Les plombières ne sont pas que des crèmes glacées
Ni les jardinières des bacs à fleurs…
- 1 L’intitulé « Global media monitoring project » est peu explicite en français puisqu’il est générale (...)
- 2 L’enquête, qui aurait dû être conduite en 2010, a été avancée de quelques mois pour que l’on puisse (...)
- 3 www.femmes-journalistes.asso.fr/rubrique.php3 ?id_rubrique=2
- 4 Il serait intéressant, à titre de comparaison, d’effectuer cette même étude durant la période suppo (...)
- 5 Le nombre des personnes mobilisées pour l’enquête n’est pas précisément connu, mais il excède sans (...)
1L’enquête de l’Observatoire mondial des médias (ou gmmp1) sur la représentation des femmes dans les médias est unique en son genre de par son ampleur spatiale et diachronique : plus de 100 pays sont concernés par l’édition 2010, qui constitue la quatrième du genre, ce travail ayant été initié en 1995 et répété depuis tous les cinq ans2. La possibilité de comparaisons dans l’espace et le temps, sur la base de données suivies, est au cœur de cette recherche qui doit permettre de mesurer une éventuelle évolution de la place occupée par les femmes dans les médias audiovisuels, écrits et désormais électroniques, suivant deux dimensions rarement prises en compte dans les autres études sur le Genre, généralement ponctuelles et localisées. Il existe en effet des enquêtes nationales, qui sont d’ailleurs globalement convergentes avec les résultats du gmmp, comme les travaux menés par l’Association des femmes journalistes3, ou le rapport Reiser-Grésy pour la France (Reiser-Grésy, 2008), qui se fondent en grande partie sur une méthodologie comparable à celle du gmmp pour ce qui est de l’analyse interne des médias. Précieuses par leurs résultats, celles-ci ne permettent cependant pas la mise en perspective de la situation des médias français par rapport à leurs homologues étrangers (ce n’est pas leur objectif), pas plus qu’une appréciation précise de leur évolution dans le temps.Rappelons brièvement les caractéristiques de l’enquête gmmp : il s’agit d’analyser, un jour réputé banal, la représentation des hommes et des femmes dans un ensemble de médias. Ce jour a été fixé au mardi 10 novembre 2009. On observe qu’est ainsi privilégiée une journée de semaine par rapport au week-end (vendredi inclus puisque celui-ci est férié dans les pays musulmans). C’est donc un jour ouvré qui est considéré comme porteur de normalité dans la représentation recherchée4. Le choix d’un jour unique est justifié par l’ampleur du projet qui, avec la mobilisation de moyens que cela suppose, ne pourrait être mené sur une période plus longue5 La récurrence des résultats, depuis la première édition en 1995, et leur convergence avec d’autres études sur le Genre et les médias permettent par ailleurs de penser que le résultat ne serait pas très différent si l’enquête était menée sur une plus longue durée.
- 6 Sur le calcul de la « pondération médiatique » en fonction des pays, voir la note méthodologique du (...)
- 7 gmmp, Qui figure dans les nouvelles ?, France, Rapport national 2010 (www://whomakesthenews.com).
- 8 Pour le détail du corpus, se reporter à l’introduction générale de ce numéro de Sciences de la Soci (...)
2L’objectif de proposer des chiffres globaux rendant compte de l’ensemble des médias pour des pays dont les niveaux de développement et l’importance des populations sont très différents, conduit le gmmp à pondérer le nombre de médias à étudier dans chaque pays tout en laissant à chaque équipe nationale le choix de son corpus6. Il est en effet demandé de choisir les supports d’information les « plus importants », importance qui, est-il précisé, est définie par la taille du public touché ou par la notoriété du support7. L’étude pour la France, effectuée par des spécialistes de chacun des trois « supports », a porté sur six titres de presse quotidienne, deux hebdomadaires, six émissions matinales d’information radiophonique et cinq journaux télévisés diffusés sur quatre chaînes8.
3Cet article vise à la fois à analyser les résultats produits par l’enquête gmmp 2010 pour la France et à en examiner les hypothèses. Pour cela, nous commencerons par revenir sur la définition du Genre postulée par l’étude, les distinctions sexuées qu’elle suppose et la définition de l’identité féminine et masculine sur laquelle elle s’appuie. Puis nous présenterons les principaux résultats de l’étude française, pour essayer de caractériser l’identité sexuée produite par les médias selon l’enquête. Enfin, nous nous interrogerons sur le travail qu’accomplissent les médias pour produire la différenciation de Genre telle que la définit l’enquête.
4On développera ultérieurement l’importance du travail des médias (et le terme « travail » doit être pris dans son sens le plus fort, en référence à sa signification étymologique d’ « instrument de torture ») dans l’imposition du Genre et l’injonction ainsi faite aux individus à se conformer à ses représentations. Interrogeons-nous tout d’abord sur le sens des identités de Genre postulées par l’enquête du gmmp.
5Cette enquête, qui met la focale sur les femmes, repose sur l’hypothèse fondatrice de la différenciation des sexes. En cela, elle semble faire un pas en arrière par rapport aux recherches sur le Genre qui ont montré les limites de la naturalisation du féminin (tout comme du masculin, d’ailleurs) et qui ont conduit, pour reprendre les termes de Judith Butler, à « défaire le genre ».Il ne s’agit bien sûr pas de nier la différence sexuée (même si celle-ci est plus complexe que ce à quoi l’approche naturaliste ne la réduit), ni même, pour le propos qui nous intéresse ici, de la rétablir dans sa diversité et son historicité, mais de la voir comme le résultat non de la seule biologie mais aussi d’une construction politique, un produit des normes sociales implicites et explicites, des régulations sociales, des mots de la langue. C’est dans ce système de contraintes que s’élaborent le Genre et sa déclinaison en sexes et en sexualités (Coulomb-Gully 2010).
6Notre réflexion se propose donc de faire une sorte de parcours en biais : reprendre les résultats issus d’une méthode qui postule la différence des sexes pour mieux l’interroger et la faire parler. On s’efforcera en quelque sorte de pratiquer, d’un point de vue méthodologique, le différentialisme non pas substantiel mais stratégique. Pour le dire autrement, nous ne croyons pas à la différence assignée des sexes mais nous pensons qu’un dispositif de mesure assis sur cette différenciation peut nous dire quelque chose sur la construction du Genre par les médias.
