1Tous les quatre ans, le Global Media Monitoring Project (gmmp) étudie la place des femmes dans les médias à l’échelle internationale. L’étude de 2009 a été conduite le 10 novembre dans 108 pays (gmmp, 2010). En France, l’analyse de la presse (à laquelle ont participé les auteures) portait sur Le Figaro, Libération, Le Monde, Ouest-France, Le Parisien/Aujourd’hui en France et Le Progrès. Dans un premier temps, l’analyse était quantitative1 : les enquêteurs devaient coder les douze premiers articles des journaux à l’exclusion des éditoriaux, des commentaires ou des brèves (nombre de femmes et d’hommes cités, type et sujet de l’article, description des individus mentionnés, photographie, évocation des propos ou de la famille, statut éventuel de victime). Ce codage quantitatif mettait en exergue des articles pertinents à analyser qualitativement. Dans un second temps, l’analyse qualitative se fondait sur le système de classification Genre et Médias (gem)2 qui établit 4 stéréotypes du Genre : « stéréotype flagrant », « subtil », « occasions manquées » et « attention aux questions de Genre »3. Si l’intérêt de la catégorisation du gmmp peut se concevoir pour une étude comparative internationale, cette catégorisation n’autorise pas l’étude fine des processus à l’œuvre dans les représentations médiatiques du Genre. Dans une perspective communicationnelle soucieuse de rendre compte de ces processus, cette contribution observe le fonctionnement du Genre, des stéréotypes et de l’écriture journalistique, et interroge leur interrelation.
- 4 « Masculinité et féminité désignent les caractéristiques et les qualités attribuées socialement et (...)
- 5 Les sources (Trancart, 1999), les journalistes et les lecteurs sont principalement des hommes (Dami (...)
2Le Genre, pris ici au sens de construction sociale, culturelle et historique des rapports de sexe, relève d’un processus paradoxal : d’un côté, la différence physiologique des sexes est sursignifiée symboliquement et socialement (Héritier, 1996) ; de l’autre, cette construction est naturalisée (de Beauvoir, 1949). La question que pose la représentation du Genre oscille alors entre « invisibilisation » des rapports de sexe, non-marquage du masculin et marquage du féminin. Considérés comme « comme épistémologiquement non problématiques » (Brekhus, 2005), les rapports de sexe sont invisibilisés et naturalisés. Par ailleurs, la masculinité4 hégémonique s’appuie sur « son invisibilité et son apparente neutralité » (Connell, 2005, cité par Quemener, 2012) tandis que la féminité constitue une « marque » (Guillaumin, 1992), notamment lorsqu’il s’agit d’accéder aux domaines réservés du masculin et socialement valorisés. Aussi, étudier le Genre implique t’il à la fois de le déconstruire comme système socialement, culturellement et historiquement situé, et d’entreprendre de « déciller » les yeux (Héritier, 2002) en révélant les processus de sa naturalisation. Les stéréotypes, pour leur part, s’ils ont tendance à une « généralisation parfois excessive […], permettent de rapporter ce que nous voyons à des modèles préexistants pour pouvoir comprendre le monde » (Amossy, Herschberg-Pierrot, 1997). Ils expriment un imaginaire social auquel adhèrent, ou non, ceux qui les mobilisent pour être entendus dans une société donnée, à un moment de son histoire. Ainsi, le discours médiatique recourt-il largement à la compétence cognitive des stéréotypes parce que ceux-ci permettent aux journalistes de rapporter des situations nouvelles et des événements inédits à des schèmes connus de leurs lecteurs (Lippman, 1922 ; Leyens et al., 1996). Le discours de la presse de référence n’est cependant pas univoque : relativement homogène d’un point de vue sociologique – écrit et lu avant tout par les catégories socio-professionnelles supérieures et les hommes5 (Rieffel, 1985 ; Fredmann, 1997)–, il agrège par ailleurs une multitude de points de vue (Krieg, 2000 ; Charaudeau, 1997) et s’appuie sur des systèmes sémiotiques variés (texte et image). Pour ces différentes raisons, le discours journalistique entretient des rapports complexes avec la stéréotypisation. Les stéréotypes médiatiques peuvent être explicites, contournés, dénoncés, rejetés dans un discours extérieur (cité ou rapporté) sans être questionnés, présentés comme inversés mais de manière ironique, contradictoires du point de vue des systèmes sémiotiques (Julliard, à paraître ;Olivesi, 2012). Dès lors, analyser les représentations médiatiques du Genre à travers le prisme des stéréotypes présente un écueil : celui de passer à côté de l’évolution des rapports de sexe « qui ne comporte pas de modèle factuel ou idéologique préalable » (Collin, 1999). Pour contourner cet écueil, il faut savoir reconnaître, en creux des stéréotypes de Genre, les évolutions subreptices des rapports de sexe qui sont à l’origine de l’utilisation de ces stéréotypes par les journalistes.De ce point de vue, la catégorisation du gmmp ne permet pas de saisir le processus complexe d’élaboration des stéréotypes médiatiques de Genre. Le codage implique un choix qui masque les cas dans lesquels un article se situe à l’interstice de plusieurs catégories possiblement contradictoires. Un article peut être attentif à l’inégalité des sexes, tout en constituant une occasion manquée (l’inégalité entre les sexes bien que constatée n’est pas interrogée), ce qui conduit à une reproduction des stéréotypes plus ou moins subtile. Or c’est précisément cette contradiction, ignorée par le codage, qui permet de rendre compte du processus de construction/naturalisation du Genre. Enfin, une telle classification revient à ignorer la dynamique de la production du sens et le rôle joué par l’activité interprétative (Eco, 1985) – ceux qui reçoivent les stéréotypes peuvent les reconnaître et les interpréter comme tels.
