1Comment représenter le local dans les médias locaux est une question qui s’est posée bien après la naissance du photojournalisme et du reportage. Dès lors que le « local » n’est pas seulement « l’ailleurs » des autres, ou le « pittoresque », il faut l’insérer dans des formes de représentations spécifiques à la presse régionale. Les images de ce photojournalisme ne peuvent être comparées à celles d’autres types de photojournalisme car elles se singularisent principalement par l’identité de leurs auteurs et par le rapport entretenu entre les entreprises de presse locale et leurs lectorats. Si l’on prend en compte ces singularités, elles n’apparaissent pas comme un genre mineur, voire dégradé, des pratiques photojournalistiques, mais comme l’expression d’un genre à part entière. À partir d’analyses de corpus d’images de presse locale et d’entretiens avec leurs auteurs, nous essaierons ici de montrer comment ce genre répond aux attentes des lecteurs de la presse locale et combien la figure du correspondant local de presse est essentielle ici.
- 2 Voir en particulier le site <http://www.lillustration.com>.
2Alors que la photographie naissante s’est intéressé à l’image de la proximité qui fournissait aux pionniers de cette technique des sujets aisément accessibles, elle généra rapidement des usages pratiques qui firent d’elle un témoin privilégié de l’état du monde. Bien avant qu’Albert Kahn n’engage le grand projet d’archives de la planète, la photographie fut convoquée pour accompagner les conquêtes coloniales de l’empire français. C’est ainsi que naquit une pratique photographique scientifique et exotique notamment liée aux campagnes archéologiques d’Égypte et que l’orientalisme conquit à la fois les peintres et des photographes comme Le Gray1. Ce qui conduisit à la mise en place d’un système de diffusion élargi de ces images sous forme de gravures exécutées à partir des clichés et vit naître une presse d’images largement popularisée par le célèbre magazine « l’Illustration »2.
- 3 Pour une approche complète de ce mouvement, voir en particulier le catalogue de l’exposition de la (...)
- 4 Voir « Le vélo de Madame Yvonne » <http://culturevisuelle.org/viesociale/2252>.
- 5 Tétu Jean-François, 2008, « L’illustration de la presse au xixe », Semen.
3Les photographes, s’émancipant des contraintes techniques, s’intéressèrent dans un même temps aux sujets qui « dépaysent » en cherchant des paysages étranges, parfois géographiquement proches qui firent par exemple le succès de photographes alpins comme les frères Bisson à Chamonix. Mais lorsque les images du local ne correspondaient pas à ces critères d’étrangeté et de pittoresque elles ne retenaient guère l’attention de ces nouveaux artistes. On souligne bien souvent l’initiative rare d’Eugène Atget dont le regard sur le Paris ordinaire qui l’entourait à la « Belle époque » n’avait guère retenu l’attention du monde des photographes. Le vingtième siècle fut lui aussi avare de ces regards de photographes sur l’ordinaire immédiat jusqu’à ce que le mouvement de la photographie humaniste lui accorde à nouveau son attention3. Dans tous les cas c’était avant tout la veine du « pittoresque » qui retenait l’attention de ces photographes et rares furent les approches présentant un caractère sociologique. Hormis les portraitistes de studio ou bien encore des portraitistes itinérants qui sillonnaient le monde rural4, les regards des professionnels de la photographie ne se portaient que très rarement sur l’ordinaire de la vie locale. Au terme de plus d’un siècle d’existence, la photographie n’avait donc pas réussi à intégrer la proximité en tant qu’objet légitime pour la photographie. Le photojournalisme avait peu à peu construit son aire de légitimité autour de l’étrangeté et de la rareté d’images le plus souvent ramenées des antipodes ou bien issues d’une rare confrontation espérée entre l’événement unique et exceptionnel et le photographe de presse. La photographie de reportage donna alors à reconnaître des espaces les plus largement connus ou des séries sur des sujets qui s’imposeront durablement (manifestations sportives, patriotiques, militaires, portraits, etc.)5. Ces genres majeurs structureront l’iconographie d’une presse nationale où les illustrations venues de la province seront traitées avec des regards extérieurs plus étonnés que distanciés. La presse régionale à son tour, adoptera les deux phases de cette démarche en privilégiant, elle aussi, la photographie des sujets internationaux ou nationaux. La photographie n’est produite localement que pour illustrer les sujets « extraordinaires » ou les manifestations archétypales évoquées pour la presse nationale.