7En postulant une identité féminine et masculine, faite de défauts et de qualités, d’attributs et de manques, de contraintes et de possibilités, que l’analyse devra infirmer ou – le plus souvent sans doute– confirmer, en présupposant une définition du masculin et du féminin préconstruits par les médias, on court le risque de voirle piège de la tautologie se refermer sur lui-même ; c’est là en effet, et malgré tout son intérêt comparatif signalé en introduction, un des problèmes posés par la grille d’analyse proposée dans le cadre du gmmp. Cette grille est construite pour permettre le repérage de caractéristiques liées au Genre, qui ressortent des enquêtes précédentes et sont autant de stéréotypes de la représentation des hommes et des femmes par les médias. Chaque individu intervenant dans une unité d’information (bulletin radio, article de presse, sujet télévisé, etc. désigné uniformément sous le nom de « reportage ») est ainsi qualifié par six critères « descriptifs » : son sexe, son statut professionnel ou social, sa fonction dans le reportage (est-il objet, témoin, sujet, porte-parole ?), ses « relations familiales », son statut de « victime » ou de « survivant ». Il s’agit bien ici de vérifier l’hypothèse (réaliste) qui fait des survivants ou des victimes des êtres principalement féminins, etqui pousse à donner plus facilement les statuts matrimoniaux des femmes et à indiquer les positions professionnelles des hommes. Le cadre des trois catégories dites analytiques est porteur du même projet : pour chaque reportage, les femmes occupent-elles une position centrale ? est-il question de l’égalité entre les sexes ? les stéréotypes de Genre sont-ils confortés ? Ces trois questions imposent elles-aussi une lecture binaire des nouvelles.
- 9 Déclinés pour l’enquête globale et pour l’enquête nationale.
8L’imposition par les catégories, inévitable dès lors qu’il s’agit de produire des données reproductibles, quantifiables et donc codifiables, est redoublée par le choix opéré dans la restitution des résultats. Une fois les données initiales de l’enquête prélevées et compilées par les équipes nationales (i.e. le codage de tous les reportages pour chaque média et chaque pays), les tris croisés qui vont en permettre l’analyse, y compris à l’échelon national, sont en effet réalisés par l’équipe de coordination internationale ; cette centralisation étant là encore inévitable pour produire des données comparables dans le temps et dans l’espace. Chaque équipe reçoit en retour une cinquantaine de tableaux9 à partir desquels elle devra bâtir son rapport d’analyse, tableaux qui organisent presque exclusivement l’information recueillie en fonction du dualisme homme/femme. Pour ne prendre qu’un exemple parmi cinquante, on saura ainsi que les femmes sont (un peu) plus souvent représentées par des photos que les hommes, mais on ne pourra pas croiser cette distinction avec d’autres critères comme le thème abordé par l’article ou le statut du locuteur.
9L’homme apparaît bien dans ces tableaux mais comme le « reste » de la femme, soit les x % qu’il faut rajouter au résultat obtenu par les femmes pour aboutir à 100 %. Pourtant, le codage des journalistes et celui des « personnes évoquées dans les reportages » proposent bien quatre choix : féminin, masculin, autre (transexuel) ou ne sait pas. Mais seules les deux premiers sont présents dans les analyses et par conséquent mobilisés dans les commentaires, les autres catégories étant (semble-t-il) en-dessous du seuil de significativité. Or le codage pousse, de fait sinon par obligation, à imputer un sexe aux intervenants alors même qu’il y a sans doute nombre de situations ambiguës : prénom indéterminé ou ambivalent d’un rédacteur ou d’un témoin, ambiguïté des voix, trouble des silhouettes, tous états qui rendent indécidable pour le spectateur ou le lecteur la détermination du sexe.
- 10 L’objectif axiologique de l’enquête est clairement explicité dans son guide : « Dans le rapport GMM (...)
10L’enquête gmmp demande aux équipes nationales, outre ces données quantitatives, une analyse qualitative qui doit justement permettre que s’expriment des approches qui n’auraient pas été prises en compte par la grille ; chaque équipe étant incitée à repérer quelques « reportages » et à les analyser plus en détail10. On note bien sûr que la synthèse globale se devant de mettre en avant des éléments chiffrés aisément compréhensibles, ces données plus qualitatives passent nécessairement au second plan dans la restitution des résultats par le gmmp et leur publicisation. Mais surtout cette analyse dite qualitative est toute entière organisée autour de la femme comme « victime » du traitement médiatique puisque ces sujets sont choisis en fonction de leur capacité à illustrer la plus ou moins grande aptitude des médias à produire des stéréotypes de Genre (ou à y résister), c’est-à-dire des présentations, par exemple, « encourageant la perception traditionnelle des rôles familiaux des femmes et publics des hommes ». Là encore, si l’homme est bien présent, c’est uniquement comme complément ou plutôt mètre-étalon du traitement des femmes.
11On voit donc bien comment, présupposant un certain nombre de caractéristiques liées au travail des médias sur le Genre, la grille « enchaîne » et contraint le regard de l’analyste. Si toute démarche analytique est, par construction, contrainte par son protocole méthodologique, il nous paraît néanmoins important de conserver une ouverture au texte des médias et de ne pas trop préjuger de leur discours.
12Bien que l’objectif annoncé soit de qualifier les « sexo-spécificités » dans la représentation médiatique, l’enquête du gmmp se focalise donc très vite sur les seules femmes. Les raisons de cette focalisation sont évidentes et bien connues : leur faible poids dans la vie publique, leur minoration dans le monde social, politique, économique, leur situation historique de dominées qui perdure globalement en dépit de situations locales très diversifiées, leur invisibilité historique comme objets d’étude (corollaire de leur quasi-absence pendant longtemps du monde de la recherche comme chercheurs), justifient et imposent cette exclusivité, comprise comme un rattrapage nécessaire.
- 11 Déjà en 1979, Mieke Ceulemans et Guido Fauconnier (Ceulemans et Fauconnier, 1979) expliquaient comm (...)
- 12 N’étant pas nécessairement identifié aux hommes pour le premier et aux femmes pour le second, ce de (...)
- 13 Sur les hommes et du masculin, dans une perspective historique comme s’agissant des questions aujou (...)
