1Cet article, en interrogeant l’influence des enquêtes de lectorat sur les pratiques professionnelles journalistiques, entend éclairer le paradoxe d’une situation présentant des injonctions inconciliables – être proche et distant du lectorat, se soumettre à lui et garder sa liberté (Ruellan, 2010) – pour en cerner les « réglages » (Siméant, 1992), notamment discursifs. Nous nous intéressons, plus particulièrement, aux rubriques sportives de la presse quotidienne régionale (pqr). Cette dernière a pour spécificité d’animer l’espace public avec une fonction pratique et une forte construction identitaire, entrainant une relation de proximité au lectorat, tant au niveau de l’information que de sa production (Jeanne-Perrier, 2000). Le sport, stratégique pour la pqr, à la fois économiquement et dans la relation de proximité qu’elle entretient avec son lectorat, représenterait un sous-espace relativement autonome au sein duquel les études ne joueraient, a priori, pas leur « effet de verdict » (Champagne, 1994). S’ils critiquent les méthodes marketing et revendiquent leur autonomie, les journalistes ont pourtant eux-mêmes systématiquement recours à la justification du lectorat dans leurs discours. Cette pratique, qui n’est pas nouvelle, nous amène à postuler que les acteurs sont nécessairement amenés à positionner leur discours professionnels autour de la question du lectorat, développant des stratégies discursives variées, en lien avec les spécificités que sont la presse régionale et le sport.
2Les recherches portant sur l’univers médiatique attestent de l’insertion des techniques de gestion dans les entreprises de presse (Hubé, 2008), ce qui se matérialise, entre autres, par l’influence grandissante du management au sein des rédactions (Picard, 2006) et par le développement de services « Etudes » ou « Recherche et Développement » (Delforce, 1996). L’implantation de tels services au sein des entreprises de presse a entraîné l’élaboration d’études de lectorat, perçues comme un effet de la pénétration des logiques commerciales (Brandewinder, 2009). La thèse de la soumission des journalistes aux contraintes de travail (Champagne, Marchetti, 1994), ou au respect des « grammaires » (Lemieux, 2000), peut amener à opposer trop radicalement journalisme et marketing, rapidement affilié à l’angle commercial ou publicitaire (Patrin-Leclerc, 2004). La connaissance des attentes des lecteurs représente le point d’ancrage entre la vente d’espace publicitaire et la production d’information. Elle peut donc faire le lien (entendu comme objet de médiation) entre rédaction et marketing (Damian, 1995). En dépassant la critique d’une pratique journalistique régie par les directives marketing et les contraintes économiques, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle l’accès restreint aux résultats d’enquêtes et la résistance relative des journalistes montrent les limites de l’argument techniciste (Cornu, Ruellan, 1993). Partant de cette hypothèse, nous tenterons de montrer que les journalistes instrumentalisent les études de lectorat. Ces dernières ont un statut bien plus complexe qui ne saurait être résumé à un outil marketing imposé aux rédactions.
3Pour réaliser cette recherche, nous avons mené des entretiens en pqr auprès de journalistes (4 entretiens et un questionnaire diffusé à l’ensemble des journalistes d’un quotidien régional), de chefs de service (1 en sport et 1 régional), de chargés d’enquêtes (3) ainsi que d’un responsable de services « Etudes » et marketing. Afin de saisir les aspects plus transversaux, nous avons interrogé le responsable Etudes et marketing du Syndicat de la Presse Quotidienne Régionale (spqr).
4Nous avons réalisé une analyse socio-discursive dans une démarche compréhensive. Ont été pris en compte les conditions de recueil des entretiens, les pratiques professionnelles observées, les discours tenus par les acteurs et leurs représentations sociales. Nos choix méthodologiques découlent, en partie, des conditions de la recherche. En effet, étant donné le caractère stratégique des thématiques soulevées, l’accès au terrain s’est révélé complexe. Les enquêtés sont disposés à la parole concernant le travail de production de l’information comme pour légitimer une profession souvent visée par les critiques. Les rédacteurs de la rubrique Sports se prêtent facilement au jeu, satisfaits de pouvoir démontrer qu’ils traitent d’une matière « comme les autres ». En revanche, la question du lectorat et des enquêtes qui tentent de l’objectiver est plus problématique. Aussitôt évoquée, cette question suscite une forme de malaise comme en témoigne cet échange avec un responsable des sports régionaux :
« Tu parlais de proximité. Est-ce que tu t’es intéressé au profil du lecteur ? As-tu eu une étude Vu/lu pour te permettre de connaître ton lecteur ?
— Mmmm… (Hésitations). Non. Pas vraiment. Pas vraiment et d’ailleurs je pense que c’est quelque chose qu’il va falloir mettre en place. Il y a des petits panels… des petites trucs comme ça…euh…. il y a des Vu/Lu…
— Ce sont des choses que tu as lues ou que tu as entendues ?
— Oui. On le sait. Il y a eu des études. On connaît. Ca fait partie des choses dont on va discuter.
— Ce sont les rédacteurs en chef qui font redescendre l’information ou bien il y a des documents écrits ?
— Ouais… (Évasif). Il y a des documents … (Il s’arrête. Il semble perturbé par ma question) c’est surtout Eric H. qui mène les Vu/Lu. Et nous aussi on va avoir… (Hésitations) des petits éléments comme ça ».
- 1 Nul doute que l’enquête ethnographique menée au sein de cette rédaction a permis de gagner leur co (...)