- 6 Et plus spécifiquement ceux qui proposent des représentations du Genre (voir leur recension dans le (...)
- 7 L’analyse sémiodiscursive questionne les phénomènes d’énonciation (tels que l’implicite, l’ironie, (...)
3Comment inter agissent construction du Genre, fonctionnement des stéréotypes et règles d’écriture journalistique dans les représentations médiatiques du Genre ? Pour répondre à cette question, nous avons analysé de nouveau les articles considérés par l’étude gmmp6, en adoptant cette fois une perspective sémiodiscursive7. Les résultats de l’analyse sont exposés selon une gradation qui va du marquage de la différence féminine à l’invisibilisation des rapports de sexe. Dans un premier temps, nous nous sommes intéressées aux représentations des femmes occupant des positions de premier plan ou exerçant des professions semblant contrevenir aux modes de réalisation féminins traditionnels. Dans un deuxième temps, nous nous sommes intéressées à la figure de la victime qui illustre la dichotomie de Genre la plus flagrante du point de vue selon les catégories du gmmp. Dans un troisième temps, nous nous sommes intéressées aux constats de la différence et de l’inégalité des sexes. Nous avons observé que les nouveaux modèles de réalisation féminine suscitaient un travail de réassurance, c’est-à-dire de réaffirmation, de la différence (voire de la hiérarchie) des sexes ; tandis que la dénonciation ou le simple constat d’une différence (voire d’une hiérarchie) des sexes contribuait, en l’absence d’interrogation des rapports de sexe, à naturaliser cette différence.
- 8 Les différents présupposés idéologiques des journaux se lisent dans ces articles : Le Figaro et Lib (...)
4Lorsqu’elles sont exercées par des femmes, certaines activités professionnelles (le tatouage, la direction d’une entreprise nationale dans le secteur de l’énergie ou la recherche scientifique d’excellence, selon le titre de presse étudié8), paraissent nécessiter, de la part des journalistes, un travail de « réassurance » de la différence, voire de la hiérarchie, des sexes. Dans les articles étudiés, ce travail passe par une focalisation sur le corps (marqueur physique de la différence) ou la réinscription de ces « nouveaux modèles » dans des schémas plus traditionnels. Identifier ce travail de réassurance permet de tracer le périmètre des activités qui contreviennent aux modes de réalisation féminins traditionnels (inscription dans l’univers domestique, d’une part, comportement réservé dans l’espace public, d’autre part) (Goffman, 2002) ainsi qu’à la division sexuelle du travail dont les « deux principes organisateurs [sont] le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme “vaut” plus qu’un travail de femme) » (Kergoat, 2000, 36).
5L’article du Parisien consacré à une tatoueuse à domicile, montre dans quelle mesure l’exercice d’une profession s’inscrivant dans un univers traditionnellement considéré comme masculin (auto-entrepreneur/VRP) est rapporté aux modes de réalisation féminins traditionnels : le service à domicile et l’esthétique.