13Nous pensons aujourd’hui toutefois indispensable, tant d’un point de vue scientifique qu’axiologique, de ne pas séparer l’étude non seulement des hommes et des femmes11, mais aussi du masculin et du féminin12. Le masculin a été longtemps impensé, en grande partie parce que conçu comme étant la norme, donc universel et neutre, ou plus exactement « neutralisé ». Il n’en est évidemment rien, et ce que révèlent les travaux sur les hommes qui se développent dans le sillage des recherches sur les femmes, c’est que la construction de la masculinité n’a rien à envier à celle de la féminité13.
14Les régimes de masculinité, de même que les marqueurs de la féminité, varient non seulement selon les époques et les lieux, mais aussi selon les milieux sociaux, l’analyse conjointe de ces déterminations devant être prise en compte dans l’appréciation de ce qu’est « être un homme » ou « être une femme ». Nous pensons en outre, sur un plan plus axiologique, que les hommes aussi ont à gagner au rééquilibrage des représentations : car si pour certains les avantages de la domination sont réels, le poids de la virilité est ressenti aussi violemment par d’autres que celui d’une féminité imposée pour certaines femmes. La nécessité de coupler les analyses du masculin et du féminin apparaît donc nécessaire, la dimension dialectique qui organise leur rapport étant essentielle ; féminin et masculin sont deux catégories en interaction étroite et en évolution : hommes et femmes font système et la compréhension de la façon dont les médias articulent ces entités est prioritaire.
- 14 La notion de « texte » ou de « discours » médiatique est ici à prendre dans le sens large de combin (...)
15Le défi méthodologique consiste donc à faire du Genre, appréhendé à travers la co-construction du double binôme homme-femme/masculin-féminin, une véritable grille d’analyse. Pour ce faire, on propose de partir du textedes médias et de l’agencement des mots, des sons et des images, de leur présence ou de leur absence, pour repérer le travail du Genre à travers les récurrences et les cohérences qu’inscrit le texte, mais aussi les sens qui s’y affrontent, leur dissonance et leur polyphonie14.
16Nous commencerons donc par présenter les résultats de l’enquête gmmp à travers la représentation des mondes et la définition des hommes et des femmes qu’elle se donne comme grille de lecture, pour ensuite, aux marges du protocole du gmmp interroger la construction du Genre comme articulation de la représentation des hommes et des femmes, du masculin et du féminin.
17Que trouve l’enquête gmmp ? Ce qu’elle recherche. Les médias sont discriminants et n’accordent pas la même place aux individus selon leur sexe. Avec une telle question et une approche dualiste femme/homme, la réponse est, sans surprise, identique pour toutes les enquêtes, celle du gmmp, du rapport Reiser-Grésy, comme celles menées il y a plus de quinze ans par l’Association des Femmes Journalistes (afj). Dans l’univers des médias, l’espace public est largement masculin. Pour l’enquête gmmp, deux caractéristiques sont étroitement mêlées et doivent être analysées simultanément : les femmes comme objets et comme sujets du discours médiatique, et les femmes comme thème dont il faut mesurer la présence et comme auteur (journaliste, présentateur, témoin…) dont on doit évaluer l’importance, les deux ayant un rapport de causalité supposée ou espérée (les femmes-auteurs laisseraient une plus grande place aux femmes objets, mais surtout objets de discours).
- 15 Pour l’afj, en 2006, les femmes représentent moins de 20 % des personnes citées dans la presse d’in (...)
18Ainsi, selon l’enquête française, en 2009, les femmes apparaissent dans 27 % des nouvelles15. Mais l’enquête gmmp en dit aussi un peu plus sur la configuration des sujets. Selon celle-ci, la présence des sexes diffère selon les thèmes abordés : hommes et femmes parlent ou sont mobilisés comme témoins à égalité lorsqu’il est question de société ou de justice, mais la politique (79 % des sujets), l’économie (79 %), les crimes (76 %) sont quant à eux largement masculins. Les différences de Genre sont également sensibles pour les auteurs des nouvelles (les journalistes). Le sport, à la radio comme à la télévision, occupe beaucoup plus largement (deux fois plus) les hommes que les femmes. La télévision fait de la culture un sujet très fortement féminin (14 % des reportages faits par des femmes sont consacrés à la culture alors que ce n’est le cas que pour 6 % de ceux des hommes), ce qui n’est que faiblement le cas en radio (6 % et 8 %). La criminalité, lorsqu’elle est violente, est une affaire d’hommes, racontée par des hommes ; et ce n’est pas le cas lorsqu’il n’y a pas violence. Les maladies, la santé, la médecine sont massivement relatées par des femmes, à la radio comme à la télévision (13 % à la radio, 10 % à la télévision pour les femmes, contre 3 % et 1 % pour les hommes).
19La séparation des sexes est donc une séparation des mondes : dans celui des hommes, il y a le sport, la politique, le monde syndical, la création ou l’expertise. Dans celui des femmes, il y a… des hommes puisqu’elles n’ont pas non plus d’univers qui leur serait exclusivement ou même massivement réservé (sinon des thèmes très circonscrits et genrés comme celui des sages-femmes ou du cancer du sein).
20Avec ses outils frustes mais massifs, l’enquête gmmp permet donc de dessiner quelques pistes pour voir comment s’opère la différenciation des sexes dans les médias. tre un homme ou une femme à la radio, à la télévision ou dans la presse n’engage pas la même caractérisation. Pour ces enquêtes quantitatives, les intervenants (non professionnels) des médias sont en effet définis par un certain nombre d’attributs. Et ce sont ces mêmes attributs qui permettent aux journalistes de justifier le choix des experts, témoins ou personnalités convoqués et de resituer leur discours en le rattachant à un univers social bien identifiable.
21Parmi les différents attributs possibles qui vont signer dans les enquêtes des caractéristiques de Genre différenciées, on note la spécification de l’activité professionnelle versus la non-qualification, la présentation nominative de la personne versus la présentation anonyme, la dénomination par le nom complet versus la désignation par le seul prénom, l’identification comme victime versus la désignation comme participant actif, la qualification par ses caractéristiques propres versus la caractérisation relationnelle (femme de, fille de, mère de) ou comme élément indifférencié d’un ensemble (ouvrière de), etc. L’enquête gmmp se donne ces attributs comme des mesures efficientes de la place accordée aux personnes, en ce qu’ils attestent d’une hiérarchie sociale implicite. Et de fait, ils permettent de souligner que la femme qui intervient dans les médias n’est pas un « homme » comme les autres.
