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Les photojournalistes de PQR face aux revendications suscitées par le droit à l’image : adhésion tacite de la population locale ou confrontation ?

Le cas de La Dépêche du Midi
Photojournalists of regional daily press meet claims raised by the right image: Join tacit local or confrontation? The case of La Depeche du Midi
Los fotógrafos de la prensa diaria local frente a las demandas generadas en materia de derechos de imagen : ¿ adhesión tácita de la población local o confrontación ? El ejemplo de La Dépêche du Midi
Sylvie Laval
p. 231-247

Résumés

La presse quotidienne nationale souffre depuis vingt ans d’une augmentation de protestations et de procès en droit à l’image. L’objet de cette étude est d’analyser le discours professionnel des photojournalistes de presse quotidienne régionale afin de savoir si la proximité qui les unit à leur lectorat et à la population locale les met à l’abri de ce type de revendications.

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Notes de la rédaction

PQR : presse quotidienne régionale.

Texte intégral

  • 2  Un certain nombre de facteurs ont été sériés par le rapport Bertin et Balluteau (ministère de cu (...)

1« De tous les usages de la photographie, l’image de presse est celle qui est encore la plus amoureuse du réel » écrit Frédéric Lambert dans un des rares ouvrages de sciences sociales dédié à la photo­gra­phie de presse (Lambert, 1986). On peut s’étonner que cet objet qui joue un rôle majeur dans les représentations de la réalité sociale, en raison de l’im­por­tance que lui accordent les supports de presse de toutes périodicités, n’ait pas suscité une littérature plus conséquente. Ce désintérêt est d’autant moins compréhensible que, produit de différents organismes (agences de photos, agences télégraphiques et entreprises de presse écrite), il a subi ces vingt dernières années de profonds bouleversements techniques, économiques, sociaux et culturels. Evolution des goûts du public et des politiques éditoriales dans le domaine de la photo, passage complexe et coûteux des agences au numérique, accessibilité fonctionnelle et financière des appareils au plus grand nombre constituent autant de facteurs qui ont sérieusement fragilisé la profession de photojournaliste menaçant jusqu’à son existence-même2. On se trouve paradoxalement dans une étrange situation où la place de l’image dans la presse est importante, voire croissante (l’intégration de la photographie dans Le Monde en est un des signes) alors que la profession de photojournaliste, ayant pour fonction de capter des images fixes, semble amenée petit à petit à disparaître dans sa forme traditionnelle.

Les photojournalistes très exposés aux difficultés juridiques ?

  • 3  C’est ainsi que le définit Jean-Pierre Ancel conseiller à la Cour de cassation.
  • 4 Cour d’appel Paris 1ère chambre, 23 mai 1995.

2A ces différentes difficultés s’ajoutent des contraintes juridiques qui sont venues restreindre considérablement l’espace de liberté de photographier. Bertrand Hénocque juge même que la législation française en fait une des professions les plus exposées aux conflits juridiques (Hénocque, 1998). Droit rattaché « artificiellement »3 à l’article 9 du code civil – issu d’une loi de 1970 -qui protège l’intimité de la vie privée, son existence est essentiellement prétorienne. La formulation de la Cour d’appel de Paris qui indique que « Toute personne a sur son image et sur l’utilisation qui en est faite un droit exclusif, qui lui permet de s’opposer à sa reproduction sans son autorisation expresse et spéciale »4 laisse de grandes possibilités d’actions aux sujets photographiés. Quand ces derniers contestent, les comportements vont du refus d’être photographié jusqu’au dépôt de plainte. Entre les deux, s’inscrivent des protestations auprès des supports de presse suivies parfois de négociations financières. Ces problèmes sont d’autant plus épineux que le code des usages photographiques, signé par de nombreux syndicats et associations d’agences de photographies et d’éditeurs, place en page première un titre : « droit des personnes photographiées ».

Le droit à l’image dans un contexte de presse nationale

  • 5 Un premier travail portait sur l’étude de la jurisprudence, du discours professionnel et d’un corpu (...)

3Une étude publiée en 20055 sur la thématique du droit à l’image appliquée aux supports médiatiques nationaux (presse quotidienne nationale, agence) montre l’ampleur des revendications des personnes photographiées. Les rédactions reçoivent une multitude d’appels de protestations et de réclamations et font face à de nombreux recours. Les faits dramatiques donnent lieu à de nombreuses plaintes pour atteinte à la dignité humaine quand sont diffusées des images de personnes blessées où décédées ; c’est le cas de faits divers (accidents ou crimes) ou de faits politiques (attentats du rer Saint-Michel en 1995, attentat contre le Préfet Erignac en 1998). D’autres images illustrant des faits de société qui peuvent dévaloriser la personne sont également incriminées (image d’une personne devant un verre illustrant un article sur les accidents à la sortie des boîtes de nuit par exemple). Enfin un contentieux important relève de l’utilisation des images dans un contexte autre que celui de la prise de vue.

4Plus surprenants et imprévisibles sont les recours portant sur des images de personnes non dévalorisantes dans des lieux tout à fait communs (personne marchant sur la voie publique, en train de manifester, à la terrasse d’un café) et n’illustrant pas de situation d’actualité immédiate.

5Après avoir analysé ce phénomène juridique dans la presse nationale, il était intéressant de se pencher sur un terrain plus local. La relation de proximité qui unit la presse quotidienne régionale à son lectorat et au-delà à la population locale va-t-elle atténuer ou au contraire attiser les revendications de droit à l’image ?

Le droit à l’image dans un spectre local 

  • 6 Les deux autres composantes résidant dans l’appartenance à un groupe social et la participation. Il (...)

