- 1 Discutant les travaux de Julia Kristeva à partir d’une perspective foucaldienne, Judith Butler préc (...)
1Comme l’étude 2010 du Global Media Monitoring Project (gmmp) l’a montré, la violence relatée par les médias est souvent une affaire d’hommes. Marlène Coulomb-Gully le note dans le rapport français de l’étude : « la « médiaréalité » française se caractérise comme suit : une vision androcentrée du monde où les hommes constituent les trois-quarts des acteurs [aussi] s’agissant de violence et de transgression sous toutes leurs formes » (Coulomb-Gully, 2010, 4). Lorsque les violences sont commises par des femmes, cette vision androcentrée est impossible à maintenir. « L’affaire des bébés congelés » se noue autour d’une femme, Véronique Courjault, qui a tué trois de ses enfants à leur naissance en 1999, 2002 et 2003. Dans cette affaire, les victimes sont des figures de l’innocence et de l’incapacité à se défendre, et l’auteure de la violence est leur mère, dont le geste met en cause des valeurs (l’instinct maternel, l’attachement aux enfants, la douceur) socialement attachées au féminin. Lors de la découverte des corps, certains journaux ont désigné la mère meurtrière comme un « monstre », retrouvant ainsi la définition que donne Georges Auclair du « monstrueux » : « il y a monstre quand la violation des règles humaines équivaut pour la conscience commune à la violation des lois naturelles » (Auclair, 1970). Une mère est donc une meurtrière et les médias se voient contraints à donner du sens à une violence qui semble enfreindre les lois naturelles en échappant aux figures traditionnelles de la violence et à celles, socialement constituées, du féminin et de la maternité1. Le geste de Véronique Courjault rappelle celui de Médée, dont les infanticides montrent, selon KyveliVogiazoglou, « le dédoublement entre la position féminine et maternelle. Médée assume de n’être pas toute mère et de pouvoir tuer ses enfants » (Vogiatzoglou, 2010). Pourtant Médée est étrangère à la Cité ; elle est une « Barbare » et son altérité, radicale, permet d’expliquer son geste. Véronique Courjault est elle une femme ordinaire, dont le geste extraordinaire semble inhumain.
- 2 Pour ce qui est de l’utilisation du terme « Genre » avec une majuscule, nous renvoyons au propos de (...)
2Pour comprendre comment les médias peuvent raconter pareille mise en question des valeurs de Genre2, nous analysons les discours consacrés au procès de la mère meurtrière, en juin 2009. Pourquoi travailler sur le procès ? Parce que se joue, en une dizaine de jours, la réaffirmation, par l’institution judiciaire, des valeurs sociales ; réaffirmation dont les médias sont à la fois témoins et narrateurs. Leurs discours prennent alors en charge les valeurs, leur mise en cause et leur réaffirmation.
3Après avoir vu qui sont les journalistes qui couvrent le procès pour comprendre si le Genre joue sur la saisie médiatique de l’affaire, nous envisageons, à partir d’une analyse narrative et lexicale (Greimas, 1983), les désignations et qualifications de l’événement, de ses acteurs et les axiologies en jeu dans les récits.Comment se mettent en place les récits du procès ?Comment se construit la figure clivée de l’accusée ? Comment, enfin, sont réaffirmées, si tant est qu’elles le soient, les normes judiciaires et, surtout, symboliques permettant une sanction judiciaire et narrative de la mère meurtrière ? Les journaux peuvent-ilsvraiment parler d’une « mère meurtrière » ?
- 3 Le corpus de cette étude est constitué de l’ensemble des articles parus dans la presse quotidienne (...)
4Disons tout d’abord un mot des auteur-e-s des articles3. Les journalistes mobilisé-e-s lors du procès sont Sophie Bouniot pour l’Humanité, Patricia Tourancheaupour Libération, Patricia Jolly pour Le Monde, Marie Boëton pour La Croix et Sophie Des Déserts pour Le Nouvel Observateur, Stéphane Durand-Souffland pour Le Figaro et Pascal Ceaux pour L’Express. Sept médias, sept journalistes couvrant le procès, et cinq femmes pour deux hommes. Ce constat renvoie à deux éléments pointés dans l’étude GMMP : « Tous médias confondus (presse, radio et télévision), les reporters hommes sont un peu plus nombreux que les femmes (53 % contre 47 %). […] Les reporters femmes sont majoritaires dans les domaines Sciences et Santé (69 %), Société et Droit (62 %), et dans une moindre mesure Economie (54 %). Les reporters hommes sont majoritaires sur des thèmes traitant de Politique/Gouvernement (62 %), de Crimes et de Violences (65 %) […] ».Par ailleurs, « dans les reportages dont les femmes constituent le thème principal, 53 % sont le fait de reporters femmes (53 %), contre 47 % de reporters hommes » (Coulomb-Gully, 2010, 11). Le procès de Véronique Courjault articule ainsi de façon contradictoire les deux éléments pointés par Coulomb-Gully. Le sujet relève de la thématique « Crimes et violences », généralement traitée par des hommes, mais une femme en constitue le sujet principal – elle est jugée pour un triple infanticide – ce qui classe le sujet dans ceux qui sont plutôt couverts par des femmes. Or, ici, c’est le second élément qui prime ; les femmes reporters sont majoritaires dans le suivi du procès. Cela permet de postuler que la figure féminine au cœur du procès prime la violence ; le procès de Tours serait davantage traité comme étant une affaire de femmes que comme relevant d’une violence commune. Sans préjuger des stratégies propres à chaque rédaction, « plusieurs travaux ont montré qu’il existait une répartition des domaines de spécialité journalistique ou, pour le dire autrement, une ségrégation horizontale entre femmes et hommes. On repère en effet des secteurs médiatiques, des services et rubriques, ou encore des compétences et spécialités genrées » (Damian-Gaillard, Frisque et Saitta, 2009, 185). Ainsi, Claire Sécail montre, dans son étude sur « l’affaire Grégory », que trois des médias ayant couvert l’affaire (TF1, Antenne 2 et Europe 1) avaient dépêché des journalistes femmes, lesquelles ont produit un discours d’une « tempérance relative », et ce même si les trois journalistes ont aussi cru à la culpabilité de la mère du petit garçon assassiné – « peut-être l’existence d’une approche plus féminine du métier a-t-elle renforcé un attachement à certaines valeurs éthiques » (Sécail, 2007, 126). L’articulation entre les spécialités professionnelles des reporters mobilisé-e-s et le sujets traités paraît donc délicate à démêler, du point de vue du Genre, hors d’une attention plus fine portée aux productions des journalistes. Cela implique donc de comprendre comment, dans ce procès de Tours, les récits ont articulé le Genre et la violence, les normes de la maternité et leur transgression.
