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Les habitants du rural et leurs services publics : pratiques et opinions d’usagers

People in rural areas et their practices and opinions as users
Los habitantes del rural y sus servicios públicos: prácticas y opiniones de los usuarios
Ygal Fijalkow et Christophe Jalaudin
p. 86-107

Résumés

Une enquête statistique réalisée dans quatre pays de Midi-Pyrénées montre que les habitants des zones rurales, malgré les contraintes logistiques liées à leur situation géographique, ne délaissent pas leurs services publics de proximité. Ils revendiquent en revanche de pouvoir disposer d’une offre de services identique à celle de leurs homologues urbains. L’occasion de réinterroger ici la notion de rapport territorialisé aux services publics.

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Texte intégral

  • 1 Le département de la Creuse est à cet égard emblématique puisque 263 élus présentent en 2004 leur d (...)
  • 2 Le principe de mutabilité oblige les pouvoirs publics à adapter l’offre de service public aux circo (...)

1L’organisation des services publics en milieu rural, leur implantation géographique et leur accessibilité sont des questions qui préoccupent les élus locaux1, mais aussi et surtout les habitants. La presse locale offre souvent le témoignage d’un décalage entre une population qui s’inquiète ou refuse les évolutions en cours (délocalisation, modification des horaires d’un bureau de poste, fermeture de classe, de gendarmerie, de trésorerie, regroupement dans une offre multiservices, etc.) et le discours des services publics qui déclarent s’adapter aux nouvelles réalités des populations et de leurs usages. Les travaux qui étudient ces transformations les analysent rarement comme l’application du principe de mutabilité2 aux nouvelles réalités des territoires. Ils présentent plutôt les réformes comme une rationalisation des activités essentiellement déterminée par des impératifs économiques et budgétaires. En même temps, les indicateurs qui viennent renseigner la nécessité de procéder à des réorganisations de services ne sont pas détachés des situations locales. L’évaluation du taux de fréquentation des services et la mesure des évolutions économiques et démographiques sont territorialisées. C’est ainsi par exemple que la disparition d’un bureau de poste ou la fermeture d’une classe d’école se trouvent justifiées par une baisse d’activité censée refléter le recours moins fréquent d’une population locale que l’on sait moins nombreuse, vieillissante et moins active.

  • 3 Cette vision d’une population rurale ayant des caractéristiques communes s’impose à la perception d (...)
  • 4 Nous rejoignons ici Muller (2000) lorsqu’il montre que la mise en œuvre d’un programme public s’app (...)
  • 5 Cette enquête par questionnaire avait pour objet de rendre compte des pratiques et des opinions des (...)

2Reste que, dans les discours3 et les rapports officiels (Durieu, 2005; Mariotti, 2005), le service public en milieu rural est associé à un territoire spécifique en termes de population et donc d’usagers. Par-delà les situations locales, persiste l’idée selon laquelle les usagers du rural n’ont pas tout à fait les mêmes pratiques ni les mêmes attentes en matière de service public. Cette représentation commune des usagers paraît tellement banale qu’elle se trouve rarement questionnée alors même qu’elle contribue, à sa mesure, à définir les conditions de la réorganisation ou de la fermeture des services publics4. Aussi, en lisant ces travaux, le sentiment qui prévaut est qu’ils ont en quelque sorte davantage produit le point de vue des usagers plutôt que de le restituer. Partant de ce constat, nous avons cherché à savoir si l’inscription géographique en milieu rural suffit à définir un rapport spécifique aux services publics. Nous ne l’avons pas fait en étudiant des mouvements sociaux et des collectifs d’usagers (Godbout, 1987; Laville et Sainsaulieu, 1997; Neveu, 1999; Rui, 2004; Michel, 2010), ni en observant des situations de face-à-face avec un agent du service public (Warin, 1993; Joseph et Jeannot, 1995; Dubois, 1999; Weller, 1999), mais en demandant à ceux qui sont directement concernés de s’exprimer en tant qu’usagers. 1410 habitants de communes rurales de Midi-Pyrénées ont ainsi été interrogés et 1397 habitants de communes urbaines ont servi de groupe témoin5. L’analyse confirme que les usagers du rural entretiennent un rapport spécifique à leurs services publics et montre que les aménagements proposés sur leurs territoires ne viennent pas combler le profond sentiment d’abandon et d’injustice qui les anime. Pour en rendre compte, nous décrirons d’abord la manière dont les ruraux appréhendent l’accès et évoquent leur fréquentation. Puis, nous restituerons les perceptions qu’ils ont des évolutions passées et à venir, les exigences qu’ils expriment et les solutions qu’ils retiennent pour améliorer l’offre locale de service public. À l’issue de cette présentation descriptive, nous montrerons la distance qui sépare la manière dont les habitants du rural présentent leurs relations aux services publics d’avec celle qui anime les réformes, ceci afin de soutenir l’idée d’un rapport territorialisé au service public qui n’est pas complètement identique à celui des réformateurs.

Fréquentation et accès aux services publics

3Le juste niveau d’implantation territorial des services publics est déterminé sur la base de deux dimensions essentielles: l’accès et la fréquentation. Les services publics doivent être présents sur tout le territoire national et compter sur suffisamment d’usagers pour être considérés comme essentiels. Le premier point de notre analyse concerne la manière dont les habitants perçoivent ces deux conditions. À quelle distance de leur domicile évaluent-ils les services publics? Déclarent-ils avoir impérativement besoin d’un véhicule pour accéder aux services? Ont-ils le sentiment d’être des usagers occasionnels ou réguliers, d’utiliser prioritairement les services de proximité? Tout au long de l’analyse nous comparons les réponses apportées par les habitants des zones rurales à celles des habitants des zones urbaines afin de pouvoir en apprécier les spécificités.

