Navigation – Plan du site

AccueilNuméros89Les écrits scientifiques : des re...

Les écrits scientifiques : des ressorts relationnels pour la recherche

Scientific literature as relational springs for research
Escritos científicos : dinámicas relacionales para la investigación
Béatrice Milard
p. 18-37

Résumés

L’objectif de ce texte est de proposer une analyse du déploiement des relations sociales dans les dispositifs sociocognitifs que sont les écrits scientifiques (ie. les écrits impliqués dans l’activité de recherche destinée à la publication). On montre comment, à quelque niveau de formalisation qu’ils soient, les écrits scientifiques sont toujours l’occasion d’enclencher et d’entretenir des dynamiques relationnelles destinées à la création ou la consolidation des savoirs et des collectifs qui les portent.

Haut de page

Texte intégral

1Depuis les travaux fondateurs de Jack Goody (1979), on sait que les écrits, par leur qualité d’archives transportables, reproductibles et pérennes, ont été l’occasion d’une transformation progressive des formes de raisonnement et ont contribué ainsi au développement de l’activité scientifique. Les travaux sur les périodiques scientifiques ont montré que leur émergence a coïncidé tant avec des enjeux de communication que de conservation de la recherche (Kronick, 1962). De même, bien qu’ayant donné un caractère public et plus collectif au débat scientifique, ils sont à l’origine du développement d’une « technologie littéraire » (Shapin, Schaffer, 1993) au sein de laquelle les artefacts et autres formalisations sont omniprésents.

2La question qui se pose alors est celle de l’articulation de cette double dimension : comment les écrits peuvent-ils à la fois contribuer au caractère collectif des activités sociales dans lesquelles ils sont impliqués alors même qu’ils exposent des contenus très formalisés et impersonnels ?

3Je propose ici une perspective qui consiste à analyser les dynamiques relationnelles impliquées par les écrits scientifiques de sorte à comprendre comment ces derniers contribuent à la structuration des relations sociales et des collectifs. Il s’agit d’avoir une appréhension des écrits scientifiques qui se situe entre celle des théoriciens de la construction sociale des savoirs – social studies of science – qui étudient leurs conditions d’émergence, celle des spécialistes des writing studies qui révèlent leur rhétorique liées à des contextes sociaux particuliers et celle des études bibliométriques qui s’intéressent essentiellement à leur attribut d’indicateur. Dans une perspective complémentaire, je propose une approche relationnelle qui analyse la façon dont la dynamique des relations sociales trouve à se déployer dans les dispositifs sociocognitifs que sont les écrits impliqués dans l’activité de recherche destinée à la publication, ce que je retiens ici comme étant des écrits scientifiques.

4Pour appréhender les écrits scientifiques comme le fruit d’une activité sociale, une des perspectives possibles est de considérer qu’ils sont le résultat d’une activité cognitive et que l’activité cognitive est toujours une forme d’activité sociale. C’est sur cette base que je propose une analyse qui, tout en maintenant la focale sur les écrits scientifiques, révèle leur pouvoir organisateur. Plus précisément, l’objectif est de montrer le caractère instituant des écrits scientifiques en ce qu’ils sont l’occasion de la formation de dynamiques relationnelles (White, 2011), que l’on peut saisir et comprendre par le discours de leurs auteurs. Ils sont l’occasion d’entretenir et de mettre en place des relations et des collectifs (de l’équipe au laboratoire jusqu’aux spécialités disciplinaires), qu’ils contribuent à organiser et à pérenniser. En cela, les écrits scientifiques sont un filtre au travers duquel passent les autres activités et les collectifs dans lesquels les chercheurs sont engagés et donc un objet particulièrement pertinent pour comprendre le travail scientifique.

5Je commencerai par interroger la place des écrits dans les études sur la science pour montrer en quoi les différentes approches – des social studies of science à la bibliométrie en passant par les writing studies – sont complémentaires mais manquent souvent de saisir la dynamique relationnelle impliquée par les écrits scientifiques. Je poursuivrai en montrant que la prise en compte de la dimension relationnelle permet de prolonger l’analyse des « collectifs de pensée » par celle des « collèges invisible » et, ainsi, d’interroger le caractère instituant des écrits scientifiques selon une autre perspective. Je développerai celle-ci à l’aide de différentes théories, plus ou moins centrées sur l’activité cognitive autour des écrits, mais qui ont toutes pour point commun de mettre en évidence leur pouvoir instituant. Je terminerai par la présentation d’une sociologie de l’activité sociale particulièrement propice à une analyse des dynamiques relationnelles impliquées dans les écrits scientifiques. J’illustrerai cette théorie à l’aide de plusieurs travaux menés, depuis quelques années, sur les publications scientifiques. L’objectif est de montrer en quoi les écrits scientifiques sont des ressorts pour l’activité scientifique, c’est-à-dire qu’ils permettent d’enclencher et d’entretenir des dynamiques relationnelles qui contribuent à la constitution des savoirs et des collectifs qui les portent.

Quels écrits pour quelles activités scientifiques ?

6En sociologie des sciences, les écrits ont été mobilisés pour montrer l’évolution et la complexité de l’activité scientifique en train de se faire (Latour, 1995). Quelles que soient les disciplines étudiées, il existe un travail en amont de la publication qui mobilise différents acteurs, des instruments, des objets et d’autres inscriptions... Après l’avoir mis en évidence, la sociologie de sciences en a largement décrit les différentes facettes. Des travaux historiques et ethnographiques très approfondis ont signalé à quel point les inscriptions sont au cœur du travail scientifique, à tous les stades de sa réalisation (Lenoir, 1997). On a montré que les écrits sont aussi le fruit d’un travail social d’enrôlement auprès des pairs (Law, 1983) et d’un travail de négociation, long et complexe, entre les cosignataires (Pontille, 2004), avec les éditeurs et les referees (Myers, 1985). Le travail d’écriture est adapté aux contextes dans lesquels les textes vont être exposés, les « arènes » (Karin Knorr-Cetina, 1981) et ils sont au cœur des études des controverses scientifiques.

7Les écrits sont donc un ingrédient central de la science en train de se faire. Mais, se focalisant ainsi sur la construction sociale des écrits scientifiques, la plupart des travaux de sociologie des sciences ne prêtent plus attention à ces documents et à leur visibilité dès lors qu’ils sont publiés, les publications n’étant qu’une ultime réécriture d’innombrables inscriptions préexistantes (Fujimura, 1987).

