- 1 La plupart des études traitant de l’entrée dans la vie active soulignent la grande diversité des f (...)
1L’étude de l’insertion professionnelle peut s’envisager à partir de différentes perspectives : celle d’un travailleur en tant qu’individu, celle d’un groupe professionnel ou d’une partie de celui-ci, celle des employeurs en tant que décideurs des politiques de gestion des ressources humaines1. Dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, la perspective de ces derniers, et plus largement l’analyse du marché de l’emploi, ne sont que rarement pris en compte. Dans le cas du journalisme, il s’agit là d’un manque interpellant au vu des nombreux travaux envisageant tour à tour les transformations technologiques, économiques, juridiques et éditoriales des entreprises de presse. En effet, « l’analyse du marché du travail et des modes de gestion des ressources humaines s’avère très utile pour saisir les transformations qui ont affecté cet univers de production de biens culturels depuis le début des années 80 » (crap, 2001). C’est dans cette optique que cet article s’attache à analyser le marché de l’emploi et les politiques de ressources humaines au sein des télévisions locales de Belgique francophone, afin de cerner la formation des identités professionnelles et les conditions d’insertion des plus jeunes travailleurs, mais également les logiques d’actions des dirigeants, les représentations du journalisme qu’elles mobilisent, et la place qu’ils assignent aux nouveaux arrivés dans leurs rédactions.
2La méthodologie adoptée inclut en premier lieu une série d’entretiens de recherche semi-directifs, enregistrés et retranscrits, auprès des directeurs des télévisions locales. Six directeurs sur douze ont accepté la démarche, prévoyant l’anonymat complet dans le traitement ultérieur des données recueillies. Celles-ci concernent deux volets : le financement de l’entreprise et l’évolution de ses dépenses ; la politique en matière de recrutement et les attentes de l’employeur par rapport aux journalistes débutant leur carrière dans son entreprise. Les données recueillies ont été confrontées aux bilans annuels des télévisions locales, à l’étude sectorielle et longitudinale faite à leur sujet (Pépin, 2008) et mise à jour en 2011 (Antoine, Heinderyckx, 2011), ainsi qu’aux travaux de sociologie des professions, et plus particulièrement ceux qui abordent le thème de l’insertion et de la gestion des recrutements.
3Afin de ne pas traiter la problématique sous le seul angle des employeurs, une série de cinq entretiens a été menée auprès de journalistes ayant moins de deux ans d’activité dans le secteur des télévisions locales et n’ayant pas plus de trois années d’expérience dans le journalisme rétribué. Ces journalistes travaillent (à temps plein ou ponctuellement) pour une des six chaînes dont le directeur a pu être interrogé.
4Les études en sociologie des professions et de l’insertion professionnelle fournissent également l’armature théorique de cette recherche. Le concept de formes identitaires, développé par Claude Dubar, permet de « rendre compte des types de logiques d’action, de justifications des pratiques de travail, d’emploi ou de formation, de rationalités pratiques, bref de bonnes raisons avancées par les individus, au cours d’entretiens non directifs, pour justifier leurs actions dans le champ professionnel au sens large, c’est-à-dire incluant la recherche d’emploi, la mobilité et la formation » (Dubar, 1998, 397-398). Ces logiques d’actions ne se déploient pas qu’au cours d’entretiens de recherches. Elles agissent aussi entre les membres d’un même groupe professionnel, en tant que formes provisoires d’intelligibilité construites par les acteurs pour justifier leurs actes et donner du sens à ceux d’autrui. Elles se placent donc au croisement des discours subjectifs sur sa propre expérience et des catégorisations sociales admises au sein d’un groupe professionnel. C’est dans ce cadre théorique que sont posées et débattues les questions suivantes : comment se développent les formes identitaires des jeunes journalistes face aux attentes de leurs employeurs, et aux tâches qui leur sont assignées ? Dans quelle mesure ces formes possèdent-elles des traits constitutifs communs à l’ensemble du groupe professionnel des journalistes, et dans quelle mesure sont-elles propres au secteur des télévisions locales de Belgique francophone ?
- 2 Pour Roselyne Ringoot et Jean-Marie Utard (2005, 18), le journalisme est une pratique sociale de p (...)
- 3 Pour une rétrospective des modèles théoriques du marché du travail et de la pertinence de la notio (...)