6Cette proximité se situe autant à un niveau physique que symbolique (Ballarini, 2008). Elle est une des trois6 composantes du local tel que le défi­nit Jean-François Têtu (qu’il s’agisse de la proximité du lieu ou de la télé­proximité) (Têtu, 1995). Cette définition du local éclaire bien le rôle d’acteur social de la presse locale sur son territoire. Son implication sur le territoire est telle que certains auteurs évoquent la « porosité » croissante de ses supports avec ceux de la presse institutionnelle territoriale (Frisque, 2010).

7Au sein de cette presse locale, la photographie serait « assez rigoureusement représentative de la réalité des rapports sociaux » pour Yves Hélias avec pour particularité que beaucoup de lecteurs ciblés ont assisté eux-mêmes aux faits décrits : la presse revendrait ainsi « l’événement à ceux qui en font partie » (Hélias, 1994). Cette analyse n’est pas partagée par tous. Daniel Thiery qui étudie un corpus de photographies locales extraites d’un hebdomadaire des Côtes-Armor, Le Trégor, constate que l’on est plus dans le registre de la construction, le correspondant tenant compte des « canons implicites du photojournalisme » et souhaitant « édifier une image positive d’un univers dont il est plus acteur que spectateur » (Thiery, 2010).

8Barthes souligne, de son côté, que l’on est d’autant plus sensibilisé à une photo que l’on y reconnait son univers social, son système de représentations (« j’aime bien car je me reconnais ») (Barthes, 1980). Au sein de la presse quotidienne régionale, cette dimension n’est-elle pas plus opérante que dans tout autre type de presse ? Il faut préciser que les photojournalistes sont les acteurs les plus en situation de proximité physique avec la population. Ils se déplacent sur le terrain quand les rédacteurs se limitent parfois à un travail téléphonique, contribuant peut-être à accroître la pratique d’un journalisme dit « assis » (Tunstall, 1971).

  • 7 Presse quotidienne nationale.

9L’objet de notre travail est donc d’interroger les perceptions et les pratiques journalistiques de ces photographes au regard de ces revendications formelles et informelles liées au droit à l’image. Le photojournaliste de pqr est-il confronté aux mêmes réticences (refus, réclamations, procès) que celui de la pqn7 de la part de la population ?

10Comment se traduit sur le terrain la relation de proximité dont nous avons fait état ? Protège-t-elle les photographes de tout conflit avec la population ou rend-elle au contraire les individus plus sensibles à la diffusion de leur image et par conséquent plus sourcilleux sur ce sujet ? Nous excluons de notre étude les photographies de personnalités politiques et institutionnelles pour lesquelles la recherche de visibilité est manifeste et qui répondent à des logiques propres (Le Bohec, 1994).

11Nous examinerons précisément le travail accompli pour produire le cahier de chaque département et plus particulièrement le travail des photographes titulaires qui alimente principalement les pages consacrées à l’information départementale ainsi que les pages locales consacrées à la commune chef lieu. Le reste des pages, locales, est essentiellement construit à partir des apports de correspondants. On peut considérer qu’il y a bien là deux sous-ensembles rédactionnels avec des principes et des logiques de production différents. Les modes de représentations des pages régionales et départementales se rapprocheraient plus des pages d’informations nationales que des pages locales (Hélias, 1994). Néanmoins, en fin d’étude, nous aborderons brièvement les pages locales construites par les correspondants afin de voir si les questions de droit à l’image se posent dans les mêmes termes.

12Notre étude portera sur la population dans des situations individuelles ou collectives diverses : personnes photographiées dans la rue, dans une manifestation, dans une assemblée, mais aussi impliquées dans un fait divers. Comment le photographe perçoit-il la population photographiée vis-à-vis de sa propre présence sur le terrain et comment opère-t-il ? Ressent-il des réticences ou des comportements hostiles de la part de cette population ? Adapte-t-il ses pratiques ? La situation au niveau local présente-t-elle, au bout du compte, des similitudes avec la situation nationale ?

  • 8 Les auteurs utilisent une approche bourdieusienne (Bourdieu, 1984).

13L’étude du discours de ces photojournalistes permettra de contribuer à une meilleure connaissance de leur identité, produit de l’interaction entre « discours sur la réalité et une réalité modelée par le discours ». (Ruellan, Thierry, 2010)8.

14Avant d’analyser le discours des photojournalistes sur ces questions, il con­vient de préciser le contexte d’intervention. Nous nous arrêterons ainsi dans un premier temps sur le rapport de la personne à son image physique et toutes les difficultés identitaires qui s’ensuivent sans oublier d’évoquer les possibles motivations pécuniaires. Nous examinerons dans un second temps le contexte organisationnel du photojournaliste en nous attachant à la perception que ce dernier en a. Enfin, nous aborderons la place du droit à l’image dans l’entreprise de presse étudiée, telle qu’elle a été pensée par l’institution avant de nous centrer sur les pratiques du photojournaliste.

Le délicat rapport de l’individu à son image

  • 9 « Elle est dans le continuum du visible, un trou noir brillant qui nous fait basculer dans un autre (...)
  • 10 « Si au moins la Photographie pouvait me donner un corps neutre, anatomique, un corps qui ne signif (...)

15Le rapport de l’individu à son image est un rapport ambivalent. La photo est subjective, ouvrant un champ d’interprétation comme l’explique Soulage9 (Soulage, 2005) ou fixant une certaine représentation de la personne comme le souligne Barthes10 (Barthes, 1980). Kaufmann va plus loin en qualifiant cette image de « résumé biographique » de la personne qui donnerait l’illusion de la percevoir intégralement (Kaufmann, 2002). L’individu peut se sentir emprisonné et refuser d’être un « sujet assujetti photographié » (Kerlan, 2007). Il peut alors refuser de se laisser enfermer dans une certaine représentation sociale. Le refus peut aussi résulter du contrôle absolu que l’individu fait sur son image, l’individu travaillant assidument à la modeler (Kaufmann, 2002).