« Longtemps perçu comme un artifice, voire une excentricité, le tatouage est désormais l’atout charme numéro 1 des fashionvictims. […] Passionnée d’art corporel, Anne-Claire Jourdain […] pense avoir trouvé la solution. Après avoir obtenu le statut d’autoentrepreneur, cette jeune femme […] va tatouer à domicile. “Se rendre chez les gens offre une plus grande proximité […]. Chez lui, au milieu d’un environnement familier, le client est plus rassuré, plus détendu. […] Les femmes, elles, réclament davantage des fleurs, des papillons ou bien les initiales de leur enfant.” […] Côté tarif, la jeune femme estime offrir des prestations à des tarifs légèrement inférieurs à ceux proposés par la concurrence. “[…]de toute façon, je fais plus ça par passion que pour réellement gagner ma vie. D’ailleurs, en parallèle, je continue à travailler dans un magasin de prêt-à-porter”. »
6Dans cet extrait, le tatouage est présenté comme une pratique esthétique. Les motifs choisis par les femmes tiennent à distance les représentations les plus stigmatisantes et témoignent plutôt de goûts ou de préoccupations socialement reconnus comme « féminins » (la nature, les liens familiaux). L’activité professionnelle indépendante paraît, quant à elle, relever du domaine des services à domicile plus généralement exercés par des femmes. D’ailleurs, la passion et l’inclinaison artistique semblent primer sur la motivation financière. À ce titre, c’est le principe de séparation qui va être réassuré (la pratique du tatouage existe dans une modalité féminine) mais aussi le « principe de réalité » qui emprunte au bon sens populaire selon lequel seul « un vrai travail » assure la sécurité. Les propos de l’interviewée, et notamment sa dernière phrase, rendent compte de ce que la jeune femme a bien intégré, quoique plus ou moins consciemment, ces deux principes.
7L’article sur la vente d’une filiale d’Areva paru dans Libération articule de manière ambivalente représentation valorisante d’A. Lauvergeon (la photographie la montre en action, sur le terrain avec les ingénieurs), absence de perspective genrée (les questions du plafond de verre et de la sous-représentation des femmes dans le milieu industriel sont ignorées) et évocation contrastée de l’autorité exercée par « la patronne du groupe nucléaire ». Le traitement de l’événement par Libération, journal ancré à gauche, passe par une disqualification des grands patrons (A. Lauvergeon pour Areva, P. Kron pour Alstom et M. Bouygues), proches du parti au pouvoir dont le quotidien est au contraire éloigné : leurs intérêts contradictoires sont dépeints comme une dispute de cour de récréation : « Elle a par ailleurs, la bougresse, la désagréable sensation que son ennemi de toujours (mais grand ami de Sarkozy), Patrick Kron, le patron d’Alstom, qui avait vainement tenté de mettre la main sur son groupe ces dernières années (allié à Martin Bouygues, autre copain du chef de l’Etat), peut y voir là une occasion de rentrer par la fenêtre. [Elle] enrage de devoir céder sa filiale » (Libération, 10 novembre 2009).
8Parmi les protagonistes impliqués, A. Lauvergeon occupe cependant une place particulière. En premier lieu, le terme « bougresse » lui assigne une identité de Genre et réassure le principe de différence. En second lieu, si le vocabulaire évoquant les dirigeants masculins emprunte au registre de la poliorcétique (« mettre la main », « allié », « rentrer par la fenêtre »), celui appliqué à A. Lauvergeon mobilise le champ lexical de l’affect (« elle a […] la désagréable sensation », « elle enrage »), et connote l’impuissance de la dirigeante d’Areva. Ici, c’est le principe de hiérarchie qui est réassuré subrepticement.
- 9 Le premier distingue des femmes uniquement, le second est décerné par un jury exclusivement féminin
9Le 10 novembre 2009, les titres de presse étudiés font état de l’attribution de plusieurs prix « féminins9 » : le « prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et la science » qui récompense des femmes scientifiques (certaines étant titulaires du Prix Nobel) et le prix littéraire « Fémina ». Dans Le Figaro, l’excellence scientifique est présentée comme antinomique avec la représentation de la féminité tandis que l’excellence littéraire motivée par un hommage au père paraît s’articuler plus aisément avec un mode de réalisation féminin. La couverture du même événement dans Libération donne lieu à un traitement moins marqué de ce point de vue, ce qui nous conduira à interroger le rôle joué par la ligne éditoriale dans les représentations du Genre.
- 10 En référence à l’ouvrage de J. Butler qui plaide pour un féminisme de la subversion ouvrant les pos (...)
