle en son nom de citoyenne lambda, qui souffre au quotidien des désagréments du monde politique, des grèves à la RATP, de la hausse des prix, et exprime son ras-le-bol dans le regard désenchanté porté sur l’actualité. Son bon sens et la dimension terre-à-terre de ses remarques l’autorisent à tourner en ridicule les tenants du pouvoir. Ici point de posture d’autorité, mais une énonciation depuis une position commune à toutes et tous qui présuppose et produit la subalternité du Genre féminin.

Virilité et prégnance du regard masculin

  • 11 Comme le rappellent Connell et Messerschmidt, l’incorporation des masculinités subalternes (à l’ins (...)

10L’hybridation masculin/féminin de l’humour chansonnier ne doit pas évincer la permanence d’une masculinité traditionnelle, qui se manifeste par le retour en force de figures d’humoristes à l’apparence virile, usant du désabusement comme d’un moteur de l’énonciation humoristique (Connell, Messerschmidt, 2005)11. Chez Christophe Alévêque et Stéphane Guillon, la virilité n’est pas synonyme de puissance physique, elle se construit à partir de corps relativement fins et de taille moyenne et se traduit par l’adoption d’un style vestimentaire et d’une apparence sombres. Lors de son « coup de gueule » dans l’émission On n’est pas couché, Christophe Alévêque se présente sur le plateau les cheveux grisonnants coiffés en bataille, et vêtu de chemises noires ou grises. Il baisse la tête, fait des gestes larges, lit son texte sur un ton de désarroi et lance des cris d’énervement. Sur scène, comme dans son spectacle Super Rebelle, Alévêque confirme le recours aux codes d’une masculinité dominante : il remplit l’espace de sa voix puissante, de gestes amples et de pas pesants.

  • 12 Susan Bordo montre que le corps masculin est généralement associé à l’idée de dureté, elle-même ren (...)

11Chez Stéphane Guillon, les codes de la virilité sont activés dès ses premières apparitions, quand, assis en costumes sombres et cheveux bruns, il délivre face caméra sa chronique à coup de gestes secs, s’autorisant la grossièreté verbale et surtout gestuelle, à l’instar du geste de bras plié en guise d’illustration d’un phallus en érection ou du majeur levé en guise d’insulte12. Le geste du majeur levé se retrouve d’ailleurs sur l’affiche de son spectacle de 2007 En avant la musique, résumant la posture de provocation de l’humoriste. De 2003 à 2009, le physique de Stéphane Guillon s’assombrit et souligne l’air désabusé. Ses cheveux grisonnent, sa barbe pousse jusqu’à donner une apparence négligée. Sa voix travaillée par les chroniques à la radio tire vers le grave et s’éclaircit dans les moments d’emphase. Quand il quitte le plateau de Samedi Pétantes, pour rejoindre une émission à l’image plus virile, Salut les Terriens présentée par Thierry Ardisson, Guillon opte pour le costume noir accompagné d’une cravate mal attachée, ajoutant à son visage sombre une touche « débraillée » qu’il s’autorise malgré les convenances du plateau.

12Chez les deux humoristes Alévêque et Guillon, la profusion de gros mots et de références sexuelles vient à l’appui de la surenchère de leur humour. Les termes « dégueulasse », « enculé », « cul », « baiser » proposent une version stéréotypée du langage masculin. Ils s’accompagnent d’une variante cauchemardesque et traumatique de l’acte sexuel, la sodomie, également présente chez Roumanoff, dont la référence sert à exprimer la peur de se faire avoir par les politiques et par le système. Acte associé dans les imaginaires sociaux à l’homosexualité, son rejet explicite est aussi le moyen de revendiquer l’hétérosexualité de l’énonciateur et une masculinité virile en opposition avec une masculinité « efféminée » (Sedgwick, 1990, 85).

  • 13 Salut les terriens !, Canal +, 3 février 2007.
  • 14 Salut les terriens !, Canal +, 19 avril 2008.