- 6 Voir notamment Biroleau (A.), dir., 2008, 70’ : la photographie américaine, Paris, Bibliothèque na (...)
4À l’issue de la seconde guerre mondiale, c’est la vision d’un photojournalisme prestigieux qui va constituer les lettres de noblesse de ce genre adossé à une florissante industrie de la presse magazine. Les figures légendaires du « grand photojournalisme » que furent Robert Capa, David Seymour ou Cartier-Bresson fondateurs de l’agence Magnum imposent, entre autres, le dogme implacable d’une image « parfaite » et « extra-ordinaire ». Les grandes agences photographiques, mais aussi les titres de presse magazine illustrée (Life, Du, Stern ou, en France, Paris-Match) ont définitivement capté le marché, et imposent la formalisation d’un photojournalisme qui va perdurer immuablement jusqu’au milieu des années 1970. Parfois des travaux adoptant des postures radicalement différentes au niveau formel comme ceux de Giacommeli ou bien encore ceux de photographes américains comme Lee Friedlander ou Diane Arbus ont su montrer le parti que l’on peut tirer de cette proximité avec les sujets des reportages6. Le rapport à l’altérité et à l’ordinaire de la proximité ne diffère pas significativement de la situation qui prévalait quelques décennies plus tôt alors que le genre s’inventait. Le « grand photojournalisme » n’a toujours que faire de l’image du local dès lors qu’il n’est ni pittoresque ni étrange. D’autant plus que les pages locales ne seront agrémentées de photos que tardivement, bien après les rubriques internationales, nationales ou sportives de la pqr.
- 7 Boltanski (L.), 1965, « La rhétorique de la figure » in Bourdieu (P.), dir., Un art moyen, essai s (...)
- 8 Sur la base des chiffres de l’ojd de 2010.
- 9 En comparant les paginations des grands quotidiens régionaux cette valeur est vérifiée à quelques (...)
5C’est en référence à cette pure photographie de reportage que Luc Boltanski commentait les pratiques photojournalistiques en 1963 en affirmant que « C’est d’abord la photographie des grands événements qui fait la grande photographie des quotidiens »7. Hors de ces grands événements, il semble ne pas exister de pratiques photojournalistiques dignes d’intérêt dans l’espace local tant les études et manifestations professionnelles ou scientifiques négligent ces sujets. Or cette presse publie davantage de photographies que les titres nationaux dans un souci de représenter équitablement l’ensemble des communes où résident ses lecteurs. Si l’on considère qu’au moins 50 images locales sont publiées chaque jour dans chaque édition locale par la pqr, ce sont plus de 2 milliards de photographies qui sont ainsi imprimées chaque semaine sur le territoire français8. On peut s’étonner que cette production ait pu si souvent échapper à la perspicacité des chercheurs en quête de corpus d’analyse d’images de presse… Ces photographies du local doivent aussi attirer notre attention en raison de la place qu’elles occupent au sein de la presse régionale : elles représentent en moyenne 50 % des images publiées alors que la pagination locale ne constitue qu’un tiers du journal9.
- 10 Chiffres de 2010, source ojd.