A proximité ou à distance ?

  • 6 Selon la loi de régulation postale de 2005, 90 % de la population des départements doivent avoir un (...)

4Se rendre à la poste, au commerce d’alimentation générale, avoir accès à des soins médicaux, aller à l’école ou au collège, rythment les déplacements quotidiens de la population. Les temps d’accès peuvent à cet égard être perçus comme une contrainte qui influence la fréquentation des services. C’est d’ailleurs l’un des indicateurs officiels utilisés pour justifier la localisation du service postal6: on suppose que plus un service est éloigné du domicile, moins est importante la probabilité qu’il soit fréquenté. Interrogés sur cet aspect, les habitants des communes rurales estiment la plupart des services à moins de vingt minutes de chez eux (graphique 1).

Graphique 1 – Estimation de la distance en temps d’accès (N Rural= 1410) [%]

Graphique 1 – Estimation de la distance en temps d’accès (N Rural= 1410) [%]
  • 7 Précisons que les questions sur l’école et sur le collège n’ont été adressées qu’aux personnes ayan (...)

5Il n’y a guère que l’hôpital et la maternité qui sont majoritairement évalués à plus de vingt minutes de trajet du domicile. Tous les autres services, à l’exception du collège7, sont majoritairement considérés comme étant à moins de 20 minutes et même, plus surprenant, à moins de 10 minutes. C’est ainsi que, pour 86,0% de la population rurale interrogée, l’école élémentaire est à moins de 10 minutes. On retrouve la même estimation pour les petits commerces (77,5%), la poste (77,4%), et le médecin (68,2%). L’accès aux services de proximité est donc globalement évalué à une durée de trajet qui s’avère proche du temps d’accès moyen pour les habitants des bassins de vie ruraux étudiés par Hilal (2007). En matière de temps d’accès, les habitants de zones urbaines offrent des réponses très proches de celles données par les ruraux (graphique 2). Comme ces derniers, ils estiment majoritairement que la plupart des services se trouvent à moins de vingt minutes d’accès et même à moins de dix minutes. La différence réside dans le fait que les urbains sont, sur presque tous les sujets, plus nombreux à l’affirmer. Les services sont toujours estimés comme étant plus proches. 92,1% des urbains évaluent l’école élémentaire à moins de 10 minutes contre 86,0% des ruraux. 83,6% des urbains estiment la poste à moins de dix minutes contre 77,4% des ruraux. Même l’hôpital et la maternité, qui sont désignés comme étant les services les plus éloignés, ne le sont pas autant en milieu urbain que dans le rural.

Graphique 2 – Estimation de la distance en temps d’accès (N Urbain= 1397) [%]

Graphique 2 – Estimation de la distance en temps d’accès (N Urbain= 1397) [%]

6L’estimation du temps plus long pour accéder aux services publics est un résultat qui se vérifie pour l’ensemble des services concernés et engage une perception différente de la proximité que vient confirmer la nécessité d’utiliser un véhicule motorisé.

À pied ou en véhicule à moteur ?

7Quel que soit le service envisagé, ce sont systématiquement les ruraux qui affirment avoir impérativement besoin d’un véhicule (tableau 1). C’est à propos des petits commerces alimentaires, de la poste, de la gendarmerie, du médecin, du collège, des établissements pour personnes âgées ou encore de la bibliothèque médiathèque, que les écarts sont les plus accentués: à chaque fois, près de 30 points séparent les déclarations des populations rurales et urbaines. Ainsi, lorsque 87,5% des ruraux indiquent avoir impérativement besoin d’utiliser un véhicule pour se rendre dans une gendarmerie, seuls 55,3% des urbains répondent de la même manière.

Tableau 1 – Utilisation impérative d’un véhicule motorisé? (N= 2807)

[%]

Rural

Urbain

L’école élémentaire

56,9

36,1

Le collège

78,5

50,5

La poste

70,3

38,3

La gendarmerie

87,5

55,3

L’hôpital

98,2

76,4

Les petits commerces alimentaires

71,8

36,0

Le médecin

81,8

49,5

La maternité

97,2

81,9

Un établissement pour personnes âgées

84,6

56,2

Une bibliothèque, médiathèque

77,3

49,1

8Toutefois d’un point de vue statistique, tous les écarts envisagés dans le tableau ci-dessus sont réputés significatifs. Et cet effet rural/urbain, en même temps qu’il structure fortement les comportements et les représentations, s’avère également primordial puisque aucune autre variable sociologique ne paraît pouvoir lui contester la primeur de cette action discriminante: ni le sexe des enquêtés, ni leur âge, ni le diplôme obtenu, ni la situation professionnelle.

9L’usage impératif d’un véhicule, nettement plus marqué dans le rural, et le sentiment manifeste que les services publics sont plus éloignés, permettent-ils d’expliquer la moindre fréquentation des services publics? C’est l’hypothèse que l’on peut faire pour ceux qui estiment le temps de trajet trop long et coûteux, et plus encore pour ceux qui ne disposent pas d’un véhicule et n’ont que de modestes ressources financières.