5Il convient dans un premier temps de mettre en évidence certaines caractéristiques du secteur étudié. En effet, la pluralité du marché du travail journalistique contraint à différencier fortement les entreprises selon leur cadre de référence éditorial, géographique et juridique, ainsi que leur support d’émission. L’ensemble du marché du travail, dont les frontières se discutent selon une acceptation plus ou moins large de la définition de l’activité journalistique2, se subdivise en effet en plusieurs sous-marchés3. Le positionnement théorique adopté ici écarte la perspective néoclassique du marché du travail présentant ce dernier comme un tout unifié, au profit d’une approche l’envisageant comme un univers fragmenté en différents sous-marchés. De façon quasi unanime, les études traitant du journalisme sous l’angle socioéconomique au sens large privilégient cette focalisation plurielle. C’est notamment le cas de Dominique Marchetti lorsqu’il étudie certains sous-champs : « les types de médias constituent autant de sous-champs relativement autonomes, qui doivent leurs propriétés à la position qu’ils occupent dans le champ journalistique » (Marchetti, 2002). Cette réalité, reflet parmi d’autres de l’élasticité identitaire du journalisme et de ses métiers, se répercute également sur l’insertion professionnelle. Le devenir des entrants sur le marché du travail journalistique ne dépend donc pas que de leur parcours antérieur, de leurs aptitudes et caractéristiques personnelles et socioculturelles. Il est lié au type de média dans lequel ils tentent de s’intégrer, ainsi qu’au contexte conjoncturel entourant l’activité du média en question et du sous-marché auquel il appartient.
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- 5 En moyenne, plus de la moitié des recettes des chaînes de télévision locales provient de subsides (...)
6Associations sans but lucratif4 dont le financement est en grande partie assuré par les pouvoirs publics5, les télévisions locales belges francophones expriment bien le caractère spécifique de chaque sous-marché journalistique. Celui dont il est question s’appuie sur un décret de la Communauté française de Belgique fixant le cadre réglementaire du développement des télévisions locales. Elles sont au nombre de douze, réparties sur une zone de couverture bien définie et inamovible. En effet, le territoire d’une commune ne peut être couvert journalistiquement que par une et une seule télévision locale.
7Pour comprendre la place que les dirigeants des télévisions locales assignent aux jeunes journalistes à travers leur discours, il est important de décrire les modalités du processus de sélection et le contexte dans lequel il s’opère. Comme le souligne le dernier rapport financier en date sur les télévisions locales, leur « principale difficulté de gestion d’exploitation (…) est due au fait que, au fil du temps, les charges du personnel ont tendance à augmenter plus que proportionnellement à l’augmentation de la richesse créée, c’est-à-dire la valeur ajoutée » (Pépin, 2008). Un seul directeur sur les six interrogés déclare envisager un engagement sous contrat à durée indéterminée (cdi) « à plus ou moins court terme ». Un certain flou, ou une prudence volontaire, caractérise cette formulation. Pour les autres, une telle opération est présentée comme dangereuse pour les capacités financières. Le maintien du cadre actuel de cdi est considéré, « malheureusement, comme une victoire en soi », note ainsi l’un d’eux. Dans les analyses des directeurs d’entreprise, le contrat à durée indéterminée est désormais considéré comme l’aboutissement statutaire ultime, mais hypothétique, auquel peut prétendre un journaliste. L’unique manière d’y accéder est d’attendre un départ, tant les créations de postes supplémentaires sont rares. L’analyse des bilans annuels déposés par les télévisions locales permet de confronter ce type d’affirmation aux chiffres : le personnel cumulé des douze chaînes représentait 279 équivalents temps plein en 2000 pour 358 en 2010, soit une augmentation de 28 % sur l’ensemble de la période. Mais cette augmentation réclame un commentaire. Les journalistes ne représentent qu’une partie du personnel de ces télévisions allant de 25 à 55 % du total selon le cas. Et l’effectif strictement journalistique stagne depuis 2008 pour l’ensemble des douze chaînes.
8Ce qui fait l’unanimité dans les discours, c’est la volonté de vouloir engager du personnel supplémentaire. Encore faut-il préciser, dans le cadre de cette étude, que ces besoins ne sont pas nécessairement journalistiques. Les profils techniques (cadreurs, réalisateurs) sont parfois davantage recherchés, et plus ardus à trouver. Autre élément : il n’y a pas de préséance des jeunes journalistes par rapport à des candidats plus expérimentés. L’insertion des jeunes observée depuis le marché de l’emploi rend en effet compte d’une autre réalité : ils ne sont pas les seuls à postuler aux places se libérant. L’existence d’une demande de (ré)embauche de la part d’actifs plus anciens doit être présente à l’esprit, comme elle l’est dans celui des employeurs.
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- 7 Pour les fonctionnalistes tels Peter Wilson et Alexander Carr-Saunders, la professionnalisation dé (...)