5Les récits médiatiques d’un procès judiciaire contribuent à faire de la violence et de son processus de sanction un « procès social, qui mobilise des informations contextuelles, mais également des ressources symboliques, des croyances, des conventions sociales et culturelles, qui permettent de les interpréter sous une perspective intersubjective valide » (Barthélémy, 1992, 132). Ils s’inscrivent dans une dynamique d’appropriation sociale et symbolique de l’acte transgressif – ici, la violence meurtrière d’une mère. Or, parler de cette violence oblige aussi – parce que c’est un des objectifs du procès judiciaire – à l’inscrire dans des cadres sociaux de compréhension ou d’interprétation. On fait ici l’hypothèse que cela n’est narrativement possible qu’en scindant la figure de l’accusée en deux facettes : celle d’une mère et celle d’une meurtrière.
- 4 Le cadrage correspond à la mise en place des « cadres du traitement langagier de la signification » (...)
6Quand s’ouvre le procès de Tours, le mardi 9 juin 2009, deux journaux ouvrent leur récit sur ce qui va faire l’objet du procès. « L’affaire des bébés congelés de Séoul à la cour d’assises de Tours » titre Libération, tandis que Le Monde précise que « Le procès des « bébés congelés » s’ouvre à Tours ». Mais les deux journaux hésitent sur leur cadrage narratif4 ; Libération précise que « Aujourd’hui, s’ouvre le procès de Véronique Courjault, accusée d’avoir tué trois de ses enfants à la naissance » ; Le Monde indique que « Véronique Courjault comparaît devant la cour d’assises pour le meurtre de trois de ses enfants en 1999, 2002 et 2003 ». Dans les jours suivants, Libération oscille entre deux rubriquages : « Affaire Courjault » et « Bébés congelés », reprenant des propos de l’accusée en titre ou proposant des « titres informationnels » (Mouillaud, Tétu, 1989) dont le sujet est « Véronique Courjault ». Pour ce quotidien, le récit s’amorce en tension entre deux logiques ; celle d’un événement qui dépasse l’accusée et pourrait constituer un fait de société – le journal fait ainsi état, le 15 juin, du « procès de Valérie Serres […] l’autre affaire de bébé congelé », et celle de l’enquête sur une femme qui peine à s’expliquer (« Véronique Courjault, fille du silence » titre Libération le 10 juin). Passé le premier jour, où ce qui n’est pas une « affaire » pour Le Monde est résumé entre guillemets, le quotidien resserre son récit autour de la femme jugée ; ses titres suivants évoquent « Véronique », « Véronique Courjault » ou « Mme Courjault ».
7Les autres journaux ouvrent leur couverture du procès en évoquant le nom de l’accusée. « Véronique Courjault aux assises pour trois infanticides » indique l’Humanité ; « Véronique Courjault jugée à partir d’aujourd’hui » précise La Croix. Ne parlant du procès qu’un jour plus tard, Le Figaro fait état des « premiers mots de Véronique Courjault ». Dans son édition précédant l’ouverture du procès, L’Express titre « Les deux Véronique Courjault », et Le Nouvel Observateur ouvre son unique article sur « L’ETRANGE VIE des époux Courjault ». Pour ces journaux, le cadrage narratif initial s’effectue donc sur la femme jugée à Tours (ou sur son couple pour le dernier journal cité). Tous journaux confondus, la jeune femme est le plus souvent désignée par son état civil ; 193 occurrences des expressions « Véronique Courjault » ou « Mme Courjault » émaillent ainsi les 40 articles du corpus. La désignation la plus fréquente est ensuite « femme » – ou « jeune femme » – qui apparaît 54 fois. Vient ensuite un groupe de désignations qui manifestent l’empathie du journal pour la personne ainsi désignée : « Véronique » et « Véro » apparaissent 39 fois. En regard, les termes « mère », « mère de famille » et « maman » apparaissent, respectivement, 39, 6 et 5 fois ; le dernier terme étant exclusivement utilisé pour parler de la maman des deux enfants vivants du couple Courjault.