5Nous avons rencontré un nombre élevé de non-réponses de la part des services marketing et « Etudes » malgré nos sollicitations répétées. Lorsque nos demandes ont abouti, les entretiens ont été encadrés et les demandes d’anonymat fréquentes. Nous avons donc eu à composer avec un refus d’aborder les résultats d’étude et, surtout, la quasi-impossibilité d’y accéder. Les rares documents obtenus nous ont été transmis avec de nombreuses précautions : « Alors tout est à usage privé, on ne les sort pas trop. Je demanderai à la direction marketing si je peux t’avoir un truc, un document de travail basique là-dessus » (entretien, rédacteur en chef, pqr)1. Ces conditions soulèvent des problèmes méthodologiques et, notamment la manière d’exploiter scientifiquement des documents confidentiels et des entretiens anonymes. Il s’agit, pour le chercheur, de réfléchir aux principes déontologiques et d’anticiper la circulation du travail de recherche dans le milieu journalistique ; de trouver le bon réglage « entre ajustements de l’écriture maintenant une pertinence sociologique du texte (anonymisation, stylisation des cas...) et perte d’autonomie du chercheur dans la définition des critères de validité scientifique » (Sommier, Torreiro, 2010). Dans certaines rédactions, la publication d’ouvrages critiques, souvent rédigés par des journalistes, complique encore cette situation. Les responsables sont donc peu enclins à diffuser des documents et les journalistes semblent s’autocensurer, ayant à ce point conscience de l’importance que les rédactions en chef accordent à la préservation de la confidentialité de ces sujets. Ce « refus de terrain » est un résultat en soi ; qui peut, dans le cas d’une réflexion épistémologique, susciter « une sociologie de la place de la sociologie » (Darmon, 2005). Ces difficultés nous ont amenés à rendre anonymes l’ensemble des extraits d’entretiens, en désignant les personnes par leur fonction et le type de structure médiatique dans lequel elles exercent.
6Après avoir exposé la structuration actuelle des études de lectorat éclairée par leur historique et leur place dans les sous-champs (pqr et journalismes spécialisés), nous interrogerons leur statut dans la culture professionnelle et dans les représentations que se font les journalistes de leur (s) lecteur (s). Enfin, nous mettrons en lumière l’appropriation des études et de leurs résultats par les rédactions.
7L’observation des enquêtes de lectorat, éclairée par leur structuration historique et par la prise en compte de la spécificité du sport en pqr, nous autorise à faire trois constats. Tout d’abord, si les services « Etudes » se sont imposés au sein des entreprises de presse, l’opposition entre pôle rédactionnel et pôle commercial perdure. Ensuite, les études ont entrainé une évolution dans la considération du lectorat : elles ont segmenté ce dernier, auparavant considéré comme homogène. Enfin, les données dites objectives obtenues par les études semblent être à même de justifier à elles seules les choix stratégiques des rédactions.
8Les titres de pqr étudiés possèdent chacun leur service dédié aux études. Entre la moitié et les deux tiers de ces études portent sur le rédactionnel : pré-tester une page, une rubrique, un concept, effectuer un bilan d’image, une étude de satisfaction, etc. (Entretien, responsable de service « Etudes », pqr). Si, historiquement, les études sont affiliées aux techniques publicitaires, leur apparition étant liée à un besoin d’indicateurs objectifs pour favoriser le choix des annonceurs, elles sont dorénavant intégrées aux rédactions et portent, au moins pour moitié, sur le rédactionnel. La création de l’Office de justification des tirages en 1922 permettait aux agences en publicité de conseiller les annonceurs à partir des chiffres de diffusion. Si les méthodes de mesure quantitative et qualitative se sont développées, le besoin de chiffres pour les annonceurs est toujours omniprésent.
- 2 La presse sportive est, à cet égard, représentative : sur un total de 210 titres dénombrés en 2009 (...)
9Ainsi, malgré l’impopularité des études, symbolisant l’intrusion de la publicité et du marketing dans les rédactions : « Les enjeux d’un tel objet dépassent les seules questions de collecte de ressources de publicités […] Autre type de prestation possible : celle qui conseille les responsables de rédaction et leur fournit des indications utiles à leur stratégie éditoriale » (Pradié, 2004). Se développent, dès lors, des méthodes plus spécifiques comme les Vu-Lu et les approches qualitatives (Charon, 2003). La mise en place de services spécialisés (« Etudes », marketing) dans les rédactions, à partir des années 1970, entendait répondre au manque de précision des études menées par le Centre d’étude des supports de publicité (cesp) depuis 1957, structure qui devait composer avec la multiplicité des titres, la très forte segmentation2, la concurrence et la rationalisation accrue du travail. Dès 1968, un des titres de pqr étudiés a mis en place un service « Etudes et analyses » dont la dénomination a ensuite évolué vers « Recherche et Développement ». Le terme « marketing », considéré comme une « source de conflit en fonction des idéaux » (Entretien, responsable « panel lecteurs », pqr), n’apparaît pas « parce que ça évite de fâcher la rédaction », même si ce sujet « est beaucoup moins sensible qu’il y a quelques années » (Entretien, responsable service « Etudes », pqr). Pourtant, lorsqu’il s’agit de communiquer en dehors de la rédaction, comme dans le cas de la publication d’annonces de recherche de stagiaires, le service se désigne lui-même comme « service marketing ».