Occasionnels ou réguliers ?

10Non seulement les habitants du rural déclarent fréquenter les services publics de proximité mais, qui plus est, les fréquenter souvent (tableau 2). C’est ce qui ressort des réponses recueillies à propos de la poste, qui se prête mieux que d’autres services à une comparaison entre rural et urbain. L’analyse des réponses montre que ni l’estimation du temps d’accès plus long, ni la nécessité de recourir à un véhicule, ne viennent affaiblir la fréquentation de ce service: 34,7% des ruraux disent aller au moins une fois par semaine à la poste contre 23,4% des urbains. Le rythme des visites dans les petits commerces alimentaires ou épiceries est également plus soutenu dans le rural que dans l’urbain. Il n’existe donc pas, en matière de fréquentation déclarée, d’écart indiquant que les ruraux auraient moins recours à ces services que les urbains.

Tableau 2 – La fréquence des visites dans les services publics de proximité (N= 2807)

[%]

Rural

Urbain

Au moins 1 fois/sem.

Au moins 1 fois/mois

Moins souvent

Au moins 1 fois/sem.

Au moins 1 fois/mois

Moins souvent

La Poste

34,7

44,1

21,3

23,4

49,1

27,6

Petits commerces alimentaires

85,6

11,7

2,7

80,7

14,4

4,9

11Fréquenter les services publics est une chose, fréquenter ceux qui sont à proximité du lieu de résidence en est une autre. Les résidents de l’espace rural privilégient-ils l’usage des services publics locaux ou sont-ils susceptibles d’aller chercher les mêmes services ailleurs pour des raisons de commodité ou de qualité?

Proximité, commodité ou qualité ?

12La grande majorité des ruraux déclarent fréquenter les services publics les plus proches de chez eux. À cet égard, l’écart entre les réponses apportées par les populations rurales et urbaines s’avère quasi nul, et en tout cas insuffisant pour identifier une spécificité rurale ou urbaine (tableau 3). Pour plus de 85% des populations interrogées, la poste, l’hôpital et les petits commerces alimentaires sont les services que l’on va prioritairement chercher à proximité. Viennent ensuite l’école élémentaire, la bibliothèque, la médiathèque et le collège, mais dans de moindres proportions. Si 6 enquêtés sur 10 environ répondent de cette manière, c’est que les autres usagers s’en vont chercher une offre alternative plus éloignée. La question du choix semble se poser plus fortement pour ces services que pour d’autres. L’enjeu de la réussite scolaire couplée avec la contrainte des trajets quotidiens à effectuer, suppose en effet d’envisager les choses autrement que sous le seul angle de la proximité par rapport au lieu de résidence (Ballion, 1990; Langouët et Léger, 1997; Tournier, 1997). Quant à la bibliothèque et à la médiathèque, si elles ne constituent pas un besoin quotidien, elles semblent refléter des attentes culturelles en vertu desquelles certains usagers se voient obligés de se déplacer, soit par manque de choix ou bien parce qu’ils cherchent à bénéficier d’une offre de meilleure qualité (Maresca, 2006; Donnat, 2009). Signalons que dans ce domaine, les usagers du rural ne sont pas moins qualifiés que les autres pour optimiser leurs choix et pour recourir à d’autres services que ceux qu’ils ont à proximité de chez eux.

Tableau 3 – Fréquentation du service le plus proche du foyer (N= 2807)

[%]

Rural

Urbain

L’école élémentaire

66,0

58,9

Le collège

56,4

57,1

La poste

91,5

91,9

L’hôpital (dans le cas où vous auriez besoins d’y aller)

87,7

87,5

Petits commerces alimentaires ou épiceries

86,6

84,8

Une bibliothèque, médiathèque

62,7

59,9

13Si l’on affine l’analyse au sein de la sous-population des ruraux, il apparaît que le fait de fréquenter l’école élémentaire la plus proche ou l’hôpital concerne significativement plus souvent les enquêtés les plus âgés (65 ans et plus). On retrouve ici la tendance selon laquelle la propension à effectuer de courts déplacements augmente avec l’âge. Quant aux plus diplômés, ils sont les plus nombreux à fréquenter le bureau de poste, ainsi que la bibliothèque ou la médiathèque la plus proche. L’interprétation est ici moins évidente. Doit-on y voir l’expression d’une plus grande facilité à utiliser des services publics qui ne sont pas obligatoires? Ne peut-on aussi y voir la fidélité analysée par Hirschman (1972)? Cette fréquentation plus soutenue serait alors la manifestation d’un soutien aux services publics, une sorte de fréquentation engagée pour leur donner du travail et justifier ainsi leur présence.

14Alors même que la facilité d’accès n’est pas perçue de façon identique, la structure générale des usages des services publics est relativement semblable en milieu rural ou en milieu urbain. De plus, lorsque des écarts sont repérables, ils présentent les ruraux comme des usagers plus réguliers et plus assidus envers les services publics de proximité. Qu’en est-il des perceptions qu’entretiennent les usagers à l’égard des services publics? Observe-t-on une convergence de vues entre ruraux et urbains?

Jugements, exigences et pistes d’amélioration

15Le deuxième point de notre analyse concerne trois aspects: les jugements généraux formulés à l’endroit des services publics, les exigences proclamées et les pistes d’amélioration envisagées. Les habitants interrogés ont donné leur avis sur la situation passée et à venir des services publics, et ont exprimé leurs sentiments à l’égard des mesures proposées pour faciliter leur accès aux services publics.