22Ainsi, les femmes présentes dans les médias sont-elles beaucoup moins inscrites dans le monde du travail, alors même que 80 % des Françaises entre 25 et 49 ans travaillent. Et cette spécificité se rencontreégalement dans les domaines où leur participation est désormais massive, voire majoritaire, comme la justice, la médecine, l’écriture ou le métier d’architecte. Tout comme leur profession est moins souvent indiquée, leur nom est plus rarement mentionné. La parité est rétablie pour les seuls intervenants anonymes : la moitié, et seulement la moitié, sont des hommes.
23Dans la hiérarchie des critères qui définissent les personnes accédant aux médias, l’enquête gmmp présuppose que tout rapport à l’intimité, toute évocation non justifiée de celle-là peuvent être considérés, sauf cas particulier, comme mettant la personne en position d’infériorité. C’est le cas par exemple du lien de parenté ou du statut matrimonial ou parental. On sait que l’évocation de ce statut est fort inégalement répartie ; il est d’ailleurs assez rarement mentionné, mais s’il l’est, il s’agit dans 29 % des mères et dans 19 % des pères. Pourtant, la télévision, le jour de notre enquête, tendait à mettre en avant la posture paternelle, les hommes étant tout particulièrement présents dans ce rôle. Mais on s’aperçoit que la posture qu’occupent ces pères est particulière ; ils ne se situent pas dans l’espace du soin (du care au sens de Mol, 2008), mais dans celui du combat : combat pour faire rendre justice à leur enfant assassinée, combat pour témoigner dans une publication, combat pour s’insurger contre le nombre de places de crèches trop peu élevé…
24Il serait d’ailleurs intéressant de s’interroger sur l’impact produit par la rupture du pacte de silence autour de l’intimité pour les hommes et les femmes, en particulier dans le cas de son instrumentalisation par les hommes et femmes politiques. On pense notamment aux discussions toujours vives autour des photos de Ségolène Royal en jeune accouchée (Leroux et Sourd, 2005). Ou encore, le jour qui nous occupe, à la manière dont Roselyne Bachelot en appelle à la vaccination généralisée contre la grippe H1N1 : elle mentionne des motifs intimes (son petit-fils) pour justifier la décision politique qui a été prise.Un reportage télévisé (diffusé au 13h de TF1) sur une plombière de l’île d’Ouessant en offre un exemple presque caricatural : le journaliste s’inquiète que ladite professionnelle, qualifiée à 33 ans de « jeune fille », soit éloignée de sa famille et dans l’incapacité de faire du shopping (sic !) Rien n’est dit sur le parcours professionnel accompli, la formation suivie et les compétences mobilisées ni, plus fondamentalement, sur la transgression de ce métier traditionnellement masculin et les obstacles rencontrés. Ce silence est ambigu et il n’est pas sûr qu’il reflète la volonté du média de présenter comme « naturel » l’accès des femmes à ce type de profession : « nature-elle-ment » dénoncent les féministes !Autre exemple, caricatural : le reportage d’Europe1 sur les vols dans les supermarchés : celui-ci est justifié par une enquête sur le phénomène décrit comme étant en forte hausse. Le journaliste axe le sujet sur les femmes volant de la nourriture pour leurs enfants à cause de la crise et provoquant le désarroi des caissières nécessairement interpellées voire solidaires. Or on apprendra, plus tard dans la matinée ou dans d’autres médias, que l’enquête révèle que les produits les plus volés dans les supermarchés sont les lames de rasoir et l’alcool… produits qui conduisent les journalistes, comme les responsables de l’enquête, à attribuer les vols principalement aux hommes. Le reportage d’Europe 1 aura ému ou scandalisé, provoqué la révolte ou la compassion, en s’appuyant sur une norme implicite non interrogée : les femmes sont légitimes à voler dès lors que c’est pour nourrir leurs enfants. Et si c’était pour se raser ou s’enivrer ?
25L’enquête gmmp ne dit bien sûr pas que tel ou tel critère (nommer, dire le métier, énoncer l’engagement ou le statut matrimonial) est positif ou négatif ; elle pointe simplement la différence de qualification appliquée à ce qu’elle repère comme être féminin, par rapport à ce qu’elle mesure du masculin, en faisant l’hypothèse que cette différence recouvre la hiérarchisation des valeurs et des normes portée par les médias. Mais comment peut-on sortir de cette construction duelle du monde ?
26C’est la double-contrainte consistant à penser le Genre et pas les seules femmes, et à ne pas enfermer le discours des médias dans la seule grille d’analyse proposée dans le cadre du gmmp que nous allons maintenant prendre en compte dans le cas particulier des informations radio et télévisées diffusées en ce 10 novembre 2009.
27Cette analyse conjointe a confirmé la vision androcentrée du monde sur le plan quantitatif puisque les hommes représentent presque les deux-tiers des individus qui peuplent le journal télévisé comme les informations radiophoniques – ce qui renvoie à l’ « invisibilité » des femmes évoquée plus haut et au constructivisme des médias. On observe en outre que le sport, la politique et la vie syndicale, la création, l’expertise, mais aussi que la violence, la transgression et certaines professions (chef de gare, ingénieur, architecte, médecin…) apparaissent comme des exclusivités masculines ; or on sait que si les ingénieurs sont un corps largement masculinisé, il n’en va pas de même pour les architectes ou les médecins. Le « biais » médiatique apparaît donc ici évident.
28Face à la « maison des hommes » (Godelier, 1982), qui occupe presque tout le terrain informationnel, la maisonnette des femmes permet cependant de les apercevoir dans le monde du travail où elles sont, comme les hommes, salariées d’entreprise, présidentes d’université, commerçantes, avocates, institutrices et même « plombières » ou « jardinières » : l’ambiguïté sémantique qui résulte de la féminisation du nom de métier initialement masculin (voir le titre de cet article) est révélatrice de la récente féminisation de ces professions (Houdebine, 1998). Les femmes sont aussi représentées dans les liens familiaux, fonction traditionnelle s’il en est, mais ce que l’analyse conjointe des hommes et des femmes permet d’observer, c’est que les hommes sont plus que les femmes représentés comme pères de famille ou époux. Elles partagent aussi à parité avec les hommes le statut d’objet sexuel : aux informations de ce 10 novembre, Romy Schneider aux seins dénudés est qualifiée de « sensuelle et troublante » par le présentateur – dans les rush du film L’Enfer récemment retrouvé– et n’a d’égal que lesex-appeal de Robert Pattison, héros de la saga Twilight, souligné par l’engouement de ses fans. Les femmes sont en proie à l’émotion et pleurent, de même que les hommes, eux aussi montrés dans cette attitude longtemps identifiée au seul féminin. Elles sont représentées en tant que victimes, là aussi comme le sont les hommes en cette journée ordinaire d’informations.