8Plus anciens, les travaux du programme fort s’intéressent aussi aux documents scientifiques et à leurs propriétés instituantes. Les écrits des scientifiques permettent de dégager le contexte social, culturel, politique, religieux et/ou économique ayant présidé à la constitution, par les scientifiques et localement, des systèmes théoriques et pratiques. Par exemple, MacKenzie (1985) montre, par l’analyse des travaux de Yule et Pearson, à quel point le contenu de leur recherche est associé à leur engagement idéologique respectif. Le contexte est toujours vu comme un contexte global, en référence à Durkheim. Dans une perspective moins radicale, certains travaux mobilisent les documents scientifiques pour suivre les activités des chercheurs : par exemple, l’American Journal of Sociology est une source pour comprendre l’émergence de la sociologie américaine comme discipline académique (Abbott, 1999). Les écrits et publications peuvent aussi servir à comprendre les porosités vers les autres secteurs de la vie sociale : dans le monde industriel, via les contrats de recherche (Grossetti, Bès, 2001) ou encore l’expertise, le monde politique, les citoyens.

9Cependant, et du fait même de leurs problématiques, ces travaux se sont progressivement éloignés des seules activités d’écriture pour s’intéresser aux multiples activités sociales (parfois dans leur dimension relationnelle) qui les entourent, de sorte que la forme des écrits est finalement très peu interrogée, ceux-ci servant essentiellement à repérer la porosité des savoirs scientifiques dans la société en s’interrogeant sur la participation des publics, des politiques, de l’économique au domaine scientifique.

10Les travaux de sociologie des sciences qui s’intéressent précisément aux éléments des textes privilégient souvent une analyse en termes de rhétorique. Par exemple, les études sur les références dans les publications les présentent comme des éléments textuels particulièrement persuasifs (Gilbert, 1977), des alliés à intéresser et à mobiliser pour construire la crédibilité du texte (Latour, Fabbri, 1977 ; Callon et al., 1984). Lorsque l’on demande leur point de vue aux scientifiques, c’est pour montrer que les références bibliographiques ont différentes fonctions (Moravcsik, Murugesan, 1975 ; Chubin, Moitra, 1975), y compris négatives (MacRoberts, MacRoberts, 1984). Des typologies ont été établies et, encore maintenant, on s’interroge sur la complexité des motivations à citer en montrant toutes les subtilités de communication qu’elles génèrent : attribution de crédit, information, simple mise en alerte (Brooks, 1985) et en tenant compte du contexte de réception en fonction des disciplines (Harwood, 2008 ; 2009). Avec les writing studies (Bazerman, 1988 ; Prior, 1998), il s’agit précisément de montrer que les disciplines scientifiques sont définies par l’établissement de rhétoriques particulières, construites et véhiculées par les écrits (on parle de professionnal writing), historiquement pertinents et particulièrement normatifs (Bazerman, Paradis, 1991). On trouve une perspective proche, plus axée sur les modalités linguistiques, argumentatives ou logiques que purement rhétoriques, dans les analyses sur les textes scientifiques (Berthelot, 2003 ; Milard, 2001). Tous ces travaux posent le caractère instituant des publications scientifiques par la mise en œuvre de rhétoriques ou de pratiques textuelles spécifiques mais ne s’intéressent finalement qu’assez peu à leur devenir et à leur trajectoire.

11Un autre champ d’étude de la science – la bibliométrie – a précisément pour objet de mesurer la visibilité ou l’impact des écrits scientifiques après leur parution en tant que publications, grâce à l’étude des documents tels qu’ils sont indexés dans les bases de données bibliographiques.

12Dans la lignée des premiers travaux menés dans les années 60-70 par Merton, on a commencé par montrer, l’impact des caractéristiques sociales des chercheurs sur le degré et le type de visibilité de leurs publications. L’analyse des supports a permis de dégager des types de publication : on parle de publication-symbole concentrant tous les contenus d’une école de pensée (Allen, 1997 suite à Cozzens, 1985 et Small, 1978), de publication-brevet marquant définitivement la préséance d’une idée (Meyer, 2000), avec leurs implications sur le cycle de production ou des citations (MacRae, 1969 ; Hargens, 2000). D’autres facteurs sont mis en avant, conditionnant diverses visibilités des écrits devenus publications : les différents types de journaux (Willis, 1990) ; le libre accès des revues (Davis, 2009 ; Lefebvre, 2009), la localisation et l’internationalisation des échanges scientifiques (Grossetti et al., 2009), les institutions et les disciplines (Larivière, Gingras 2010 ; Brunet, Dubois, 2012). Ces dernières années, privilégiant une approche individuelle plutôt qu’institutionnelle, de nombreuses analyses s’intéressent à la collaboration via l’étude des co-signatures (Newman, 2001) et tentent de montrer son impact dans la production et la visibilité des publications, certains chercheurs et certaines publications apparaissant particulièrement attractifs (Barabási et al., 2002). Ces travaux sont extrêmement raffinés sur le plan mathématique mais, se focalisant sur le lien formel de co-signature, ils ne se préoccupent que très peu du format et du contenu des textes qu’ils abordent souvent uniquement au moment de contextualiser leurs analyses.

13C’est par contre l’objet d’un courant de l’analyse bibliométrique de montrer, grâce à l’analyse des co-citations, que les spécialités, les « aires de recherche », sont en partie construites par le jeu des références bibliographiques (Small, Griffith, 1974 ; Hargens, 2000), dans leur dynamique (Mullins, 1972 ; Michaelson, 1993), qu’elles traduisent la sédimentation des concepts (Dolman, Bodewitz, 1985), la porosité entre les domaines. Ces études ont été pour un temps enrichies par les diverses tentatives de co-words analysis menées plus tard (Callon et al., 1986).

14Malgré tous leurs apports, ces analyses sont parfois critiquées car on leur reproche de trop ignorer le caractère relationnel et socialement situé des écrits scientifiques : quels sont les liens sociaux qui coexistent avec les liens cognitifs, comment se complètent-ils, que révèlent leurs articulations ? En effet, ces analyses, considérant les écrits scientifiques comme des indicateurs de collaboration, de reconnaissance ou de spécialisation, ont tendance à mettre de côté la dimension expérientielle et relationnelle des écrits scientifiques. Que gagne-t-on à s’intéresser à la dimension relationnelle des pratiques scientifiques ?

15Dans son travail concernant le développement d’un fait scientifique, Ludvig Fleck (1979) propose la notion de cercles (en référence explicite à Simmel) auxquels appartiennent les différents membres des collectifs de pensée présentant une camaraderie d’état d’esprit, une solidarité de pensée entre leurs membres. Fleck pense que ce sont les mots et les idées qui sont le véhicule des circulations mais il évoque aussi les rencontres et les publications entre les chercheurs comme des éléments clés de la circulation de ces mots et idées. Dans le cadre de l’analyse sociologique de l’émergence des spécialités scientifiques, c’est précisément ce dont s’est saisi Mullins (Mullins, 1972) pour montrer le développement de la biologie moléculaire. Après avoir effectué des recherches en archives, épluché les répertoires de publications, rencontré les chercheurs concernés, Mullins distingue quatre phases historiques en se basant sur les formes de relations (interpersonnelles mais aussi le partage de références bibliographique) qui montrent une institutionnalisation de plus en plus prononcée de ce groupe. Ces travaux insistent sur les échanges relationnels entre les groupes de chercheurs et les chercheurs eux-mêmes, renvoyant aux travaux fondateurs de la sociologie des sciences sur la communauté scientifique (Hagstrom, 1966). A partir de son enquête par entretiens auprès de 80 chercheurs (en physique expérimentale, théorique mais aussi en biologie moléculaire), il analyse les formes de communication entre les chercheurs qui lui permettent de donner l’image d’un monde scientifique pluriel. Le lien avec les normes scientifiques (ethos) telle que Merton (1973) les a définies est suggéré mais, en réalité, Hagstrom observe ces phénomènes en tant que pratiques de communication et non à partir de propos sur la science. Il privilégie plutôt l’idée de l’importance des échanges autour des contenus de la recherche (donc des écrits scientifiques) pour comprendre ces différentes formes d’implication des chercheurs dans la communauté scientifique.