Une inquiétude croissante

  • 8 Dans ce registre, le temps d’attente, les horaires, les délais, la paperasserie, le traitement impe (...)

16Le sentiment que les services publics se sont détériorés depuis les cinq dernières années constitue une opinion partagée par la majorité des habitants des zones rurales (tableau 4). À l’exception de la gendarmerie et des petits commerces alimentaires ou épiceries, tous les services publics sont concernés et la majorité de la population interrogée y souscrit. Au total 59,0% des personnes interrogées pensent que le bureau de poste s’est détérioré, 56,9% que l’école, et 56,5% que le collège sont dans le même cas. Les services de proximité et du quotidien sont les plus visés par ce jugement négatif. Ces critiques peuvent sans doute en partie être assimilées aux traditionnelles réclamations adressées au service public8 ou à des attentes sur la qualité des prestations offertes (Fijalkow, 2006) mais elles ne sont sûrement pas étrangères au fait que la restriction de l’accès aux services publics et l’altération de la qualité de l’offre sont identifiées comme des problèmes spécifiquement ruraux.

Tableau 4 – Opinions des ruraux sur l’évolution des services dans les 5 dernières années [%]

Q: Pensez-vous que les services suivants se sont:

Détériorés

Améliorés

identiques

Le bureau de poste

59,0

15,9

25,2

L’école élémentaire

56,9

14,4

28,7

Le collège

56,5

12,4

31,1

L’hôpital

45,9

26,8

27,3

La gendarmerie

41,0

9,4

49,6

Petits commerces alimentaires

36,6

21,6

41,8

17La mise à jour de certains facteurs sociodémographiques apporte à ce tableau un éclairage complémentaire. Ainsi, les plus âgés parmi les ruraux affirment significativement plus souvent que la situation de l’école élémentaire ou des petits commerces alimentaires s’est détériorée. Par ailleurs, les fractions les plus diplômées de la population déclarent plus que les autres que la situation s’est détériorée au cours des cinq dernières années, pour tous les services. Cela semble confirmer que c’est parmi cette population que l’on trouve ceux qui portent un regard plus sévère sur les évolutions passées et que l’on trouve une proportion plus significative de militants qui dénoncent le traitement réservé aux territoires ruraux.

18Si les enquêtés ruraux sont davantage enclins à retenir l’idée d’une détérioration, les urbains n’en restent pas moins critiques vis-à-vis des évolutions qu’ont connues les services publics au cours des cinq dernières années. Comme les ruraux, ils sont plus nombreux à déclarer que l’école élémentaire (47,2%), le collège (49,6%), la poste (36,9%) et l’hôpital (38,5%) se sont détériorés. Toutefois, la majorité des urbains portent un regard plus nuancé, moins critique que les ruraux sur les services publics.

Tableau 5 – Opinions des urbains sur l’évolution des services dans les 5 dernières années [%]

Q: Pensez-vous que les services suivants se sont:

Détériorés

Améliorés

identiques

L’école élémentaire

47,2

26,0

26,7

Le collège

49,6

25,9

24,6

Le bureau de poste

36,9

32,8

30,3

La gendarmerie

24,9

18,2

56,9

L’hôpital

38,5

35,2

26,4

Petits commerces alimentaires

28,5

28,2

43,2

19L’avis négatif qu’expriment les ruraux sur le bilan se répète lorsqu’ils s’expriment sur les années à venir (tableau 6). Le sentiment général est que tous les services publics vont se détériorer. Comparaison faite, les ruraux sont même plus nombreux à porter un jugement négatif sur l’avenir que sur le passé. L’école élémentaire (60,8%), le bureau de poste (60,2%) et le collège (58,6%) sont les services qui recueillent les plus fortes appréhensions quant à l’évolution de leur situation. Soulignons ici que ces services ont longtemps incarné la présence publique sur les territoires ruraux. C’est peut-être la raison pour laquelle ils focalisent davantage de pessimisme. Ceci étant, même si les réponses sont plus nuancées pour les autres services, le sentiment que les petits commerces alimentaires (48,3%), la gendarmerie (44,7%) et l’hôpital (47,3%) vont se détériorer, reste conséquent.

Tableau 6 – Opinions des ruraux sur l’évolution des services dans les 5 prochaines années [%]

Q: Pensez-vous que les services suivants vont:

Se détériorer

S’améliorer

Ne pas changer

L’école élémentaire

60,8

16,0

23,2

Le bureau de poste

60,2

14,2

25,6

Le collège

58,6

13,8

27,6

Les petits commerces alimentaires

48,3

15,1

36,7

La gendarmerie

44,7

12,0

43,3

L’hôpital

47,3

21,1

31,7

20Toutes ces prévisions ne sont pas nécessairement l’objet de disparités très marquées selon le sexe des individus, leur âge ou leur niveau de diplôme. Les catégories les plus âgées prédisent toutefois plus souvent la détérioration à venir du plus grand nombre de services: la poste, les petits commerces alimentaires, la gendarmerie et l’hôpital. De leur côté, les jeunes parient sur une amélioration de la situation pour les écoles élémentaires. Quant aux détenteurs du baccalauréat ou d’un diplôme du supérieur, ils croient en la détérioration de l’école élémentaire, du collège et de l’hôpital.