10Dans Le Figaro les scientifiques qui reçoivent le prix L’Oréal-Unesco sont présentées par le journaliste comme contrevenant aux modèles de réalisation féminins traditionnels et à la norme du corps féminin : « Ce ne sont pas des tops modèles mais des femmes de tête, de vie intérieure, d’expérience ». Cependant, et comme pour réassurer le principe de différence, leur hôtesse rééquilibre cette discordance : « La directrice générale de la fondation […] est vêtue de rouge comme le plaisir. Son sourire illumine le salon ». La fonction « apaisante » du sourire féminin est rappelée par E. Goffman, qui le décrit comme « l’offrande d’un inférieur à un supérieur » (Goffman, 1988, cité par Freedman, 1997). La réussite des femmes peut être perçue comme une menace pour les hommes : « Les hommes se tiennent à carreaux ». Aussi, nous dit le titre, c’est avec modestie que les participantes reçoivent leur distinction, comme pour réassurer le principe de hiérarchie qui parait avoir été mis à mal. Elles s’expriment avec « simplicité », elles sont « discrète[s] », timides presque, lorsqu’il s’agit de s’exprimer en public : elles aimeraient « se transformer en petite souris ». Cette description illustre également les analyses d’E. Goffman qui rappelle que, « dans les réunions mixtes », les femmes sont contraintes d’agir « d’une manière effacée, en faisant montre de timidité, de réserve, et en manifestant fragilité, crainte et incompétence » (Goffman, 2002). En ramenant les nouvelles configurations du Genre à des schémas plus traditionnels, le discours journalistique reconduit systématiquement les représentations fondées sur la différence et la hiérarchie des sexes. Il vide, de la sorte, les nouveaux modèles de leur capacité à créer le « trouble dans le Genre10 ».
- 11 Si le GMMP estime que le sexe du journaliste a un rapport avec la manière de représenter le Genre, (...)
11Dans une certaine mesure, il est possible de rapporter cette assignation des femmes à leur rôle traditionnel au fait que cet article est publié dans Le Figaro, la presse de droite étant traditionnellement peu encline à intégrer et valoriser l’évolution des rôles de Genre (Yaguello, 1998). Il convient également de souligner que cet article est écrit par un homme, mais ce paramètre est difficilement détachable du positionnement idéologique du journal11.
12Cette imbrication entre orientation du journal et identité du journaliste dans la représentation du Genre est également perceptible à travers le traitement accordé au même événement par deux titres de presse au positionnement idéologique opposé. En effet, le prix Femina attribué à G. Aubry pour son roman Personne a fait l’objet d’un article écrit par une femme dans Libération et d’un article écrit par un homme dans Le Figaro. La journaliste de Libération, après être passée rapidement sur le parcours biographique de l’auteure – « ce cinquième roman d’une normalienne agrégée de philosophie née en 1971 »– s’attache à replacer le roman dans son contexte littéraire : « un mausolée de papier construit par une fille pour son père, un de ces récits de deuil comme il s’en écrit beaucoup depuis vingt ans ». Elle en explicite le titre : « Comment vivre avec le souvenir des masques –“persona” en latin– et de la “grande ombre” qui a toujours été là ? », et en décrit la construction narrative : « Gwenaëlle Aubry progresse en vingt-six lettres, commençant par “A” comme Artaud ». Le journaliste du Figaro, quant à lui, rapporte cette même remise du prix à une cérémonie mondaine dans un hôtel de luxe fréquenté par l’élite du football français, dont le palmarès est précisément rappelé :« Téléphone rivé à l’oreille, le célèbre footballeur Thierry Henry qui se trouvait dans les salons de l’hôtel Crillon a dû croire que tout ce monde – journalistes, photographes, cameramen –, s’était déplacé pour lui. Raté. Personne n’a fait attention à l’homme aux 115 sélections en équipe de France ».
13Dans l’article du Figaro, l’histoire du livre est présentée sous l’angle des affres de sa publication : une « maison d’édition qui aurait dû la publier […] a tergiversé ». La romancière, qualifiée de « délicate », est également décrite comme envahie par un flot d’émotions : « elle veut surtout dire son bonheur d’avoir été couronnée par les dames du Femina. “Je suis heureuse et bouleversée” ». La biographie de l’auteure est ici l’occasion d’évoquer son physique : « la jolie femme à la tête bien faite », quant au livre, décrit comme « surprenant », il se voit réinscrit dans des rapports filiaux : « Personne est le plus bel hommage qu’une fille puisse rendre à son père ». On notera que, pour ce quotidien, la distinction des qualités littéraires d’une auteure contreviendrait moins au principe de séparation que le couronnement de carrières de femmes scientifiques. Toutefois, la figure de T. Henry vient rappeler qu’il y a des modes de réalisation différents selon les sexes. Par ailleurs, la remise en cause du principe de hiérarchie est minimisée. D’abord, parce que si personne n’a prêté attention à « l’homme aux 115 sélections », le ton ironique suggère que ce succès n’est pas le moins éclatant. Ensuite, parce que l’auteure a été récompensée pour un roman qui est l’hommage d’une fille à son père.