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9Comment les dirigeants justifient-ils ces besoins en ressources journalistiques ? Ils mettent en évidence le processus de professionnalisation des équipes administratives6, journalistiques et techniques des télévisions locales. Le terme est souvent considéré comme « très ambigu » (Boudon, Bourricaud, 2006) par les chercheurs. Dans la bouche des personnes interrogées dans le cadre de la présente recherche, il exprime principalement une tendance à la qualification et à l’augmentation des compétences. L’emploi de ce terme demeure donc assez éloigné du sens que lui donne la sociologie fonctionnaliste des professions7. Parlant des journalistes de télévision français, Jérôme Bourdon met cependant en garde : « celui qui prétend analyser la “professionnalisation” de ce milieu est d’abord confronté à une série de manœuvres rhétoriques (…) » (Bourdon, 1992). Ces manœuvres, inévitables et liées aux conditions mêmes de la pratique d’entretiens de recherche, n’en reflètent pas moins l’importance, aux yeux de ceux et celles qui dirigent ces chaînes de télévision, de souligner l’élévation des exigences relatives aux pratiques et aux techniques de travail des journalistes. Ce discours sur la professionnalisation s’enchâsse dans un autre, relatif à la crise récurrente des télévisions locales, notamment en termes de recettes. Celle-ci est évoquée avec plus ou moins d’intensité dans tous les entretiens. Cette rhétorique de la professionnalisation, si elle vise à souligner les spécificités et l’autonomie du sous-marché en question, trahit notamment une sujétion économique aux pouvoirs publics, ainsi que les menaces pesant sur l’autonomie du sous-marché8. Le processus de professionnalisation est par conséquent présenté le plus souvent comme une condition sine qua non à la survie des télévisions locales dans un environnement de plus en plus concurrentiel, ayant lui aussi adapté ses structures et son offre de contenu. Pour reprendre les termes de certains dirigeants, il s’agit d’un passage de « la grande famille du secteur associatif, avec une émission par semaine, à un mode de fonctionnement adapté aux médias d’aujourd’hui ». Un autre abonde dans le même sens : « on a observé avec le temps un passage progressif d’une approche socio-culturelle vers une approche hyper pointue professionnelle ».
10Ce processus se concrétise à plusieurs niveaux. Tous les directeurs insistent d’abord sur l’augmentation des volumes de production. Toutes les chaînes ont augmenté leur temps d’antenne, passant d’une mission minimaliste focalisée sur un journal d’une vingtaine de minutes à des moyennes de 45 minutes d’antenne par jour, variables d’un média à l’autre. Sachant que les entreprises étudiées se consacrent principalement à des productions propres centrées sur l’information, l’animation, le développement culturel et l’éducation permanente, l’effort d’augmentation du volume d’émissions repose entièrement sur des ressources internes. Les grilles présentent désormais une offre de magazines et une couverture d’événements sportifs bien supérieures à celles des débuts de la télévision locale, dans les années 1970 et 1980.
- 9 Et ce malgré la baisse générale des prix du matériel audiovisuel. Cette démocratisation préoccupe (...)
11La diversification et l’augmentation du volume de production s’imbriquent dans une mutation des moyens techniques et des supports de diffusion, tel le passage de l’analogique au numérique, ou l’introduction (future) de la haute définition. L’ensemble des antennes s’est doté, au cours des dix dernières années, d’un matériel permettant de correspondre davantage aux nouveaux besoins de production. Toutes les chaînes soulignent cependant les coûts importants des équipements9 eu égard à leurs capacités budgétaires, tout en y consentant, à des rythmes divers, au nom du chemin présenté comme inéluctable vers une amélioration des ressources et une hausse de la qualité de l’offre. Ce discours sur la professionnalisation des structures et des méthodes de travail s’accompagne donc également d’un désenchantement général face aux obstacles l’entravant. Il ne manque pas non plus de zones de contradictions, comme la réalisation de missions commerciales (films d’entreprises ou commerciaux) par des journalistes maison, qui s’oppose de manière frontale aux axiomes habituels du discours sur la professionnalisation des journalistes. Comme le montre entre autres Howard Becker, « l’autonomie est l’enjeu principal de toute discussion concernant le professionnalisme » (Demazière, Gadéa, 2009). Tout ce qui, au lieu de clarifier et délimiter, met en lumières les interdépendances et les liens entre deux champs va à l’encontre de ce discours, dont la visée première est la légitimation de l’autonomie d’un champ. Dans le cas de la pratique de missions lucratives au sein d’une rédaction journalistique, l’autonomie de ce sous-champ est clairement remise en cause par ses connexions avec un univers aux visées et au biotope différents.