21Ce sentiment de dégradation à venir n’est pas aussi marqué chez les habitants des zones urbaines (tableau 7). Lorsque l’on compare le jugement qu’ils portent d’une part sur les cinq dernières années et d’autre part sur les cinq années à venir, on observe une relative stabilité. Il y a bien sûr quelques services (tels la poste) pour lesquels les urbains se montrent plus pessimistes, mais dans l’ensemble les jugements ne varient pas significativement. En revanche, l’écart entre les déclarations des urbains et des ruraux est ici flagrant. Les ruraux sont nettement plus enclins à déclarer que la détérioration des services publics reste à venir. À titre d’exemple, contre 47,6% des habitants des zones urbaines qui indiquent que l’école élémentaire va se détériorer au cours des cinq prochaines années, 60,8% des habitants des zones rurales émettent un pronostic identique.

Tableau 7 – Opinions des urbains sur l’évolution des services dans les 5 prochaines années [%]

Q: Pensez-vous que les services suivants vont:

Se détériorer

S’améliorer

Ne pas changer

L’école élémentaire

47,6

28,9

23,5

Le bureau de poste

43,9

28,5

25,6

Le collège

48,0

28,8

27,6

Les petits commerces alimentaires

37,2

25,4

37,4

La gendarmerie

34,2

20,5

45,4

L’hôpital

38,5

29,3

32,3

22Ces opinions s’inscrivent en cohérence avec les attentes que formulent les ruraux lorsqu’on leur demande, à propos des divers services, quels sont ceux qu’il faut impérativement maintenir en l’état, maintenir aux prix de concessions ou laisser quitter les territoires.

Des exigences immuables

23En la matière les habitants du rural ne se montrent guère plus exigeants (ou même plus conciliants) que leurs homologues urbains. En fait, ni les uns ni les autres ne consentent à laisser partir les services de leur territoire ou à faire quelques concessions (tableau 8). En d’autres termes, les usagers dans leur ensemble ne sont pas prêts à négocier le départ des services ou à adhérer spontanément à l’idée d’aménager l’offre de service. Les chiffres sont éloquents et on pourrait les résumer ainsi: tous les services publics doivent être maintenus à l’endroit où ils sont.

Tableau 8 – Services à maintenir impérativement en l’état sur le territoire

Q: Parmi les services suivants, quels sont ceux qu’il faudrait maintenir impérativement en l’état sur votre territoire? [%]

Rural

Urbain

Le médecin

93,5

94,9

Les petits commerces alimentaires

91,5

90,6

La maternité

91,5

91,2

L’hôpital

91,4

90,5

La gendarmerie

91,1

91,9

Le collège

90,6

90,9

La poste

89,9

91,3

L’école élémentaire

88,9

90,7

Une bibliothèque, médiathèque

89,9

90,9

24Si cette attente de proximité est majoritaire, en rural comme en urbain, les services les plus souvent évoqués comme devant être impérativement accessibles ne sont pas toujours les mêmes. Dans le rural, les urgences médicales (médecin, maternité, hôpital) ainsi que les besoins quotidiens en alimentation gagnent quelques points sur l’école, la poste et la bibliothèque. Alors que, pour les habitants des zones urbaines, la gendarmerie arrive en deuxième position et recueille 91,9% des réponses obtenues. Il paraît clair que les usagers se montrent d’autant plus intransigeants que les services concernés leur paraissent répondre à des besoins de première nécessité.

25Par ailleurs, ces opinions ne font pas l’objet de contraste significatif selon les caractères sociodémographiques les plus couramment envisagés. En milieu rural, ni le sexe de l’enquêté ni son âge ni son niveau de diplôme ne sont de nature à faire varier significativement les attitudes sur la question du maintien des services sur le territoire. Ce qui témoigne, en la matière, de la robustesse et du primat du critère rural-urbain.

26Lorsque l’on demande aux habitants de se prononcer sur le temps de trajet maximum acceptable pour se rendre dans un service public, les réponses des usagers confirment le rapport aux services réputés de première nécessité, sans négliger pour autant la réalité de l’implantation actuelle des services publics (tableau 9). L’hôpital illustre assez bien ce phénomène: même si l’on peut l’assimiler à un service de première nécessité, les ruraux sont davantage nombreux à accepter qu’il se situe à plus de 20 minutes de leur lieu de résidence. Même tendance en ce qui concerne le collège et la bibliothèque ou médiathèque: on décèle chez les ruraux une tolérance plus grande à l’égard du temps nécessaire pour accéder aux services publics. Comparer le temps estimé (graphiques 1 et 2) avec le temps acceptable (tableau 9) pour accéder aux différents services, permet d’identifier ceux dont les usagers estiment être trop éloignés et ceux dont ils estiment être à bonne distance. Pour les ruraux comme pour les urbains, c’est d’abord l’hôpital qui est jugé trop éloigné du lieu de résidence. Pour les autres services, des écarts se font jour entre ruraux et urbains. Dans le rural, la gendarmerie, le médecin et les petits commerces sont jugés trop éloignés, alors que dans l’urbain il n’y a que le médecin qui soit concerné; autrement dit, les autres services sont perçus comme étant à « la bonne distance ».