13Se dessine entre Alévêque et Guillon d’une part, et Canteloup d’autre part, une représentation ambivalente et bipolaire de la masculinité. Les deux premiers incarnent le versant ténébreux, potentiellement violent et brutal de la figure masculine. Souvent qualifiés de « méchants » ou « injustes », ils usent de cette image de manière explicite sur les plateaux pour surenchérir et s’autoriser de nouveaux excès, se dédouanant implicitement au prétexte que c’est le rôle que l’on attend d’eux. Aussi Stéphane Guillon n’hésite-t-il pas à multiplier les blagues scabreuses à propos des enfants, suite à l’affaire Courjault marquée par la découverte de trois nouveaux nés dans un congélateur : « Société. En Mayenne, record de natalité : 53 naissances pour 153 habitants… Va falloir équiper le secteur en congélateurs. »13 ; ou encore à épingler les personnes âgées : « Une octogénaire sur une autoroute à contre sens : il faut absolument qu’on ait une canicule cet été. Les conneries avec les vieux, ça suffit ! »14

  • 15 Salut les terriens !, Canal +, 3 mai 2008.

14Chaque fois, il active la corde sensible des spectateurs produisant l’image d’un humoriste sans borne, parfois emporté par des accès de colère ou d’infa­mie. Le public du plateau joue un rôle primordial. Il ponctue chacun des com­men­taires de Guillon d’applaudissements ou de huées, insistant sur son ca­rac­tère acceptable ou au contraire indécent. Néanmoins, ce jeu avec le public et les limites de la bienséance est volontairement déclenché par l’hu­mo­riste, comme lui-même le rappelle. Dans un sketch du 3 mai 2008, face à Thierry Ardisson, Guillon s’énerve en évoquant la situation des droits de l’homme en Tunisie et au Cambodge : « En Tunisie, Rama Yade (secré­taire d’État aux droits de l’homme) n’a rien dit sur les droits de l’homme. En revan­che, au Cambodge, elle a poussé une gueulante. C’est normal, les Tuni­siens nous prennent des airbus et les Cambodgiens rien. (Il se lève) Assassins, saleté de jaune, ordure !  (Il se rassied.) Excuses-moi Thierry, je me suis emporté, ça ne m’arrive pas souvent, mais là c’est trop dur. »15

15Dans ce type de séquence, l’exagération et le mea culpa immédiat signalent la dimension feinte et ironique de l’énervement. Ces dérapages sont alors le moyen pour l’humoriste d’exercer une puissance scénique autorisant tous les excès et son contrôle sur le déroulé du sketch.

  • 16 Christophe Alévêque, Debout ! Casino de Paris, 2006, DVD Édition vidéo, France Télévisions Distribu (...)
  • 17 Spectacle Super rebelle… enfin ce qu’il en reste, France 4, 29 octobre 2010.
  • 18 On n’est pas couché, France 2, 3 novembre 2007.

16Par leur surenchère, Guillon et Alévêque construisent une posture de confrontation avec les réseaux de pouvoir, aboutissant à une image d’humoriste prompt à l’action et téméraire. Dans ses spectacles Debout !16et Super Rebelle17et dans sa chronique télévisuelle en 2007, Alévêque se forge une image de héros rebelle qui a pour mission de révéler ce que le citoyen lambda ne voit pas ou ne veut pas voir. La référence au super héro le place du côté du sauveur, de la personne omnisciente, qui se distingue par ses dispositions à combattre les injustices et les manipulations. Seul face aux « gens », considérés telle une masse aveugle et ignorante des enjeux du monde politique, et face aux personnalités politiques, caractérisées par leur malhonnêteté et leur soif de pouvoir, le rôle de l’humoriste est de regarder et révéler : « Si on regarde bien, tout ne va pas si mal…. Il suffit de regarder la situation en fermant les yeux, tout va bien. Et puis quand ils les ouvrent, ahhhhhhh ! Les gens se réveillent ! »18

17Provoquant, méprisant envers ses cibles, Alévêque devient une sorte de combattant solitaire de la manipulation collective, dont la révolte est vouée à l’échec et condamnée à l’éternel recommencement, comme le rappelle la dimension parodique de ses sketches. Cette confrontation, outre le fait qu’elle participe à réhabiliter la critique bouffonne permise par sa « conscience » des enjeux de pouvoir, promeut également une certaine image de la masculinité en l’associant au courage et à l’omniscience.