10Rapidement intégrées dans la presse magazine, les études se sont insérées plus tardivement dans la pqr. Pour le responsable « Etudes » du spqr : « la logique d’études de lectorat est beaucoup plus ancrée dans les rédactions […] Je crois que les rédactions sont de plus en plus demandeuses d’enquêtes flash, ce qui rend la chose plus acceptable. C’est un petit peu rentré dans les mœurs ». La pqr, avec sa spécificité pratique dans l’espace local qui se traduit par une forte proximité, semblait éloignée des contingences économiques connues par la presse magazine. Or, avec l’insertion des services « Etudes » et la réalisation d’enquêtes sur le rédactionnel, malgré l’affiliation, au moins symbolique, des études au pôle commercial, la pqr est devenue un « vrai cas marketing » (Kermoal, Migata, 2005). En effet, ce type de presse doit prendre en considération une situation complexe faite de l’essoufflement de son concept, de l’évolution du lien au territoire avec l’urbanisation, la perte de la fonction de relais d’opinion, la désaffection de l’écrit pour les jeunes et la mise en concurrence.
11Le développement des études au sein de la pqr, qui ne se sent pas soumise au marché, impacte la conception du lectorat.
- 3 En contrepartie de ce travail, les panélistes gagnent des points échangeables en cadeaux (hors-sér (...)
12Chaque titre souhaitant connaître le plus finement possible son lectorat, les responsables de presse cherchent à améliorer les méthodes de recueil de données avec des enquêtes marketing quantitatives, qualitatives, en ligne et hors ligne pilotées par chaque structure. D’après le responsable « Etudes » du spqr : « chaque éditeur réalise ses enquêtes et les garde pour lui », ce qui rend difficile, voire inutile la réalisation d’enquêtes communautaires comme c’était le cas jusque-là avec le cesp ou avec le spqr. C’est ici un effet de la concurrence et de la surveillance mutuelle des journaux. Des « panels », composés de lecteurs-volontaires mobilisables à tout moment, se sont fortement développés. Ils sont sollicités dans le but annoncé d’aider le journal à améliorer son contenu, concernant aussi bien les nouvelles rubriques, que les commentaires d’actualité et les questions de société3. Au fil du temps, les « panels online » (exclusivement géré par Internet) se développent. Cette évolution permet de questionner les internautes « avec une très grande réactivité » pour obtenir des résultats rapides sur l’actualité et ainsi mieux définir la « bonne information », elle permet également la mise en place d’études plus ciblées comme l’appréciation d’une Une. Selon les acteurs interrogés, l’utilisation du panel n’a aucune visée publicitaire ; les chiffres ne sont, d’ailleurs, pas diffusés aux annonceurs, elle permet, « [d’] analyser la relation du journal avec son lectorat » (Entretien, responsable « Panel online », pqr). Le discours des responsables et chargés d’études entend, dans un premier temps, distinguer les études pour les espaces publicitaires des études rédactionnelles, montrant qu’il ne s’agit pas d’imposer le commercial aux journalistes. Dans un second temps, il sous-entend que la notion de « bonne information » peut uniquement être définie par le lectorat, sans préciser ce que recouvre cette expression.
13Ces deux évolutions, les études menées par chaque support et portant sur le rédactionnel, débouchent sur une nouvelle façon de considérer le lectorat. Dans l’après guerre, l’accent est mis sur la mission de « service public » de l’information (pluralisme, fonction de guide, …) et la satisfaction du « lecteur moyen », loin des problématiques de concurrence, aujourd’hui dominantes. Les études de lectorat vont introduire « la représentation d’une clientèle segmentée qu’il convient de séduire » (Delforce, 1996). Deux générations d’études vont se succéder : la première est consacrée à la lecture (et à son amélioration) et la seconde aux lecteurs dans leur particularité et non dans leur globalité. Cette seconde génération rendrait les rédactions inaptes à choisir seules les orientations du journal. Un responsable de service « Etudes » confirme ce basculement stratégique : « c’est vrai qu’on est plus dans du marketing plus appliqué, des études plus appliquées aux produits et aux offres qu’on a aujourd’hui […] je pense que ce qui fait cette évolution c’est plus l’évolution du marché c’est-à-dire qu’on est face à des lecteurs qui sont moins homogènes qu’avant et donc la nécessité de le comprendre, de le fouiller et de le segmenter est devenue plus forte, c’est-à-dire qu’avant on pouvait considérer que les lecteurs étaient un tout, aujourd’hui non on sait qu’ils sont différents et si on ne rentre pas dans une logique de découpage on ne comprends rien et on a des informations contradictoires donc c’est important de rentrer là dedans ». Cette segmentation trouve un écho particulier dans la pqr qui a pour spécificité de s’adresser à un lectorat hétérogène, réunit par un territoire géographique, que les journalistes ont l’impression de connaître par leur proximité au terrain. La « bonne information » était auparavant attachée à la mission d’informer et de guider. Elle devient, avec la nouvelle conception du lectorat, une information qui doit plaire à une pluralité de lecteurs (segmentés en fonction des catégories d’âge, de csp, …). Ce glissement symbolise alors la perte d’autonomie des journalistes dans la définition de la bonne information. Dans le premier cas, le journaliste jugeait ce qui devait être porté à la connaissance des citoyens, dans le second, il lui faut s’appuyer sur des études pour être en mesure de s’adapter à ses différents lecteurs. Changement qui se réalise, en partie, par les discours qui accompagnent la réalisation des enquêtes de lectorat.
14Les études sont utilisées pour anticiper un lancement, pré-tester un crédo, mais aussi pour « piloter sa publication », étudier la désaffection d’une cible, l’apparition d’un concurrent, etc. (Kermoal, Migata, 2005). Elles sont largement employées à l’occasion du lancement de nouvelles formules. En 2002, lorsque l’un des titres de pqr étudiés réalise une nouvelle maquette avec réduction de son format et augmentation du nombre de pages, les numéros « zéros » sont testés auprès d’un échantillon de lecteurs. Il en est de même dans un second titre de pqr étudié où le changement de formule en 2008 s’est accompagné d’études ciblées sur différentes rubriques (Sports, Monde, France, Der). L’historique du Parisien - Aujourd’hui en France, lorsqu’il est lu sous le prisme des études, reflète parfaitement le lien entre les campagnes d’études et les grands changements stratégiques de la rédaction.