6La presse locale dans son ensemble connaît une prospérité économique qui la préserve encore d’une rapide érosion de sa diffusion et, de ce fait, conserve à la presse écrite une véritable aura dans le paysage médiatique. Outre les mastodontes tel que Ouest-France avec 850 000 tirages quotidiens sur le grand Ouest10, la presse régionale constitue un maillage du territoire par une multitude de publications locales quotidiennes, hebdomadaires ou encore adoptant d’autres périodicités. Cette presse repose sur une iconographie qui n’a rien de commun avec le pittoresque ou le spectaculaire recherchés ailleurs.
- 11 Le groupe Publihebdos édite 76 titres de presse dont 64 hebdomadaires locaux payants. Il constitue (...)
7Afin de définir ce que sont réellement les photographies de la presse locale, nous avons analysé en détail un corpus d’images publiées dans un même titre. Pour cela nous avons choisi de nous intéresser à un titre représentatif des publications du groupe Publihebdos11. L’hebdomadaire local Le Trégor diffusé sur la région bretonne éponyme a fait l’objet de l’analyse systématique d’un millier d’images collectées par échantillonnage sur la période allant de 1971 à 2010. Ces images ont été analysées de façon morphologique et thématique en fonction des espaces de publication et de leurs rubricages. Nous avons classé ces photographies par thématique (1}portraits, groupes, paysages, bâtiments, évènements, objets/animaux ) plutôt que par genre en repérant leurs répartitions dans les rubriques locales qui sont essentiellement celles du découpage territorial qui organise l’espace de travail des correspondants de presse locale. L’intérêt majeur de cette première entrée a été de définir les formes de publications de référence illustrant l’activité des communes de la région puisque Le Trégor ne publie pas d’informations départementales ou régionales à la différence des quotidiens régionaux Le télégramme de Brest et Ouest-France étudiés ultérieurement.
8Le second élément de nos analyses porte sur les pratiques des auteurs de ces images dans chaque rédaction : les correspondants de presse locale pour l’essentiel. Ces derniers sont en moyenne 5 fois plus nombreux que les journalistes et produisent la majorité des images de ce type de publications, on comprend aussi l’importance qu’ils occupent dans le paysage médiatique français. Ces catégories de professionnels de l’information locale se différencient du groupe des journalistes et entretiennent avec leurs territoires d’origine et avec les entreprises de presse des rapports qui configurent leur production de façon singulière. Pour analyser plus finement la sociologie de ce groupe professionnel, nous invitons le lecteur à se référer à l’article de Christophe Gimbert dans cette même publication. Pour mieux connaître leurs pratiques photojournalistiques nous avons analysé les images de chacun des espaces géographiques qui leur sont impartis avant de procéder à des entretiens semi-directifs longs conduits en 2009 et 2010 auprès de 18 correspondants de presse travaillant pour Le Trégor, Le Télégramme de Brest et Ouest-France.
9En feuilletant un journal local, nous observons qu’en s’éloignant des pages d’informations générales, le format des photographies diminue et que la couleur est de moins en moins présente. Tant en presse quotidienne qu’en presse hebdomadaire, le format le plus répandu est le « deux colonnes », avec d’autres combinaisons liées à des éditions régionales, à des cahiers spéciaux, à l’actualité, etc. Dans tous les cas, le nombre d’images prime sur leur lisibilité, le signe iconique est privilégié sur le texte sans que nous puissions formaliser des règles dans la hiérarchie des publications. L’image est aussi évidemment utilisée pour gérer la mise en pages des informations locales. Ainsi, la présence d’une photographie pour chacune des communes s’impose régulièrement quelle que soit l’actualité. Des références iconiques fortes sont parfois sollicitées pour redoubler l’énoncé du nom du canton et l’on voit, par exemple, la photographie de la cathédrale de la ville de Tréguier illustre la rubrique consacrée à ce canton.