  • 19 On n’est pas couché, France 2, 13 octobre 2007.
  • 20 Salut les terriens !, Canal +, 15 mars 2008.

18Si Alévêque et Guillon rendent souvent explicite la dimension répulsive de leur humour et de leurs répliques, ils ne proposent pas d’en signaler la construction genrée. L’un des mécanismes d’invisibilisation des visées hégémoniques de la masculinité repose sur l’absence d’énonciation de l’identité masculine de l’humoriste. Dans leurs sketches, les deux acteurs usent bien d’un « je », qui semble désigner l’origine de leurs chroniques. Mais ce dernier, loin de renvoyer à leur personnalité intime, fait référence à leur identité professionnelle, caractérisée par la fonction critique à l’égard des réseaux de pouvoir. Dans sa chronique du 13 octobre 2007, Christophe Alévêque tente en vain d’évoquer des sujets divertissants pour intéresser « les Français » que la « politique fait chier » mais ne peut s’empêcher de revenir aux fondamentaux : la crise birmane, les tests adn pour les étrangers, l’ouverture à gauche d’un gouvernement de droite19. Ce type de sketches explicite le lien inextricable entre humour chansonnier et commentaires d’actualité, notamment politique. Il fait écho à l’irrépressible surenchère de Stéphane Guillon, qui sert aussi de révélateur à la visée cathartique et les intentions bouffonnes de ses sketches. Mais si l’humour chansonnier est sciemment et explicitement associé aux commentaires d’actualité (politique), à la confrontation et à l’excès, son énonciation majoritairement masculine est quant à elle passée sous silence. Ce procédé discursif aboutit parfois à justifier la répétition de propos misogynes par la fonction critique et bouffonne de l’humoriste : « La semaine s’achève. Une semaine où le poil fut à l’honneur. Lundi c’était l’anniversaire de la mort de Cloclo mort à poil dans sa baignoire. Mercredi Lazar Ponticelli, le dernier poilu nous quittait. Jeudi Une femme d’honneur s’arrêtait. La série la plus rasante de la télé française. Corinne Touzet déclare : “J’étais à bout de force”. Nous aussi. »20 

19Par cette remarque, Guillon mêle le commentaire d’une série populaire et le jugement à l’égard d’une actrice, Corinne Touzet, très appréciée du grand public. Il noie pourtant l’éventualité d’une lecture sexiste de son propos en se réfugiant derrière la posture d’un humoriste dont le rôle est de critiquer tout et tout le monde avec la même vivacité. Néanmoins, comme nous allons le voir, une analyse attentive du traitement de la féminité et de la masculinité à l’intérieur du discours énoncé permet de montrer que le sort réservé à l’une et l’autre n’est pas nécessairement similaire.

Des masculinités en quête de charisme

  • 21 Cette différence de traitement entre masculinité et féminité a déjà été montrée à propos des séries (...)
  • 22 Dans son ouvrage phare sur la masculinité, R. W. Connell précise que le cœur même du mécanisme d’in (...)

20Dans les commentaires humoristiques étudiés, il est rare que les ressorts du rire portent directement sur l’identité masculine, pourtant majoritaire, des représentants des mondes politiques, culturels et sportifs. Chez Nicolas Canteloup, cette absence d’articulation humoristique de la masculinité accompagne une disproportion entre personnages masculins et personnages féminins, avec une vingtaine de personnalités hommes (François, Bayrou, Nicolas Sarkozy, Massimo Garcia, François Hollande, Zinedine Zidane, Jean-Claude Gaudin, etc.) contre cinq personnalités femmes (Ségolène Royal, Michelle Alliot-Marie, Maïté, Mylène Farmer et Miss France) imitées de façon régulière entre 2007 et 2009. Elle conduit à associer « naturellement » les domaines de prédilection de l’humoriste, le sport et la politique, au masculin et s’accompagne d’une différence de traitement de la féminité et de la masculinité. Alors que les femmes sont souvent réduites à un nombre restreint de caractéristiques gouvernées par leur Genre, les hommes présentent des traits divers et souvent associés à d’autres critères sociaux ou à des tempéraments particuliers21 : le champion de foot Zinedine Zidane est dépeint tel une personne inaudible et discrète ; Bernard Laporte, secrétaire d’État au sport tel un ministre gérant les affaires publiques à la façon d’un match de rugby ; le maire de Bordeaux, Alain Juppé, tel un bourgeois rigide cherchant à se donner l’image d’une personnalité à la page. L’image du pouvoir est par conséquent celle d’une masculinité plurielle dont l’omniprésence silencieuse contribue à installer l’hégémonie22.