- 4 Document interne remis par le service marketing.
Du Parisien libéré au Parisien - Aujourd’hui en France : des changements impulsés par les études4
Le quotidien décide en 1985 de la mise en place d’un plan d’études (Vu-Lu, Usages et Attitudes) et d’une nouvelle maquette. Ces changements sont accompagnés d’une évolution de sa dénomination avec la disparition du mot « Libéré ». En 1988, la campagne « Tout ce qui se passe en région parisienne est écrit » est lancée parallèlement aux dossiers « Vivre à » pour produire une information de proximité. Cinq ans après le premier plan, les études de lectorat (Vu-Lu, U&A) sont renouvelées. Elles aboutissent à des résultats qui dicteront la future ligne éditoriale : le journal doit se recentrer sur les femmes et les jeunes, être proche des lecteurs, accessible au plus grand nombre et pratique. Ainsi, en 1991, Noel Couëdel, directeur de la rédaction nouvellement nommé, amorce le recentrage du journal sur sa cible en lançant un vaste chantier : « clarifier le journal ». C’est cette année-là que cessent les collaborations avec des éditorialistes pour marquer la volonté d’informer uniquement par des faits. En 1995, une stratégie rédactionnelle est mise en place pour couvrir toutes les rubriques, développer l’information locale, coller au plus près à l’actualité et à son lectorat avec un ton pédagogique et l’association à des manifestations grand public. En 1996, le caractère régional du Parisien est renforcé tandis qu’Aujourd’hui devient un journal de plus en plus national.
15Le recours aux techniques de gestion s’inscrit dans une culture d’entreprise marquée par l’innovation (Tasle d’Helain, 1990). Il est clair que les études de lectorat sont systématiquement utilisées pour les changements éditoriaux majeurs décidés par la direction du Parisien-Aujourd’hui en France.
16Cette première partie nous a permis de constater que, malgré leur impopularité, les études de lectorat ont progressivement acquis une place stratégique au cœur de la PQR (non sans susciter certaines résistances que nous aborderons dans la troisième partie), entraînant une vision segmentée du lectorat qui justifie les transformations éditoriales décidées par les directions. Ainsi, les réticences, historiques, qui se sont sédimentées dans les pratiques actuelles, amènent les journalistes à mobiliser la figure du lecteur pour justifier l’utilisation des études, c’est à cette figure que se consacre la deuxième partie.
17Ecrire pour son lecteur est une des règles édictées dans les manuels de journalisme. Preuve de la circulation de ce principe dans l’univers professionnel, l’ouvrage de Loïc Hervouët intitulé Ecrire pour son lecteur. Yves Manuel considère, lui, qu’il faut « écrire pour des lecteurs » marquant ainsi l’évolution dans la manière d’appréhender le public. Dans son guide de l’écriture journalistique, Jean-Luc Martin-Lagardette consigne, à propos de « l’intérêt du lecteur », qu’il est « primordial. C’est le leitmotiov que vous retrouverez tout au long de cet ouvrage : pensez à votre lectorat ! » (2000, 23). Deux raisons à cela : il fait vivre le journal par son acte d’achat et le journaliste se légitime comme un médiateur entre le lecteur et le monde. Ce principe est partagé par Husson et Robert : « On a coutume de dire qu’un journaliste doit écrire pour son lecteur et non « pour se faire plaisir » (1991). Hoffbeck évoque, lui, une « révolution intellectuelle », considérant qu’« écrire pour un journal se confond avec écrire pour son lecteur car c’est lui qui commande, à chaque étape » (2001) tant pour la sélection, la hiérarchisation, que le mode d’écriture. Pour cette étape d’écriture, les manuels concèdent l’intérêt du marketing : « Malgré ses pièges, ses imperfections voire, parfois, un charabia digne des médecins de Molière, le « marketing de presse » doit donc être compris comme « l’art de faire parler son lecteur ». Il s’intègre, autrement dit, dans ce compromis entre « esprit de finesse » et « esprit de géométrie » qui constitue l’un des secrets de l’écriture réussie. Celle qui fait mouche » (Bege, 2007, p. 86). Si ce discours n’est pas nouveau, c’est précisément autour des conceptions qui entourent l’expression « écrire pour le lecteur » que nous avons distingué trois discours d’acteurs. L’insertion et l’utilisation des études dans la pqr trouveraient leur propre justification autour de trois axes : être lu, répondre aux besoins du lecteur et le séduire.