29On voit bien à travers ces quelques exemples, que l’analyse conjointe des deux sexes permet d’observer une évolution dans la représentation du masculin et du féminin, les stéréotypes historiquement attachés au féminin (sensualité et sexualisation, émotion, victimisation…) apparaissant également mobilisés pour qualifier les hommes. On notera d’ailleurs que cette représentation se fait au rebours de l’évolution généralement observée : en effet, si les progrès de l’égalité ont permis aux femmes de recourir à un certain nombre de marqueurs de la masculinité (métiers, loisirs, vêtements, etc.), l’inverse est plus rare. Les hommes maïeuticiens (l’équivalent masculin de « sage femme ») ne sont pas légion (sans doute moins nombreux encore que les « plombières » et les « jardinières »), et il est plus facile à une femme de porter le pantalon qu’à un homme de porter la jupe, ou à une femme de faire du foot qu’à un homme de s’adonner au point de croix.
30L’analyse de la représentation du Genre dans les médias, c’est-à-dire l’articulation du masculin et du féminin, permet ainsi de constater ce que la seule prise en compte des femmes ne permet pas d’apercevoir. Or le desserrement de l’étau des assignations genrées est réel, comme en témoigne le jeu ici manifesté dans le double-binôme homme/ femme-masculin/ féminin. Pour autant, il semble difficile à une enquête à base large et quantitative comme celle mise en place par le gmmp de se saisir de ces définitions évolutives du Genre. Construire une qualification qui ne se laisse pas enfermer dans cette hiérarchie des sexes et qui desserre l’étau des contraintes dans lesquelles sont pris le féminin et le masculin suppose, selon nous, d’en passer par l’analyse des opérations accomplies par les médias pour produire de la représentation de Genre.
31Les médias, à l’instar de toutes les « technologies de pouvoir » (Foucault, 1976 et 1981) comme la famille ou l’école, participent directement à l’imposition des normes qui structurent le Genre tout en prétendant n’en être que le reflet.
- 16 Et de poursuivre : « Mais avant toute chose, il faut préciser (…) que penser le genre comme étant l (...)
32Le discours de ces prétendus miroirs que sont les médias est en réalité prescriptif autant que descriptif : en ce sens, ils sont performatifs, c’est là le propre des technologies de pouvoir. La notion de « technologie de Genre » avancée par Teresa de Lauretis, permet d’enrichir cette approche. Pour celle-ci en effet, la représentation n’étant pas placée « à côté » du Genre, mais constitutive du Genre, les médias sont au cœur du Genre : « le Genre, comme la sexualité, n’est pas la propriété des corps ou quelque chose qui existe originellement chez les humains, mais (…) il est “un ensemble d’effets produits dans les corps, les comportements et les relations sociales”, pour reprendre Foucault, et ce grâce au déploiement d’« “une technologie politique complexe” »16, écrit-elle (de Lauretis, 2007, 41). Pour l’auteure en effet, si le Genre est (une) représentation, la représentation du Genre est sa construction. « Quand on coche un F sur un formulaire administratif, alors que nous pensions que nous étions en train de cocher le F sur le formulaire, n’était-ce pas en fait ce F qui imposait sa marque sur nous ? » (ibidem, 62). « Nous collant à la peau comme une robe en soie mouillée », écrit-elle par ailleurs.
- 17 Et d’ajouter, non sans ironie : « les expressions naturelles ne sont autres que des scènes commerci (...)
33Notons, dans une formulation plus triviale, la façon dont les individus – on pense en particulier aux adolescents, à l’identité en devenir – s’efforcent de se conformer à certains modèles proposés dans les médias : ainsi des normes physiques, vestimentaires et comportementales véhiculées par la publicité et les magazines féminins et masculins (la bi-partition du kiosque entérinant et légitimant la séparation hommes/femmes). Le « travail » des médias est « torture » dans la mesure où il est à la fois fortement et insidieusement coercitif, dans la conformation aux normes qu’ils imposent sous couvert de proposition. Bien sûr, les médias n’inventent pas à eux seuls ces normes et ces modèles ; ils les reprennent à d’autres mondes, en particulier créatifs et culturels, mais aussi industriels ou commerçants. Mais cette reprise –au sens presque couturier du terme– suppose aussi choix, sélection, transformation de la part des médias qui, loin de les imposer comme autant de diktats, les présentent comme une obligation douce, voire un choix qui semble découler du libre arbitre de l’individu, alors même que la norme est collective et générale. Goffman (Goffman, 1979) ne dit rien d’autre quand, évoquant l’hyper-ritualisation dans « l’arrangement des sexes », il observe que la conception idéale des sexes proposée par les représentations médiatiques (publicitaires dans son travail) « conventionnalise nos conventions », tandis que nos conventions elles-mêmes s’actualisent dans ces représentations17. Dire le monde pour les médias, c’est agir sur le monde et, ce faisant, contribuer à fabriquer une réalité dont on prétend – dont ils prétendent ? – n’être que le reflet.
34Performatifs, les médias sont aussi constructivistes et hyperréalistes. L’enquête du gmmp confirme ce que toutes les études sur le Genre ont jusqu’ici observé : les médias ne sont pas les purs reflets d’une domination masculine qui structurerait la société et contre laquelle ils ne pourraient rien. Ils y participent et la constituent. Pourquoi sinon interroger dans 78 % des cas des experts hommes quand plus d’un tiers des chercheurs sont des chercheuses ? (ost, 2010). Doit-on supposer que les personnes « qui ont une expérience personnelle », tel ce salarié témoignant du « bonheur de la retraite », ce participant aux fêtes de la chute du mur de Berlin, ou ce consommateur de salade sous vide, sont à plus de 70 % des hommes ? Qu’est-ce qui permet de penser que les femmes sont de moins bons témoins oculaires puisqu’elles ne sont appelées à témoigner dans les médias que pour 30 % des sujets ?