8Au cœur du récit médiatique se trouve donc une femme, que les journaux désignent par son état civil ou par son statut de femme ; le statut de mère est minoré, au moins dans les désignations employées. Or, c’est sur les questions relatives à sa personnalité que vont se nouer le procès et le récit. Le titre de L’Express est exemplaire : partiellement graissé, il résume les questions que se posent tous les narrateurs : quelle femme va-t-on juger à Tours ?
9Pour la plupart des journaux, réunir narrativement les figures de la mère et de la meurtrière est difficile ; il n’y a d’ailleurs, dans l’ensemble des 40 articles du corpus, que 12 occurrences de la formule « mère infanticide », qui apparaissent six fois dans Libération, trois fois dans Le Figaro et une fois dans l’Humanité, Le Monde et Le Nouvel Observateur.Il est donc possible de parler du procès, mais en scindant les deux figures. Cela se fait par le recours à des éléments de qualification et d’assignation de Genre. Mais ce recours n’est pas opéré de façon similaire par les journaux.
10La disjonction figurative est donc claire dans L’Express, qui graisse le segment clef de son titre : « Les deux Véronique Courjault ». L’hebdomadaire se demande ensuite ce « qui a pu conduire à de tels actes une mère de famille en apparence tranquille ». L’auteure des actes jugés et la mère de famille, dont la tranquillité laisse supposer qu’elle est comme toutes les mères attachée à ses enfants, sont donc deux figures narratives distinctes. L’hebdomadaire n’emploie d’ailleurs jamais, dans son unique article, l’expression « mère infanticide ». La Croix n’emploie pas non plus cette expression dans ses six articles et évoque « celle qui à l’époque, était déjà maman de deux petits garçons ». L’utilisation du substantif « maman », usuel lorsque l’on parle à sa mère, installe une forme de proximité affective avec la jeune femme. Le quotidien s’interroge donc, au sixième jour du procès : « Unanimement perçue comme douce et attentionnée, Véronique Courjault est décrite dans les rapports de police comme une « excellente mère ». Tous se demandent donc comment cette même femme a pu étouffer trois nouveau-nés ». La réponse immédiatement fournie par le quotidien est reprise à l’avocat de l’accusée, Me Henri Leclerc : « Il y a deux Véronique ». Dans l’Humanité, la disjonction des deux figures intervient dès le début du premier article. Précisant que le procès « touche à un sujet difficilement compréhensible et acceptable pour notre société », l’article expose ainsi la situation : « Bonne mère pour ses deux fils, bonne épouse pour son mari, bonne fille pour ses parents, […] Véronique Courjault est jugée pour un triple infanticide ». Si la femme désignée par son nom est l’auteure d’un acte difficile à comprendre et à accepter, elle est également une mère, mais celle de ses deux fils vivants. Dans tous les autres articles – à l’exception d’une phrase faisant état des débats sur son état mental et d’une seule utilisation, dans les dix articles, de l’expression « mère infanticide » – la figure de la meurtrière est construite à partir de la mention de son état civil : « Véronique Courjault […] a fini par reconnaître ces deux infanticides ». L’Express, La Croix et l’Humanité font donc appel, pour qualifier l’accusée, à des éléments qui assignent fortement la jeune femme à des valeurs genrées ; elle est, en effet, et tout à la fois, une fille, une mère et une épouse ; elle est une mère aimante et attentionnée ; elle ne manque donc à aucune des obligations de Genre. Et c’est cette forte conformité à ce que l’on attend de la figure genrée d’une mère qui la sépare de la figure d’une meurtrière.
11La distinction des deux figures est également très présente dans Le Figaro, qui n’utilise que trois fois l’expression « mère infanticide » dans ses sept articles et fait apparaître quelques éléments supplémentaires. Dans son premier article, le quotidien se pose la question suivante : « Laquelle de ces deux femmes qui portent le même nom va être jugée à Tours ? ». Poursuivant sa description de l’accusée, le quotidien évoque la « mère de deux garçons [décrite] comme aimante et attentionnée ». A cette mère aimante et attentionnée, Le Figaro oppose une autre femme, « dénommée Courjault Véronique, née Fièvre », qui a, à trois reprises, « déchiré le cordon ombilical et, immédiatement, étouffé le nouveau-né ». Cette femme, désignée par son état civil complet, encourt la « réclusion criminelle à perpétuité » pour « ses gestes d’une violence archaïque, que le Code pénal qualifie d’assassinats, pour avoir brisé un tabou absolu en supprimant, par trois fois, le fruit de ses entrailles ». Au troisième jour du procès, cependant, le quotidien évoque, pour les récuser, les sous-entendus du président de la cour qui rappelle le désordre du logis de la famille Courjault et note que les lits n’étaient « pas faits » : « si Mme Courjault est une souillon, faut-il s’étonner qu’elle pratique l’infanticide en série ? C’est comme si on expliquait le caractère quelque peu emporté d’Attila au fait qu’il ne rangeait pas sa yourte… ». Le quotidien repousse donc les tâches traditionnellement attribuées aux femmes, hors de propos pour comprendre la violence commise, et indique, au second jour du procès, que « cette femme minuscule » est une « petite accusée que dépassent ses crimes immenses ». Mais ces crimes sont ceux d’une femme qui supprime « le fruit de ses entrailles ». La référence à l’évangile et au tabou de la transgression fait donc de la figure de l’accusée une figure de femme, au sens originel du terme. Cela explique pourquoi la qualification, vulgaire, par les tâches ménagères est aussi nettement rejetée par le quotidien ; cela explique également pourquoi cette figure de femme transgressant le tabou absolu ne peut être accolée à la figure de la mère qui se trouve dans le box de la cour d’assises de Tours. A la veille du verdict, Le Figaro évoque en chapeau la mère meurtrière, mais il le fait en reprenant le propos de l’avocat général, qui déclare qu’il « a surtout vu en l’accusée « une mère qui tue froidement ses enfants » ». Or, cette évocation de la mère meurtrière est aussitôt atténuée par un propos nettement dépréciatif sur le réquisitoire de l’avocat général, qui « requiert à l’ancienne, comme on cuisinait jadis, sans se préoccuper d’alléger la sauce ». La construction d’une unique figure de mère infanticide n’est donc pas endossée par Le Figaro qui évoque, quelques lignes plus loin, « l’épouse infanticide », ce qui lui permet, à nouveau, de ne pas assimiler la mère à la meurtrière.