  • 23 Salut les terriens !, Canal +, 22 décembre 2007.

21Pourtant, sur l’ensemble des personnalités masculines évoquées par le commentaire d’actualité, certaines n’échappent pas aux railleries. Celles-ci s’appuient notamment sur une appréciation de leur physique, touchant leur virilité et leur masculinité. Nicolas Sarkozy voit ainsi sa fonction présidentielle dégradée par le rappel de sa petite taille et de sa nervosité. Cet abaissement au corps revêt une dimension genrée : il dissocie masculinité et charisme, insistant sur la rupture du corps présidentiel avec la masculinité patriarcale. Il conduit également à donner à la relation du président avec l’ex-mannequin Carla Bruni une dimension instrumentale, celle de lui permettre de restaurer sa virilité et son autorité tout à la fois :« Pour oublier sa déconvenue, Nicolas pria la princesse Carla de l’accompagner à la parade de Mickey. Tour de manège et nuit enflammée à l’hôtel Bambi, suite Panpan. Le sourire de Carla pour effacer la triste mine de Kadhafi, c’est très fort. Attention toutefois à la surenchère, si Sarkozy recevait Ben Laden. Pour faire passer la pilule, il devra se taper Loana à l’Aquaboulevard. »23

  • 24 Vivement Dimanche Prochain, France 2, 4 novembre 2007.

22Ces caricatures et commentaires grossissent l’image d’un président au corps agité et nerveux, déjà présent dans la presse (Coulomb-Gully, 2009) et jaugé à l’aune de la vie politique. Alors que Roumanoff suggère un lien entre les actions politiques du président et sa sexualité – « Il faut qu’il fasse radada sinon il va exploser ! »24 – Canteloup insiste sur sa sensibilité aux aléas de sa vie intime : il devient dépressif lorsque Cécilia le quitte, se montre (trop) fier lorsqu’il évoque Carla Bruni. Dans tous ces cas, le ressort humoristique repose sur la révélation des mécanismes sous-jacents à ses décisions et ses relations : la quête permanente de gages de sa virilité et de sa puissance indispensables à la satisfaction de ses ambitions.

  • 25 Vivement Dimanche Prochain, France 2, 24 janvier 2010.
  • 26 Salut les terriens !, Canal +, 4 novembre 2006.

23La place centrale de Nicolas Sarkozy dans les caricatures citées s’appuie sur cette « masculinité mascarade » (Achin, Dorlin, 2008), construite par ailleurs dans les représentations médiatiques, qui dissocie autorité masculine « naturelle » et pouvoir politique. Paradoxalement, en invitant à rire de cette mascarade, le caricaturiste rétablit l’exigence d’une virilité acquise dans l’exercice du pouvoir. Les moqueries explicites à l’égard du caractère d’apparence peu affirmé de certains hommes publics confirment ces attendus normatifs de la masculinité. François Hollande secrétaire général du Parti Socialiste et ex-compagnon de Ségolène Royal, est régulièrement renvoyé à son absence d’autorité et un physique ingrat. Chez Canteloup, il est qualifié de « fraise tagada » par la voix de Ségolène Royal ; chez Roumanoff, il devient un « fromage de Hollande » et est rappelé à un manque de charisme évident avec sa « tête de chef de rayon »25  faisant écho à la « tête de cochon de lait »26 évoquée par Guillon. Ces qualificatifs à l’égard du chef du PS s’appliquent à mettre à distance celui qui ne renvoie pas les codes d’une masculinité virile et imposante. À l’inverse, les comportements violents et agressifs sont à leur tour raillés : le président du conseil italien Sylvio Berlusconi est présenté tel un homme machiste et vulgaire ; Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur, tel un homme autoritaire et brutal. Chez Alévêque, chaque mention faite de ce dernier s’accompagne d’une intonation hachée et d’un accent allemand, renvoyant à l’imaginaire du nazi. Ces masculinités hyperboliques installent la représentation du masculin dans une dichotomie enfermante  (Hall, 1997) : d’un côté, l’homme faible et impuissant, de l’autre, l’homme violent et machiste. Il ressort de cette satire des hommes politiques une mise à distance de la masculinité trop ou au contraire insuffisamment affirmée, promouvant en creux une masculinité naturellement virile mais sans excès.