18Nous trouvons chez les enquêtés l’envie d’écrire pour un lectorat, lequel légitime et motive la connaissance de ce dernier. L’adjoint du chef de rédaction d’un titre de pqr explique ainsi : « Je me rappelle les premiers stages qu’on avait fait il y a 15 ans c’était de ne plus écrire pour la source. La mairie faisait un point presse à la limite tu le faisais pour eux et le tout c’était qu’eux soient contents le lecteur on s’en foutait. Ça, tous les conseils communautaires, les conseils municipaux, je suis sûr que ça n’intéresse pas grand monde que ceux qui y étaient et encore ils savent ce qui a été dit donc… c’est vrai que de ne plus écrire pour la source c’est vachement important quand même ». Les journalistes assimilent le fait d’écrire pour le lecteur au fait d’éviter « d’écrire pour des prunes » (adjoint chef de rédaction pqr). C’est précisément cet argument qui est employé dans le discours des chargés d’études, dépassant en cela la vision purement marketing des études : « La plupart des journalistes ont compris que pour remplir leur mission d’information, ça n’a aucun sens si ça n’est pas lu par les lecteurs. Ils écrivent donc pour être lus. Et sur cette partie, on peut les aider » (Entretien, responsable « panel lecteurs », pqr). Si, pour les manuels, le lectorat est la raison d’être du journaliste qui « écrit pour être lu et compris de tous ses lecteurs » (Bège, 2007), l’utilisation des études permet, d’après les journalistes et les chargés d’étude, de remplir cette mission. Les premiers atteignent ainsi leurs lecteurs et sont en mesure de réaliser leur mission d’information, tandis que les seconds, touchent, eux, dans le même temps, la cible publicitaire définie par le journal. Si les motivations diffèrent, les objectifs semblent se rejoindre et permettent d’abaisser les réticences à l’existence des études.
19Si le premier argument repose sur une rhétorique de justification de la raison d’être des journalistes, le second se centre sur le service rendu au lecteur. Un responsable de service « Etudes » évoque cet impératif, mobilisé à plusieurs reprises dans la communication du journal, « il faut que l’information elle soit, entre guillemets, utile, soit utile parce que les gens peuvent l’utiliser directement c’est une info pratique qu’ils vont avoir, soit utile parce qu’ils vont apprendre des choses, soit utile parce qu’ils vont passer un moment agréable à lire le journal et qu’ils vont en retirer, un plaisir individuel. Rendre service c’est tout ça ». La notion de « besoin » justifie l’approche marketing : « On sait par exemple aujourd’hui que, dans une situation économique compliquée, l’incertitude etc. le sentiment d’insécurité, les gens ont besoin d’informations rassurantes et un peu positives […] Alors c’est du marketing forcément mais n’empêche que c’est du marketing qui répond aussi à un besoin de lecteur […] ». Pour les chargés d’étude, les enquêtes de lectorat permettent d’abord de toucher un lecteur (écrire pour ne pas être lu n’aurait pas de sens pour un journaliste), et ensuite, de toucher son lecteur. Nous retrouvons ce discours chez les journalistes : « la cible c’est les 30-40 ans donc voilà il faut trouver des sujets autour de cette cible prioritaire. Et après ensuite faut trouver ce qui est susceptible d’intéresser les personnes qui quittent les foyers familiaux parce que les parents sont abonnés » (chef de rédaction adjoint pqr). Les journalistes, comme les chargés d’étude, sont conscients de la réalité économique du journal et l’intègrent dans leur pratique au quotidien. Ainsi, ce chef de rédaction adjoint participe à la stratégie de conquête du lectorat jeune par ses choix de sujets et / ou d’angles. Pourtant, tout comme le premier argument, les journalistes se l’approprient pour lui donner une autre portée, sociale et citoyenne. En effet, ce « service au lecteur », injonction marketing de conquête ou reconquête du lectorat pose la question de la liberté du journaliste et de la possibilité d’aborder certains sujets même s’ils ne plaisent pas au lectorat. Les journalistes y voient dès lors une aide à la fonction sociale de la pqr, actrice de l’espace public, au travers de l’apport d’informations utiles au citoyen, comme l’illustre cette citation : « Par exemple te dire qu’il faut expliquer certains termes […] C’est bien […] Il ne faut pas des termes grossiers, ou trop faciles, parce que le journal est aussi une manière d’apprendre bien le français » (Entretien, journaliste, pqr).
20Un troisième discours dépasse l’idée de service rendu, avec la prise en compte des envies des lecteurs (et plus uniquement des besoins). Ce discours est prégnant lors des échanges entre journalistes et chercheurs lorsqu’il s’agit de débattre des conditions de production de l’information. En effet, la rhétorique journalistique emprunte ce refrain classique : « que veut le lecteur ? », ou plus précisément la rhétorique du « c’est ce que veut le lecteur ». Il nous a semblé particulièrement présent dans la justification des choix journalistiques. Interrogés sur l’intérêt d’un sujet ou d’un événement, les journalistes recourent à « l’intérêt du lectorat ». Un journaliste de pqr explique que l’objectif est « d’améliorer, de “favoriser” en fait, les intérêts des lecteurs […] ». Ce recours aux enquêtes de lectorat, permettant de déterminer les souhaits du lecteur, autorise les journalistes à se dédouaner en légitimant des pratiques parfois éloignées de l’orthodoxie professionnelle. Au-delà de la réponse aux envies, il y a l’idée, sous-jacente, de les anticiper en cherchant à séduire le lectorat. Ainsi, les journalistes dépassent leur fonction d’information ou l’élargissent en considérant qu’il leur appartient de participer à la conquête du lectorat, indispensable à la survie du journal.
21L’apparente convergence dans les discours des journalistes et des professionnels des études de lectorat laisse à voir des rapports de pouvoir et des conceptions différentes du journalisme. Les journalistes ont intériorisé leur illégitimité hors de la mission d’information. Le fonctionnement au feeling est d’ailleurs jugé « dangereux » par un responsable d’étude. Les journalistes semblent également avoir intériorisé les contraintes du marché de la presse et ancrent leur discours dans une logique marchande. Enfin, la démarche marketing se justifie par le bien procuré aux lecteurs (besoins, niveau de français, …). Journalistes et chargés d’étude mobilisent donc la figure du lecteur pour justifier le bien-fondé des études. Cette figure repose sur plusieurs présupposés : le destinataire indispensable d’un produit qui ne prend sens que s’il est lu, l’acheteur et donc financeur direct ou indirect par le biais des publicités, le citoyen qui a des besoins.