16L’individu qui regarde sa propre image peut éprouver un malaise explique Barthes, qui pose la question du droit : « Ce trouble est au fond un trouble de propriété. Le droit l’a dit à sa manière : à qui appartient la photo ? Au sujet (photographié) ? Au photographe ? ». Il évoque la transformation du sujet en objet autour de laquelle subsiste toute l’ambiguïté de la nature duale de l’individu (Barthes, 1980).

17Au-delà de ce malaise identitaire, de ce droit découlent aussi, plus prosaïquement, de nombreuses revendications financières. Plus souvent qu’avant, les personnes photographiées réclament un droit sur l’exploitation de leur image, niant toute la portée informative de la démarche. Les pratiques médiatiques commerciales comme le fait de rendre public les tarifs d’achat de photographies ou d’exclusivité de reportages par les magazines expliquent peut-être en partie l’augmentation de ces revendications.

18Cette ambiguïté dans la relation de l’individu à son image nous permettra peut-être de mieux comprendre les réactions des individus telles que les photographes les observent. Mais avant d’aborder cette question, il convient de voir comment le photographe se situe dans le contexte organisationnel qui constitue notre terrain : La Dépêche du Midi.

Le photojournaliste dans une organisation : La Dépêche du Midi

  • 11 L’Ariège ne compte pas de photographe titulaire ; le photographe des Hautes-Pyrénées n’a pas pu êtr (...)

19Pour répondre à nos questionnements, nous avons choisi de travailler sur un quotidien régional historique – créé en 1870-, La Dépêche du Midi, qui couvre la région Midi-Pyrénées ainsi que les départements de l’Aude et du Lot-et-Garonne, soit dix départements. Nous avons rencontré sept photo­graphes titulaires (tous expérimentés-au moins 15 ans d’expérience) travail­lant dans les agences des chefs-lieux de l’Aude, de l’Aveyron, du Gers, de la Haute-Garonne, du Lot, du Tarn et du Tarn-et-Garonne ; ce qui nous permet de décrire le discours des photographes de La Dépêche du Midi sur leurs pratiques et leur milieu organisationnel avec une bonne représentativité11. Dans certains départements, le titre est confronté à une sérieuse concurrence comme par exemple à Rodez (avec Centre-presse et Midi libre) ou à Carcassonne (avec le Midi libre et l’Indépendant). En outre, nous avons rencontré un secrétaire de rédaction dans le Lot qui nous a utilement permis de compléter notre information.

20Examinons d’abord le contexte organisationnel à travers les deux acteurs qui, au-delà du photojournaliste, interviennent à titre principal dans le processus photographique : les rédacteurs et les secrétaires de rédaction.

Les acteurs impliqués dans le processus photographique dans les agen­ces de La Dépêche du Midi

21Chaque agence est dotée d’un photographe titulaire (à l’exception de l’Ariège) et pour la plupart d’entre elles d’un photographe pigiste. Les photographes ne sont pas les seuls acteurs du processus photographique au sein des agences départementales ; la photographie de presse naît d’un processus collectif au sein d’une rédaction ; « elle passe de mains en mains » et n’existe qu’au prix d’une « socialisation » (David, 2002). Le processus photographique est fait d’une succession de choix subjectifs (Henocque, 1998). Il n’y a pas d’iconographe comme dans certains supports nationaux, mais plusieurs personnes peuvent être amenées à intervenir dans le processus ; nous analyserons donc les contributions des secrétaires de rédaction et des rédacteurs telles que les perçoivent les photographes. Nous allons voir que la participation de ces acteurs se situe dans une dynamique de collaboration, mais également de concurrence, en ce qui concerne les rédacteurs.

22Les secrétaires de rédaction occupent une place importante dans le processus photographique. D’une part, ils mettent en page des images transmises par le photographe ; à ce titre les photos peuvent être plus ou moins bien valorisées par le choix de la taille et de l’emplacement. Beaucoup de photographes interrogés se sont plaint du logiciel de maquettage actuellement utilisé qui prévoit des espaces carrés pour les photos. L’aménagement de la page respectant la nature de la photographie dépend principalement, à ce moment-là, de la personnalité du secrétaire de rédaction et du temps dont il dispose. D’autre part, le secrétaire de rédaction intervient notablement dans le choix des photographies illustrant les pages des correspondants locaux.

23Les rédacteurs interviennent également dans le processus photographique. Ces derniers sont amenés à prendre des photographies, quand l’événement est mineur ou quand le photographe est absent. Les deux types d’acteurs peuvent également fonctionner selon une aide mutuelle : le photographe peut demander au rédacteur de réaliser une photo sur un événement lointain. En contrepartie, le photographe récupère parfois sur le terrain auprès des sources des éléments d’information pour éviter au rédacteur, pris par d’autres tâches, de sortir de l’agence.

24Le rédacteur est rétribué pour les photographies réalisées, ce qui génère parfois certaines tensions : « Les rédacteurs sont payés 3 ou 4 euros par photo et certains arrondissent ainsi leur fin de mois… ». Les tensions entre les rédacteurs et les photographes n’ont cependant été perceptibles qu’à titre marginal ; néanmoins, celles-ci soulèvent la question de la rétention d’informations plutôt « sensibles » dans le discours des autres photographes. Et ces tensions dépassent les questions financières : « La photographie est une information complémentaire par rapport aux articles, c’est un message qui a beaucoup de mal à passer auprès des rédacteurs… ils nous demandent souvent d’illustrer l’idée qu’ils ont en tête, ils veulent illustrer ce qu’ils ont envie de dire et pas montrer ce que nous, nous voyons sur le terrain … Pourtant le photographe c’est aussi un journaliste ».