12Le Monde hésite à construire une unique figure de mère infanticide. Rappelant les qualités de la « jeune femme », « une épouse dévouée et une mère modèle pour ses deux fils », le quotidien évoque les propos de « Véronique [qui] a conté ses grossesses désincarnées » et rappelle, quatre jours plus tard, que c’est « un triple infanticide [qui] a conduit ce bout de femme » en prison. C’est dans le même article qu’est décrite « Véronique », la « mère poule » qui s’occupait de ses deux fils vivants, la « « maman » idéale » louée « unanimement » par ses « deux frères et quatre sœurs ». Le Monde insiste donc sur les qualités de mère de Véronique Courjault et commence par distinguer la mère modèle de l’auteure des infanticides. L’expression « mère infanticide » apparaît une seule fois dans les sept articles, à la fin du procès, lorsque les éléments des débats – expliquant les difficultés psychiques de l’accusée – permettent d’envisager la réconciliation des deux figures.
- 5 Nous revenons un peu plus loin sur cet autre trait figuratif clef du récit des journaux.
13La présence de « deux » femmes dans le box semble également moins évidente dans le récit de Libération dont le premier article indique que « Véronique Courjault comparaît seule pour « triple assassinat » » et précise que « cette mère au foyer […] élève déjà deux garçons ». Dans les articles suivants la « mère » n’est évoquée que lorsque l’on parle de ses enfants vivants. Lorsque le quotidien évoque ce que pourraient être les qualités de cette mère, il le fait en notant la dureté du président de la cour qui recourt à une définition genrée de l’accusée : « Georges Domergue, qui ne l’épargne jamais, que ce soit sur ses qualités de mère ou de ménagère ». Libération semble donc reprendre, mais de façon atténuée, la qualification de la mère à partir d’une assignation de Genre ; cela le conduit à distinguer la mère de la meurtrière. Mais il y a des exceptions notables à cette constante des désignations. Six occurrences de l’expression « mère infanticide » s’inscrivent dans une autre logique narrative et permettent l’évocation des deux figures clivées de l’accusée à partir de la cause du clivage : la pathologie mentale5.
14Le Nouvel Observateur propose lui une figure unique de la jeune femme jugée à Tours. La qualification unifiée de la mère meurtrière est explicite et réitérée : « la mère qui a tué ses trois nouveau-nés, le « monstre », comme l’ont appelé certains » ; « contrairement aux autres mères infanticides, Véronique Courjault refuse l’évidence ». Or cette fusion figurative se fait sur fond d’une qualification assez différente de la mère ; le journal n’employant qu’une seule fois l’expression « mère infanticide » dans son article long de deux pages. « La maternité a toujours été une affaire compliquée pour Véronique Courjault », indique l’hebdomadaire qui explique ensuite, en reprenant des propos de l’époux : « Comme le ménage, les papiers, Jean-Louis a son expression pour décrire Véro : « Elle pousse les moutons sous le tapis. » La jeune femme ne prend soin de rien, surtout pas d’elle. Le corps, la sexualité, tout ça lui est un peu étranger ». La jeune femme n’est pas qualifiée comme femme et mère à part entière ; en ayant des problèmes avec la maternité, avec la sexualité et avec les tâches domestiques, elle n’assume pas les contraintes de Genre. Le récit évoque également la renaissance de la jeune femme après une hystérectomie : « Débarrassée de son utérus, la jeune femme revit ». Si le discours du Nouvel Observateur ne stigmatise pas cet état de fait, il le décrit comme ancré dans une souffrance ancienne de la jeune femme, souffrance qui aurait été tue à tout l’entourage, depuis toujours. La figure de la mère semble donc être une figurine de porcelaine sur la surface de laquelle seraient peintes les attributions du féminin. Or, cette relative inconsistance de la figure de la mère semble permettre sa réunion avec la figure de la meurtrière. Véronique Courjault était une mère sans l’avoir « vraiment choisi » ; elle pouvait donc être aussi une meurtrière. L’évocation de la pathologie qui affectait la jeune femme, que l’hebdomadaire évoque sous forme de question « Véronique se savait-elle enceinte ? », parachève ensuite la fusion figurative.