16Tous ces résultats soulignent l’importance de ce qui a été défini comme les collèges invisibles (Price, De Beaver, 1966 ; Crane, 1972), c’est-à-dire les échanges informels, d’ordre intellectuel et/ou social, qui sous-tendent les activités scientifiques, notamment celles liées à la publication.

17L’évaluation des manuscrits par les revues a également été retenue comme un moment clé dans le fonctionnement de la recherche. Alors que Zuckerman et Merton (1971) l’ont plutôt analysé comme une forme supplémentaire d’institutionnalisation de la recherche, Crane (1967) a relevé l’importance des relations dans le processus (notamment la place de gate keeper des éditeurs qui assurent le contact entre les auteurs évalués et les referees). Récemment, et dans la lignée des premiers travaux sur la question (Travis et Collins, 1991), Lamont (2009) a étudié les procédures de sélection des gate keepers. Elle a insisté sur le rôle de l’émotion et des individualités dans le processus : par exemple, pourquoi certaines recherches sont jugées excitantes et d’autres non. Actuellement, des travaux sur les referees s’interrogent sur leur convergence (lors des évaluations multiples) et montrent qu’on peut en dégager certaines à un niveau général (Bakanic, McPhail, et Simon, 1987). De récentes tentatives ont cherché à comparer, sur de très grands corpus d’évaluations et de citations, le jugement des experts avec les données bibliométriques, en montrant qu’ils convergent particulièrement bien concernant la recherche académique (Rinia et al., 1998).

18Par-delà des collèges invisibles et des interactions directes entre les chercheurs, ces travaux sur l’évaluation et les citations montrent des convergences autour des écrits scientifiques. La question qui reste entière est celle de l’origine de cette convergence. Quel est le fondement social de cette convergence, comment se constituent les collectifs de pensée et vers quelle sociologie se tourner pour comprendre ce phénomène ? Quelles sont les conditions sociales qui président à ces formes d’institution de la connaissance ?

Quand l’activité cognitive autour des écrits est instituante parce que publique, collective et relationnelle

19Le caractère instituant de l’activité de cognition est un enjeu sociologique ancien et récurrent. Il prend notamment la forme d’un débat sur l’origine des catégories (cf. Fradin, Quéré, Widmer, 1994 ; Conein, 2005 ; Bouvier, Conein, 2007). Durkheim l’avait déjà soulevé dans les Formes élémentaires de la vie religieuse en déclarant à propos, par exemple, de la catégorie de causalité, qu’elle est l’œuvre de la collectivité et nous est donnée toute faite en tant que cadre qui permet de penser les constatations empiriques et de « les voir par un biais grâce auquel nous pouvons nous entendre à leur sujet avec autrui » (Durkheim, 1960, 526). Pour Durkheim, l’œuvre de la collectivité se déploie essentiellement à travers le rituel.

20Conformément à sa démarche phénoménologique, Schutz a une vision plus expérientielle de la cognition. Il définit la construction des objets de pensée comme basés sur des pré-expériences qui se présentent comme typiques (familières et balisées) et c’est « l’expérience actuelle qui va ou ne va pas confirmer mon anticipation de la conformité typique avec d’autres objets » (Schutz, 1987, 13). Cicourel, qui est un élève de Schutz, va reprendre beaucoup de ses hypothèses en tentant de les appliquer (Cicourel, 1981). Pour lui, les situations ordinaires sont le cadre de la production de macro-structures par la réalisation de résumés à partir de micro événements. Une condition pour ces réalisations est que les membres des situations (qui sont les producteurs des résumés) aient un sens de l’intégration micro-macro. Cicourel donne plusieurs exemples de ce qu’il considère comme des résumés : cela peut être une évaluation d’un élève au sein d’une classe ou un compte rendu de réunion dans une organisation, etc. Il présente le cas de la consultation médicale dont le contenu d’information de type biographique va se transformer en un contenu médical puis administratif et enfin, pourquoi pas, épidémiologique par une série de résumés et de résumé de résumés. La théorie de Cicourel, au moins quand elle prétend articuler les niveaux micro-évenements et macro-structure, fait intervenir le document écrit et ses réinterprétations (réécritures) successives comme un élément clé du pouvoir instituant de l’activité cognitive.

21La démarche entreprise par Boltanski et Thévenot (1991) puis prolongée par Thévenot (1998 ; 2006) ensuite est inverse de celle de Cicourel. Leur objectif n’est pas de décrire comment les micro-événements créent des macro-structures mais plutôt (en gardant le langage de Cicourel qui n’est évidemment pas le leur) comment les macro-structures contribuent à la construction des micro-événements. Dans le vocabulaire de Boltanski et Thévenot, cela se traduit par la définition, sur un mode idéal-typique, de six cités comme autant de mondes représentant des grandeurs communes, des systèmes d’équivalence partagés. Ceci étant établi (notamment, soulignons-le, à l’aide de textes de philosophie politique très connus), ils proposent d’observer comment l’action sociale se déploie : « notre approche de la coordination des conduites humaines nous conduit à porter attention à la capacité cognitive à faire des rapprochements sur ce qui importe, à identifier des êtres détachés des circonstances, à s’accorder sur des formes de généralités » (Boltanski, Thévenot, 1991, 48). Ainsi, le régime d’engagement dans la justification (auquel correspondent les cités) est le fondement par rapport auquel se déploient des formes de coordination particulières et les qualifications de la grandeur des personnes. Cette perspective, très stimulante, a entraîné des analyses très fines sur des situations et il est devenu très vite particulièrement pertinent de s’intéresser aux disputes publiques et aux controverses qui sont des expériences collectives lors lesquelles sont mobilisées ces grandeurs et généralités, ce qui rapproche cette théorie de celle de « l’acteur-réseau ».