35L’infériorisation des femmes dans la société conduit à leur invisibilisation dans les médias d’information, voire à leur occultation totale dans certains domaines. A titre anecdotique, citons un des reportages diffusé au 13 heures « de Jean-Pierre Pernaut », sur TF1, ce 10 novembre 2009. Il porte sur la préparation à la saison hivernale de la station de ski des Angles, dans les Pyrénées : damage des pistes, remise en état du matériel dans les magasins de location de ski, réouverture du parc hôtelier et des restaurants, etc. Aucune femme ne figure parmi les personnes interviewées ou filmées au cours de ce long reportage de près de deux minutes : Les Angles, nouveau Mont Athos ? Nous rejoignons ici Éric Macé dans son étude d’une journée de télévision ordinaire, lorsqu’il conclut à l’hyperréalisme du média, qui minore les groupes socialement faibles et majore la place de ceux qui détiennent le pouvoir économique, social ou politique (Macé, 2006).
36Dans ce travail de formalisation du réel par les médias, consistant à prélever, hiérarchiser et interpréter, ou encore taire et occulter, s’opère une « mise en médias » comme on parle de « mise en musique » ; les médias s’affirment ainsi comme producteurs de Genre au même titre que les familles et leurs modes éducatifs, l’école et son instruction, les tribunaux disant le droit, etc.
- 18 Traité d’Amsterdam, 1997 (Lexton, 2005).
37Cette « mise en média » n’obéit pas à de seules contraintes rhétoriques. Les technologies de communication sont prises dans un jeu de contraintes internes qui contribuent à façonner les normes qu’elles se donnent. Le « kiosque des médias », avec sa compétition pour la première place dans la course à l’information et la survalorisation du scoop, pousse à la convergence, pour ne pas dire au conformisme, des contenus ; les retours du public mesuré par l’appareillage audiométrique mais aussi par un ensemble de capteurs informels (Méadel, 2010) valorisent les modèles dominants de même que l’organisation professionnelle et industrielle du marché des médias. Il faut en outre, pour ce qui regarde notre objet, ajouter la pression des obligations légales ou quasi légales qui se mêlent directement de la représentation des sexes. « Les démocraties occidentales font de l’égalité des sexes un objectif et disent vouloir tourner le dos à un monde organisé autour des différences biologiques qui se sont toujours traduites par la hiérarchisation et la subordination d’un sexe à l’autre » (Coulomb-Gully, 2010, 182). Cet objectif est désormais inscrit dans la loi, en particulier dans l’Union européenne avec le principe de non discrimination et d’égalité18, auquel les médias sont à la fois soumis et contraints. Le silence sur cette question des chartes professionnelles et autres codes déontologiques élaborés par les médias est néanmoins révélateur.
38Dans les grands médias nationaux couverts par l’enquête gmmp et plus précisément dans leurs journaux les plus importants, il est rare de transgresser volontairement les normes sociales admises, sinon opératoires : ce n’est pas là que l’on trouvera explicitement des propos misogynes, des comportements ouvertement phallocrates, pas plus qu’on y dénonce l’homosexualité ou qu’on insulte les immigrés. Tout se joue donc dans les écarts, dans les choix de sujets et de locuteurs, dans les formulations. Mais aussi dans l’évitement : ne pas aborder frontalement la question du Genre, faire « comme si… » hommes et femmes étaient identiques, même si les images démentent l’assertion : on l’a vu plus haut, avec le reportage sur « La plombière de l’Ile d’Ouessant ».
39La rhétorique radiophonique semble tout particulièrement faire dans l’évitement : elle gomme le Genre (tout comme elle gomme les différences culturelles ou cultuelles des témoins), elle euphémise les différences, dans une langue où dominent les généralités, et par construction le masculin. Le discours de la radio se place souvent dans le monde asexué de la neutralité grammaticale : les êtres n’ont pas de sexe (ils se disent donc au masculin) et les sujets non plus. On pourrait même parler d’une « dégendrisation active ». Ainsi du sujet qui évoque la maire de Montpellier militant pour le droit des homosexuel-le-s : une des radios l’appelle « l’élue socialiste » (le féminin n’est pas audible, la qualité de « maire » est supposée neutre) ; son sexe est évoqué sur une autre radio non pas pour parler du Genre des politiques mais pour montrer que l’élue est désintéressée et que son implication n’a rien de personnel puisqu’elle est « hétérosexuelle et mère de six enfants ». De la même manière, l’information sur une décision de justice en faveur de parentes lesbiennes n’indique pas qu’il s’agit de femmes : on y parle d’« un couple ». Et lors la remise du seul prix littéraire (au moins parmi les plus importants) décerné par un jury composé uniquement de femmes (le Fémina), cette spécificité n’est pas mentionnée : le fait est-il considéré comme si connu qu’il ne doive plus être signalé ?
40La rhétorique spécifique de ce média oral explique peut-être cette caractéristique de la radio : le journal parlé est une polyphonie, au rythme rapide, scandée par la répétition fréquente des titres et une forte économie temporelle (Méadel, 1985) : il faut en dire le plus possible, le plus vite possible (le nombre de sujets est plus élevé qu’en télévision). Il y a donc peu de places pour les digressions, les palabres introductives, les appréciations personnelles qui personnalisent le journal télévisé – ce qui permet au présentateur ou à la présentatrice de faire « nous », les yeux dans les yeux (Veron, 1983).
41Rhétorique particulière au média ou contrainte juridico-politique aboutissent également à une posture de dénégation ; dans les médias, le Genre par défaut est égalitaire. Cependant, ce constat est trop général, tout comme l’est celui de l’inégal traitement des sexes, et ils doivent tous les deux être interrogés en fonction des différents supports d’information.
- 19 L’analyse de la presse est ainsi centrée sur la prise en compte des « unes », avec l’interaction te (...)