14Ces 5 articles tracent le périmètre de quelques-unes des situations qui déplacent les « coordonnées du Genre » du point de vue de la réalisation professionnelle. Nous y identifions un travail de réassurance de la différence et de la hiérarchie des sexes qui s’inscrit plus largement dans le travail de médiatisation qui consiste bien souvent, pour les journalistes, à réintégrer la nouveauté d’une situation à un modèle plus lisible pour les publics auxquels ils s’adressent. Aussi, il n’est pas étonnant de constater que la ligne éditoriale joue un rôle important dans la configuration du Genre. Les articles dont les sujets reconduisent a priori la différence de Genre traditionnelle vont nous permettre à présent de mieux comprendre ce que recouvre exactement cette différence.
- 12 Le choix des expressions qui désignent les « mères célibataires » n’est pas neutre du point de vue (...)
15Si l’on trouve quelques articles évoquant la réussite professionnelle de femmes dans notre corpus, celles-ci apparaissent plus souvent, de manière plus ou moins explicite, comme victimes des hommes qu’il s’agisse de pression psychologique et de violences physiques. À l’échelle internationale, 18 % des femmes sujets de nouvelles sont présentées comme victimes par les médias contre 8 % des hommes (gmmp, 2010). Si le problème des violences faites aux femmes est bien réel (Bousquet, 2009), l’insistance du discours médiatique sur ces faits participe d’une victimisation symbolique des femmes12. Or, notre analyse des articles mettant en scène des victimes montre dans quelle mesure les rapports de sexe tels qu’ils sont présentés dans la presse écrite dépassent la distinction soulignée par le cadre d’analyse du gmmp opposant les femmes « victimes » à leur « bourreaux » masculins. Cette analyse tire profit, en revanche, de la distinction établie par F. Héritier entre Genre « actif » et Genre « passif », la valeur positive étant attribuée au premier dans le système de la « valence différentielle des sexes » (Héritier, 2005). C’est d’ailleurs sur cette distinction que se fondent les principes de séparation et de hiérarchisation, puisque ceux-ci découlent de l’organisation sociale qui assigne prioritairement les « hommes à la sphère productive et [l]es femmes à la sphère reproductive » (Kergoat, 2000).
16Le 10 novembre 2009, les articles mettant en scène des victimes relèvent essentiellement des faits divers, ou reprennent le rapport du Secours catholique sur la pauvreté des Français. Dans l’un ou l’autre cas, les hommes sont toujours présentés comme actifs, quand bien même seraient-ils des victimes, tandis que les femmes demeurent passives, quand bien même seraient-elles des bourreaux.
17La différenciation entre des hommes actifs et des femmes passives se révèle à propos des affaires criminelles. Dans notre corpus, aucune femme n’a commis de crime, à une exception près, mais encore s’agit-il d’un couple de pédophiles dans lequel le mari manipule son épouse souffrant d’ « une déficience mentale importante » qui la rend « vulnérable » (Le Parisien, 10 novembre 2009). Conformément aux conclusions du gmmp, les hommes sont plus souvent présentés dans le cadre des affaires criminelles ou civiles (règlements de compte, trafic de drogue). Mais au-delà de ce constat, il nous paraît plus intéressant de souligner qu’en dépit de leur statut (victime, victime collatérale ou bourreau), les hommes apparaissent toujours en situation d’agir. Le statut de victime d’une fille conduit ainsi à un face à face entre son père et le meurtrier, le premier se présentant comme l’agent de transmission de la vengeance familiale : « Marion Lewis, lui, a décidé de faire le voyage de l’Idaho, […] pour assister ce soir à la mise à mort du meurtrier de sa fille […]. “Je veux le voir pousser son dernier souffle, je veux pouvoir décrire ce moment au reste de ma famille” » (le Figaro, 10 novembre 2009). Si la détresse masculine est prise en compte, elle est rarement l’occasion de présenter les hommes comme des victimes. Par ailleurs, dans la mesure où les hommes victimes (les sans-papiers ou les jeunes garçons, par exemple) le sont généralement d’autres hommes, cela ne s’inscrit pas dans un rapport de sexe inversé.