10Les images du local sont quasiment toutes publiées en noir et blanc alors que celles des informations générales jusqu’au niveau départemental sont le plus souvent en quadrichromie. La première explication est purement technique puisque les pages de Une sont toutes en couleur, les informations et publicités de ces pages bénéficient de fait du même traitement. Mais ne pas passer l’ensemble de la maquette en quadrichromie ne répond pas uniquement à des considérations économiques. En effet, le noir et blanc grossièrement tramé de ces photographies évoque toute une tradition d’images de presse perpétuée depuis des décennies. Cela conforte le constat selon lequel les formes d’écritures photographiques, de même que les thématiques de la presse locale, ont peu évolué depuis leurs origines. Ce noir et blanc exprime une tradition de l’écriture photographique, que l’on retrouve notamment dans l’écriture des sagas familiales, qui s’oppose au régime de l’iconographie contemporaine surabondante et stéréotypée. Avant d’y voir la forme d’une information dévalorisée, nous pouvons aussi percevoir l’expression d’une marque de distinction de ce genre photographique.
11Inutile aussi de comparer ces formes d’écritures avec celles que le journalisme a élaborées pour renouveler ses pratiques notamment depuis la fin des années soixante. Les traces d’une écriture photographique, même élémentaires comme les plongées et contre-plongées ou les bougés et filés, sont quasi absentes d’une production où l’effet de réel est systématiquement privilégié. Doit-on pour autant y déceler l’incompétence des auteurs des photos ? Les entretiens ont infirmé cette hypothèse car la grande majorité des correspondants locaux de presse font preuve d’une réelle connaissance des techniques d’écriture photographique et sont, pour certains d’entre eux, des photographes avertis. Tous se retranchent derrière l’idée qu’une image doit être aisément décryptée par n’importe quel lecteur du journal.
12Dans un journal d’information locale, on s’attendrait à trouver une majorité d’images d’actualités régionales, or l’actualité chaude est quasiment absente des illustrations des pages locales. On constate ainsi que ces images sont six fois moins nombreuses que dans les pages d’informations générales ou en pages départementales ou régionales de Ouest-France ou du Télégramme de Brest. Même si la place accordée aux faits divers et au spectaculaire varie en fonction des lignes éditoriales de titres ces articles sont assez peu illustrés par rapport aux actualités générales où, il est vrai que les images sont plus faciles à obtenir.
- 12 Nous entendons par « groupe » la représentation d’au moins deux personnes.
13L’étude du corpus d’images nous apprend que le genre dominant est celui de la photographie de groupe12, accompagnée d’une légende souvent lapidaire alors que les portraits individuels sont, eux, beaucoup plus rares. En presse régionale les illustrations se différencient très nettement dans :
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les pages d’informations générales : les portraits d’une personne seule, les groupes d’individus et des thématiques générales (vues générales, objets, illustrations) constituent chacun 1/3 des images ;
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les pages d’informations locales : les photographies de groupes représentent 65 à 70 % des photographies alors que les portraits individuels ne représentent jamais plus de 20 % des images et que les autres thématiques cumulent 10 % des images publiées.
14L’examen des images et de leurs légendes montre aussi une apparente indigence des légendes. En effet, aussi bien les noms des protagonistes que les localisations ne font pas toujours l’objet d’une grande rigueur et privilégient plus souvent le commentaire sous la forme de “photo légende”. L’interconnaissance au sein du lectorat fait que les lieux de prise de vues, les fonctions, voire les noms des personnes figurant sur les pages locales sont souvent suffisamment implicites pour les lecteurs pour que ces mentions disparaissent des légendes.
- 13 La loi du 27 janvier 1987, modifiée en 1993, considère le Correspondant de presse locale comme un (...)