15L’édition du Nouvel Observateur étant datée du 4 juin 2009, elle ne peut intégrer les débats qui occupent une grande partie du procès. Pourtant l’hebdomadaire évoque la question de l’état mental de la jeune femme : « Ils disent qu’elle va mieux […] Ils racontent le chemin parcouru depuis son incarcération à l’automne 2006 : les séances de psychothérapie, la sortie progressive du mutisme, sa capacité à mettre enfin quelques mots sur l’horreur ». En racontant la thérapie, Le Nouvel Observateur raconte aussi le progressif rapprochement des deux figures.
16Libération recourt deux fois à la figure unifiée de la mère meurtrière. Dans un article qui raconte, au troisième jour du procès, l’interrogatoire de personnalité mené par le président de la cour, le récit commence ainsi : « Véronique Courjault, 41 ans, jugée pour « assassinats » devant les assises d’Indre-et-Loire, se montre complexe, confuse, pas tout à fait lucide sur ses états de grossesse ni sur ses intentions de les supprimer ». En toute fin d’article, évoquant les difficultés de l’accusée à expliquer ses déclarations contradictoires sur son état de conscience au moment des faits et sur le sort précis qu’elle a fait subir aux bébés, le quotidien conclut : « De bonne foi sans doute, puisque la mère infanticide croyait les avoir tous étranglés ». Cette première occurrence de la figure unifiée de la mère meurtrière se fait donc dans un ensemble discursif qui utilise le champ lexical de la confusion. La confusion de l’accusée n’est d’ailleurs pas feinte et le quotidien insiste sur sa bonne foi, mais le désordre mental permet de faire état du clivage figuratif et de le dépasser. La seconde occurrence, issue de l’article suivant, confirme cette logique narrative. Se situant à nouveau en clôture de l’article, la phrase réitère le motif de la confusion mentale : « En tous cas, la fille de viticulteur, qui a étouffé trois garçons sitôt nés comme une portée de chatons, répète : « Pour moi ce n’était pas réellement des bébés » ». Il faut noter, dans cet extrait, le détour qualificatif qu’opère Libération. Ce n’est pas une mère qui tue, mais une « fille de » ; fille dont les débats du second jour du procès ont rappelé qu’elle était aussi, selon un titre du quotidien, une « Fille du silence ». Le silence pathologique d’une famille où l’on n’était « pas des grands causeurs » a confiné l’accusée dans un « manque de communication » qui, selon le quotidien, a produit un effet des années plus tard, au moment où la mère ne s’est pas reconnue comme telle. Pour Libération, la mère meurtrière, quand elle est évoquée, apparaît donc comme une figure unique mais clivée par le désordre mental.
17Le Figaro se demande de son côté si l’on peut « juger une mère infanticide avec les mêmes techniques qui conviennent à un braqueur de supermarché ». Face à ce qui apparaît comme un acte insensé, le discours cherche à rétablir du sens. Le recours à un élément qui explique la perturbation du sens apparaît donc dans le récit du Figaro qui, se fondant sur les propos de l’un des psychiatres appelés à la barre comme experts, explique que « Véronique Courjault est l’un des avatars d’un mystère venu du fond des âges, et non une criminelle originale ». Et le quotidien de conclure que « si elle est bien la proie d’un déni de grossesse, il est impossible de la juger à une aune 100 % cartésienne ». Pour Le Figaro, la violence absolue ne peut prendre sens, narrativement, que parce que la raison manque ; et cela lui permet aussi d’indiquer que le procès judiciaire ne peut pas viser le rétablissement du sens si la raison ne réapparaît pas.
18Dans une veine narrative similaire, l’Humanité, évoque une seule fois, en une même phrase, la mère et la meurtrière ; et cela se fait à partir du rappel de la « bataille âpre entre des experts dont les conclusions diffèrent sur le cas complexe de cette mère de famille jugée pour un triple infanticide ».Le rappel des doutes sur l’état mental de l’accusée permet d’identifier un « destinateur » qui a fait de la mère cet « actant-sujet » (Greimas, 1983) qu’est la meurtrièrejugée à Tours. La pathologie mentale est ce qui a mû Véronique Courjault lors de ses infanticides ; dès lors, la mère ne peut être considérée comme complètement responsable de ses actes ; elle n’était pas la même personne que la meurtrière. Et l’Humanité sanctionne sans détour la conduite du procès par son président, qui « traque la rationalité auprès d’une femme qui en est incapable ». Pour le quotidien, le clivage des figures, dû à la confusion mentale de l’accusée, est donc une clef narrative explicite, qui autorise le discours sur la meurtrière sans atteindre la mère.
- 6 Dans L’ordre du discours, Foucault rappelle les « trois grands systèmes d’exclusion qui frappent le (...)