- 10 En Belgique, le cadre légal prévoit la gratuité des stages effectués par les étudiants en journali (...)
- 11 L’ajp, au niveau du recensement des journalistes, effectue un travail comparable à celui de la Com (...)
12La sensible augmentation de la production implique un besoin récurrent en ressources humaines. Mais les directeurs pointent tous, sans exception, l’état préoccupant de leurs finances, largement dépendantes de subsides publics et jugées inadaptées aux besoins d’un média du xxie siècle. Voilà pourquoi ils affirment devoir opérer le recrutement sous des formes plus souples, engageant moins les finances de l’entreprise. Cela désigne principalement des contrats à durée déterminée, des journalistes travaillant à la pige, des contrats étudiants ou encore des ex-stagiaires continuant à travailler bénévolement un certain temps10. Le sous-marché analysé dans le cadre présent s’inscrit dans une tendance plus large. En Belgique, l’Association des journalistes professionnels (ajp) recensait 16 % d’indépendants en 1993, pour 21 % en 201011. Ce taux est parfois bien plus élevé selon le sous-marché, à l’image de la presse quotidienne généraliste ou régionale. Olivier Pilmis dresse le constat suivant : « Comme c’est le cas pour d’autres secteurs de l’économie, l’augmentation du nombre de pigistes est généralement considérée comme le principal symptôme d’une précarisation du métier et de la situation des individus qui l’exercent » (Pilmis, 2007). Sociologues et économistes ont d’ailleurs mis en lumière le recours de plus en plus fréquent à des formes d’emploi à mi-chemin entre le travail salarié et indépendant dans d’autres secteurs que l’industrie médiatique (Perulli, 2003).
13L’accès à la profession dans les télévisons locales nécessite dès lors un cheminement en deux étapes minimum : la première mène au travail rémunéré, sous une forme statutaire variable en terme de stabilité. Le vivier des collaborateurs s’intègre dans la majorité des cas par le biais des stages effectués durant la période d’études. Ce premier pas fait déjà figure de filtre fatal à un certain nombre de candidats, exclus de ce sous-marché du travail, et peut-être du marché dans son entièreté, avant même d’y avoir fourbi leurs armes. Il s’agit ici d’intégrer progressivement le vivier de pigistes fréquemment sollicités. Il convient de préciser que d’une télévision à l’autre, ce vivier est large (jusqu’à 80 personnes) ou extrêmement réduit (une ou deux personnes). Tout se passe comme si le jeune journaliste intégrait un premier cercle périphérique au noyau des salariés. Au sein de ce premier cercle, la fréquence à laquelle il travaille, le type de tâches qui lui sont confiées ainsi que la durée de cette période « d’accès » peuvent fortement varier d’un individu à l’autre. Vient ensuite une seconde étape, destinée à franchir le pas entre ce premier cercle et celui des salariés. L’aspiration à l’emploi à durée indéterminée représente l’objectif de la grande majorité des jeunes journalistes, de même qu’elle signifie traditionnellement, aux yeux des chercheurs, la fin de la période d’insertion, c’est-à-dire « conjointement l’accès à l’emploi et l’obtention d’un contrat à durée indéterminée » (Minni, Vergnies, 1994).
14Si ces deux conditions doivent être réunies pour parler d’insertion, il est alors manifeste que cette période a tendance à s’allonger dans le cas du sous-marché des télévisions locales.
15Les entretiens menés auprès des jeunes journalistes laissent évidemment voir des trajectoires plus complexes qu’un accès au premier vivier suivi de l’obtention, dans un second temps, d’un contrat à durée indéterminée. Souvent, l’insertion s’opère de façon discontinue, avec des allers-retours entre différents statuts. Elle peut être également fugitive, avec des périodes d’activité journalistique suivies de chômage ou de réinsertions dans d’autres champs professionnels. Il n’est pas rare d’attendre plusieurs mois pour une pige rétribuée, parfois bien plus d’une année pour un cdi. C’est le reflet le plus pesant, aux yeux des jeunes journalistes, de l’obstruction sévissant sur le marché de l’emploi.
16Cette dualité de plus en plus manifeste dans l’insertion professionnelle entraîne une différenciation tout aussi manifeste dans les processus de recrutement.