15La presse locale présente la particularité de produire l’essentiel de ses informations grâce à la densité de son réseau de correspondants de presse locale. Les correspondants résident sur des territoires où ils occupent souvent une position qui les rend très visibles aux yeux de leurs voisins. Bien que leur statut les considère comme des auxiliaires de presse totalement indépendants de la rédaction13, ils sont perçus dans leur environnement comme d’authentiques journalistes de proximité. Ils sont donc à la fois des voisins partageant l’expérience commune et les représentants d’un titre de presse encore fortement institutionnalisé dans les zones rurales. Sans jamais afficher une vocation de photographes professionnels ou d’artistes, ils s’efforcent d’être d’honnêtes rapporteurs de l’activité de leur environnement. Pour cela beaucoup n’hésitent pas à investir suffisamment de temps et de moyens pour perfectionner leur technique. Ils ne donnent nullement l’impression de bâcler leur mission et de prendre sans discernement des photographies sans intérêt. Chaque photographie est ainsi une attention portée à ses semblables par le correspondant et non pas seulement l’illustration d’un article. Lorsque l’on interroge les correspondants sur leur façon de traiter les sujets couverts pour leurs journaux, ils évoquent leur routine professionnelle et la prééminence du lien qui les unit aux sujets des images.
- 14 Responsabilité en tant qu’aptitude à être sommé de répondre de ses actes.
16Leur responsabilité14 s’exerce avant tout vis-à-vis de ces voisins qui leur adresseront reproches ou remerciements pour l’image d’eux publiée dans « le Journal ». Le critère de sélection n’est pas celui de la « photogénéïté » ou non du sujet, mais la nature du lien de proximité qui unit le correspondant avec ses sujets. Fortement impliqué dans la construction commune de l’image d’un territoire, le correspondant s’efforce avant tout de bâtir une représentation positive de son groupe d’appartenance. Ces photos de presse s’apparentent ainsi aux pratiques d’editing familial qui président à la réalisation d’un album de famille. Dans les deux cas, il s’agit moins de relater les événements affectant ses proches que de leur renvoyer une image gratifiante d’eux-mêmes. Cette comparaison est renforcée par le fait que la photographie de presse locale est souvent archivée par les sujets représentés comme une trace d’accession éphémère et partielle à la notabilité locale. Chaque photographie fait l’objet d’un contrat de lecture personnalisé, où la trace de cette reconnaissance est prioritairement recherchée par le sujet. Cette reconnaissance s’inscrit dans la pratique d’un genre journalistique standardisé qui neutralise la singularité de la relation de connivence entre l’operator (Barthes, 1980) et le sujet.
17Le correspondant de presse locale n’est pas seulement responsable vis-à-vis des sujets de ses photographies, il doit fournir des stocks d’images idéalisées du territoire. L’événement au sens de rupture et de dysfonctionnement intéresse finalement peu le lecteur ; ce qui compte c’est « d’être dans le journal » comme une forme de reconnaissance des petits riens de la vie. Pour cela il faut un cadre et des règles qui soient propres à satisfaire les lecteurs.
18Les formes attendues sont avant tout marquées par leur grande stabilité ; nous avons mentionné la fonction du traitement par le noir et blanc dans cette logique. Si nous comparons ces images aux formes de photographies populaires analysées voici près d’un demi-siècle soulignant l’aspect solennel que confère la photo (Bourdieu, 1963), on découvre de fortes similitudes avec un genre aujourd’hui totalement obsolète dans les pratiques de la photographie familiale. Les poses convenues, les sujets rituels, les mises en scène de la socialisation ; tout est présent pour offrir aux images contemporaines de la presse locale l’illusion qu’elles échappent aux effets de modes et à l’absorption par l’iconographie de masse.
19Le photographe correspondant local de presse élabore sa pratique dans un bricolage permanent entre une activité relationnelle médiatée par une maîtrise technique de la photographie et une relation idéalisée à la pratique journalistique.
- 15 Toutefois, ce constat connaît des exceptions notoires avec certains titres de presse locale, même (...)