22La façon dont les études, une fois menées, sont appréhendées et utilisées par les rédactions laisse cependant à voir un discours plus critique, et dans lequel journalistes et chargés d’étude se distinguent, objet de la troisième partie.
23Malgré la mise en place d’études, justifiées par le lien au lectorat (être lu, rendre service et séduire), la pqr revendique son éloignement du système marchand et des jeux de pouvoir, ce qui débouche sur un discours critique quant à l’utilisation des études.
24Deux discours relatifs à la crise de la presse cohabitent : le premier met en avant le règne de la publicité, du marketing et les logiques marchandes, tandis que le second pointe la nécessité d’avoir recours aux techniques marketing (Delorme-Montini 2006). Cette opposition renvoie à l’histoire de la presse dont la liberté serait entravée par la réalité industrielle et la recherche de profit. A la différence du modèle anglo-saxon, qui assimile le journal à un produit marchand, la conception française accorde une place particulière au journal supposé remplir une fonction démocratique sans se soumettre au marché du lectorat. Preuve de cette volonté, le groupe Ouest-France est géré sous forme d’association, empêchant une prise de contrôle par des investisseurs extérieurs. Positionnement que nous retrouvons dans les discours d’acteurs. Ainsi, ce responsable de service « Etudes » relativise la subordination de la pqr au marché : « on a une vocation généraliste donc on s’adresse à toute la population et on a une vocation d’être un lien entre toutes les populations d’une région donc on est dans un marketing qui est au-delà du marketing de ciblage pur et dur de la presse magazine puisque la presse magazine c’est s’adresser aux femmes, aux hommes, aux jeunes de 15 à 17 ans, aux amateurs de cigares et aux golfeurs, voilà nous on s’adresse à tous ces gens là un moment donné dans une autre dimension qui est leur situation personnelle de citoyen, d’habitants d’une région, voilà on n’est pas dans les objectifs de marché, dans les objectifs marketing de la presse magazine de la même façon ». Même s’il reconnaît que, dans un marché concurrentiel, le choix des sujets et des rubriques se fait en fonction des attentes des lecteurs : « ça correspond à une façon pour nous d’avoir un journal qui soit lu davantage par davantage de gens ». Pour le chargé d’études « panel online », s’il y a un équilibre à trouver entre l’éthique journalistique et le marketing, ce dernier ne dicte pas les priorités éditoriales. Nous trouvons donc ici, dans les discours, l’assurance d’un marketing qui se veut représenter une aide à la mission citoyenne de la pqr et en aucun cas, un diktat du profit sur l’information.
25Les études de lectorat sont assimilées à un secret de fabrication par l’entreprise médiatique : « ça fait partie du savoir-faire de l’entreprise et du groupe […] on pense que les investissements en étude sont profitables pour le groupe sinon on ne le ferait pas, donc à un moment donné si ça a une valeur, voilà c’est une valeur qui est dépensée par l’entreprise ou le groupe et il n’y a pas de raison que ça soit donné à l’extérieur comme ça » (entretien, responsable service « Etudes », pqr). Considérées comme un élément stratégique, les études de lectorat ne doivent pas être diffusées à l’extérieur, par crainte d’être utilisées par les concurrents. Ce contrôle, dont le degré varie en fonction des journaux, s’étend également au sein même de l’entreprise. Pourtant, les études, entendues comme outil, ne peuvent pas fonctionner seules, elles doivent inévitablement être intégrées à un acte de communication interne ; la rédaction doit être impliquée pour entrainer une orientation éditoriale (Kermoal, Migata, 2005). Certains journalistes reconnaissent ne pas être au courant de l’existence d’enquêtes de lectorat. Un plus grand nombre d’entre eux évoque ces études sans toutefois en connaitre les contenus. En pqr, les journalistes reconnaissent ne pas avoir accès aux résultats : « c’est peut être top secret » (chef de rédaction adjoint, pqr) ; un journaliste du même quotidien affirme : « moi je les connais pas, mais je suis sûr qu’il y en a », avant de préciser n’avoir jamais eu accès aux études, ni aux « grandes messes » des restitutions, notamment parce qu’il n’est pas en contrat à durée indéterminée. La transmission des résultats se résume généralement à un bilan effectué par le responsable du service compétent, lors des conférences de rédaction. Dans un grand journal régional quotidien, cette mission revient généralement au directeur général adjoint en charge du marketing, du commercial et de la communication, qui intervient régulièrement lors de la conférence de rédaction pour dévoiler les chiffres de ventes mais aussi, de manière beaucoup plus ponctuelle, des bribes de résultats d’enquêtes Vu/ Lu. Dans l’ensemble des rédactions, les chefs de services sont incités à faire « redescendre l’information ». L’oralité est privilégiée comme pour ne pas laisser de traces écrites et risquer la divulgation vers l’extérieur, même si, d’après un responsable de service « Etudes », rien n’empêche de faire circuler les documents ou d’en photocopier une partie. Une explication tiendrait à la nature des résultats obtenus : « il faut assumer le fait de se dire qu’une étude peut remettre en cause des décisions qui ont été prises il y a quelque temps, des modes de fonctionnement » (propos anonymes).