  • 12  Cette réaction illustre bien le débat originel et qui finalement perdure autour de la portée origi (...)

25Cet élément de discours soulève la question de l’autonomie dans le cadre de la fonction. Certains photographes ont l’impression de n’être perçus que comme des exécutants chargés par les rédacteurs de produire des vues précises12.

26La reconnaissance professionnelle semble un des problèmes de la profession en interne mais également en externe, face aux interlocuteurs de terrain.

« (En interne) A l’agence, certains rédacteurs pensent aussi qu’ils peuvent se passer des photographes... (et en externe) En conférences de presse, on ne me donne pas de dossiers de presse comme si je n’étais pas journaliste… et sur le terrain quand le rédacteur est absent alors qu’on est présent, l’attaché de presse dit qu’il n’y a personne de la Dépêche ».

27Le photojournaliste est très présent sur le terrain, peut-être plus que les rédacteurs qui peuvent récupérer des informations par téléphone et par mail. Il se déplace énormément et constitue peut-être à ce titre le maillon de la pqr le plus en lien direct avec la population locale. Il est intéressant de se demander dès lors, si les contacts avec cette population sur le terrain sont altérés par le droit à l’image.

Les photographes de La Dépêche contraints par le droit à l’image ?

28Avant d’aborder les résultats de l’étude sur les réalités constatées sur le ter­rain, un premier indicateur de ces contraintes est constitué par l’établis­sement du niveau de connaissance des photographes sur cette thématique. A leur écou­te, on s’aperçoit qu’ils ont une perception des principaux risques de procès tou­chant au droit à l’image. Ces questions ont donné lieu à de nom­breuses discus­sions, débats et pétitions dans le secteur professionnel. Mais leur connaissance est aussi issue de leur pratique empirique (comportements observés sur le terrain, jurisprudence interne à La Dépêche), et de formations dispensées en interne. En effet, les nombreux procès que La Dépêche du Midi a connus dans ce domaine ont amené la direction à planifier une formation dans ce domaine, assurée il y a quelques années par une avocate parisienne. Un document de sensibilisation a également été transmis par les instances éditoriales.

Un document de l’organisation interne sur le droit : le plan Vigiphoto

29Les documents juridiques évoqués par les photographes ne sont pas nombreux. Des consignes sont données en 2008, dans un document appelé « plan vigiphoto », « premières mesures dictées par la direction et prise par la rédaction en chef » rappelant des interdictions, donnant des conseils d’utilisation, et prévenant des risques de procès. Ainsi, on peut noter que des consignes très strictes sont rappelées aux photographes :

« Il faut retenir que [pour] : toute publication d’une photo “non pixellisée” d’une personne, tout à fait identifiable, sans lien avec l’actualité immédiate, sans l’accord de la personne (même si cela avait été le cas à l’époque de la prise de vue) pour illustrer un sujet générique ou thématique [ou pour] La reproduction d’une image sortie de son contexte initial et réutilisée en illus­tration froide : il y a risque de procès pour non respect du droit à l’image »

30Le droit à l’image est un droit jurisprudentiel assez fluctuant, il reste donc difficile d’adapter les consignes à ces changements. Et La Dépêche du Midi choisit en conséquence de poser un cadre général très strict : « En toute cir­cons­tance, l’éditeur doit s’assurer de l’origine des photos, du consentement de la personne photographiée dans le cas où elle est identifiable et/ou le cadre de prise de vue est reconnaissable ».

31Les risques de procès dus à des images utilisées en dehors de leurs contextes temporel et spatial sont élevés. Pour cette raison, on demande beaucoup de vigilance quant à l’utilisation de la base de données Arcano et également quant à la rédaction des légendes : « La plus grande attention doit être portée à la légende, explicite, précise (qui, où, quand,…) et surtout en parfaite conformité avec le texte et l’esprit du sujet traité. »

32Ce texte, qui aborde d’autre part les questions du droit des auteurs et aussi du rapport aux sources d’informations, est donc assez strict dans ses prescriptions. Pour autant, il convient de se demander s’il est applicable à la réalité du terrain et si les photojournalistes en font usage.

33Nous allons donc nous concentrer sur leurs pratiques perçues à travers leur discours afin de voir s’il existe de véritables différences entre les réalités nationales et les réalités locales.

La perception par les photographes d’une frilosité accrue de la popu­la­tion locale

34En majorité, les photographes constatent une plus grande difficulté à photographier depuis 15 à 20 ans. « J’ai commencé la photo en 66, nous étions beaucoup plus libres ; depuis une quinzaine d’années, nous avons des lois » ; un autre journaliste donne une réponse plus nuancée : « Moi jeune photographe, je ne rencontrais pas ces problèmes de droit, … mais les gens ont quand même toujours eu peur… ».

35Il y avait une vocation pour les journaux locaux à montrer le plus possible de personnes. Il existait une politique du chiffre et l’on exploitait à plein le phénomène de proximité : « Au départ, la règle en photo, c’était : il faut montrer les gens, que les gens se reconnaissent ; on en venait à privilégier le public à l’information ; on couvrait les spectacles de « Connaissances du monde » parcequ’il y avait plusieurs centaines de personnes ; il n’y avait pourtant pas d’information mais l’approche était purement comptable… Et on ne demandait jamais d’autorisation ».

  • 13 Cette approche est cependant bien présente dans les pages alimentées par les correspondants locaux (...)