20La production photographique des correspondants de presse locale doit s’inscrire dans le genre que nous analysons et qui assume la pérennité de cette presse. Les correspondants tendent donc à le conforter de façon stéréotypée en reproduisant un modèle élaboré a priori par imitation de ce qui constitue à leurs yeux les canons du genre. Le peu d’inventivité ou même de perméabilité de ce genre avec des pratiques banalisées de la photographie de presse montre l’attachement à des références obsolètes. On constate aussi que la presse locale semble traverser les mutations et interrogations du journalisme en général en s’adaptant à ses nouvelles contraintes sans trop opérer de mutations radicales. Elle se caractérise aussi par une production particulièrement aseptisée15 qui vise plus à rendre compte de la stabilité de l’environnement social d’appartenance que de souligner ses divergences et ses crises. Le ton rédactionnel et l’iconographie traduisent particulièrement bien ce fait. L’attachement à l’originalité de ce genre garantit la pérennité de ces titres de presse. La stabilité des formes éditoriales constitue une caractéristique majeure du genre de la presse locale dont nous examinons ici le seul volet du photojournalisme.
21Du fait de la précarité du lien qui les rattache aux entreprises de presse, les correspondants de presse sont peu enclins à opérer des variations autour du genre photojournalistique. Leur reconnaissance en tant que journalistes provient aussi beaucoup des attributs qu’ils arborent : le calepin et surtout l’appareil photo qui leur confère l’autorité à distinguer ce qui mérite d’être photographié dans leurs environnements ordinaires. Investis de cette fonction d’experts en images, ils développent à travers leurs photographies une relation particulière au territoire. Pour chacun l’évaluation des qualités de reporter se joue donc sur le paraître vrai de ses photographies découlant de ses aptitudes techniques et de son empathie à l’égard des sujets. Il peut ainsi jouer sur les codes de l’écriture photographique empruntant beaucoup au regard oblique (Dacos, 2002) qui caractérise les appropriations de la photographie par le monde rural vers 1930. Il lui faut trouver une posture entre le technicien de la photographie et le voisin proche du sujet. Les correspondants locaux de presse occupent alors dans cet espace l’intéressante position « d’amateurs professionnels » (Thierry, 2010a).
- 16 Les plus anciens de ces correspondants soulignent qu’avant l’usage des réseaux, il leur arrivait s (...)
22Considérés comme naturellement illégitimes dans le champ protégé des photographes de presse, les correspondants de presse construisent leur identité sur un tout autre registre. Tout au long des entretiens, ils répètent qu’ils ne sont pas des journalistes et soulignent à maintes reprises en quoi leur activité et leur statut (et leur rémunération) diffèrent de ceux-ci. Dans notre corpus d’entretiens aucun n’évoque l’idée que lui-même puisse le devenir. Tous affirment qu’ils sont « simplement des correspondants ». Ils déplorent toutefois le rapport au traitement photographique de l’information qu’impose leur statut d’auxiliaires de rédaction. Ils prennent des clichés, les sélectionnent et les envoient par Internet16 dans une “grande machine” dont les rouages leur sont étrangers.
23Leur position extérieure à la rédaction transparait dans leurs pratiques photographiques. Si certaines locales diffusent des conseils quant à la prise de vues rappelant, par exemple, que le « rang d’oignons » est à proscrire, qu’il est souhaitable de cadrer assez serré, etc. Il n’y a pas de chartes déontologiques associées à ces recommandations. De ce fait, leur déontologie photojournalistique est souvent constituée d’emprunts parcellaires ajustés au contexte même (Thierry, 2010b). Ils se réfèrent alors aux représentations communes d’une pratique journalistique idéalisée sans que leur production soit forcément conforme à ces attendus. Par exemple, beaucoup d’images visent davantage à valoriser les participants aux manifestations populaires qu’à rendre compte de l’activité par elle-même. De même, la distanciation vis-à-vis des sujets, souvent répétée lors des entretiens, n’existe quasiment pas dans les clichés produits. Plus généralement les références aux principes de l’écriture photojournalistique très fréquemment mobilisées dans leur discours ne se retrouvent pas dans leurs productions.