Le spectacle ambivalent de la féminité

  • 27 Vivement Dimanche, France 2, 23 novembre 2008.

24Plus nombreux et diversifiés, les personnages masculins échappent largement au regard sexualisant apposé sur la féminité, et c’est en partie ce qui distingue les railleries à l’égard des hommes et des femmes politiques. Derrière l’apparente égalité de traitement des personnalités politiques réside un mécanisme d’invisibilisation de la permanence des discriminations et des stéréotypes de Genre. L’analyse qualitative des sketches d’Alévêque, Guillon, Canteloup et Roumanoff montre en effet que tous confinent la représentation de la féminité dans un schéma contradictoire indépassable : les femmes politiques sont soit bêtes, incompétentes et sujettes à l’hystérie, soit masculines et frigides. En novembre 2008, racontant les luttes internes au PS, Anne Roumanoff, alias Madame Bistrot, résume parfaitement cette dichotomie : « Alors le combat Martine (Aubry) contre Ségolène (Royal), c’est la poupée Barbie contre la poupée barbante ; Lorie contre Régine, la belle contre la teigne. Non mais, parce que Martine, elle s’accroche. Vous savez que quand Martine rencontre un pitbull sur le trottoir, c’est le chien qui change de trottoir. Au PS, ça fait 7 ans qu’ils essaient de la refiler à la braderie de Lille, mais ils n’ont pas réussi. »27

  • 28 Salut les terriens !, Canal +, 3 février 2007.

25Ici Ségolène Royal se voit attribuer une seule qualité, la beauté, réduction classique de la féminité à un critère physique, tandis que Martine Aubry renvoie l’image d’une femme frustrée et aigrie de par son allure masculine et rigide, construisant un stéréotype négatif (Wood, 1994). L’association de la femme politique à des traits répugnants se retrouve chez Stéphane Guillon qui fait preuve d’un dégoût violent pour une autre candidate à l’élection, Dominique Voynet, représentante des Verts : « À Rome, lors d’un défilé de haute couture, un styliste a proposé une robe Ségolène Royal. Une robe Dominique Voynet est à l’étude pour les femmes qui en ont marre que leur mari leur saute dessus tous les soirs. Ça et du déodorant Ushuaïa, il paraît que ça fait débander tout de suite. Vous êtes plus embêtées. »28

  • 29 Vivement Dimanche, France 2, 23 décembre 2007.

26Dans cette remarque de Guillon, la chute rappelle le moteur qui gouverne le jugement masculin et l’appréciation des compétences politiques des femmes, à savoir la sexualité, ici exprimée par le fait de « bander ». Ce type d’appréciation trouve dans la publicisation fin 2007 de la relation entre Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, un terrain d’expression privilégié. Cette relation est l’occasion de comparer l’ex-mannequin devenue chanteuse à l’ensemble de ces prédécesseures à l’Élysée. Dans le cas de Canteloup, cette comparaison est faite par Nicolas Sarkozy : «  Les Français pourquoi m’ont-ils élu ? Pour que je fasse mieux que mes prédécesseurs ? Qu’est-ce qu’ils avaient mes prédécesseurs ? Anémone Giscard D’Estaing ? Danièle Mitterrand ? Bernadette Chirac ! Moi j’ai Carla Bruni. Franchement, j’ai envie de dire, cherchez l’intrus ! ».29

  • 30 Vivement Dimanche, France 2, 17 septembre 2007.