18La couverture médiatique d’un rapport sur la pauvreté en France qui parait le 9 novembre 2009 (Secours catholique, 2009) nous offre l’occasion d’observer si, et comment, la presse questionne les rapports de sexe en matière de pauvreté. Il ressort de l’analyse que les femmes pauvres ne sont pas présentées comme les actrices de l’amélioration de leurs conditions de vie, a fortiori lorsqu’elles sont mères de famille, mais plutôt comme les premières bénéficiaires d’aides sociales. Dans le dossier « Avec la crise, les vols alimentaires explosent », Le Parisien insiste sur le fait que les femmes sont les plus durement touchées par la crise financière. Le dénuement des « mères de famille » isolées les conduit à demander des aides d’urgence et à voler plus que les hommes des produits de première nécessité : « C’est Monsieur-Tout-le-Monde qui se met à faucher. Ou, pour être plus exact, Madame-Tout-le-Monde ». Le statut de victimes de la précarité parait s’adjoindre d’une certaine passivité lorsqu’il est attribué aux femmes, passivité dont témoignent insidieusement leur invisibilité et leur silence : à l’exception d’une procureure, ce sont exclusivement des hommes qui sont interrogés (responsables de magasins ou d’institutions caritatives) et qui apparaissent à l’image (clients poussant un charriot, vigile). En revanche, la pauvreté n’empêche pas les hommes d’être perçus comme actifs : leurs réactions les affranchissent de toute victimisation. L’article du Parisien intitulé « “Je ne prends que de la nourriture” Emmanuel, père divorcé », évoque le cas d’un père au chômage qui vole de la nourriture pour améliorer le quotidien de son fils. Le fait que la journaliste recueille le témoignage d’un « père divorcé » peut laisser entendre que les hommes assument mieux le « vol par nécessité ». « Emmanuel », en attente de pouvoir bénéficier du rsa, reconnaît qu’il vole « pour améliorer le quotidien de [son] garçon ». Il justifie son geste par le désir de faire plaisir à celui-ci : « quand on a un gamin, c’est plus fort que soi. On a parfois envie d’acheter de bons produits pour ne pas lui donner des pâtes tous les jours. »
19Même lorsqu’une femme engagée aux côtés des femmes prend la parole pour témoigner de l’inégalité des sexes face à la précarité, elle ne parvient pas sortir de la rhétorique de la différence et de la hiérarchie pour justifier ses revendications en leur faveur. Dans la tribune que Libération accorde à O. Cattan, la présidente de l’association « Parole de femmes » constate « la précarité grandissante des femmes, notamment des foyers monoparentaux avec enfants ». Les femmes « sont de plus en plus nombreuses [à] demande[r] de l’aide [à son association] pour remplir l’assiette de leurs enfants », tandis que l’État démissionne de son rôle de protecteur. Certes, ce dernier préconise des « bracelets électroniques pour maris violents », mais il « laiss[e] aux seules associations la gestion de la misère ». Le constat qu’O. Cattan établit – les femmes (et plus particulièrement les mères isolées) sont de plus en plus nombreuses à tomber dans la précarité (Ministère de la solidarité, 2010) –, la conduit à demander à l’État d’aider les associations à protéger cette population. Mais paradoxalement, et parce que cette revendication ne s’accompagne pas d’une interrogation sur la division sexuelle du travail (dévalorisation des emplois occupés par les femmes qui se manifeste par le temps partiel contraint ou l’écart de salaire, et le travail domestique pesant encore essentiellement sur les femmes), la tribune naturalise la fragilité des femmes.
20Les articles que Le Parisien et Libération consacrent à la pauvreté en France rendent compte du fait que la simple mention d’une inégalité entre les sexes, sans que celle-ci soit interrogée, nourrit les discours de victimisation. Derrière le stéréotype de la femme victime, c’est l’image de passivité des femmes qui se voit confortée. Dénoncer les inégalités sans les naturaliser nécessiterait une déconstruction du Genre et l’exposition des ressorts de sa naturalisation, c’est-à-dire l’adoption d’une perspective genrée sur la question. Or, de ce que nous avons pu observer, la presse de référence n’adopte jamais une telle perspective sur les sujets qu’elle traite. Cela est particulièrement remarquable dans Libération, journal qui dénonce pourtant volontiers la représentation traditionnelle des hommes et des femmes.
- 13 C’est le cas dans « Le “village” des damnés » (Libération) qui traite des rapports de couple au Tch (...)