36Cette approche est mise à mal aujourd’hui par les réactions constatées par les photographes sur le terrain13. Ces réactions peuvent être physiques : l’indi­vi­du baisse ou détourne son regard, ou bien masque son visage. Mais l’oppo­si­tion peut aussi être verbale : « Je ne veux pas que vous publiez mon image », ou basée sur un droit : « vous ne m’avez pas demandé mon autorisation », « j’ai un droit sur mon image ». Arrive-ton à préciser quand ont eu lieu ces changements dans les com­por­te­ments ? Aucune explication n’est évoquée par les journalistes. Certains font référence cependant à la mort de Lady Diana en août 1997 à la suite de la­quelle les photographes « paparazzis » avaient essuyé de nombreuses criti­ques.

37Face à cette situation, on peut se demander si les journalistes adaptent leurs pratiques et s’ils ont tous les mêmes réactions face aux situations rencontrées ?

Vers une adaptation des pratiques journalistiques ?

38Les démarches adoptées par les journalistes vont dépendre de l’environ­nement et de la situation rencontrées mais également de leur personnalité. Cela renvoie à la succession de choix subjectifs évoqué par Bertrand Henocque. Les photojournalistes ont à peu près tous la même perception des risques existants (image de mineur, image de faits divers, images dans des tribunaux, images d’archives,…) mais leurs démarches en retour sont plurielles dépendant de leur personnalité, de l’environnement et de la situation rencontrée. Ainsi, même si certaines pratiques sont communes, l’approche du terrain est personnelle et la situation est tranchée au cas par cas. Ces pratiques rejoignent les modes de gestion flous mis en évidence par Denis Ruellan pour la profession de journaliste (Ruellan, 1993).

39Les comportements vont osciller entre l’empathie et le souci d’avoir l’adhésion de la personne représentée et la volonté de préserver sa liberté d’exercice. Ainsi certains photographes demandent le moins souvent possible des autorisations : « Je ne demande jamais sinon les gens refusent, j’attends de voir s’ils manifestent une opposition ».

40Les conseils juridiques dans le domaine incitent à faire signer des auto­ri­sa­tions. Mais en pratique, la demande d’autorisation écrite est extrêmement marginale. Quelques photographes seulement ont indiqué faire signer des autorisations et dans des cas très limités : photos de mineurs, photos destinées à être archivées. Les demandes d’autorisations orales paraissent plus fréquentes : elles ont pour objectif de faciliter la prise de vue, et d’écarter tout litige subséquent. Pour autant, elles n’apportent pas de sécurité juridique totale du fait de l’absence de preuve, la jurisprudence le démontre.

41Pour éviter le formalisme de l’autorisation écrite qui rebuterait beaucoup de personnes, certains journalistes ont recours à certaines astuces, procèdent à certains contournements. C’est le cas de celui-ci qui doutait de l’accord de la personne photographiée : « L’été dernier, je voulais illustrer le phénomène de chaleur en photographiant des personnes en train de boire de l’eau dans une fontaine. Je voyais bien qu’une des personnes était réticente. Je lui ai proposé de lui envoyer la photo sur sa messagerie électronique, ainsi, elle ne pouvait pas dire a posteriori qu’elle n’était pas au courant »

42Parmi les pratiques déclarées, on peut aussi mentionner la démarche de certains photographes qui se présentent ouvertement à un groupe et avertissent de la prise imminente d’une photo incitant ceux qui ne souhaitent pas y figurer à se mettre de côté (bus, plage,..).

43Pour d’autres, le seul affichage professionnel du photojournaliste sur le terrain (présence de logo sur les vêtements ou équipements) suffit à avertir les personnes que des photos vont être prises et potentiellement diffusées.

44Dans quelques situations devenues très sensibles, il peut y avoir refus de photographier. Ainsi une photographe décide de ne pas aller photographier des bals. Pour les mêmes raisons, une certaine forme de précaution s’est instaurée quand on photographie des terrasses de café. Aujourd’hui, en effet, beaucoup de prudence entoure ces situations qui ne s’inscrivent pas directement dans l’actualité pour laquelle l’image est légitimée par le droit à l’information (découlant de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme) et qui sont génératrices de risques de photographies de couples illégitimes. On aura tendance à privilégier les images d’ensemble, voire des images de dos plutôt que des images centrées sur des personnes reconnaissables.

  • 14 Ces images illustrant des faits de société ne représentant pas un contexte d’immédiate actualité on (...)

45Quand le risque est trop grand également, plusieurs photographes déclarent solliciter des personnes issues de leur entourage, ou encore des stagiaires du journal pour illustrer un article. Ces situations construites – qui existent également au sein de la presse nationale - questionnent la représentation en image de la réalité sociale. Ces choix concernent par exemple les problèmes de sociétés délicats à illustrer14. Une autre interrogation se pose concernant ces photographies : tous les sujets peuvent-ils et doivent-ils être accompagnés d’un cliché ? On peut se demander comment illustrer les problèmes d’alcoolisme, de drogue, de violence conjugale sans porter atteinte à la dignité de la personne représentée ou sans tomber dans l’incongruité ? Un photographe évoque cette question :

« On nous demande souvent pour illustrer certains articles liés à des faits divers de produire certaines images. On nous demande d’illustrer par exemple le phénomène de la pédophilie (il cite l’absurdité d’une photo parue dans La Dépêche sur ce sujet ou une autre sur le car-jacking), et de l’exhibitionnisme devant les écoles… Une fois, on m’a même demandé d’illustrer un pédophile récidiviste ! Moi, je refuse de faire ça. Toutes les situations ne sont pas illustrables. »

46On peut en observant La Dépêche du Midi constater la présence de ces images artificielles et ne présentant aucun contenu informatif comme une personne vue de dos dans un jardin et tenant un pied de biche pour illustrer un papier sur les recrudescences de cambriolage dans une commune de la périphérie toulousaine.

47Après avoir évoqué les différents choix des photojournalistes, il convient de s’arrêter sur les domaines perçus par tous comme des domaines sensibles afin de mieux cerner les points communs et les différences avec la situation nationale.