19Il est intéressant de noter que Le Figaro comme l’Humanité remettent en cause la prétention au « discours de vérité », appuyé sur un « savoir sociologique, psychologique, médical, psychiatrique », que Michel Foucault décrit comme étant celui du système pénal depuis le xixe siècle. Les deux quotidiensne semblent pas pouvoir accepter ce que Foucault identifie comme un « système d’exclusion », à savoir, « la volonté de vérité ». Mais si la mère et la meurtrière sont décrites comme étrangères l’une à l’autre, c’est parce que fonctionne l’autre système d’exclusion6 : « le partage de la folie » (Foucault, 1971). Le Figaro et l’Humanité ne parviennent pas à raconter ce que le premier quotidien résume sous un terme qui dit son incompréhension : le « mystère ». Mais ce mystère est bien une clef narrative qui distingue la mère de la meurtrière. La « volonté de vérité » échouant à rendre raison des actes meurtriers d’une mère, c’est « le partage de la folie » qui permet de parler des deux figures tout en maintenant leur distinction.
20L’article de L’Express est précédé d’un chapeau, exemplaire du rôle de la confusion mentale dans le récit et dans le procès : « Lucide ou pathologique ? Avant le procès de cette mère de famille qui a commis un triple infanticide, les psychiatres sont en désaccord sur son état mental. » Si l’hebdomadaire parvient à inclure, dans la même phrase, la désignation de la mère et de son acte meurtrier, c’est parce qu’il mentionne la pathologie mentale. Sans évocation de la pathologie, même sous forme de question, il ne semble pas possible de parler, à la fois, de la mère et de la meurtrière. L’article de L’Express se clôt d’ailleurs sur la question suivante : « Monstre froid ou mère désemparée : laquelle de ces deux femmes verront les jurés ? ».
21Le Monde hésite, quant à lui, à intégrer la pathologie comme élément explicatif ; il fait état des débats, difficiles à suivre, entre les différents experts. Au lendemain de ces débats, le quotidien mentionne, dans le chapeau, la « mère infanticide » mais parle ensuite, dans son récit, « d’assassinats » des bébés. Or le terme « assassinat » efface le lien de parenté entre l’auteure de la violence et ses victimes. Le Monde semble ne pas pouvoir recourir explicitement à la pathologie mentale comme élément d’explication des violences. Pourtant, l’article se clôt sur la citation des propos de l’avocat général qui « reconnai[t] à Véronique Courjault des circonstances atténuantes dans la structure de sa personnalité ».
22Pour La Croix, le clivage narratif n’est pas explicable par une pathologie mentale mais par ce qui est simplement désigné comme un « déni de grossesse », autour duquel se livre une « bataille d’experts ». Le quotidien titre ainsi un autre article : « Véronique Courjault, un mystère pour elle-même ». Les deux figures ne peuvent être réunies, car rien ne permet d’abolir leur distance. Et le mystère, qui permettait au Figaro de dire son incompréhension de la pathologie, permet à La Croix d’expliquer le clivage par l’incompréhension qu’a la mère de l’état dans lequel elle était. Le quotidien reprend ainsi à son compte certaines explications des psychiatres et indique que le déni de grossesse fait que les femmes « n’ont pas conscience de donner naissance à un enfant ». Pas de pathologie explicative, donc, mais une altérité notable de la mère et de la meurtrière ; altérité qui conduit le quotidien à commencer un de ses articles comme suit : « Rares sont les regards empreints d’un tel désespoir. Très amaigrie, souvent au bord de l’évanouissement, Véronique Courjault semble comme sidérée par les actes qui lui valent aujourd’hui de comparaître devant la Cour d’assises d’Indre-et-Loire ». Le mystère que la mère meurtrière constitue pour elle-même est une souffrance, que le quotidien reconnaît, et la figure de la mère reste celle d’une femme douce, très éloignée de sa violence meurtrière.
23Il faut noter ici le rôle important que les journaux font jouer à Jean-Louis Courjault, mari de la femme jugée à Tours et père des trois enfants morts. Cet homme est décrit, par tous les journaux, comme l’allié principal de sa femme, avant et pendant le procès. Tous racontent un « mari aimant », « indéfectible soutien » (La Croix), qui n’a « jamais cessé de la soutenir » (L’Express), qui ne manque « aucun parloir » avec sa femme incarcérée, qui suit avec elle « les devoirs deleurs aînés » (Le Nouvel Observateur) et raconte le bonheur des deux premières grossesses de sa femme qu’il décrit comme une « femme attentive et drôle » (Le Figaro). Au moment du procès, ce mari se bat pour sa femme ; il « ne la quitte pas des yeux puis se constitue partie civile pour pouvoir la soutenir tout au long de son procès » (Libération), « protégeant « Véro », la soutenant du regard » (l’Humanité) et défend avec force la thèse du déni de grossesse pourtant battue en brèche par certains des experts cités par le ministère public. C’est enfin avec sa femme que ce mari a « choisi les prénoms des bébés morts » (Le Monde).
- 7 Dans ce « programme narratif d’usage » qu’est la relation entre les deux époux pendant le procès (l (...)
24Jean-Louis Courjault est intégré aux récits médiatiques comme un adjuvant qui aide sa femme à surmonter le déni et à réintégrer la communauté humaine en reconnaissant les grossesses et les infanticides. Le masculin est ici construit dans une relation « transactionnelle »7 avec le féminin ; ce faisant, les récits ménagent une issue narrative à la (re)construction de la figure unifiée de la mère meurtrière. Si Véronique Courjault bénéficie du soutien explicite de son mari ou, pour le dire autrement, si la mère reçoit le soutien du père, elle ne peut pas être totalement étrangère aux normes de Genre ni, donc, étrangère aux valeurs humaines, sociales et judiciaires. Sa reconnaissance de ses actes va alors permettre aux journaux de surmonter le clivage des figures et de réassigner la jeune femme à un statut genré, celui de mère.