21Le traitement de faits de société est l’occasion, dans Libération, d’évoquer les rapports de sexe au sein des couples. Toutefois, la manière dont ces rapports sont évoqués est corrélée au contexte géographique de l’article : lorsque ces rapports s’ancrent dans un « ailleurs », l’inégalité de sexe est dénoncée – à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un pays en développement où l’inégalité des sexes est clairement attestée13. Mais plus le contexte culturel et social est proche de l’énonciation de l’article, moins l’inégalité entre les Genres est contestée, au point d’être même naturalisée dans le contexte culturel français.
22L’article « Les abonnés du Paris-Tel Aviv » publié dans Libération traite du cas des familles françaises s’installant en Israël, et explicite les difficultés qui surviennent lorsque le père ne parvient pas à trouver d’emploi fixe dans son nouveau pays et qu’il est contraint de rester travailler en France. Une telle situation induit une reproduction des rapports familiaux traditionnels qui n’est pas remise en cause par la rédaction.
« Sylvie ne pleure plus le dimanche après-midi en accompagnant son mari […] à l’aéroport Ben-Gourion. […] Après plusieurs années de visites hebdomadaires à sa femme et ses trois enfants, […], le radiologue a enfin réussi à mettre un pied dans le système de santé israélien. […] Netanya Benhamou est en instance de divorce. Elle s’est installée […] en 2002 avec ses trois enfants, tandis que son mari […] conservait son cabinet dentaire en Normandie. “[…] Au début, il revenait deux fois par mois, puis de moins en moins régulièrement […]. J’ai rapidement découvert qu’il avait une maîtresse” ».
23Si cet article donne l’occasion d’un rapide questionnement sur l’inégalité entre les sexes du point de vue de l’exigence d’un accomplissement professionnel, ce questionnement, formulé par un expert cité par la rédaction, n’est toutefois pas approfondi au-delà du constat : « “Les femmes et les enfants deviennent progressivement israéliens, […] alors que les pères […] sont complètement déconnectés. Paradoxalement, alors que les femmes jouent ce rôle essentiel d’intégration de la famille dans le pays, elles sont souvent obligées, en raison de l’absence de leur mari, d’abandonner leur carrière professionnelle. C’est une source de frustration, notamment pour celles qui avaient un emploi qualifié en France”. » (Libération, 10 novembre 2009). Dans cet article, les rôles familiaux sont présentés comme n’étant pas interchangeables. Ainsi, cette expérience qui met en péril la cohésion familiale cristallise-t-elle au contraire les rôles de chaque sexe au sein du couple : les hommes s’accrochant à leur carrière professionnelle et les femmes la sacrifiant au profit de l’intégration dans le nouveau pays.
- 14 Selon les statistiques du ministère de la Justice, les femmes sont en réalité à l’origine de la maj (...)
24De la même manière, dans un article qui évoque le « Salon du divorce » et les conséquences que cette expérience peut avoir sur les individus, la journaliste de Libération s’abstient de questionner les rapports inégalitaires entre les sexes qui s’affichent pourtant sans équivoque dans son propos. Un exposant, présentant les cours du soir offerts par un lycée précise à cet égard : « Ces cours sont […] destinés aux personnes qui n’ont pas fait d’études, par exemple des femmes qui, au moment de la séparation, se retrouvent dans l’obligation de travailler ». Devant un autre stand, « Pascal, vieux beau divorcé, semble […] plus intéressé par la gent féminine que par les exposants présents. […]“Je suis venu voir un notaire qui m’a donné un conseil bidon.” […] Pascal a ensuite prévu “d’aller au stand des veuves”. “Peut-être que je vais trouver une jolie veuve riche. Y en a qui ont 30 ans. On n’y pense pas mais ça arrive” ». D’abord, cet article rend compte de ce que le rapport au travail est (perçu comme) différent pour les hommes et les femmes. Les femmes sont le plus en effet souvent celles « qui n’ont pas fait d’études » et qui « se retrouvent dans l’obligation de travailler ». Ensuite, l’homme mis en scène dans ce salon est un « vieux beau » venu pour séduire. Enfin, l’illustration est également significative de la dichotomie entre homme « actif » et femme « passive », puisque la photographie montre un homme abandonnant en courant une femme en rase campagne14.