Les domaines les plus sensibles à l’échelle locale : une dupli­ca­tion des problèmes nationaux ?

48L’écoute des différents photojournalistes rencontrés fait ressortir des zones de tension. Nous verrons après les avoir abordées si au bout du compte, on est sur une situation différente ou assez proche des problèmes rencontrés dans la presse nationale.

Une très grande prudence commune face aux photos de mineurs

  • 15 Cette pratique de consultation du directeur de l’établissement est courante mais l’autorisation sig (...)

49Les mineurs sont des sujets en droit très protégés. Ils bénéficient au-delà du dispositif juridique couramment utilisé – article 9 du code civil protégeant l’intimité de la vie privée, fondement du droit à l’image-, de certaines règles de droit particulières. L’ensemble des photographes déclarent demander fré­quem­ment des autorisations (orales) pour des photographies de mineur. Il s’agit d’un des domaines où la pratique des photojournalistes est la plus pru­den­te. Pour les photographies prises au sein de l’école par exemple, ils de­man­dent oralement l’autorisation aux directeurs d’école. Il est devenu cou­rant pour ces derniers de faire signer aux parents des autorisations de droit à l’ima­ge qui leur permettent de photographier leurs enfants. Et les photo­graphes de presse se renseignent généralement auprès des enseignants pour identifier les enfants dont les parents n’ont signé aucune autorisation15. Dans ces cas là, les enfants sont écartés ou intégrés mais de dos ou encore pixellisés.

50La tendance, pour les enfants en bas âge, est donc, plutôt à la demande d’autorisation mais cela n’exclut pas, une fois encore, l’appréciation des situations au cas par cas. « Lors de la rentrée, en dehors de l’école, on photographie de dos, parfois on pixellise, parfois pas, ça va dépendre de l’opposition manifeste des parents ».

  • 16 Plusieurs procès ont pourtant eu lieu après des manifestations.

51Par contre, quand les mineurs sont plus grands et présents dans des manifestations, les photographes dans leur ensemble déclarent les photographier librement16 comme tous les autres manifestants : « La seule précaution que je prends dans une manifestation, c’est celle de me montrer, je ne fais signer aucune autorisation écrite, même quand je prends une personne seule, même un mineur ».

52La nuance apparaît malgré tout quand il y a des situations de violence qui génèrent des situations inconfortables pour les photographes : « Moi dans des manifestations, je ne me pose pas de question, même s’il y a des actes de violence, … [après quelques hésitations] quelque part, je vais faire en sorte qu’ils ne soient pas reconnaissables et que la police ne viennent pas me demander mes photos,… si j’ai des photos où la personne est reconnaissable, est-ce que je les mets dans le système ? Moi je vais dire non mais c’est ma direction qui décide. Moi, je ne travaille pas pour le gouvernement, je travaille pour un organe de presse. » Cette situation fait clairement apparaître des tensions du même ordre que celles identifiées par Denis Ruellan et Daniel Thierry dans leur étude sur l’informatisation de la pqr entre culture professionnelle et réalité des pratiques qui peut les amener à « une sorte de schizophrénie professionnelle (entre ce qui devrait être fait et ce que l’on fait vraiment) qui peut engendrer des souffrances telles que P. Bourdieu les a identifiées » (Ruellan, Thierry, 1998).

Les faits divers porteurs en lectorat mais délicats à couvrir

53Les faits divers constituent un formidable vecteur de diffusion. Plusieurs des personnes rencontrées en témoignent. Quand il se produit un fait divers de taille dans un département, on constate une augmentation des ventes. Mais qu’il s’agisse de photographier des victimes, des auteurs présumés d’infraction, des témoins, des proches de victimes, ou même des membres des forces de l’ordre, couvrir un fait divers est souvent une situation délicate et plusieurs procès faits à La Dépêche du Midi en témoignent (photo de personnes portant des entraves, photo permettant de localiser le domicile de l’auteur d’une infraction, rediffusion de photographies de l’auteur d’une infraction, ...).

  • 17 La dimension définitive de la condamnation a donné lieu à un débat juridique. En effet, faut-il con (...)

54Les photographes sont très précautionneux sur les faits divers depuis la loi Guigou de juin 2000. Un des apports de cette loi concerne la protection de l’image des personnes menottées jusqu’à ce que la condamnation soit définitive17. Cette loi a mis un frein aux photographies de personnes portant des menottes. Il peut cependant arriver à La Dépêche, que les journalistes, quand l’enjeu est fort prennent le risque de photographier malgré tout.

55Les précautions portent également sur les représentations de victimes et la pratique est commune à tous dans ce domaine. Les récits d’accidents sont très fréquents dans les pages de La Dépêche du Midi et l’on veille à ce que les victimes ne soient pas visibles. En général, les photographes prennent leurs clichés après qu’elles ont été extraites de la scène.

56Les difficultés pour les photographes viennent aussi des restrictions d’accès ; certains photographes incriminent des personnes, d’autres les institutions qui sont plus prudentes qu’avant.

57Le dernier écueil rencontré par les photographes ne résulte pas directement de situations de terrain mais d’une mauvaise utilisation ou souvent réutilisation de leurs photographies par d’autres. La mise en place de la base Arcano suscite ainsi quelques réticences parmi les photographes.

Les précautions autour de la base Arcano

58Les archives photographiques ont toujours existé à La Dépêche du Midi mais elles étaient propres à chaque agence. Chaque photographe conservait ses propres négatifs et plus tard ses propres images sous format numérique mais aucune base de données ne recensait la production des photographes de La Dépêche. Les rédactions avaient en revanche d’autres bases comme l’afp, Max ppp, agence alimentée par les supports de pqr. Quand il faut illustrer un article de société sensible, l’utilisation d’une image portant sur une autre région atténue les risques encourus.