27Quoique attribuant ces propos au chef de l’Etat, Canteloup réactive et matérialise par ce simple énoncé la formation discursive de la catégorie femme entre deux extrêmes, l’un incarné par la femme séductrice dont on rappelle souvent qu’elle est peu fiable, car « mangeuse d’hommes », l’autre associé à la femme vieillissante, bourgeoise, ennuyeuse et sexuellement rebutante. Chez Canteloup, c’est surtout à travers la multiplicité de ses personnages que ce procédé de stéréotypisation devient flagrant. Parmi eux, Alexandra, alias Miss France 2007, incarne la femme bête et belle, la chanteuse Mylène Farmer la femme dépressive et folle, la cuisinière Maïté la femme physiquement répugnante. D’entre les personnages féminins de Canteloup, le plus récurrent, Ségolène Royal, concentre à lui seul les éléments des stéréotypes négatif et positif de la féminité. Joué le dos courbé et doté d’une attitude robotique, le premier geste qui le caractérise est celui de remettre ses cheveux en arrière. Il associe féminité et coquetterie, détournant d’emblée l’attention des ambitions politiques de la candidate. Ségolène Royal cependant répond également à l’image de la femme aigrie à l’égard de son ex-mari François Hollande et maladivement jalouse de sa nouvelle compagne : « J’ai dit “connasse” Michel Drucker ? Ca n’est pas possible, car ce n’est pas un mot qui fait partie de mon vocabulaire ! Si François est heureux avec elle, c’est tout le malheur que je leur souhaite ! Et je leur souhaite surtout de ne pas me croiser. […] Car si je la chope, je l’éclate, je la ventile, je la disperse dans les quatre coins de Paris ! ».30

  • 31 Vivement Dimanche, France 2, 9 décembre 2007.

28Elle renvoie alors à l’imaginaire de la femme irrationnelle, possiblement illuminée, qui n’accepte pas la défaite à l’élection présidentielle et est prête à tout pour atteindre le pouvoir. Dans un sketch du 9 décembre 2007, elle témoigne en tant que « femme battue » à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences à l’égard des femmes : « Ca a commencé par des phrases assassines, au sein de ma propre famille politique. Des phrases du genre, elle y connaît rien en politique, elle a pas les épaules, elle ne sait rien en politique étrangère. C’est une dinde, c’est une truffe, c’est une looseuse. […] C’était un dimanche soir, un 6 mai, aux alentours de 20h, ça montait ça montait. Et le soir, comme je pressentais, j’ai été battue Michel Drucker ! ».31

29Le ressort du rire repose sur les tactiques maladroites et égocentriques de l’ex-candidate, qui profite de la parole donnée aux femmes battues pour ressasser sa défaite. Il est à double tranchant : il décrédibilise d’une part le témoignage des femmes victimes de violence conjugale en suggérant qu’il est le produit de leur imagination ; il désamorce d’autre part le sérieux des injures et déstabilisations dont la candidate a été l’objet lors de la campagne, voire les légitime en construisant un personnage affabulateur et mythomane. Les éléments du stéréotype ainsi activés par la représentation humoristique de Ségolène Royal trouvent en outre dans le récit des relations conflictuelles au sein du parti de gauche leur part de « vérité » (Dyer, 1984) : sa mise à l’écart effective au sein de son propre parti politique après la campagne semble valider la justesse de sa caricature.

  • 32 On n’est pas couché, France 2, 13 octobre 2007.