22Sans prétendre résumer l’ant (Actor Network Theory) extrêmement riche en quelques lignes, l’idée principale que l’on peut retenir est celle d’une « action collective distribuée et qui s’incarne parfois dans la figure d’une agence individuelle, d’autres fois dans celle d’un groupe, mais qui dans tous les cas est une action composée, dispersée, reprise, déviée, relancée » (Callon, 2006, 40). Il y a alors une sorte de non pertinence de la distinction entre microstructure et macrostructure et une impression d’horizontalité qui explique la notion de réseau : « on peut parler d’un contexte à condition de le concevoir comme ayant une texture filamenteuse » (38). La notion d’objet est centrale dans cette théorie et on peut résumer (en simplifiant) par l’idée que la manière d’instituer l’activité cognitive est de l’ancrer (lors d’expériences collectives) dans des objets auxquels on s’allie : cf. les notions de traduction (Callon, 1986), d’enrôlement (Law, 1983), mais aussi de captation (Cochoy, 2004). Dans cette perspective, les textes et les énoncés sont également des occasions pour s’assurer des alliances (Latour, 1995).

  • 1 Ils rejoignent ici, par certains aspects, les analyses de Michel Grossetti qui montre, dans une per (...)
  • 2 Cela fait longtemps que cette idée est travaillée en linguistique et en littérature : citons les co (...)

23La dimension collective et publique de la controverse est également ce que retient Quéré du modèle habermassien de l’agir communicationnel (Quéré, 1999, 122). Mais Quéré va situer son analyse à un niveau qui ajoute une dimension supplémentaire à l’activité cognitive qui est moins présente dans les régimes d’engagement (tout au moins celui de la justification) et dans la théorie de l’acteur-réseau. En réalité, concevoir l’expérience sociale comme une épreuve, au cours de controverses, empêche d’observer cette même expérience sociale dans ce qu’elle a de calme (cf. Quéré, 2004), c’est-à-dire lors de séquences plus longues, moins turbulentes. C’est dans cette perspective qu’Ogien et Quéré (2006) défendent l’idée que les relations engagées dans la situation sociale sont toujours marquées par leur histoire, même brève. Par ailleurs, on ne peut pas tout contrôler, on ne peut pas tout discuter sans cesse. Ainsi, au quotidien, il est fréquent de s’en remettre à des institutions ou organisations, à des dispositifs et à d’autres personnes qui, de fait mais pas toujours explicitement, interviennent dans le cours de l’action1. Lahire (1998) développe une idée assez proche, basée sur le fait que la situation présente est toujours une actualisation d’un passé incorporé. Sur ce point, et comme lui, on peut se référer à la perspective de Halbwachs sur l’activité cognitive : « c’est qu’en réalité nous ne sommes jamais seul. Il n’est pas nécessaire que d’autres hommes soient là, qui se distinguent matériellement de nous : car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas » (Halbwachs, 1997, 52). C’est ici que, en place et lieu de la mémoire dont parle Halbwachs et qu’il fait l’occasion de la manifestation de ces phénomènes d’intersubjectivité et d’expérience de la situation, Lahire souligne le statut de l’écrit : « l’écrit continue à marquer notre présence alors même que notre corps est absent. Il compense l’absence corporelle pour continuer à exercer une action. […] L’écrit permet d’agir à distance » (id., 157). Alors que Lahire parle de compensation, Ricoeur évoque un phénomène de substitution : « le texte produit ainsi une double occultation du lecteur et de l’écrivain ; c’est de cette façon qu’il se substitue à la relation de dialogue qui noue immédiatement la voix de l’un à l’ouïe de l’autre » (Ricoeur, 1986, 155)2. Quelle que soit la manière dont on qualifie le phénomène, l’écrit se présente comme une des occasions où, bien qu’ayant affaire à une activité cognitive qui peut sembler unilatérale, la dimension relationnelle est là.

24Sur quoi insistent ces sociologues de l’activité cognitive, en définitive ? Qu’est-ce que leurs conceptions de l’activité cognitive offrent comme perspective pour l’analyse sociologique de l’activité de publication des écrits scientifiques ? Tout d’abord, même en tant qu’expérience collective et publique, l’action cognitive peut être menée dans un contexte qui n’est pas forcément empreint par la controverse, au cours de moments calmes. Par ailleurs, même quand elle est mobilisée lors d’expériences collectives, l’activité cognitive engage aussi les expériences biographiques et socialisatrices. Enfin, l’activité cognitive implique un rapport à l’institution (aux faits institués et instituants) mais aussi des relations sociales, y compris lorsqu’elle est menée de façon solitaire ou via des dispositifs, tels que sont les écrits. Si l’on admet que l’activité cognitive telle qu’elle vient d’être définie est une activité sociale, quelle sociologie est pertinente pour son analyse ?

Une sociologie de l’activité sociale pour l’étude des écrits scientifiques

  • 3 Cf. aussi Cochoy et Grossetti dir. (2008) dans cette même revue pour une présentation des travaux é (...)

25La théorie des formations sociales d’Harrison White (2011) permet d’articuler plusieurs niveaux de la réalité sociale telle qu’elle est mobilisée par les écrits. Harrison White développe une vision surplombante de l’activité sociale3, privilégiant une vision de dramaturge plutôt que de narrateur, d’où l’absence – a priori – de recours à la subjectivité. Son ambition est de rendre compte de la façon dont les choses s’ordonnent. Il a une approche qui s’intéresse aussi aux moments calmes et non turbulents de la vie sociale.

26L’unité d’analyse de White est l’identité dont il dégage plusieurs niveaux de formalisation. Celle-ci agit de plusieurs façons dépendantes des niveaux de formalisation, au cours d’une formation sociale qui peut aussi présenter différents niveaux et différents types. Une identité émerge de la contingence, tout en intervenant dans le processus à l’aide de ses appuis sociaux : on peut dire qu’elle est instituée et instituante. Une identité qui se maintient sur un temps plus ou moins long peut devenir une personne parce qu’elle développe un style. Il ne faut pas confondre, précise White, le style avec la rhétorique d’une personne, cette dernière étant sa biographie, c’est-à-dire un discours sur sa vie. Les chercheurs, lors de leur activité d’écriture en vue d’une publication, sont des identités en recherche de contrôle, c’est-à-dire d’équilibre dans leurs liens avec les autres. Ils sont aussi des identités en tant que personnes avec un style, notamment du fait de leurs positions et de leurs liens, dans leur laboratoire, avec leurs collaborateurs et au fil de leur trajectoire.

27Dans la théorie de White, l’identité émerge et intervient (elle s’encastre), au cours du processus expérientiel et par rapport à des contextes. Le premier des contextes est l’espace social qui est un domaine thématique composé de relations avec un ensemble d’autres identités (les réseaux sociaux). Le fait que des relations entre identités se tiennent dans un espace social particulier produit un netdom. C’est la commutation (le passage) des identités entre les netdom qui produit la séparation entre les domaines. Le monde scientifique est particulièrement marqué par l’existence de nombreux netdoms (spécialités ou disciplines) et il parait pertinent de penser que les agencements d’identités se font en fonction de ces domaines thématisés.