26Ce mode de transmission amène à une déperdition des résultats d’études. La direction d’un titre de pqr a d’ailleurs imaginé une « plate-forme de partage » permettant à l’ensemble des journalistes d’accéder à ces informations : « […] il y a 500 journalistes donc comment est-ce qu’on arrive à parler avec 500 personnes qui ont toutes besoin à un moment donné d’avoir l’information parce que ça fait partie du fait de progresser en compétences, d’être dans la culture, de partager une même vision des choses et des lecteurs ». Même si l’ensemble des études n’a pas pour vocation d’être partagé, un tel projet permet de montrer aux journalistes qu’ils sont impliqués aux décisions de la rédaction. La diffusion restreinte des résultats, pouvant aller jusqu’à la rétention totale, montre à quel point ces derniers représentent un élément de pouvoir. Les exploiter sans les communiquer permettrait, selon les « exclus », aux détenteurs de pouvoir de conserver leurs positions dominantes. Ce phénomène se trouve en contradiction avec les arguments évoqués par les journalistes concernant l’importance de connaître son lecteur et ses attentes. De fait, les journalistes sont conscients de l’utilisation des études de lectorat comme outil à la fois de management et de gestion, notamment de par leur exclusion partielle du processus de restitution, qui met à jour leur portée stratégique.
- 5 Rouger Aude, Les jeunes et la (non-)lecture de la presse quotidienne régionale. Ref. Mayer Emmanue (...)
27En réaction à la méfiance face au marketing et aux jeux de pouvoir soulevés par les études, un discours critique s’est développé : confiance limitée, refus d’une adaptation, conservation de la liberté du journaliste et de sa spécificité. Pour ce journaliste de pqr, le rejet des études est explicite : « […] je ne me trahirais pas au nom euh... non plus, de tendance qui de toute façon, peuvent changer dans les six mois, et que... il faut, à mon avis, essayer de surtout varier l’éventail ». Pour ce journaliste « […]. Personne n’a la vérité là-dessus. On a quand même de la liberté sur les locales, on aseptise les journalistes ; pour qu’ils produisent en étant quasiment « interchangeables ». Il prétend d’ailleurs bien connaître ses lecteurs : « On les voit tous les jours nous […] En tous cas, ici, c’est tous des lecteurs. Franchement. Depuis ma belle-mère […] – jusqu’à ma boulangère […] Ça cause du journal tout le temps ! », sans toutefois se soumettre à leurs verdicts et continuer à écrire selon ses convictions. Les discours des journalistes montrent ici la conscience de l’utilisation des enquêtes de lectorat qui les amène à adapter leurs discours à une demande, processus qui peut être percu comme « une trahison » à un idéal journalistique, une tentative de restreindre leur liberté d’expression, de les exclure de la connaissance du lectorat. Ce dernier se faisait auparavant au travers de contacts directs, les journalistes étaient alors les mieux placés pour connaître les lecteurs par leurs rencontres fréquentes. Les études dépossèderaient, dès lors, les journalistes de cette connaissance et de la maîtrise qu’elle leur offrait. Conscients de ce processus, ils vont concentrer leurs critiques sur les méthodes de réalisation des études. Ce journaliste d’un titre de pqr explique : « L’étude, elle vaut ce qu’elle vaut, mais [silence] Tu peux pas [silence] Un journaliste, c’est pas un robot ! […] qu’est-ce que ça vaut, réellement, une étude ? Des préoccupations d’un jour, c’est à dire le jour J où la personne elle a répondu à l’enquête ». Ce rédacteur évoque en creux les conditions d’élaboration des études et les met implicitement en cause. En effet, même si elles renvoient à un aspect scientifique (méthodologie, rigueur, …), elles répondent à des objectifs (à titre d’exemple, dans le contexte de désaffection du jeune lectorat, les titres de pqr font appel aux études5) et se soumettent à des filtres -collecte, interprétation et arbitrage- (Delforce, 1996). Tout comme les sondages (Champagne, 1994), elles seraient donc socialement construites. Comme le reconnaît un responsable de service « Etudes », les résultats des Vu/ lu sont parfois interprétés par la connaissance même des chargés d’étude et non par des entretiens avec des lecteurs, ces derniers n’étant pas en mesure d’expliquer leur choix (Kermoal et Migata, 2005). Les discours qui accompagnent la scientificité des études permettent, cependant, de rejoindre, même de façon artificielle, les besoins de l’entreprise – réduction de l’incertitude, compétitivité – et ceux des journalistes – être lu, connaître son lecteur- (Olivesi, 1999).
28Pour illustrer l’ambiguïté du rôle joué par les études dans les titres de la pqr, il convient de se pencher sur la manière dont une information spécialisée, le sport, est objectivée par le marketing et l’impact des recommandations sur le travail des spécialistes. Le sport présente une situation paradoxale avec un prestige professionnel peu élevé, mais une place stratégique par sa contribution aux recettes et par le public visé – large et/ ou jugé stratégique – par exemple les jeunes dans le cas de la pqr (Marchetti, 2002). Or, plus une rubrique est jugée stratégique, moins elle devrait être autonome vis à vis de la rédaction en chef.