Tableau 9 – Temps de trajet maximal toléré: 10 à 20 minutes [%]

[%]

Rural

Urbain

Les petits commerces alimentaires

96,9

97,8

Le médecin

97,6

97,4

La poste

97,2

96,1

L’école

95,3

97,5

La gendarmerie

93,5

93,1

Le collège

89,7

95,6

Une bibliothèque, médiathèque

83,4

87,9

L’hôpital

82,0

95,5

27Très rares sont les caractères sociodémographiques permettant, en milieu rural, d’identifier des lignes de contraste. Tout au plus l’âge se pose-t-il en principe discriminant en de rares domaines: les plus jeunes enquêtés revendiquent davantage que leurs aînés la proximité d’équipements tels que la bibliothèque ou la médiathèque, ou encore l’hôpital. Ce qui atteste une fois de plus du caractère monolithique et univoque de l’état de l’opinion en milieu rural.

28Invités, en outre, à retenir la solution qui leur semble la plus à même de favoriser leur accès aux services publics, les habitants du rural manifestent également leur attachement au fait de voir préservé le principe de proximité, devant tout autre solution.

Pistes d’amélioration

29Parmi les principales pistes visant à améliorer l’accès aux services publics, les préférences des habitants du rural vont à la création d’espaces regroupant plusieurs services publics (80,8%) ainsi qu’à l’installation de permanences de proximité, même seulement pour quelques heures par semaine (76,4%). Si la majorité des ruraux jugent prioritaire de maintenir une présence physique des services publics sur leur commune, cela ne les empêche pas d’être ouverts à d’autres pistes, comme celle consistant à développer les transports en commun pour faciliter les déplacements vers les services (69,6%), ou celle proposant de recevoir les usagers sur rendez-vous (64,8%). Ils sont en revanche plus partagés lorsqu’il s’agit d’encourager l’accès aux services publics par Internet (56,4%), de développer des points de service public chez certains commerçants (53,2%) ou de favoriser le déplacement d’agents des services publics au domicile des usagers (49,5%). La solution la plus massivement rejetée est celle qui propose aux usagers de bénéficier d’horaires d’ouverture plus étendus, mais plus éloignés de chez eux (27,9%). Finalement, il apparaît clairement que l’adhésion des habitants ruraux aux pistes qui leur sont proposées est d’autant plus acquise que la proximité des services publics est invoquée. Ils sont d’ailleurs, par rapport aux urbains, globalement plus nombreux à accepter l’idée d’une offre de services publics qui resterait à imaginer, à créer et à mettre en place.

Tableau 10 – Actions les plus adaptées pour améliorer l’accès aux services publics [%]

Rural

Urbain

Créer des lieux d’accueil regroupant plusieurs services publics

80,8

73,3

Installer des permanences tout près de chez vous, mais

Quelques heures par semaine seulement

76,4

58,6

Développer les transports en commun

69,6

67,6

Proposer un système de service public sur rendez-vous

64,8

57,0

Développer l’accès aux services publics par Internet

56,4

57,0

Développer des points de service public chez certains commerçants

53,2

42,3

Favoriser le déplacement d’agents des services publics à votre domicile

49,5

37,3

Bénéficier d’horaires d’ouverture plus étendus, mais plus éloignés de chez vous

27,9

29,8

30Les lignes de partage structurant les attentes des habitants de milieu rural ne sont guère nombreuses. Le critère d’âge fait ressortir la demande des ruraux les plus âgés à l’égard des déplacements à domicile, mais aussi la faveur des plus jeunes pour des horaires d’ouverture plus étendus de services plus éloignés de chez soi. Ce résultat fait une nouvelle fois apparaitre que l’importance accordée à la proximité des services publics augmente avec l’âge. Quant au niveau de diplôme, il identifie les moins bien nantis comme nourrissant le plus d’attentes sur diverses formules: système de service public sur rendez-vous; déplacement d’agents à domicile; permanences de proximité, même pour quelques heures; points de service chez les commerçants. À l’opposé, les plus diplômés des enquêtés revendiquent le développement des accès par Internet. Le développement de dispositifs numériques souvent présentés comme la solution de substitution à l’absence des services publics ne convainquent pas tous les publics comme le rappelle les travaux qui portent sur le fossé numérique (Michel, 2001).

31Au vu des résultats dont nous disposons, il devient désormais possible de faire dialoguer la figure de l’usager telle qu’elle s’est construite au fil des résultats présentés, avec la rhétorique décisionnelle qui formalise et justifie la réorganisation ou la fermeture des services publics dans l’espace rural.

Usager rural : un profil pertinent ?

32En offrant la possibilité aux habitants du rural de s’exprimer en tant qu’usagers, on est frappé de constater que l’image qu’ils donnent de leur vécu et de leurs représentations n’est guère conforme à celle que s’en font ceux qui prônent les transformations des services publics en milieu rural. L’occasion est ici offerte de réinterroger les conditions de possibilité d’un rapport territorialisé au service public.

Ruraux et urbains : des usagers différents ?

33En milieu rural, les représentants des services publics présentent le processus de réorganisation qui les traverse sous les traits d’une adaptation, en phase avec les réalités des territoires. Ce qui sous-entend qu’ils s’adressent dans le cadre de leur mission à des usagers censés différer de leurs homologues résidant en ville. Opposer ainsi ruraux et urbains afin de penser différents rapports aux services publics ne va pourtant pas de soi. Les résultats d’enquête montrent que l’inscription géographique dans des lieux disparates ne suffit pas à définir des pratiques différentes de recours au service public. Les habitants vivant dans des communes rurales et rencontrant plus de difficultés pour y accéder adoptent des conduites analogues à celles des usagers vivant en ville. Quand bien même ils estiment en être plus éloignés que les urbains et avoir besoin d’un véhicule, leur fréquentation des services publics n’est pour autant pas moins importante.