28Pour White, les récits sont des « moments » où les liens que les identités ont avec les autres se trouvent encastrées. On peut dire ainsi que les récits apaisent les réseaux. Les récits sont très importants : « les ensembles de récits sont vitaux pour maintenir aussi bien que pour générer des réseaux sociaux entre les actions continuelles à tous les niveaux » (242), mais pas déterminants : « les récits ne déterminent pas l’action sociale, pas plus qu’ils n’ont besoin de la guider. Plutôt, ils en rendent compte largement […] » (245). On peut considérer les écrits scientifiques publiés comme des récits, c’est-à-dire des formalisations qui rendent compte de l’activité cognitive et sociale des chercheurs. Les écrits sont des occasions de mise en ordre (par des couplages et des découplages mais aussi des commutations) des relations entre les chercheurs et leurs espaces thématiques de publication.

29Les disciplines sont des systèmes de valeurs qui ordonnent les réseaux et permettent la coordination des tâches. White définit plusieurs types de discipline. L’interface où l’engagement est de mise (on est sûr de ce que l’on fait) et la valeur sous-jacente de cette discipline est la qualité. Le conseil où l’on est en situation de médiation (on influence) et la valeur sous-jacente est le prestige. L’arène, dont le principe d’action est la sélection (on fait des choix), guidé par la valeur de pureté. White souligne lui-même une dualité intéressante concernant l’activité de publication qui serait une discipline d’interface du point de vue du rapporteur, et de type arène du point de vue de celui qui soumet. On retrouve ici l’importance du niveau individuel (l’identité) tel qu’il est impliqué dans la situation et son rapport aux autres.

30White développe également l’idée de rhétorique qui, comme le récit, est une forme discursive : « les récits deviennent des descriptions partagées lorsqu’ils se rassemblent dans des rhétoriques à travers des publics » (230) ; on retrouve ici les positions des writing studies et des travaux sur les rhétoriques et leur implication dans la constitution de groupes sociaux particuliers. La rhétorique est explicite (comme dans un rituel), tout est fait pour qu’on n’y observe pas les réseaux. Le style, par contre, est implicite, mais on y voit (il s’y joue) les réseaux. Les styles sont des « généralisations des réseaux qui s’inscrivent dans des ensembles de liens et peuvent modifier la connectivité de ces réseaux » (169), en cela ce sont des « textures de la dynamique sociale ». Plutôt que d’augmenter le nombre des travaux sur les rhétoriques scientifiques, il parait alors intéressant de se focaliser sur l’analyse des styles : comment les écrits, dans leur dimension relationnelle, sont impliqués dans des réseaux plus vastes et généraux qui rendent compte de leur propre dynamique.

31Par ailleurs, White ajoute qu’« une discipline particulière sera définie, pour les acteurs qui la constituent et pour les autres, en partie à travers sa carrière particulière ». La carrière, à un niveau individuel (le plus simple), est une forme d’institution (qui est elle-même un cadrage, une canalisation de l’activité relationnelle dont on peut tenter de dégager les enjeux relationnels). Mais, par exemple, le laboratoire et les équipes sont également des contextes (des institutions) par rapport auxquelles on peut étudier l’ancrage relationnel des carrières des scientifiques.

  • 4 Programme anr Blanc – shs1 (2012-2015) : resocit « Citations scientifiques et réseaux sociaux », an (...)

32Le schéma ci-dessous propose une synthèse des dynamiques relationnelles impliquées dans les écrits scientifiques. Il a été établi à partir de travaux sur les publications scientifiques menés depuis plusieurs années : d’une part, l’analyse textuelle de 225 publications de sciences humaines et sociales parues au cours de la deuxième moitié du xxe siècle dans l’espace francophone ; d’autre part, l’étude de 32 articles de chimie parus au cours des années 2000 dans l’espace anglophone et de 32 entretiens menés auprès de leur principal auteur sur leurs expériences de publications, leurs carrières de publication, leur connaissance des auteurs cités en références de leur article et celle des principaux auteurs qui citent les mêmes références qu’eux. Actuellement, ces travaux sont prolongés dans le cadre d’un programme anr qui explore les pratiques et réseaux de publications et citations en biologie moléculaire, mathématiques, informatique, sociologie, économie et archéologie4.

Fig. 1 – Le cercle des dynamiques relationnelles à travers les écrits scientifiques

Fig. 1 – Le cercle des dynamiques relationnelles à travers les écrits scientifiques
  • 5 Je prends ici la notion de « statut » et son sens à l’idée qu’en donne Garfinkel dans ses travaux, (...)

33Le principe du cercle est de concevoir les écrits scientifiques dans plusieurs de leurs configurations qui sont déterminées par le type d’activité relationnelle qui s’y déploie. Ainsi, les écrits, selon la situation sociale qui se joue autour et par eux, sont appréhendés parfois comme une action (un manuscrit en train de se faire ; une publication qui s’expose), parfois un objet (un document avec un support matériel ; une archive mémorisée), parfois un discours (des catégories et des statuts5 stabilisés ; une énonciation).

34Le cercle est dynamique du fait d’un certain nombre de processus liés aux échanges engagés. Ces processus agissent comme des opérateurs d’échelle des écrits scientifiques. J’emprunte l’expression « opérateur d’échelle » à Michel Grossetti (2006) et je l’utilise dans un sens très proche du sien, à savoir que ce ne sont pas seulement des opérateurs méthodologiques (produits pour l’analyse) mais aussi des opérateurs d’activité, donc avec une perspective ontologique. Certains de ces opérateurs d’échelle sont des encastrements, d’autres sont des découplages (White, 2011).

35Les découplages sont des formes d’institutionnalisation qui permettent de faire passer les écrits scientifiques d’un statut à un autre : discours à action, action à objet, objet à discours, etc. Ils sont sous-tendus par une activité sociale particulière et une « institution » particulière. Ainsi, l’organisation collective permet de transformer le texte de simple énonciation, c’est-à-dire un discours mais aussi des inscriptions provisoires en un manuscrit qui implique la rédaction. Derrière cette activité, se tiennent les équipes et les laboratoires en tant qu’institutions qui régulent l’activité de rédaction : division du travail, normes liées aux signatures, etc.

36Par ailleurs, des activités de normalisation et d’évaluation transforment la publication, à présent soumise, en un document dont le contenu sera figé. Ces activités sont organisées par le système d’édition et les revues, derrières lesquels se trouvent les disciplines dans leur dimension thématique  et institutionnelle. A ce niveau se règlent le formatage des écrits, les critères d’évaluation, etc.

37Enfin, des activités de catégorisation des savoirs permettent un passage des écrits comme archive (stockés, mémorisés) à des écrits faisant état de contenus et de statuts (d’auteurs et de références) stabilisés. Ces activités sont notamment cadrées par les bases de données bibliographiques mais aussi les bibliothèques, les catalogues d’indexation qui jouent alors le rôle de véritables institutions qui régulent la cristallisation des savoirs et des statuts.