29L’information sportive dans la pqr se caractérise, entre autres, par la pluralité des formats de production : les articles factuels (fiche technique, présentation et compte-rendu de matchs), relativement normés, cohabitent avec des papiers plus littéraires (récit et portrait). Ces derniers, qui ont pour objectif, d’après un manuel de journalisme, d’assurer « la fonction de rêve et de distraction » (Agnès, 2008), sont propices à mobiliser l’inventivité et un style personnel comme le précise ce journaliste « Je suis très attaché à l’écriture, à la littérature et aux aspects musicaux. Quand tu es en direct c’est différent, tu as une deadline mais quand je suis au journal au calme, j’essaie toujours d’amener une musique différente, une plus-value. C’est ta petite construction personnelle ta façon d’amener ton papier » (Entretien, journaliste sportif, pqr). La construction du récit sportif renvoie à la dimension émotionnelle et narrative (« raconter de belles histoires »). L’injonction à la conformation, émanant du « discours du professionnalisme » (Evetts, 2003) et des services de management, se heurte à une spécialité disposée à affirmer une autonomie. Les journalistes sportifs traiteraient d’un objet mineur, proche parfois du divertissement, qui se prête à l’exaltation et à la légèreté : « On a des moments d’emballement lorsqu’on a la chance d’assister à des grandes compétitions avec des victoires françaises et la machine s’emballe, on est plus dans la passion. Mais on a aussi un traitement plus sérieux » (Entretien, journaliste sportif, pqr). Cette singularité justifierait le fait que les journalistes se fient à leur propre expérience du terrain et mobilisent leur savoir pratique. Plus que les autres spécialistes, ils entrent dans la profession en attestant d’une connaissance pointue du milieu qu’ils couvrent et auquel ils ont été socialisés dès leur enfance.
30Bien que l’autonomie semble être une revendication portée par tous les journalistes pour affirmer la respectabilité de leur mission et leur liberté au travail, elle semble particulière en ce qui concerne le sport. De par son savoir ésotérique et la spécificité de son public d’initiés, les journalistes des rubriques Sports pensent se soustraire au jugement des rédacteurs en chef, plus disposés à juger l’information « généraliste » des pages Politiques ou Société : « Ça a des avantages qui ont été poussés à l’extrême. A un moment, c’était une espèce de bulle, d’Etat dans l’Etat. On gérait, on a notre pagination. Je parle des sports régionaux. On ne va pas à la conférence. En gros c’est « on n’y comprend rien, c’est leur truc ». De toute manière, on va annoncer quoi en conférence ? Tu vas parler du match de Moissy dans le 77 ? De Poissy dans les Yvelines ? Tu ne peux pas tout annoncer. On est un peu en marge du truc. C’est un avantage dans la mesure où personne ne te fait chier. A la différence des sports nationaux où on va te dire « Sur la polémique Domenech, vous avez fait ceci, cela » (responsable des sports, pqr). De plus, ces journalistes ont conscience que leur rubrique est très segmentante (lue par les initiés, ignorée par les béotiens). Ils se soucient par conséquence de la réception de leur travail par les sources et le public de proximité (questionnaire journalistes sportifs pqr). Au moment de rédiger leurs papiers, ils pensent aux « acteurs du sport », un public de connaisseurs présent au stade le week-end et leurs sources (joueurs et entraineurs) : « Nos lecteurs, nous les croisons, discutons avec certains chaque week-end dans les stades, les gymnases. Mais n’avons, hélas, que très peu d’outils statistiques sur lesquels nous appuyer pour répondre à toutes leurs attentes » (questionnaire).
31Ce constat se révèle cependant paradoxal au vu de l’enjeu économique majeur que représente le sport. L’une des rares études de lectorat que nous avons pu nous procurer indique clairement que pour 31 % des lecteurs d’un journal dominant dans l’univers de la pqr, le sport est un facteur d’achat prépondérant (les informations locales sont en tête avec 49 %). Ce pôle stratégique n’est, pour autant, pas vécu comme étant sous l’emprise du marketing par les rédacteurs, même si les professionnels de la gestion y accordent une large place et vérifient régulièrement la réception des pages Sports par le public. Ce pilotage à distance s’explique par le niveau de satisfaction élevé des lecteurs des pages sportives. Preuve en est, le spqr, pourtant très peu concerné par la conduite d’enquêtes auprès du lectorat, les entreprises préférant les mener en interne, a dirigé une étude exploratoire en 2005 pour cerner les attentes en matière d’information sportive. Pilotée par la commission Information du syndicat, composée de huit responsables de services Sports, elle a rendu des conclusions qui vont dans le sens des intuitions des reporters rencontrés qui pourtant affirment ne pas avoir accès à ces données : « la rubrique sportive séduit les initiés (avec un très bon taux de satisfaction) et rebute les non-spécialistes » (document spqr). Finalement, l’autonomie ressentie par les journalistes est corrélée à la satisfaction du lecteur, mesurée par les services « Etudes ».
32Notre recherche montre que la perte de « pouvoir » des acteurs au profit de gestionnaires, ou managers extérieurs (Freidson 2001) serait trop facile à transposer au journalisme. L’étude de la mise en place des enquêtes de lectorat au sein de la presse, mais aussi des représentations que s’en font journalistes, rédacteurs en chef, et chargés d’études nous a permis de dégager le leitmotiv qui justifie le recours à ces dernières : écrire pour le lectorat. Plus que de subir ce qui pourrait être décrit comme une « intrusion » du marketing au sein des rédactions, les journalistes instrumentalisent les enquêtes de lectorat par un discours qui met le lecteur au cœur de la culture professionnelle. En effet, les études permettent de justifier certaines pratiques professionnelles et d’appuyer leur conception du journalisme dans la vie quotidienne, dans le rapport à la citoyenneté et à l’espace public. L’instrumentalisation des enquêtes de lectorat en fonction des discours tenus sur la profession permet, pour les journalistes, de résoudre, en partie, le paradoxe des attentes inconciliables qui se présentent dans leur pratique au quotidien. Par exemple, dans le cadre du processus d’évolution induit par les nouveaux entrants dans le journalisme sportif (Marchetti, 2002), les études peuvent être mises à profit pour justifier un éloignement du supportérisme et du militantisme.