59La base Arcano a été créée il y a quatre ans pour recueillir les clichés produits par les photographes de l’agence, qu’ils aient été ou non publiés. Pour éviter les utilisations externes, un système de traçabilité a été mis en place permet­tant au sein de l’entreprise d’identifier la personne qui a extrait l’image.

  • 18 Le code des usages photographiques précédemment évoqué mentionne d’ailleurs expressément la respons (...)
  • 19 La jurisprudence est ambivalente. Elle a ainsi validé une photographie qui portait de très nombreus (...)

60Au niveau national, beaucoup de problèmes entourent les mauvaises utilisa­tions ou réutilisations d’image. L’utilisation de l’image doit être en lien direct avec le fait d’actualité d’un point de vue thématique, temporel et spatial18. Une autorisation donnée ne vaut pas pour une réutilisation 10 ans après et certains procès sont venus sanctionner ces faits19. Parfois, les protestations se limitent à des appels. Il y a quelques années, par exemple, La Dépêche du Midi a republié la photo d’un enfant qui était mort depuis la prise de vue.

61Plus récemment, en 2011, une image d’hémodialyse montrant une personne dans un département a illustré une affaire dans un autre département où il y avait eu un mort à la suite d’un acte médical. Un autre exemple moins dramatique illustre bien les risques de réutilisation. Dans l’édition de l’Aude avait été publiée en juillet 2011, la photo d’une naturiste en partie dénudée vue de biais mais reconnaissable ; cette photographie a été publiée deux mois plus tard dans l’édition de Haute-Garonne causant un préjudice à la personne professeure des écoles à Toulouse.

62Parfois des individus demandent à la rédaction que des photos soient retirées de la base. Ainsi, une personne se voyait régulièrement en photo en train de trinquer dans un restaurant avec celui qui n’était plus son compagnon. Face à ces différents risques, les photographes prennent plus ou moins de précautions en mettant les photographies dans la base. L’un d’eux explique sa démarche : « Je rédige une légende la plus précise possible et il y a des photos que je ne mets pas dans la base. J’ai publié dans le journal une photo de personne âgée qui était reconnaissable mais dans la base, je n’ai mis que des photos d’elle où elle n’était pas identifiable pour éviter que les photos où son visage apparaissait soient publiées plus tard, après son décès ».

63D’autres raisons sont invoquées pour justifier le refus de mettre un cliché dans la base : « J’ai fait dernièrement des très belles photos de prières pendant le ramadan ; je refuse de les insérer dans la base car je sais qu’elles vont être utilisées dans des articles sur l’islamisation ». On sent poindre des réticences face à cette base de données même si aucun des photojournalistes ne remet ouvertement en cause son existence. Chacun l’utilise à sa guise. La base permet d’observer différentes pratiques : certains vont laisser les visages, d’autres vont les flouter, d’autres encore veilleront par l’angle de vue à ce qu’elles ne soient pas reconnaissables (pour les images de contrôle d’alcoolémie par exemple).

64Après avoir analysé ces différents points de tensions, on peut conclure qu’il existe de nombreux éléments communs avec la situation de la presse nationale. Mais il reste à envisager les pages locales qui sont principalement alimentées par les correspondants locaux et qui demeurent le principal contenu rédactionnel de la pqr.

Les rares conflits autour des pages locales alimentées par les correspondants

  • 20 « Les signes de la mort, autres que métaphoriques, tels que les blessures, les lits de souffrance s (...)

65Très peu de conflits juridiques concernent les photographies de pages locales réalisées par les correspondants locaux explique-ton à La Dépêche du Midi. Pourtant ces pages traitent de nombreux événements d’ordre privé qui pourraient être sanctionnés par l’application de l’article 9 du code civil. Cette absence de recours de la part des individus photographiés s’explique probablement par l’existence d’une dynamique propre à ces pratiques de production. Les correspondants interviennent dans des petites villes ou villages et sont identifiés par tous. Les pages locales de la PQR sont équivalentes aux contenus rédactionnels de la presse hebdomadaire locale que Daniel Thierry (qui parle d’ultra-proximité) décrit comme la construction d’« un territoire de vie partagé par une communauté de lecteurs qui attendent d’y retrouver les grands traits d’une « iconographie heureuse » comparable à celle construite par l’album de famille » ; ces représentations iconiques heureuses incluant « rarement des photos dramatiques »20 (Thierry, 2010) n’entraineraient donc que peu de risques juridiques. Au contraire, la photo­graphie joue un tel rôle pour le lecteur que le correspondant peut être amené à rendre des comptes quand la photo n’est pas publiée. (Thierry, 2010). Ainsi, les liens sociaux entre le correspondant et la population de son environnement joueraient le rôle de garant.

66On sent bien donc qu’on est là sur un univers particulier déconnecté des faits photographiés évoqués précédemment. Les modes de production et de représentation des pages départementales sont, comme nous l’avons vu au départ, différents. Il y a dans ces pages une prédominance de photos de groupe constate Daniel Thierry (66 % des photos de son corpus extrait du Trégor) (Thiery, 2010). Yves Hélias forme le même constat et tire des conclusions : « Le local ne serait-ce pas d’abord cette insistance à montrer du collectif ?.... Plus la vie est locale, plus elle est communautaire et agrégative et plus elle efface la valorisation purement individuelle » (Hélias, 1994). Ces images locales véhiculeraient également plus de stéréotypes que les autres pages (Hélias, 1994).