25Les articles consacrés à sortie d’un documentaire sur L’Enfer, film inachevé de H.-G. Clouzot réalisé en 1964, dans Le Monde et Libération sont l’occasion d’évoquer les rapports de sexe inégalitaires dans le couple. Les relations sado-masochistes mises en scène dans ce film sont rendues à travers le délire érotomane du personnage de l’époux : « Le mari répète : “Ma petite, je ne suis ni un fou ni un monstre...”, sa jeune épouse n’est bientôt plus qu’un objet de délire érotomane. Il la voit partout, en rouge et or, déformée, lèvres bleues, seins offerts, dans les bras d’hommes et de femmes en rut ».L’article de Libération essentialise la différence sexuelle faute de la questionner : « La jalousie, c’est l’incapacité pour l’homme à percer le mystère de la jouissance de la femme », c’est « une conduite d’échec masculine face à l’absolu féminin » (Libération, 10 novembre 2009). Ainsi, le mythe de l’ « éternel féminin » n’est pas interrogé tandis que « cette notion passée dans le sens commun […] impose l’idée d’“une nature” et d’“ une essence” féminine “éternelles” échappant toujours et pour toujours à l’histoire » (Muel-Dreyfus, 1996).
26Le sado-masochisme, qui caractérise les rapports du couple dans le film, semble également caractériser les rapports entre le réalisateur et son actrice principale. Les deux quotidiens insistent sur le niveau d’exigence et le caractère impitoyable de H.-G. Clouzot auquel se soumet R. Schneider tandis que S. Reggiani quitte le tournage, mais sans remettre en question ces comportements. Plus encore, les journalistes adoptent le point de vue du réalisateur et du public du film en présentant l’actrice comme une femme objet à regarder : « Regarder Romy et approcher “l’Enfer” » (Le Monde, 11 novembre 2009).
27Il est remarquable que ces articles soient publiés dans Libération, journal qui se veut pionnier dans le traitement des questions sociétales. Si ce journal traite des femmes exceptionnelles sans les rapporter à leur sexe ou dénonce la situation précaire des femmes en particulier, les rapports de Genre qu’il met en scène, sans les questionner, demeurent largement traditionnels et figés, précisément parce qu’il ne les questionne pas.Si cette naturalisation apparaît plus souvent dans les sujets qui s’ancrent dans des contextes culturels hexogènes, un contexte endogène révolu (la France des années 1960) laisse libre cours aux stéréotypes les plus éculés.
28Étudier les représentations médiatiques du Genre du point de vue des stéréotypes nécessite que l’on comprenne l’interrelation entre processus de construction/naturalisation du Genre, conditions de production des discours journalistiques et fonctionnement des stéréotypes. Car, si le processus de construction/naturalisation du Genre trouve un appui de taille dans la compétence cognitive des stéréotypes – ce qui encourage, par ailleurs, les journalistes à mobiliser ces derniers –, la réitération de modèles préexistants par la presse rend malaisée la saisie du Genre dans son historicité.
29Ainsi avons-nous d’abord montré que les nouveaux modèles de réalisation féminine dépeints dans la presse n’excluaient pas la présence de traits stéréotypiques qui viendraient réassurer des schèmes connus et réaffirmer, plus ou moins subrepticement, les principes de différence et de hiérarchie. Nous avons ensuite exposé les ressorts de la « valence différentielle des sexes » à travers l’analyse de la figure de la victime. Les stéréotypes galvaudés des « hommes bourreaux » et des « femmes victimes » masquent la distinction entre « Genre actif » et « Genre passif ». Or valoriser l’activité plutôt que la passivité procède de la symbolisation sociale de la différence des sexes et fonde leur hiérarchie. La victimisation des femmes est aussi le signe de leur passivité, de leur différence et de leur infériorité. Cette construction se voit particulièrement naturalisée dans les discours qui dénoncent les rapports de sexe inégalitaires sans en interroger les fondements. Comme nous le soulignons enfin, les rapports de sexe au sein des couples constituent un exemple frappant à cet égard. Quand bien même le titre étudié se montre soucieux de pointer l’inégalité des sexes au sein de la cellule familiale et du couple, cela ne dépasse pas le simple constat.
30C’est donc à la fois la facilité à recourir aux modèles préexistants, le chemin étroit entre dénonciation des inégalités réelles entre sexes et victimisation, et l’absence de perspective genrée qui freinent l’ouverture des possibles et notamment la diversification des représentations dans les médias. On peut dès lors s’interroger sur la possibilité et les conditions d’une évolution. Dans ce sens, l’enquête gmmp devrait, à nos yeux, mieux saisir l’opportunité de sa médiatisation, même modeste, pour se montrer plus ambitieuse et se donner les moyens de rendre visible, au-delà des stéréotypes, le processus de construction/naturalisation du Genre dans les médias.