38Alors que l’institutionnalisation est assurée par des formes de découplages qui produisent un changement de statut des écrits, les encastrements sont les dynamiques relationnelles qui permettent un changement d’échelle. Ils ne sont pas institués et sont, au contraire, constitués de séries de couplages et découplages (pris comme l’inverse du couplage), c’est-à-dire de relations positives ou négatives entre les identités.

39Ainsi, pour que l’écrit devienne un énoncé, il faut qu’aient été mobilisées des catégories et des statuts, mais évidemment pas tous et pas n’importe comment. Je propose ici les notions de dialogisme et polyphonie pour rendre compte de ce type d’encastrement, avec les idées, propres à ces concepts, d’altérité ou d’hétérogénéité. Pour le dire vite, c’est un encastrement qui a pour enjeu de coordonner des entités différentes pour une même opération. La façon dont des auteurs (avec certains statuts) deviennent des cosignataires à l’occasion d’une publication en chimie est une illustration de ce phénomène (Milard, 2011a). L’altérité et l’hétérogénéité sont au fondement de la constitution de ces groupes éphémères et ceux-ci sont le fruit d’une activité relationnelle importante au cours de laquelle chaque identité trouve une place, place qui peut, parfois et temporairement, ne pas correspondre au statut officiel du signataire : un chercheur qui fait le technicien, un post-doctorant qui s’implique comme un chercheur confirmé, une collaboration industrielle qui est aussi un ex-doctorant, etc.. L’analyse textuelle des références bibliographiques présentes dans les écrits est un autre exemple de ce phénomène. La place des autocitations (Milard, 2012) parmi les autres références au sein d’articles de sciences humaines et sociales manifeste l’existence et la constitution de collectifs cognitifs en fonction des domaines et expériences des auteurs de ces publications : dynamique de confortation dans son propre groupe, mais aussi d’affiliation ou d’opposition à d’autres groupes ou enfin d’arrangement des groupes.

40Un phénomène d’encastrement, ou d’intensification relationnelle, se produit également lorsque le manuscrit devient une publication qui s’expose (Milard, 2008). Le fait d’être soumis va engager, autour des écrits et dans les écrits, une manière de présenter les individus et les groupes. Ainsi, le processus de soumission contribue à organiser les liens sociaux et professionnels des chercheurs. C’est un moment où la sociabilité entre les chercheurs est renforcée : outre les collaborateurs, il est l’occasion de faire l’expérience de sa relation aux acteurs de l’évaluation, notamment les éditeurs et les évaluateurs. C’est aussi le moment où se clarifient et s’équilibrent les réseaux auxquels les chercheurs appartiennent ou se confrontent, notamment par le biais des références bibliographiques qui sont sélectionnées pour la publication. L’étude des entourages citationnels (Milard, à paraitre), c’est-à-dire du réseau social des auteurs tel qu’il est mobilisé dans leurs publications à travers les références bibliographiques , permet de montrer des spécificités liées à des implications particulières des chercheurs dans la recherche : la lecture – surveillance ; la discussion – confrontation ; la collaboration – faire-valoir ; la compétition – rivalité. Chacune de ces implications renvoie à des pratiques (travail en équipe, contexte international de la recherche...) et à des dynamiques (émergence, pérennisation des thématiques…) spécifiques.

41Enfin, il y a de nouveau une activité relationnelle intensifiée quand le document passe de son statut de support matériel à celui de mémoire. Ici la dynamique relationnelle est liée à l’inscription dans une chaîne de parole (Ricœur, 1986) ; on pourrait parler aussi de patrimonialisation. Comment le document prend la figure d’une archive qui trouve sa place dans une histoire ? Une publication – en l’occurrence en chimie – s’inscrit toujours dans un univers de références, c’est-à-dire un ensemble d’autres publications qui partagent peu ou prou les mêmes références et qui sont elles-mêmes liées les unes aux autres par ces références communes. L’évolution dans le temps de son univers de références au sein des bases de données bibliographiques (Milard, 2010) montre que chaque article est comme un coup de force qui contribue à modifier la littérature scientifique et les collectifs qui y sont impliqués. On comprend ce coup de force dès lors qu’on l’interprète en lien avec la thématique de recherche de l’article considéré. D’autres formes de pérennisation se situent au niveau des carrières des chercheurs. L’analyse de l’évolution du réseau des co-signatures d’un chercheur chimiste (Milard, 2011a) permet de voir que celles-ci sont autant d’appuis et de contraintes pour la transformation de sa trajectoire bibliographique, et également des contenus scientifiques qu’il investit au fil du temps.

42Ce cercle fonctionne par une succession d’encastrements et de découplages qui procure une épaisseur sociale et relationnelle aux écrits scientifique et contribue à les instituer. Bien évidemment, il est une formalisation d’un phénomène bien plus complexe et chaotique que son caractère lisse ne permet pas de mettre en évidence. Il peut ressembler ainsi à un cercle vertueux mais il faut plutôt le prendre comme une forme typique de dynamique par rapport à laquelle il est tout aussi intéressant d’observer des échecs, des entreprises non abouties et, pourquoi pas, des fraudes ou des manipulations diverses.

43Concernant la teneur de ce cercle, on peut également discuter de l’articulation entre les échelles (micro, méso et macro) et les statuts des écrits (discours, actions, objets). Ainsi, tel qu’il est présenté, le cercle ne permet pas d’observer des écrits en tant que discours au niveau méso, des écrits comme actions au niveau macro et des écrits-objets au niveau micro. Il ne s’agit évidemment pas de dire que ces réalités sociales n’existent pas. Même si, comme je l’ai déjà précisé, il y a un fondement ontologique aux phénomènes représentés dans ce cercle, celui-ci ne l’épuise pas. Autrement dit, le cercle ne prétend pas résumer toute l’activité sociale, il n’est que l’expression d’un mouvement qui est celui qui fait l’objet de l’analyse. Ainsi, par exemple, on trouve très facilement un exemple d’écrit-objet particulièrement impliqué dans le cours d’une activité à un niveau micro : une banderole avec un slogan sera un élément fédérateur, attirant des manifestants et organisant l’espace et les interactions autour d’elle. Le cercle que j’ai présenté ici n’est pas destiné à l’analyse de ces interactions mais sera plutôt pertinent dès lors que l’on voudra comprendre comment ce slogan, ayant été rédigé et impliqué dans une manifestation, est ensuite repris dans d’autres, cités dans les médias, ré-écrit dans des ouvrages… Ce cercle est donc bien la formalisation d’une dynamique (y compris relationnelle) parmi d’autres.

44Dernière remarque, ce cercle n’est un cercle que si on l’observe d’une manière formelle. En réalité, dès lors que l’on s’attache à suivre empiriquement et sur un temps long un ensemble d’écrits et d’activités, ce cercle est un ressort. En effet, une énonciation est toujours unique, un document n’est jamais le même qu’un autre, les archives se transforment à chaque instant et contribuent à produire des expériences renouvelées. C’est cette dynamique des écrits scientifiques, à la fois créatrice et sédimentée, que ce cercle propose de mieux comprendre.