34Usagers ruraux et urbains se rejoignent également lorsqu’il s’agit de manifester un attachement aux services publics de proximité. Les uns et les autres réclament, d’abord et avant tout, le maintien des services sans condition. Cette revendication est indistinctement présente dans le rural comme dans l’urbain. Si les modes d’accessibilité aux services tiennent lieu de critères importants, les habitants se montrent malgré tout attachés à la présence des services de proximité sur leur territoire, dans leur commune. Dans bien des domaines, les usagers se ressemblent plus qu’ils ne s’opposent. Cela signifie-t-il pour autant qu’il n’existe pas de différences? Que les usagers ruraux sont en tous points identiques aux urbains? Non, bien sûr. Des variations existent, mais elles sont davantage perceptibles à propos des opinions sur l’évolution des services publics ou lorsqu’il s’agit d’envisager des solutions pour en faciliter l’accès. Les ruraux apparaissent alors nettement plus pessimistes que ne le sont les urbains et semblent davantage redouter un affaiblissement ou une dégradation de la qualité de l’offre de services publics dans le rural. C’est sans doute pour cette raison qu’ils se montrent davantage enclins à accepter la plupart des formules qui permettent le maintien des services publics à proximité de chez eux. Toutes les solutions sont bonnes à prendre, à condition que le temps d’accès demeure acceptable, c’est-à-dire grosso modo identique à celui auquel ils sont habitués. Plus exposés que les urbains aux réorganisations des services publics, les ruraux paraissent plus sensibles aux offres alternatives et plus conciliants. La sous-population la plus représentative est à cet égard celle des plus diplômés. Ils sont systématiquement les plus inquiets et les plus accommodants.

Une fréquentation en baisse, pour qui ?

35Au nombre des arguments qui justifient les réorganisations des services publics en milieu rural, l’un des plus intégrés par le grand public consiste à mettre en avant l’inexorable baisse de fréquentation. C’est là une tendance que tous les services concernés disent observer et qui, d’après les prévisions, devrait s’intensifier dans les années à venir. Les communes les moins peuplées sont donc nécessairement celles dans lesquelles on fréquente moins les services publics. Pourtant, les habitants des communes rurales se présentent comme des usagers réguliers et, lorsque l’on compare leurs réponses avec celles des urbains, déclarent même recourir davantage aux services publics. Au vu de tels résultats, l’hypothèse d’un décalage entre représentations de la population interrogée et mesure objective de la fréquentation des services, se pose. Les uns se vivent et se présentent comme des usagers assidus ou réguliers, les autres sondent une fréquentation des services à la baisse. Incommensurabilité des échelles d’analyse, dissonance entre objectivation quantitative d’un phénomène et expérience vécue au plan individuel: le retrait des services publics justifié par le manque de public peut paraître d’autant plus injuste aux habitants des communes rurales qu’ils ont le sentiment de beaucoup les fréquenter. Alors même qu’ils sont, ou du moins qu’ils se pensent – fût-ce en toute naïveté – comme de bons usagers et mêmes de bons clients, ils observent ou redoutent que les services publics qui sont à proximité de chez eux ne disparaissent ou ne se transforment en invoquant une baisse de fréquentation. Partant, on peut penser que c’est dans le décalage entre ces deux ordres de faits que réside, pour partie, l’explication au malaise ressenti par les usagers de l’espace rural. Ils comprennent d’autant moins les réformes auxquelles ils se trouvent exposés qu’ils estiment être pénalisés alors même qu’ils sont irréprochables.

36L’absence de convergence entre ces deux analyses explique peut-être aussi le pessimisme des usagers du rural, renvoyés à un sentiment d’impuissance malgré les conduites individuelles empreintes de bonne volonté qu’ils estiment consentir. Force est de constater, à leur décharge, que la baisse de fréquentation enregistrée au niveau « macro » par les services publics ne rend guère justice, pour des raisons méthodologiques évidentes, à l’engagement des habitants qui privilégient les services de proximité et qui consentent parfois à se déplacer davantage. Qui plus est, jusqu’alors, seuls les commerces et services privés étaient susceptibles de disparaître ou de se délocaliser par manque de clientèle. Même si une commune pouvait perdre une classe ou une école, il s’agissait le plus souvent d’un cas particulier, d’une exception, non de la règle. Il était donc commun de penser, chez les habitants du rural, que l’implantation et l’organisation des services publics ne pouvaient être affectées par ce phénomène.

Des besoins différents ?

37« Le service public doit évoluer pour mieux répondre aux besoins »: c’est en ces termes que s’argumente communément la réorganisation des services publics ruraux. Les réformes engagées se posent comme un moyen de réajuster l’offre locale de service public, jugée trop abondante pour des usagers moins présents mais plus exigeants. L’argument sur lequel elles s’appuient réside en ce que les ruraux n’ont plus aujourd’hui les mêmes besoins qu’hier parce qu’ils ont changé. Ils sont généralement présentés à travers trois idéaux-types d’usagers qui, pour diverses raisons, ne fréquentent plus autant les services publics. On y trouve immanquablement: le profil des habitants âgés qui ont de plus en plus difficulté à se déplacer au guichet; celui des utilisateurs des offres de services à distance enclins à préférer Internet pour entrer en contact avec les services; et enfin celui des actifs, plus mobiles aujourd’hui qu’hier et qui sont donc susceptibles de parcourir des distances plus importantes. Les usagers qui prennent vie à travers les statistiques analysées ne corroborent pas complètement cette analyse. Reprenons un à un chacun de ces trois motifs.