17La sélection des journalistes pigistes se fait en règle générale de façon plus souple et fluide que celle des futurs cdi, quand ce n’est pas carrément dans une certaine urgence. Ce sont le bouche à oreille, le carnet d’adresses ou les recommandations qui font office d’annonce, le tout débouchant éventuellement sur un entretien et/ou quelques piges d’essai. Ces procédures allégées remettent bien en perspective l’importance des stages en tant que passerelle vers le vivier de pigistes potentiels. Les tâches confiées à ces travailleurs sont globalement qualifiées par leurs employeurs de « moins engageantes » d’un point de vue éditorial. Ici se dessine un discours sur la place assignée aux journalistes du premier cercle d’embauche. En ce qui les concerne, une lacune dans les connaissances journalistiques et culturelles ou dans les aspects techniques du métier ne suscitera pas la même réticence que pour le recrutement d’un salarié, et ce pour deux raisons : l’accès au premier cercle sert justement de période de rodage durant laquelle le jeune journaliste se voit confier des sujets et des tâches que ne traitent pas ou plus leurs aînés. Elles ont comme caractéristique de ne pas nécessiter d’expérience particulière. Tout se passe comme s’il s’agissait de matières secondaires, « prêtes à diffuser », sur lesquelles le journaliste novice peut se faire la main. « Si on sait que c’est pour une courte durée, on est moins regardant », affirme ainsi un dirigeant au sujet de contrats de deux ou trois mois pour des missions rédactionnelles. De plus, les liens contractuels au sein de ce premier cercle permettent facilement de réduire ou de supprimer si nécessaire le volume de collaborations. Il est intéressant de pointer, dans cette optique, l’absence d’exigence précise quant au parcours de formation, jugé le plus souvent comme un simple indicateur. De même, aucun directeur ne déclare attendre de ses jeunes journalistes une expertise sur l’actualité locale au-delà des généralités accessibles à bien d’autres publics que les journalistes. Il règne à ce sujet une souplesse assez remarquable. Cette prise de position rapproche fortement les employeurs d’une logique de sélection basée sur les compétences (à acquérir) et non les qualifications préalables (Dubar, 2000). Si les attentes sont modérées quant à certains aspects purement liés au traitement et à l’expertise journalistiques, elles sont clairement marquées au niveau de la flexibilité, de la manifestation du dynamisme, de la curiosité et de l’envie d’apprendre. Ces aptitudes de socialisation professionnelle s’ajoutent au souhait de pouvoir travailler avec des pigistes rapidement autonomes, capables de produire au plus vite du contenu en adhésion avec le format et la ligne éditoriale de la maison.
18Concernant les engagements sous forme de cdi ou de cdd longs, la procédure la plus courante, sans être systématique, consiste à lancer un appel à candidatures. Bien que les directeurs le jugent comme tel, le caractère public des offres d’emploi sous forme de cdi n’est pas toujours perçu réciproquement par les postulants. Plusieurs journalistes interrogés notent leur absence de visibilité sur les canaux conventionnels tels les portails électroniques des médias. Ils épinglent aussi l’importance des contacts informels et personnels avec des membres de la rédaction dans la prise de connaissance d’une offre de travail, et surtout, dans l’affermissement de la volonté de tenter sa chance. Un tel constat est de nature à limiter la prise de connaissance des offres à un groupe réduit de candidats, à savoir ceux qui « ont déjà un pied dans la maison ».
19Certaines rédactions affirment ne lancer un appel à candidatures que si elles ne possèdent pas le profil recherché au sein de leur réseau de collaborateurs. C’est ce qu’un dirigeant nomme « la filière naturelle ». Mais il souligne aussi combien la période d’attente dans le premier cercle ne constitue nullement une garantie d’accès à un poste à durée indéterminée ! La « filière naturelle » pourrait alors être rebaptisée « sélection naturelle ». Etre bien connu de la maison ne suffit pas, il faut aussi être à la hauteur des responsabilités élargies confiées au noyau des salariés, sur lequel repose l’essentiel de la couverture de l’actualité dite chaude, notamment politique, ainsi que la présentation en plateau, soit deux tâches considérées dans la hiérarchie de valeurs des journalistes comme parmi les plus délicates et les plus engageantes en terme d’image et de crédibilité.
20Concernant les attentes des employeurs, deux constats se dégagent : pas plus qu’il n’existe de procédure uniforme d’embauche, que ce soit pour le premier ou le second cercle, il n’existe de critères universels de sélection. Il règne une grande variété dans les attentes relatives à la formation initiale et aux caractéristiques personnelles. En revanche, un consensus se dégage quant à la nécessité de contractualiser un candidat adapté aux exigences propres à la télévision, à savoir la voix et la présence à l’antenne. Le critère de « télégénie », pour paraphraser un directeur, semble être prioritaire, à égalité avec l’empathie suscitée par le candidat. Aucun directeur ne cache que les affinités de caractère jouent un rôle central dans l’embauche d’un futur salarié à durée indéterminée. Ils justifient cela par l’étroitesse des effectifs et la proximité relationnelle régnant au sein des télévisions locales.