Haut de page

Bibliographie

Abbott A., 1999, Department & discipline: Chicago sociology at one hundred, Chicago, University of Chicago Press.

Allen B., 1997, Referring to Schools of Thought: An Example of Symbolic Citations, Social Studies of Science, vol. 27, n°6, 937-949.

Authier-Revuz J., 1984, Hétérogénéité(s) énonciative(s), Langages, n°73, 98-111.

Bakanic V., McPhail C., Simon R.J., 1987, The Manuscript Review and Decision-Making Process, American Sociological Review, vol. 52, n°5, 631-642.

Bakhtine M., 1987, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.

Barabási A. et al., 2002, Evolution of the social network of scientific collaborations, Physica A: Statistical Mechanics and its Applications, vol. 311, n°3–4, 590-614.

Bazerman C., Paradis J.G. éd., 1991, Textual dynamics of the professions : historical and contemporary studies of writing in professionnal communities, Madison, University of Wisconsin Press.

Berthelot J.-M. éd., 2003, Figures du texte scientifique, Paris, Presses universitaires de France.

Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Bouvier A., 1995, L’argumentation philosophique. Etude de sociologie cognitive, Paris, Presses Universitaires de France.

Brooks T.A., 1985, Private Acts and Public Objects: An Investigation of Citer Motivations. Journal of the American Society for Information Science, vol. 36, n°4, 223-229.

Brunet P., Dubois M., 2012, Cellules souches et technoscience: sociologie de l’émergence et de la régulation d’un domaine de recherche biomédicale en France, Revue française de sociologie, vol. 533, n°3, 391–428.

Callon M. et al., 1984, Les mécanismes d’intéressement dans les textes scientifiques, Cahiers STS, n°4, 88-105.

Callon M., 2006, Les réseaux sociaux à l’aune de la théorie de l’acteur-réseau, Sociologies pratiques, vol. 13 n°2, 37-44.

Callon M., Law J., Rip A., 1986, Mapping the dynamics of science and technology, Londres, The MacMillan Press Ltd.

Chubin D.E., Moitra S.D., 1975, Content Analysis of References: Adjunct or Alternative to Citation Counting?, Social Studies of Science, vol. 5, n°4, 423-441.

Cicourel A.V., 1981, Micro-processus et macro-structures, SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, Aaron V. Cicourel , mis en ligne le 29 octobre 2008, consulté le 1er septembre 2011, <http://sociologies.revues.org/index2432.html>.

Cochoy F. éd., 2004, La captation des publics: C’est pour mieux te séduire, mon client, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.

Crane D., 1972, Invisible Colleges. Diffusion of knowledge in scientific communities, Chicago, The University of Chicago Press.

Crane D., 1967, The gatekeepers of sciences : some factors affecting the selection of articles of scientific journals, American sociologist, vol. 2, n°1, 195-201.

Davis P. M., 2009, Author-Choice Open-Access Publishing in the Biological and Medical Literature : A Citation Analysis, Journal of american society for information science and technology, vol. 60, n°1, 3-8.

Dolman H., Bodewitz H., 1985, Sedimentation of a Scientific Concept: The Use of Citation Data, Social Studies of Science, vol. 15, n°3, 507-523.

Durkheim E., 1960, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France.

Fleck L., 2005, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, Belles Lettres.

Fradin B., Quéré L., Widmer J. éd., 1994, L’enquête sur les catégories : de Durkheim à Sacks, Editions de l’EHESS, Paris.

Fujimura J.H., 1987, Constructing « Do-Able » Problems in Cancer Research: Articulating Alignment, Social Studies of Science, vol. 17, n°2, 257-293.

Garfinkel H., 1967, Studies in ethnomethodologie, Englewood Cliffs, Prentice-Hall.

Gilbert G.N., 1977, Referencing as persuasion, Social Studies of Science, vol. 7, n°1, 113-122.

Goody J., 1979, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Editions de Minuit.

Grossetti M., 2004, Sociologie de l’imprévisible. Dynamiques de l’activité et des formes sociales, Paris, Presses Universitaires de France.

Grossetti M., 2006, Trois échelles d’action et d’analyse. L’abstraction comme opérateur d’échelle, L’Année sociologique, vol. 56, n°2, 285-307.

Grossetti M., Bès M.-P., 2001, Encastrements et découplages dans les relations science-industrie, Revue française de sociologie, vol. 42, n°2, 327-355.

Grossetti M., Losego P., Milard B., 2009, La territorialisation comme contrepoint à l’internationalisation des activités scientifiques, in J.-P. Leresche, P. Larédo, K. Weber, dir., Recherche et enseignement supérieur face à l’internationalisation, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 281-300.

Hagstrom W.O., 1966, The scientific community, New-York, Basic Books.

Halbwachs M., 1950, La mémoire collective, Paris, Albin Michel.

Hargens L.L., 2000, Using the Literature: Reference Networks, Reference Contexts, and the Social Structure of Scholarship, American Sociological Review, vol. 65, n°6, 846-865.

Harwood N., 2009, An interview-based study of the functions of citations in academic writing across two disciplines, Journal of Pragmatics, vol. 41, n°3, 497-518.

Knorr-Cetina K., 1981, The manufacture of knowledge. An Essay on the Constructivist and Contextual Nature of Science, Oxford, Pergamon Press.

Kronick D.A., 1962, A history of scientific and technical periodicals : the origin and development of scientific and technologic press. 1655-1790, New York, Scarecrow Press.

Lahire B., 1998, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan.

Lamont M., 2009, How Professors Think: Inside the Curious World of Academic Judgment, Cambridge, Harvard University Press.

Larivière V., Gingras Y., 2010, On the Relationship Between Interdisciplinarity and Scientific Impact, Journal of the American Society for Information Science and Technology, vol. 61, n°1, 126-131.

Latour B., 1995, La science en action, Paris, Gallimard.

Latour B., Fabbri P., 1977, La rhétorique de la science. « Pouvoir » et « devoir » dans un article de science exacte, Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 81-95.

Law J., 1983, Enrôlement et contre-enrôlement : les luttes pour la publication d’un article scientifique, Information sur les sciences sociales, vol. 22, n°2, 237-252.

Lefebvre M., 2009, Atmospheric Chemistry-Physics, une revue idéale ? Étude de cas d’une revue Web 2.0, Les Cahiers du Numérique, vol. 5, n°2, 35-52.

Lenoir T., 1997, Inscribing science: scientific texts and the materiality of communication, Standford, Stanford University Press.

MacKenzie D., 1985, Comment faire une sociologie de la statistique... in M. Callon, M. Latour, dir. Les scientifiques et leurs alliés, Paris, Pandore, 121-167.

MacRae D., 1969, Growth and Decay Curves in Scientific Citations, American Sociological Review, vol. 34, n°5, 631-635.

MacRoberts M.H., MacRoberts B.R., 1984, The Negational Reference: Or the Art of Dissembling, Social Studies of Science, vol. 14, n°1, 91-94.