24La question qui nous intéresse ici concerne la représentation de la vie locale par la photographie de presse et nous ne saurions porter notre regard seulement sur les acteurs et leurs productions sans s’interroger sur le dispositif qui les engendre. Plusieurs vecteurs de légitimité bien spécifiques au photojournalisme de proximité se conjuguent autour des correspondants locaux de presse.
25La première caractéristique de cette focalisation est d’être interne à la communauté. Rappelons tout d’abord que le journal inscrit son contenu dans le rapport de proximité partagé avec le lectorat (Mouillaud & Tétu, 1989). La presse locale présente des images chargées d’une aura de connivence avec les lecteurs supérieure à celle d’une information venue de l’extérieur.
26Le contrat de lecture impose ici d’aller prélever des scènes de l’environnement ordinaire pour les valoriser dans les colonnes du titre local. Ceci suppose de partager les expériences de vie propres à ce territoire pour prêter attention aux faits anecdotiques qui ponctuent la vie locale comme les travaux ou les inaugurations, les anniversaires ou promotions de personnes connues dans ce cadre, même s’il ne s’agit pas de notables. Ainsi trouve-t-on régulièrement les portraits d’instituteurs ou de doyens de la commune aussi bien que la présentation de nouveaux matériels municipaux de nettoyage ou bien encore de la nouvelle salle d’activité du quartier. Ces faits confortent l’image de la stabilité de l’environnement et tout ce qui pourrait indiquer une rupture est renvoyé dans les pages départementales, voire les informations générales où une focalisation externe plus classique est alors adoptée.
27Cette « juste distance » qu’offre la focalisation de la photo de presse de proximité ne résulte pas pour autant d’une forme de spontanéisme. L’étude du corpus de ces images a montré les invariants thématiques et structurels qui prévalent à la production des photos par les correspondants de presse. Cet ajustement du regard s’acquiert au contact des autres photographes et par mimétisme avec l’ensemble des images de cette presse. C’est ainsi que les correspondants de presse locale définissent ce qu’ils considèrent comme une bonne photo. Cette focalisation inscrit les sujets dans un cadre plus large, d’où un recours fréquent aux plans de demi-ensemble plus nombreux que dans d’autres formes de publications qui privilégient le buste ou le plan américain. Inversement les plans généraux et plans d’ensemble sont quasi inexistants car ces photographies ne sauraient être porteuses d’informations pertinentes sur le cadre de vie quotidien. Les scènes de vie habituellement publiées dans les pages locales présentent la particularité de montrer des ruptures exceptionnelles perceptibles par les seuls résidents du local. Il en résulte des choix de cadrages, des choix de sujets qui découlent avant tout d’une habitude de fréquenter les lieux et les habitants figurant sur les photographies.
- 17 Aujourd’hui cette collaboration se traduit souvent par une revendication des sujets de pouvoir cho (...)
28La pratique de l’ultraproximité procure au correspondant local de presse un premier titre de notabilité que renforce leur insertion dans la vie de la commune (Rochard, Ruellan, 2003). Ils entretiennent, de ce fait un rapport complexe avec les populations auprès desquelles ils travaillent. Alors que l’on attend qu’un journaliste ait un regard extérieur, le correspondant, lui, doit avoir un regard similaire à celui de la population concernée. On attend qu’il joue un le rôle de médiateur avec le journal en tant qu’institution tout en construisant l’image d’une réalité dans l’intérêt du groupe concerné. Il s’acquitte alors au mieux de cette tâche en négociant les contenus des images avec les sujets selon des critères qui coïncident difficilement avec les préceptes du journalisme17.