21Le contexte général de recrutement, les modes de sélection des journalistes ainsi que les exigences formulées plus ou moins clairement par les directeurs permettent d’en apprendre davantage sur les stratégies d’acteurs et la place que les directeurs assignent aux jeunes journalistes.
22Premier constat : la stratégie des dirigeants consiste à exploiter la flexibilité des jeunes entrants sur le marché du travail pour parer au mieux au problème structurel des ressources humaines. L’insertion en deux étapes, du cercle périphérique au noyau dur, révèle une conception différenciée des tâches journalistiques. Dans celle-ci, les jeunes, loin d’être mêlés aux stratégies de développement futurs ou de faire l’objet d’un réel discours sur le long terme et ses enjeux, sont le plus souvent présentés comme une ressource immédiate, malléable et sollicitée sans vision à durée indéterminée, à de rares exceptions près. A l’opposé, le noyau dur des salariés est dépeint comme le garant de la pérennité du savoir-faire interne et des techniques journalistiques donnant à une télévision sa plus-value et sa spécificité. Il a été suffisamment dit à quel point le passage d’un cercle à l’autre dépend de nombreux facteurs, et n’est en rien garanti.
23Second constat, les journalistes comptant moins de deux années d’activité dans le marché du travail émargent dans la majorité des cas au premier cercle d’insertion, à la périphérie des journalistes « fixes », même s’il faut occasionnellement noter l’existence de trajectoires météores, accomplissant l’insertion professionnelle de façon quasi immédiate.
- 12 Les journalistes interrogés ayant déjà stabilisé leur situation évoquent tous des perspectives d’e (...)
24Dans ce contexte d’insertion en plusieurs étapes statutaires, il convient d’approfondir la place assignée au nouvel arrivant. Ce dernier est une ressource dont la caractéristique première, aux yeux des employeurs, doit être de posséder un profil généraliste, capable de traiter tous les types de sujets et d’opérer à partir de n’importe quel support, audiovisuel ou électronique. Il est très rare de recruter un jeune journaliste en vue de le placer dans une rubrique ou un secteur spécifique. Ceci s’explique notamment par le caractère intrinsèquement généraliste et polyvalent des grilles de programmes des télévisions locales. La conséquence de cette caractéristique est la substituabilité des jeunes journalistes. En sociologie des professions, cet aspect n’est pas sans lien avec la notion d’employabilité (Gazier, 1990). A la nuance près que, conformément à une évolution pointée notamment par Claude Dubar, ce sont les (jeunes) travailleurs qui prennent eux-mêmes en charge une grande partie de l’acquisition et de l’entretien de leurs compétences. Celles-ci étant restreintes en début de carrière, les journalistes en phase d’insertion peuvent sans grande difficulté être remplacés par d’autres lorsque les contrats s’interrompent ou qu’ils poursuivent leur parcours ailleurs12. Le jeune journaliste doit se démarquer par sa souplesse, sa disponibilité, son absence d’exigence quant au type de contenu traité, ainsi que par sa capacité à acquérir très vite une forme d’autonomie. Au-delà des capacités purement journalistiques, pour lesquelles une forme de tolérance est de mise au-delà d’un seuil minimal facilement évaluable en stage ou lors des piges d’essai, ce sont avant tout ses aptitudes de socialisation professionnelle qui permettent au nouvel arrivant de se faire une place au sein d’une rédaction.
25En termes de place assignée, le jeune journaliste se voit refuser dans un premier temps l’accès aux dimensions les plus prestigieuses et emblématiques du journalisme télévisuel : la présentation en plateau et l’actualité politique, réservées aux membres chevronnés. Le discours sur le recrutement traduit bel et bien une logique interne de territoire : la place des entrants est une place moins valorisée que celle de leurs aînés, tant statutairement que journalistiquement. En cela, le sous-marché étudié reflète assez fidèlement un des traits constitutifs de l’insertion professionnelle : les professions s’ouvrent aux jeunes en fonction d’une reconnaissance des qualifications liée ou non à l’ancienneté sur le marché du travail. Dans les faits, les jeunes occupent souvent les emplois les moins qualifiés, allant parfois jusqu’à subir un déclassement par rapport au niveau d’étude obtenu. Ce type d’observation s’inscrit dans les cadres explicatifs de la théorie de la recherche d’emploi (Lippman, McCall, 1979). Elle envisage le jeune dans une situation défavorable face à son employeur, à moins que des prétentions salariales moindres ou une grande flexibilité ne viennent améliorer son attractivité. Thomas Couppié et Michèle Mansuy observent le même type de positionnement : « Soucieux d’obtenir une première expérience professionnelle, [les jeunes] sont davantage prêts à accepter des emplois de moindre qualité » (Couppié, Mansuy, 2004).