Merton R.K., 1973, The sociology of science: theoretical and empirical investigations, N. W. Storer, dir., Chicago, University of Chicago Press.

Meyer M., 2000, What is Special about Patent Citations? Differences between Scientific and Patent Citations, Scientometrics, vol. 49, n°1, 93-123.

Michaelson A.G., 1993, The development of a scientific specialty as diffusion through social relations: the case of role analysis, Social Networks, vol. 15, n°3, 217-236.

Milard B., 2001, « L’interdisciplinarité » : la construction cognitive et sociale d’une idée. Définitions et argumentations de l’idée d’interdisciplinarité dans des articles de sciences humaines et sociales depuis les années 60, Thèse de doctorat de sociologie, Université Toulouse 2.

Milard B., 2008, La soumission d’un manuscrit à une revue : quelle place dans l’activité scientifique des chercheurs ? Schedae (Presses Universitaires de Caen), n°1, 1-12, <http://www.unicaen.fr/puc/ecrire/preprints/preprint0012008.pdf>.

Milard B., 2010, Les citations scientifiques : des réseaux de références dans des univers de références. L’exemple d’articles de chimie, REDES, Revista hispana para el análisis de redes sociales, vol. 19, n° 4, 69-93.

Milard B., 2011a, Activités scientifiques, textes et réseaux sociaux. Dynamiques relationnelles à travers les publications, citations et bases de données de la recherche scientifique, Mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches, Université Toulouse 2.

Milard B., 2011b, Dynamiques relationnelles d’un article scientifique : « Roger et al., (2004) » et ses réseaux, Terrains et travaux, n°19, 141-160.

Milard B., 2012, Les autocitations en sciences humaines et sociales. Pour une analyse de la dynamique des collectifs cognitifs, Langage et société, vol. 141, n°3, 119-139.

Milard B., 2014, Réseaux et entourages citationnels en chimie : quatre types d’implications dans la recherche, L’Année Sociologique, vol. 65, n°1 (à paraître).

Moravcsik M.J., Murugesan P., 1975, Some Results on the Function and Quality of Citations, Social Studies of Science, vol. 5, n°1, 86-92.

Mullins N.C., 1972, The development of a scientific specialty : the phage group and the origine of molecular biology, Minerva, vol. 10, n°1, 51-82.

Myers G., 1985, Texts as knowledge claims : the social construction of two biology articles, Social studies of science, vol. 15, n°4, 593-630.

Newman M.E.J., 2001, Scientific collaboration networks. I. Network construction and fundamental results, Physical review. E, Statistical physics, plasmas, fluids, and related interdisciplinary topics, vol. 64, n°1, 016131.

Ogien A., Quéré L. dir., 2006. Les moments de la confiance: connaissance, affects et engagements, Paris, Economica.

Pontille D., 2004, La signature scientifique: une sociologie pragmatique de l’attribution, Paris, cnrs.

Price D.J. de S., De Beaver D.B., 1966, Collaboration in an invisible college, American psychologist, n°21, 1011-1018.

Prior P. A., 1998, Writing/disciplinarity: a sociohistoric account of literate activity in the academy, London, L. Erlbaum Associates.

Quéré L., 1999, La sociologie à l’épreuve de l’herméneutique. Essais d’épistémologie des sciences sociales, Paris, L’Harmattan.

Quéré L., 2004, Pour un calme examen des faits de société in B. Lahire, dir. A quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 79-94.

Ricœur P., 1986, Du texte à l’action, Paris, Seuil.

Rinia E. et al., 1998, Comparative analysis of a set of bibliometric indicators and central peer review criteria: Evaluation of condensed matter physics in the Netherlands, Research Policy, vol. 27, n°1, 95-107.

Schutz A., 1987, Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Klincksieck.

Shapin S., Schaffer S., 1993, Le Léviathan et la pompe à air – Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte.

Small H., Griffith B.C., 1974, The Structure of Scientific Literatures I: Identifying and Graphing Specialties, Science Studies, vol. 4, n°1, 17-40.

Thévenot L., 2006, L’action au pluriel: sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

Travis G.D.L., Collins H.M., 1991, New Light on Old Boys: Cognitive and Institutional Particularism in the Peer Review System, Science, Technology, & Human Values, vol. 16, n°3, 322-341.

White H.C., 2011, Identité et contrôle. Une théorie de l’émergence des formations sociales, Paris, Editions de l’ehess.

Willis C.-L., 1990, Social Networks of Science and Patterns of Publication in Leading Sociology Journals, 1960 to 1985, Knowledge, vol. 11, n°4, 363-381.

Zuckerman H., Merton R.K., 1971, Patterns of evaluation in science: Institutionalisation, structure and functions of the referee system, Minerva, vol. 9, n°1, 66-100.

Haut de page

Notes

1 Ils rejoignent ici, par certains aspects, les analyses de Michel Grossetti qui montre, dans une perspective plus générale d’analyse des imprévisibilités et irréversibilité au cours de l’activité sociale, que les relations se créent, qu’elles ont une histoire, qu’elles peuvent traverser les sphères d’activité et que cette dynamique contribue à leur formalisation et à celle des collectifs (Grossetti 2004).

2 Cela fait longtemps que cette idée est travaillée en linguistique et en littérature : citons les concepts linguistiques de dialogisme ou de polyphonie de Bakhtine (1987) ou encore celui d’hétérogénéité énonciative de Jacqueline Authier-Revuz (1984) qui consistent (pour le dire vite et dans un vocabulaire plus sociologique) à voir dans les écrits ou, plus largement, les productions discursives des activités de signalement d’intersubjectivité et d’alliance (cf. Bouvier 1995 et Milard 2001 pour une tentative d’application sociologique de ces concepts).

3 Cf. aussi Cochoy et Grossetti dir. (2008) dans cette même revue pour une présentation des travaux économiques de Harrison White.

4 Programme anr Blanc – shs1 (2012-2015) : resocit « Citations scientifiques et réseaux sociaux », anr-11-bsh1-0013, lisst en collaboration avec l’irit, clle-erss, lerass et lereps ; <http://w3.lisst.univ-tlse2.fr/ programmes/resocit.html>.

5 Je prends ici la notion de « statut » et son sens à l’idée qu’en donne Garfinkel dans ses travaux, c’est-à-dire en tant qu’il est octroyé (1967).

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1 – Le cercle des dynamiques relationnelles à travers les écrits scientifiques
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/205/img-1.png
Fichier image/png, 172k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Béatrice Milard, « Les écrits scientifiques : des ressorts relationnels pour la recherche »Sciences de la société, 89 | 2013, 18-37.

Référence électronique

Béatrice Milard, « Les écrits scientifiques : des ressorts relationnels pour la recherche »Sciences de la société [En ligne], 89 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2014, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/205 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.205

Haut de page

Auteur

Béatrice Milard

mcf hdr en Sociologie
Université de Toulouse ; utm ; lisst-cers
milard@univ-tlse2.fr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search