42On comprend bien, dans la perspective foucaldienne qui analyse les médias comme « technologies de pouvoir », qu’étant intégrées au sein de l’appareil d’État, ceux-ci soient appréhendés comme un tout. L’enquête du gmmp se fonde sur la même logique, peut-être moins par adhésion aux théories de Foucault que par nécessité pratique, et ce en dépit d’une distinction a priori entre presse, radio et télévision, une grille d’analyse spécifique étant adaptée à chaque « sqsupport »19. L’enquête gmmp ne fait en effet pas seulement l’économie d’une interrogation sur les identités de Genre, elle présuppose aussi l’unité d’un genre : celui des informations diffusées par l’intermédiaire des médias. Or, le média compte (Coulomb-Gully, 2006) et incite à prendre en considération les différences entre la radio, la télévision et la presse, de même qu’au sein de chacun de ces medium. De sorte que l’on peut faire l’hypothèse que la rhétorique propre de chaque moyen d’expression forge une définition du monde, et donc des Genres, différente.
43La télévision apparaît à première vue comme le moins inégalitaire des médias (avec les femmes comme thème de 35 % des sujets contre 29 % à la radio et 21 % dans la presse). Ces chiffres sont cependant partiellement des leurres ; ils recoupent en fait le partage des thèmes et sont dus à l’importance de la couverture des domaines politiques et économiques par la presse (70 % des nouvelles contre 41 % à la radio et 34 % à la télévision). Comme ces thèmes sont massivement « masculins », dans tous les médias, ils « masculinisent » la presse. Si l’on fait abstraction des sujets politiques et économiques, la presse devient alors légèrement plus « féminine » que la radio ou la télévision. La structure des sujets est en effet assez voisine pour la radio et la télévision, alors que celle de la presse diffère plus largement.
Tableau 1 – Répartition des sujets par média (en %)
Sujets traités, de gauche à droite : économie, politique ; Sciences et société ; Social et juridique ; Criminalité et violence ; Personnes célèbres, médias et sports
44L’architecture des informations propre à chaque medium contribue donc à différencier la place que chacun d’entre eux accorde aux femmes comme intervenantes non professionnelles. Le Genre ne se fabrique pas de la même manière par l’oral, l’écrit ou l’image… Et ce ne sont pas exactement les mêmes définitions du Genre qui sont mises en place dans la presse, à la radio et à la télévision, chaque medium se fondant sur une matérialité discursive différente.
45Le Genre ne se dit pas que dans le discours ; il s’inscrit aussi dans les corps représentés et là encore, le média compte. Le caractère symbolique de l’écrit (par opposition à la radio et la télévision) suppose un désengagement du corps. Le Genre se manifeste en priorité dans le genre grammatical (le « il(s)/ elle(s) » et les accords matérialisent les sujets masculins et féminins – voir Bailly, 2008 –), mais aussi à travers des formes journalistiques spécifiques : on sait en effet (Durrer, 2001) que l’édito est masculin, le billet d’humeur et la chronique féminins, etc.
- 20 C’est d’ailleurs aussi le cas de Laurent Delahousse, présentateur du week-end sur France2.
- 21 Selon la dernière grande enquête menée en 2003-2004 sur une population de 15000 individus par l’Ins (...)
46Le caractère indiciel des médias radiophoniques et télévisuels travaille le Genre de façon spécifique. Rien de plus genré qu’une voix dont la tonalité et le timbre dessinent un corps avec une force de suggestion avec laquelle la présence du corps réel soutient parfois difficilement la comparaison. A la télévision, la présence des corps dote le Genre d’une forme d’évidence : tout discours est incarné et tout corps est sexué. Pour en rester au seul exemple des présentateurs des journaux télévisés, ces dernières années ont permis d’observer une évolution considérable. Jusqu’à il y a peu, tous les grands journaux en effet de 20heures étaient exclusivement présentés par des hommes, les femmes étant en charge au mieux des journaux du week-end, sans doute en raison de leur fonction décorative (ainsi de Claire Chazal pour TF1, face à Patrick Poivre d’Arvor pour la semaine, ou encore Béatrice Schoenberg sur France 2, face à David Pujadas pour la semaine). Aujourd’hui, des grands journaux de la soirée, seul celui de France 2 reste présenté par des hommes (avec le binôme Davis Pujadas/ Laurent Delahousse) : ceux de TF1, France 3 en partie et M6 le sont par des femmes. Celles-ci participent visiblement au renouvellement des formules, leur affichage étant identifié à une forme de modernité.L’incarnation proposée par ces journalistes est cependant fortement stéréotypée. Laurence Ferrari, présentatrice du 20 heures de TF1, journal télévisé le plus suivi de France, comme Claire Barsacq, qui présente celui de M6 en ce 10 novembre 2009 (ou encore Claire Chazal qui officie sur TF1 le week-end), sont minces, avec des cheveux lisses et blonds20. Quand on sait que 85 % de la population a les cheveux bruns et qu’une femme sur trois se teint les cheveux en blond (Pitman, 2005), qu’elles mesurent en moyenne 1m 62 et s’habillent moins en Prada qu’en 40-4221, on conçoit la part de rêve attachée à ces choix de présentatrices et l’imposition d’une norme de féminité, à laquellecontribue le média.
- 22 Cf. les fiches de formation proposées en ligne par RFI sur le reportage radiophonique.
- 23 Sur la bbc, cf. : Bowman, 1974 et Ross, 1977, (cité par Ceulemans et Fauconnier, 1979).
- 24 Voir Bargel, Fassin, Latté 2007.
- 25 Portant sur une analyse de la Journée internationale des femmes à la télévision, cette étude montre (...)
47L’alternance de voix féminines et masculines dans les bulletins d’informations radiodiffusées devient une norme professionnelle22. La définition de la voix radiophonique idéale comme « grave, régulière, confiante » (bref, « mâle »), les préjugés sur la voix féminine manquant de conviction et de puissance, peu apte à convaincre, surtout les auditrices, n’ont plus cours23, ou du moins ne sont plus dicibles, en tout cas chez les journalistes sinon chez les politiques24.A ces différences de construction du Genre en fonction du medium – la matérialité du Genre s’incarnant différemment pour chacun d’eux–, s’ajoutent les différences des lignes éditoriales. Nos analyses de la représentation des femmes à la télévision montrent en effet des différences sensibles selon les chaînes : rien de comparable entre M6 ou TF1, chaînes commerciales généralistes et la chaîne culturelle Arte, tous programmes confondus (Coulomb-Gully, 2006)25. En revanche, les bulletins d’information de la même chaîne culturelle sont beaucoup plus masculins que ceux des autres grandes chaînes du paf (TF1, France télévision, M6), en raison de l’importance qu’accorde Arte aux nouvelles internationales, politiques et économiques, qui confortent la supériorité des hommes.Il est donc difficile d’analyser « les » médias dans leur ensemble sans considérer qu’il existe « des » médias en particulier, qui répondent à des logiques propres, et qui peuvent eux-mêmes être traversés de logiques contradictoires.