26Les formes identitaires déployées par les employeurs mettent donc en évidence une hiérarchie dans l’assignation des tâches, justifiée par l’inexpérience et le besoin d’apprendre des plus jeunes praticiens. Mais elles traduisent aussi les impératifs économiques du sous-marché, et l’absence de vision à long terme concernant le premier cercle d’emploi. Cette situation peut toutefois s’accommoder de rapides évolutions, reflets du turn-over assez marqué des effectifs. Rien, dans une rédaction, n’est figé : ainsi, telle jeune journaliste raconte les appréhensions qu’elle a éprouvées lorsque lui fut confiée, six mois après son engagement sous cdi, la tâche de présenter le jt quotidien. Il est intéressant de constater que sa crainte première ne concernait pas tant la mission en elle-même que le sentiment d’avoir brûlé les étapes et la conscience d’avoir marché sur les plates-bandes réservées à ses consœurs aînées, à ce moment-là en incapacité de travail.
27Il est intéressant de mettre en perspective ce discours sur la place attribuée avec celui que tiennent les débutants à propos de leur propre position. Ceci revient à poser une seconde fois la question des stratégies d’acteurs. Comme le souligne Claude Dubar en référence aux études qu’il a menées sur ce sujet, « la question de savoir si les jeunes concernés sont ou non des acteurs stratégiques de leur insertion professionnelle est une vraie question de recherche » (Dubar, 2001). Ce ne sont pas les entretiens menés dans le cadre présent qui y apporteront une quelconque réponse, en raison de l’hétérogénéité sociale des rapports au travail. Mais ce qui est manifeste au-delà de l’unicité de chaque parcours, c’est que tous les journalistes interrogés négocient les frustrations et les gratifications de leur trajectoire sur un axe bien plus affectif que rationnel. La présente recherche soutient que les parcours d’insertion ne peuvent être ramenés à une logique de rationalité purement économique. Au contraire, l’insertion sur le marché du travail des télévisions locales répond à des croyances, des valeurs, des logiques d’action plus ou moins partagées entre employeurs et employés. Une des illustrations en est l’étonnante rapidité avec laquelle les jeunes journalistes travaillent de façon autonome et en adéquation avec la ligne éditoriale de leur employeur, sans être supervisés de près et alors même qu’ils travaillent souvent pour plusieurs organes de presse. Dans le contexte de précarisation et d’incertitudes propre au sous-marché des télévisions locales, les jeunes journalistes déploient un discours d’anticipation des difficultés les plus fréquemment rencontrées. La forme identitaire la plus courante consiste à élaborer une identité d’attente et de distanciation, telle une retenue avant de s’engager. Comme pour aller au devant des obstacles se présentant sur la voie du travail stabilisé, clairement annoncé par les jeunes comme un objectif à terme, l’insertion dans les télévisions locales est souvent dépeinte comme une étape d’apprentissage supplémentaire et temporaire, un tremplin vers les rédactions nationales. Comme souvent dans le champ journalistique, le cadre de référence éditorial et géographique du média agit comme étalon de sa valeur. Ce qui renvoie pleinement au constat que pose entre autres Erik Neveu à propos de la hiérarchie de valeurs traditionnellement partagée par les membres du groupe professionnel. Au sein même d’une rédaction, l’information générale ou politique est davantage valorisée que le fait divers ou le sport. Erik Neveu décrit aussi une hiérarchie entre les médias, reléguant les médias régionaux dans l’ombre des médias nationaux, possédant un magistère moral et une légitimité propres (Neveu, 2004).
28Dans cette optique, la télévision locale est présentée comme un lieu où roder ses pratiques, apprendre son métier, emmagasiner de l’expérience en attendant le passage vers une rédaction de plus grande envergure. Ici aussi, les discours recueillis laissent poindre des zones potentielles de contradictions, puisque les journalistes interrogés déclarent dans le même temps espérer être stabilisés (au moins à temps partiel) par leur actuel employeur et vantent les avantages de l’information locale (proximité, terrain et débrouillardise due à la faiblesse des moyens).