29Pour conserver sa légitimité aux yeux des lecteurs, le correspondant assure des prises de vues qui satisfont avant tout à des critères de ressemblance. Voyant la photographie de son voisin, chacun peut vérifier la conformité du portrait avec son référent ; « Ca c’est bien lui… ». Pour cela il lui faut prendre en compte le rapport qu’il entretient avec ses sujets en anticipant les séquences de prise de vue qui seront effectuées lors du reportage. La découverte d’un sujet est finalement assez rare dans le régime d’interconnaissance locale. La prise de vue est simplement le moment de la mise en œuvre et du contrôle d’une opération de représentation engagée très en amont. Cette routine est la marque forte du professionnalisme du correspondant.
30La légitimité du correspondant de presse locale s’entretient aussi par une grande attention portée à la pratique du portrait où chacun s’attend à ce que le photographe sache montrer le meilleur aspect de soi et de son environnement. « Si la photo publiée ne plait pas à celui que j’ai photographié, eh bien j’en entends parler ! ! ! » confiait un des correspondants du Trégor. Le correspondant se trouve alors dans la posture solitaire du photographe tirant le portrait de sa famille pour enrichir l’album de famille. Chacun partage cette tension vers un résultat optimal au moment de la prise de vue ainsi que l’exprimait la romancière Anne-Marie Garat : « [notre père] était piètre photographe et se fâchait pour obtenir de nous que nous ressemblions à son attente, à la perfection de son attente. » (Garat, 1994)
31Cette légitimité du journal se fonde grandement sur le caractère irremplaçable de la posture des correspondants de presse insérés dans le territoire où ils exercent leur technique de la façon que nous venons de décrire. Il est symptomatique que lorsque certains titres ont tenté de tirer parti de liens informels via des blogs de lecteurs par exemple, pour se substituer aux correspondants, cela s’est soldé par un échec. Ce ne sont donc pas les seules compétences techniques du journalisme qui importent dans la production attendue de la part des correspondants mais leurs témoignages participatifs qui s’apparentent aux modèles du citizen journalism... Ce genre du photojournalisme de proximité n’existerait pas sans ce modèle de collaboration implicite. Tout d’abord parce que, rappelons-le, il ne s’agit pas de refléter la vie locale, mais bel et bien d’en construire une représentation publique depuis une focalisation interne. Plusieurs décennies d’éditions avec peu de changements ont sédimenté des formes et des genres qui constituent aujourd’hui un objet singulier dans le paysage médiatique français. Pour les entreprises de presse, cela garantit des publications qui ne sont pas soumises à concurrences sur ce même registre. Les photographies du correspondant de presse locale incarnent toujours l’intérêt que le journal local porte au territoire.
32La mise en publicité des images des anonymes qui concourent à la citoyenneté est une des fonctions majeures de la presse locale. Le dispositif complexe que nous observons ici n’est pas une déclinaison mineure d’un journalisme de reportage et d’information. De même, le qualificatif de « presse miroir » ne reflète pas les process de représentations et de reconnaissances des positions d’acteurs locaux qui s’enchaînent pour produire ces journaux de proximité. Nous découvrons, au gré des pages d’informations locales, des galeries de portraits d’un monde d’anonymes qui désirent le rester tout en inscrivant une trace éphémère dans l’histoire collective de leurs territoires. Le photojournalisme qui sert cette aspiration s’écarte souvent des règles canoniques de la profession tout en présentant une très grande stabilité. Il révèle toute la technicité de ces « hors-statut », eux aussi anonymes qui, photographie après photographie, construisent l’imagerie d’un monde ordinaire. C’est à l’échelle des générations que se lit cette presse qui enrichit au fil du temps la mémoire collective de ceux qui habitent un territoire. Nous parcourons ces pages comme l’on feuillette l’album de photos de famille, s’il manque des légendes sous des photos parfois floues, parfois mal cadrées, cela n’a pas d’importance. La finalité est ailleurs, ce n’est ni une galerie d’art, ni un instantané inédit de la vie quotidienne qu’il faut chercher dans ces pages ; c’est une trace qui conduit chaque lecteur à s’interroger sur sa place dans son territoire de vie.