- 8 Seuls les quotidiens racontent cette reconnaissance de la faute ; les deux hebdomadaires, parus ava (...)
25La description des violences est plus ou moins précise selon les quotidiens8. Dire l’indicible c’est être obligé de dire, en même temps, la mère et la meurtrière. Lorsque les journaux surmontent cette difficulté, leur évocation des infanticides est une façon de rendre son humanité à Véronique Courjault. Certains vont lui donner l’occasion de retrouver, dans l’évocation de ses actes, sa douceur de mère et, conséquemment, la douleur, nouvelle, du meurtre de ses enfants. Contrairement à Médée qui, dans la description qu’en fait Euripide, tue ses enfants sans manifester de douleur, la jeune femme connaît la douleur. La mention des pleurs est un élément narratif important. Indiquer que la jeune femme jugée pleure c’est lui reconnaître, même implicitement, sa qualité de mère. Dans les récits, la mère et la meurtrière peuvent alors être réunies en une même figure ; celle d’une femme reconnaissant ses actes meurtriers et revenant à des émotions humaines.
26La Croix consacre son avant-dernier article à la reconnaissance de la faute, mais fait l’économie du récit des meurtres. Titré « Véronique Courjault reconnaît qu’elle a « tué ses enfants » », le très court article mentionne la reconnaissance de sa faute par la meurtrière, mais pas la douleur de la mère : « « J’ai tué mes enfants », a lâché Véronique Courjault, hier ». Les deux figures restent donc disjointes.Le Monde raconte les meurtres des enfants, mais de façon elliptique, en évoquant les propos des experts qui décrivent une « asphyxie par suffocation faciale de type mécanique ». Il ne donne donc pas la parole à la meurtrière. En revanche, le dernier article consacré au procès se clôt par un paragraphe où la femme reconnaît ses actes : « En larmes, Véronique Courjault avait conclu pour sa propre défense : « […] Je voudrais dire que j’ai conscience d’avoir tué nos enfants, et c’est quelque chose qui restera toujours » ». Le Figaro est un peu plus évocateur et explique que « aujourd’hui encore, elle ne peut décrire avec précision – et c’est tant mieux après tout –, la scène indicible de l’accouchement criminel. Elle croit encore qu’elle a étranglé ses nourrissons alors que le médecin légiste vient d’établir qu’ils ont péri par suffocation ». Le quotidien décrit une jeune femme « en larmes » à laquelle son avocate a pu « arracher un aveu valant prise de conscience pour une femme qui a longtemps refusé d’admettre qu’elle portait dans son ventre des êtres vivants ». C’est l’aveu qui réconcilie les deux figures et permet à la meurtrière de réintégrer la communauté humaine : « « Je sais aujourd’hui que j’ai tué mes enfants » ».L’Humanité donne aussi la parole, plus longuement, à la « femme du box ». En une citation, la jeune femme narre l’accouchement. « « Je pense qu’il a crié », se remémore en pleurant Véronique Courjault. « Ensuite j’ai l’image de ma main sur le visage ». » A la fin du procès, le quotidien redonne la parole à la jeune femme qui reconnaît sa faute : « « J’ai essayé de m’expliquer comme j’ai pu. Mes mots ne sont pas à la hauteur », a regretté la femme du box en larmes. « Je suis consciente d’avoir tué mes enfants et ça me restera toujours » ». Dans Le Monde, Le Figaro et l’Humanité, les deux figures semblent donc réunies. La mère se reconnaît comme meurtrière et elle le fait dans la douleur que cette reconnaissance entraîne. Pourtant, un écart demeure entre les deux figures dans les trois quotidiens, qui n’emploient pas l’expression « mère infanticide » à ce moment de leur récit. Il y a donc réunion narrative des deux figures, mais celle-ci ne se manifeste pas sous une forme lexicale.
27Libération est le seul à opérer la fusion figurative et lexicale. Un même article raconte à la fois les infanticides et leur reconnaissance par la femme jugée. « Elle a oublié les scènes de naissances suivies des morts […] « J’ai pas souvenir des trois accouchements. Juste le souvenir physique du bébé qui glisse de mon corps dans la baignoire et de ma main sur son visage » […] Secouée de sanglots, la main sur la bouche, l’air horrifié, la mère infanticide dit enfin : « … j’ai tué mes enfants ». » Le quotidien va donc plus loin que les autres journaux dans la réunion des deux figures. C’est parce que la mère reconnaît les meurtres qu’elle peut enfin être qualifiée de « mère infanticide ».
28Pour les récits qui en font état, les pleurs et propos finaux de Véronique Courjault constituent donc la phase narrative clef. En reconnaissant son acte, la jeune femme assume, au-delà de la culpabilité du criminel, la transgression suprême dont elle s’est rendue coupable. En opérant elle-même la réunion des deux figures, la mère meurtrière rend possible la sanction. Les pleurs, évoqués par tous les journaux à l’exception de La Croix, permettent le récit de la catharsis judiciaire ; la sanction – narrative comme judiciaire – est alors rendue possible. L’opérateur narratif de la reconnaissance est donc le complexe « aveu-larmes » qui indique que la ré-humanisation de la jeune femme se fait par le corps, ce corps même qui avait refusé – dénié – la maternité.