48Notre objectif consistait donc à revenir sur les hypothèses, le plus souvent implicites, de la grande enquête du gmmp, à pointer les limites de la méthode employée et à montrer qu’elle soulève des questions qui peuvent nourrir la réflexion sur le Genre et sa mise en médias. Cette enquête contribue à nourrir la revendication d’égalité en dénonçant le déséquilibre dans le traitement des sexes, et en en proposant une métrique comparative à la fois dans le temps, entre pays et entre médias. Son objectif est ainsi de favoriser la recherche de formulations moins androcentrées. Par son ampleur et par l’effet des chiffres produits, elle peut aussi contribuer à la visibilité des travaux sur le Genre en s’appuyant sur la légitimité (même contestable ou peut-être même parce que contestable) du quantitatif.
- 26 S’il contrevient ce faisant aux stéréotypes attendus, le reportage renforce en même temps le poids (...)
49Revenons sur son ambition axiologique à travers les exemples suivants, tirés de notre corpus, qui pourraient ouvrir la voie à une forme de dépassement des stéréotypes de Genre. Quelques journalistes en effet s’emploient à inverser la partition attendue en faisant parler une femme pour un homme, ou l’inverse. On a vu cette « technique » mise en œuvre lorsqu’il s’est agi d’interviewer des parents victimes du manque de places en crèches où, contre toute attente, c’est un jeune père qui est interrogé26. On sent, dans ce travail de « neutralisation active », l’impact de prescriptions explicites ou implicites. De même dans la transgression évidente des stéréotypes attendus, par le recours à un vocabulaire cru (donc assimilé, dans l’espace public, au viril) : « Ici, on ne suce pas avant le mariage ». La journaliste radiophonique prend le contrepied du stéréotype attendu au sujet de la sortie d’un film (Twilight), se moquant non pas des adolescentes hystériques avec lesquelles la télévision illustre, elle, la sortie du film, mais des jeunes garçons chastes et modestes, fans de la série ou de son acteur. On observe le même type de jeu avec les stéréotypes lorsqu’il s’agit de neutraliser le sexe au point de le taire. Ainsi lors d’un sujet sur l’adoption par les couples homosexuels, le sexe du couple dont l’histoire est évoquée n’est pas mentionné par le journaliste, dans un évitement qui ne peut qu’être volontaire tant il suppose d’attention à la grammaire des mots.
- 27 Les recherches sur le Genre et l’implication du chercheur qu’elles révèlent, mettent le doigt sur l (...)
50Mais une telle enquête ne risque-t-elle pas aussi de conforter ce partage des sexes dont nous avons dit les limites et les manques ? C’est ce que semble indiquer sa réception en France. Il est intéressant de noter en effet que son écho direct a été faible : seuls ont circulé quelques chiffres (et le plus souvent un chiffre unique, à savoir que « seules 27 % de femmes apparaissent dans les nouvelles en France »), chiffres présentés comme des connaissances si assurées qu’elles semblaient pouvoir être coupées de leur contexte et de leur origine. Mais surtout, la conférence de presse où ces résultats ont été présentés n’a rassemblé que des femmes, tant comme conférencières que comme auditrices. Serait-ce que, à l’image des personnes engagées dans l’analyse, une telle recherche n’intéresse que les individus de sexe féminin, qu’il s’agisse de chercheuses ou de militantes ? Même si être une femme ou être un homme ne signifie pas nécessairement une communauté de vue sur la question du Genre, ce serait cependant un échec –d’abord axiologique–si un tel travail ne devait concerner que les femmes. A cet égard, la mixité des équipes de recherche sur le Genre constituerait un « plus », y compris sur le plan scientifique. Car la posture du chercheur n’est pas dissociable de ce qu’est « l’individu dans le monde » et la socialisation différenciée des garçons et des filles, des hommes et des femmes27.
51Pour éviter l’écueil, nous devons réfléchir aux moyens de dépasser la binarité dans la formalisation des objets de la recherche sur le Genre. Desserrer l’étau ce peut être aussi introduire de la pluralité. Ainsi, l’enquête sur la bbc (Cullity et Younger, 2009) ne se contente t’elle pas de mesurer l’identité homme femme ; elle ajoute une troisième catégorie (ce que l’on ne peut pas affecter à un sexe, comme un témoignage anonyme par exemple), mais aussi déplie l’univers du vivant en rajoutant la catégorie animale. Certes c’est pour déplorer que le nombre de sujets consacrés aux animaux soit supérieur à celui de ceux qui porte sur les femmes – on est au Royaume-Uni –, mais c’est néanmoins une piste pour penser l’homme pas seulement dans sa différence avec la femme, mais aussi dans d’autres dimensions.
52Introduire de la pluralité, c’est enfin user du concept de Genre dans tout son potentiel déconstructiviste et sans le restreindre à une interrogation sur les hommes et les femmes : le masculin et le féminin se jouant de la binarité biologique, il s’agirait de « queeriser » l’approche en partant des « performances » de Genre plutôt qu’en présupposant une identité de Genre (Butler 2005).
53En participant à une telle enquête et par cet article, notre objectif n’est pas (ou pas exclusivement) de faire en sorte que pour tout jardinier une jardinière soit interrogée ou que le statut marital ou paternel des plombiers soit évoqué aussi souvent que celui des plombières ; il s’agissait aussi et surtout de revenir sur ce que pourrait être un monde médiatique moins bipolaire, de réfléchir à des grilles de lecture et à des méthodes d’analyse qui ne supposeraient pas une partition aussi contrainte du monde : s’il y a des femmes, il y a également des hommes, mais aussi des neutres, des êtres qui ne sont pas définis par leur sexe, des êtres dont le sexe est ambigu, dont le Genre est hors sujet ou n’a pas lieu d’être mobilisé. En attendant que le silence dans l’ordre du discours marque la promesse de l’accomplissement de l’égalité des sexes.