30Cette représentation réductrice de la féminité prend parfois la forme d’un discours violemment anti-féministe. Christophe Alévêque, dans ses « coups de gueule », réitère le procédé de sexualisation du corps féminin, à l’instar de cette remarque lancée à propos de la chanteuse Maria Carey et de sa nouvelle maison : « Une maison de dix chambres ! Pas étonnant qu’elle ne retrouve pas sa petite culotte ! »32. C’est surtout dans son spectacle Super Rebelle qu’il use de propos misogynes sous des airs de provocation. Dans un sketch au sujet de la sexualité, l’humoriste se lance dans une diatribe en faveur du plaisir et fait du sexe la solution aux problèmes politiques : « Un peuple qui baise est un peuple heureux ». Prônant un retour à un comportement de « bête », il dénie ouvertement la permanence d’inégalités de Genre et la légitimité d’un combat féministe lorsqu’il évoque « la guerre homme femme » : « C’est bon, elles (les femmes) ont gagné ! Tout ça devrait se résoudre par des parties de jambes en l’air, pas par des quotas ! Et d’ailleurs, je soupçonne beaucoup de femmes de vouloir nous faire payer l’ancien temps. J’y suis pour rien moi ! Qu’est-ce que vous voyez là ? Un faux coupable, un innocent, une victime, un martyr (il ouvre les bras en croix). Je fais la vaisselle, moi ! Quand on me décroche ! Ce serait quand même mieux à deux, nus, avec un petit tablier, devant, derrière ! Y’en a un qui lave, l’autre qui range, y’en a un qui essuie, l’autre qui rentre. »

31Ici les débats « sérieux » autour de la parité sont vidés de leur pertinence au prétexte d’une victoire des femmes sur les hommes n’autorisant plus les revendications. Si l’exagération fait des propos misogynes d’Alévêque une mascarade risible, elle n’en réactive pas moins, en les matérialisant, une conception stéréotypée des rapports de Genre, au sein de laquelle les femmes sont réduites à des objets de désir et l’homme est mu par des obsessions sexuelles. On retrouve là le mécanisme du backlash : la prise en compte des revendications féministes et de l’exigence d’égalité est aussi le moyen par lequel les femmes se voient dénier les avancées conquises pendant la période précédente et les conservatismes se réinstallent (Faludi, 1991). Il s’accompagne dans le cas d’Alévêque d’un trait d’anti-féminisme décourageant toute identification ou velléité d’une poursuite de la lutte féministe (McRobbie, 2009).

32La candidature d’une femme politique, Ségolène Royal, à l’élection prési­dentielle de 2007 a sans doute nourri l’impression d’un accomplisse­ment des luttes féministes. Or une fois au centre de l’actualité, Ségolène Royal est devenue l’alibi à une dénégation des discriminations participant à couvrir les mécanismes d’exclusion des femmes de la sphère publique et politique. Dans l’humour, ce mouvement se traduit par la réactivation par la caricature de chaînes de signification réductrices de la féminité et de la masculinité. L’image nerveuse et peu charismatique de Nicolas Sarkozy offre les pistes d’une compréhension de ce retour à des stéréotypes de Genre. Candidat à la présence médiatique dispersée mais forte, son identité publique traduit une nouvelle conception du politique, préférant l’action, l’hyperactivité, l’occupation de multiples territoires à la formulation d’un projet de société aux contours cohérents et non contradictoires (Maigret, 2007). Symptôme d’un individualisme consommé, ces nouvelles formes du politique entrent en résonnance avec un humour de satire à son tour fragmenté en de multiples personnages et commentaires, diluant l’origine du discours chansonnier et du point de vue critique et détournant l’attention des effets de domination. Ces performances convergentes de l’humour et du politique, en désarticulant les échelles de valeur et les imaginaires collectifs au profit d’un pouvoir d’agir individuel, ouvrent la voie à un retour en puissance de représentations stéréotypées du Genre qui semblaient pour un temps avoir perdu leur centralité dans le mécanisme du rire.

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Bibliographie

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Notes

1 « On ne nous dit pas tout », Vivement Dimanche, France 2, 5 octobre 2008.

2 Cette proximité entre humoriste et commentateur est ancrée dans l’histoire de la caricature, les premiers caricaturistes de presse, appelés « humoristes », affirmant leur proximité au journalisme (Delporte, 1992).

3 Nous employons le terme d’hégémonie au sens gramscien, actualisé par Stuart Hall, de domination instable et sans garantie, sans cesse traversée par des résistances (Hall, 2008 [1977], 54).