29L’analyse proposée s’inscrit dans une perspective foucaldienne de compréhension de la fonction politique des discours. Il s’agit de « traiter [le discours] dans le jeu de son instance », en évitant, à la fois, de rechercher une « origine secrète – si secrète et si originaire qu’on ne peut jamais la ressaisir tout à fait en elle-même » et de ne saisir le discours que comme« la présence répressive de tout ce qu’il ne dit pas ; [ce non-dit étant] un creux qui mine de l’intérieur tout ce qui se dit ». Dans le cas présent, les valeurs anthropologiques, sociales, symboliques attachées au féminin et à la maternité correspondent à « l’irruption d’un événement véritable » (Foucault, 1969). Les discours des journaux sont à saisir dans leur opération de construction de l’événement mais, ajoute Foucault, nous devons « tenir en suspens » toutes « ces formes préalables de continuité, toutes ces synthèses qu’on ne problématise pas et qu’on laisse valoir de plein droit ». Autrement dit, les valeurs constitutives du social, du politique et, en l’occurrence, du judiciaire ne sont ni un donné originaire ni un non-dit que l’événement se contenterait de manifester. Ces valeurs sont (re)construites par le jeu de l’instance discursive. S’interroger sur leur présence dans les récits des journaux permet de comprendre comment, dans ce temps du procès, des valeurs peuvent être mobilisées pour exprimer une « performativité du genre ». Comme l’explique Butler, « l’idée que le genre est performatif a été conçue pour montrer que ce que nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série ininterrompue d’actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps » (Butler, 2005, 36). Au nombre de ces actes, on compte les discours sociaux, dont les discours médiatiques qui, en faisant du Genre une essence déterminée par des valeurs, participent de la réaffirmation constante de ce que sont et doivent être une femme et une mère. Ainsi le jeu de l’instance discursive médiatique actualise-t-il, entre origine insaisissable et non-dit répressif, une essence féminine – incluant la maternité – à partir de laquelle il devient possible de juger de la conformité des êtres et de leurs actes.
30Les éléments saillants des récits médiatiques sont alors plus clairement interprétables. L’événement qu’est le procès de Tours permet à des valeurs de se dire, sans en appeler à ce que serait une essence de Genre. Dans le jeu des discours, la disjonction des figures de la mère et de la meurtrière évite, à la fois, de renvoyer explicitement la mère à son instinct maternel et de faire de l’auteure des infanticides une meurtrière comme les autres. Entre « origine secrète » et « non dit répressif », la performativité du genre permet néanmoins aux récits de ne pas dire en même temps la mère et ses meurtres. Lorsque cela se fait, c’est par le recours à un système symbolique aussi performatif que celui du Genre : la folie, élément qui clive la personnalité de la mère meurtrière. En mettant en scène une meurtrière qui reconnaît ses actes et pleure ses enfants morts, les processus judiciaire et médiatique permettent à ce clivage de disparaître ; ils permettent aussi l’établissement de la sanction, nuancée dans les deux cas. Véronique Courjault est condamnée à huit ans de prison, elle peut espérer sortir au bout de 18 mois et pourra se consacrer à ses enfants vivants. En évoquant ses pleurs, les médias racontent son retour à des valeurs genrées et la réintègrent dans la communauté humaine. Ce faisant, ils rétablissent les conventions sociales et culturelles qui permettent aux lecteurs de s’approprier individuellement et collectivement l’événement raconté.
31Seul un journal, La Croix, ne parvient pas à ré-articuler en une unique figure la mère et la meurtrière. Un bref article rend compte de l’énoncé du verdict et c’est dans l’avant-dernier article que le journal raconte, sans mentionner les pleurs, la reconnaissance, du bout des lèvres, de sa culpabilité par la meurtrière. On peut supposer que le quotidien catholique ne parvient pas à envisager la complète humanité de la mère meurtrière et ne peut lui accorder le pardon. Ainsi, le récit ne reconnaît pas la douleur de Véronique Courjault et il évite de raconter le verdict qui témoigne que les jurés sont parvenus, eux, à accorder ce pardon.
32Coulomb-Gully note la tendance suivante : « qu’ils soient le fait de journalistes hommes ou femmes, la première information est que peu de reportages combattent les stéréotypes de genre, la majorité d’entre eux les renforçant. La seconde observation est que les reporters femmes les renforcent légèrement moins que les reporters hommes » (Coulomb-Gully, 2010, 12). Les récits du procès de Tours conduisent à nuancer cette remarque, car les stéréotypes de Genre sont les plus nets dans le récit de La Croix, qui est celui d’une femme journaliste. Mais, nuance de la nuance, il faut noter que le récit qui s’affranchit le plus nettement des stéréotypes de Genre est également celui d’une femme, journaliste à Libération. Au-delà des journalistes mobilisé-e-s pour ce procès réapparaît donc la performativité du Genre que le jeu des récits médiatiques – des instances discursives – actualise et dont il fait la norme agissante dans ces récits de la violence d’une femme.