Conclusion

67Considérant notre question de départ sur les différences entre presse nationale et locale eu égard à la dimension de proximité, nous aboutissons à deux types de conclusion :

68Les réticences de la population et les conflits juridiques existent bien et la situation de La Dépêche du Midi présente plusieurs analogies avec celle de la presse nationale à propos des thématiques « à risques » (images de société, de faits divers, images de rues ; images détournées de leur contexte de prise de vue). La proximité n’apparaît donc pas comme un paramètre significatif. Par contre, concernant les pages locales, produites non par les photographes titulaires mais par des correspondants locaux, il y a peu de réclamations et peu de conflits juridiques. Cela pourrait s’expliquer, du moins en partie, par les différences dans les modes de production de l’image et de représentation de la réalité.

69Il est également à noter quant à la pratique des photographes qu’il existe une pluralité d’approche du métier et de ses contraintes juridiques et que l’adaptation à l’environnement est permanente.

70Par ailleurs, ce travail nous a donné l’occasion de mieux percevoir la manière dont le photographe se situe au sein de son organisation. Ainsi, on peut percevoir quelques difficultés identitaires liées à un manque de reconnaissance de sa fonction (parfois perçu comme un exécutant), et à certains conflits avec des rédacteurs (sur les choix d’images).

71Ce travail est destiné à être poursuivi par une étude de corpus photographiques. Il est en effet utile dans les faits de voir quelles sont les images présentes (dans leurs composantes de fond et de forme) et les images absentes. Ce travail permettra de mieux cerner la nature des représentations de la réalité sociale locale.

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Notes

2  Un certain nombre de facteurs ont été sériés par le rapport Bertin et Balluteau (ministère de culture et de la communication) de juillet 2010.

3  C’est ainsi que le définit Jean-Pierre Ancel conseiller à la Cour de cassation.

4 Cour d’appel Paris 1ère chambre, 23 mai 1995.

5 Un premier travail portait sur l’étude de la jurisprudence, du discours professionnel et d’un corpus photographique. (Laval, 2005 a). Un second travail portait sur les domaines d’activités médiatiques et culturels (Laval, 2005 b).

6 Les deux autres composantes résidant dans l’appartenance à un groupe social et la participation. Il faut préciser que cette proximité est très présente dans la communication des collectivités locales, dans les discours politiques et institutionnels (Girod, 2003).

7 Presse quotidienne nationale.

8 Les auteurs utilisent une approche bourdieusienne (Bourdieu, 1984).

9 « Elle est dans le continuum du visible, un trou noir brillant qui nous fait basculer dans un autre espace et un autre temps, et qui tantôt nous confronte à l’altérité – mais quelle altérité ? – tantôt nous ramène à notre moi – mais quel moi ? » (Soulages, 2005).

10 « Si au moins la Photographie pouvait me donner un corps neutre, anatomique, un corps qui ne signifie rien ! Hélas, je suis condamné par la photographie, qui croit toujours bien faire … mon corps ne trouve jamais son degré zéro, personne ne le lui donne » (Barthe, 1980).

11 L’Ariège ne compte pas de photographe titulaire ; le photographe des Hautes-Pyrénées n’a pas pu être rencontré. Le photographe de l’édition du Lot-et-Garonne n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. Pour les autres, les entretiens ont été particulièrement longs (de 1h40 à 3h00 à l’exception de l’un d’entre eux).

12  Cette réaction illustre bien le débat originel et qui finalement perdure autour de la portée originale et créative de la photographie. Bernard Edelman évoque en droit la dualité de la perception initiale de la photographie en tant que production (œuvre) ou reproduction (pas une œuvre) (Edelman, 2000).

13 Cette approche est cependant bien présente dans les pages alimentées par les correspondants locaux (beaucoup de photos de groupe dans les pages locales de l’hebdomadaire Le Trégor en Bretagne sans qu’aucun photographe ne souligne qu’il existe des consignes rédactionnelles dans ce sens) (Thierry, 2010).

14 Ces images illustrant des faits de société ne représentant pas un contexte d’immédiate actualité ont souvent été censurées par les tribunaux. Depuis quelques années se développe la notion de débat de société qui permet de faire entrer dans la sphère du droit à l’information reconnu par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, les illustrations de phénomènes de sociétés.

15 Cette pratique de consultation du directeur de l’établissement est courante mais l’autorisation signée ne couvre pourtant pas les diffusions dans la presse et les supports de presse demeurent exposés en cas de plaintes des parents.

16 Plusieurs procès ont pourtant eu lieu après des manifestations.

17 La dimension définitive de la condamnation a donné lieu à un débat juridique. En effet, faut-il considérer que la condamnation est définitive à l’extinction des voies de recours, ce qui annihile tout intérêt pour les journalistes.

18 Le code des usages photographiques précédemment évoqué mentionne d’ailleurs expressément la responsabilité de l’éditeur vis-à-vis des personnes photographiées « lorsque le texte ou le contexte, ou encore la légende, autre que celle fournie par l’auteur, sont jugées préjudiciables à celles-ci ».

19 La jurisprudence est ambivalente. Elle a ainsi validé une photographie qui portait de très nombreuses années après sur le même fait dans le même contexte.

20 « Les signes de la mort, autres que métaphoriques, tels que les blessures, les lits de souffrance sont bannis. Les images de catastrophes rappellent que celles-ci n’ont pas eu de conséquences dramatiques pour la famille qui a pourtant été confrontée à ces épreuves » (Thiery, 2010).

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvie Laval, « Les photojournalistes de PQR face aux revendications suscitées par le droit à l’image : adhésion tacite de la population locale ou confrontation ? »Sciences de la société, 84-85 | 2012, 231-247.

Référence électronique

Sylvie Laval, « Les photojournalistes de PQR face aux revendications suscitées par le droit à l’image : adhésion tacite de la population locale ou confrontation ? »Sciences de la société [En ligne], 84-85 | 2012, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1959 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1959

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Auteur

Sylvie Laval

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, idetcom, Université Toulouse 1-Capitole.
sylvie.laval@univ-tlse1.fr

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Droits d’auteur

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