4 Selon une perspective butlerienne, nous dissocions femmes et féminin, hommes et masculin, masculin et féminin pouvant être indifféremment appliqués à des corps mâle ou femelle (Butler, 2005).

5 Avant 2007, Roumanoff et Alévêque n’ont pas de chronique régulière. Après 2009, les interventions se raréfient : Canteloup apparaît ponctuellement chez Drucker, tandis que Alévêque, qui quitte On n’est pas couché fin 2007, développe une série de chroniques sur son site web, Le petit coin de résistance de Christophe Alévêque. Stéphane Guillon et Anne Roumanoff privilégient la radio à la télévision dès 2008.

6 La notion de performance est comprise au sens d’esthétique faite de ressorts, de procédés et de formes, et au sens de « faire », d’action de montrer et de se montrer.

7 La figure du bouffon est historiquement marquée par le rite de l’inversion du raffinement et par le renversement des symboles du pouvoir (Cottegnies, 2000 : p. 63-65).

8 Vivement Dimanche, France 2, 28 octobre 2007.

9 Vivement Dimanche, France 2, 1er novembre 2009.

10 Vivement Dimanche, France 2, 6 décembre 2009.

11 Comme le rappellent Connell et Messerschmidt, l’incorporation des masculinités subalternes (à l’instar des masculinités gays) et de la féminité reconfigure la masculinité en l’hybridant et brouillant parfois les frontières du Genre. Néanmoins, elle n’est pas nécessairement synonyme de la fin du modèle patriarcal.

12 Susan Bordo montre que le corps masculin est généralement associé à l’idée de dureté, elle-même renvoyant à un imaginaire de contrôle, de sécurité, de respect. En outre, dans les sketches de Guillon, le geste fait largement écho au phallus fictionnel des représentations médiatiques (Bordo, 1999 : p. 57).

13 Salut les terriens !, Canal +, 3 février 2007.

14 Salut les terriens !, Canal +, 19 avril 2008.

15 Salut les terriens !, Canal +, 3 mai 2008.

16 Christophe Alévêque, Debout ! Casino de Paris, 2006, DVD Édition vidéo, France Télévisions Distribution, 2008.

17 Spectacle Super rebelle… enfin ce qu’il en reste, France 4, 29 octobre 2010.

18 On n’est pas couché, France 2, 3 novembre 2007.

19 On n’est pas couché, France 2, 13 octobre 2007.

20 Salut les terriens !, Canal +, 15 mars 2008.

21 Cette différence de traitement entre masculinité et féminité a déjà été montrée à propos des séries télévisées policières françaises (Sellier, 2007).

22 Dans son ouvrage phare sur la masculinité, R. W. Connell précise que le cœur même du mécanisme d’installation d’une masculinité hégémonique repose sur son invisibilité et son apparente naturalité (Connell, 2005 [1995], 212).

23 Salut les terriens !, Canal +, 22 décembre 2007.

24 Vivement Dimanche Prochain, France 2, 4 novembre 2007.

25 Vivement Dimanche Prochain, France 2, 24 janvier 2010.

26 Salut les terriens !, Canal +, 4 novembre 2006.

27 Vivement Dimanche, France 2, 23 novembre 2008.

28 Salut les terriens !, Canal +, 3 février 2007.

29 Vivement Dimanche, France 2, 23 décembre 2007.

30 Vivement Dimanche, France 2, 17 septembre 2007.

31 Vivement Dimanche, France 2, 9 décembre 2007.

32 On n’est pas couché, France 2, 13 octobre 2007.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nelly Quemener, « L’humour et l’actu, entre hybridation et retour du masculin »Sciences de la société, 83 | 2011, 136-151.

Référence électronique

Nelly Quemener, « L’humour et l’actu, entre hybridation et retour du masculin »Sciences de la société [En ligne], 83 | 2011, mis en ligne le 26 février 2016, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/2217 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.2217

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Auteur

Nelly Quemener

Docteure en Sciences de l’information et de la communication, King’sCollege de Londres, Laboratoire CIM, nellyquemener@hotmail.com

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