29Il est frappant de voir à quel point ce discours, et les formes identitaires qui en découlent, rencontre harmonieusement non seulement la logique de places assignées développée par les employeurs, mais aussi les préoccupations de ces derniers en matière de réduction des frais de personnel journalistique. Il serait d’ailleurs intéressant de prolonger cette étude vers l’information régionale en presse quotidienne, également affectée par la mutation de son modèle éditorial et de nouvelles contraintes en matière de rentabilité économique.
30Au sein même de formes identitaires plus larges, décrites par Erik Neveu, s’en dessinent donc d’autres, spécifiques à ce sous-marché présenté comme un lieu de mûrissement où se développent des identités d’attente, elles-mêmes typiques de la période d’insertion (Demazière, Dubar, 1997). Une autre question peut alors être posée : les sous-marchés de l’information locale sont-ils des lieux de prédilection pour entamer une carrière et accomplir une partie de son insertion professionnelle ? La présente recherche n’a pas les moyens d’y apporter une réponse formelle. Il est néanmoins interpellant de constater qu’ils sont présentés conjointement comme des lieux où sévit la précarité journalistique mais aussi, paradoxalement, comme des territoires journalistiques plus facilement accessibles que les médias dits d’information générale, à condition d’en accepter les conditions d’emploi. Il serait intéressant de confronter ces discours avec ceux que rencontrent les étudiants en journalisme dans leurs lieux de formation, où les médias d’information locale et régionale sont souvent présentés, lors des choix des stages étudiants, comme des lieux plus accessibles, où exercer davantage ses pratiques que les médias d’information générale et à vocation nationale.
31Pour conclure, il semble que c’est à l’aune des formes identitaires qu’ils créent avec les cadres installés que les jeunes journalistes jugent leur propre place et leur avenir : plus les conceptions du travail et les logiques d’actions concordent, plus le nouvel arrivant dépasse les vicissitudes de son parcours pour s’intégrer au cadre de référence ambiant, tout en jugeant sa place comme faisant partie d’un ordre global logique. Cette dynamique d’évaluation de sa propre place en fonction d’enjeux non matériels renvoie partiellement à ce qu’Alain Accardo écrit sur les journalistes précaires, au sujet desquels il émet l’hypothèse qu’ils acceptent les affres de leur statut en raison de leur « désir de reconnaissance », qui les pousse « à rechercher plutôt le capital symbolique que le capital économique et même à sacrifier s’il le faut celui-ci pour celui-là » (Accardo, 2007). Le fait de « tenir bon » lors de son insertion dépend bien entendu d’un ratio gratifications/ frustrations acceptable pour le jeune arrivant. Mais il dépend aussi de la façon dont les formes identitaires donnant du sens à ce ratio se créent et cheminent dans le temps. Car, et c’est là un des traits les plus importants des discours analysés, l’insertion est une évolution au carrefour des vies étudiantes et professionnelles, de la dépendance au milieu parental et de l’autonomie financière, de la jeunesse et de l’âge adulte. L’équilibre des formes identitaires peut rapidement se voir menacé, par exemple à la faveur des changements de politique de ressources humaines (évictions, promotions, mobilité interne).
32Tout se passe de façon dynamique : tous les entretiens, qu’ils soient de dirigeants ou de journalistes, mettent en récit les changements dans l’entreprise ou dans la trajectoire professionnelle. Les reconfigurations de ces formes identitaires sont dès lors fréquentes, et expriment toute l’énergie relationnelle mise en œuvre par les nouveaux arrivants pour négocier attentes personnelles et contraintes du cadre de travail. Lorsqu’un parcours d’insertion s’interrompt, il n’est donc pas seulement pertinent d’envisager les aspects rationnels des stratégies des acteurs, leurs contraintes ainsi que le contexte socioéconomique dans lequel la rupture intervient et bouleverse l’équilibre entre épreuves et gratifications. Il faut aussi analyser, dans le discours de ceux et celles qui vivent ces changements, dans quelle mesure les formes identitaires des employeurs et des employés concordaient ou ont cessé de concorder. Qu’est ce qui explique une migration vers un autre champ professionnel, un changement de trajectoire ou au contraire une insertion durable ? La somme des facteurs explicatifs est sans doute trop complexe pour y répondre tant elle fait appel aux aspects biographiques de chaque trajectoire. Mais en étudiant le discours sur la place que les employeurs assignent à leurs nouvelles recrues, le chercheur lève le voile sur un autre niveau d’analyse, révélé par les formes identitaires. L’harmonisation des identités assignées aux identités projetées influence la perception que chaque débutant a de sa trajectoire. Il s’agit là sans doute d’un des facteurs explicatifs des sorties ou au contraire des insertions durables sur le marché du travail journalistique, ainsi que de la mobilité entre les sous-marchés du journalisme en général.