38L’habitant âgé (65 ans et plus) apparaît comme celui qui est le plus attentif au critère de la proximité des services. Il est d’ailleurs le plus enclin à fréquenter les services locaux qui nécessitent de courts déplacements. Mais cela ne fait pas pour autant de lui un usager limité dans sa mobilité, prêt à s’abstenir de services plutôt que de parcourir de plus grandes distances. C’est même par exemple chez les plus âgés que l’on trouve plus fréquemment des diplômés qui n’hésitent pas à sortir des frontières de leur commune pour devenir des consommateurs de culture en médiathèque et en bibliothèque. Et plus loin encore, c’est indéniablement dans le rural, davantage que dans l’urbain, que se repère chez les seniors un profil de retraité plus « allant » dans ses activités et déplacements quotidiens, du fait probablement de son vécu antérieur dans un territoire où la question des mobilités s’est toujours posée avec une acuité particulière, parfois cruciale. La figure de l’usager vieillissant, apathique et captif d’une offre de proximité, existe sans doute dans le rural mais elle n’est pas celle qui s’impose au travers de l’enquête.

39Le développement des offres de services à distance (Internet) peine à trouver son public rural. Au vu de nos résultats, Internet demeure le moyen d’accès le moins utilisé pour entrer en contact avec les services publics (44,4%). Il arrive bien après la présence physique au guichet (80,2%), le téléphone (71,0%) et le courrier (59,8%). Les ruraux sont, par comparaison avec les urbains, toujours plus nombreux à déclarer utiliser les offres de services à distance, à l’exception d’Internet. Sans remettre en cause l’intérêt de cet outil, il ne joue pas pour l’instant un rôle essentiel dans les pratiques concrètes de relation aux services publics. C’est encore plus significatif pour les catégories les moins diplômées qui paraissent être celles pour qui l’utilisation potentielle d’Internet et sa généralisation aux services publics demeure pour l’instant inconcevable et inappropriée.

  • 9 Nous avons développé ce point dans un rapport de recherche financé par la région Midi-Pyrénées.

40La figure de l’usager plus souvent actif et donc plus mobile apparaît plus clairement. Surtout lorsqu’il s’agit de consommer de l’école et que le choix d’un établissement ne s’opère pas seulement en fonction de la proximité géographique. C’est une réalité sociale bien connue de ceux qui se sont intéressés aux usagers de l’école et qui ont montré combien la réussite de l’élève, la qualité de l’enseignement (Ballion, 1990; Langouët et Léger, 1997) et des critères plus idéologiques, peuvent peser sur le choix de l’établissement (Tournier, 1997). Mais cet aspect ne doit pas faire oublier que l’habitant du rural est avant tout un consommateur qui veut pouvoir trouver à proximité de chez lui les services qui peuvent lui permettre de maintenir et d’améliorer sa qualité de vie. À cet égard, il ne défend pas plus les services publics que les services aux publics9. Les petits commerces alimentaires sont aussi essentiels que l’école ou la présence postale. Il faut moins comprendre cela comme une revendication politique de citoyens qui manifestent pour une répartition égalitaire des biens publics sur l’ensemble des territoires que comme une réclamation de consommateurs qui défendent leur droit à consommer. On retrouve ici l’habileté des usagers à jouer sur différents registres civiques et marchands pour plaider leur cause (Fijalkow, 2002). Reste que le malaise des ruraux est réel, et que ce qui fait la spécificité du rapport de ces usagers au service public c’est surtout un sentiment de délaissement.

41La fréquentation des services publics de l’espace rural, accompagnée des évolutions sociale et sociétale de ces territoires, a progressivement imposé des images d’usagers. Celles-ci sont souvent mobilisées dans les discours ou les rapports publics pour rendre compte du bien-fondé des réformes en cours. Pourtant, elles posent deux problèmes majeurs. Le premier, c’est qu’elles proposent une représentation homogène des habitants de l’espace rural français qui ne tient pas compte de la variété des situations locales et de la diversité des publics concernés. Le second, c’est qu’elles sont parfois en décalage avec la façon dont ces habitants se perçoivent et se décrivent en tant qu’usagers.

42En nous intéressant à ce dernier aspect nous avons pris la mesure de la difficulté qu’il peut y avoir à reconnaître un rapport spécifique des ruraux au service public. L’enquête montre que le critère de la fréquentation ne semble pas discriminant, même lorsque l’accès aux services est plus difficile. Ces usagers ne sont pas plus captifs de l’offre locale, ni plus mobiles que les urbains et ne recourent pas davantage à Internet pour entrer en contact avec les services publics. Les pratiques concrètes des relations aux services publics renvoient à d’autres aspects sociodémographiques et identitaires, comme l’âge et les milieux sociaux d’appartenance.

43C’est surtout dans le domaine des opinions que les habitants du rural se distinguent. Ils se présentent comme des usagers anxieux de l’avenir. Cette inquiétude est peut-être à l’origine d’une fréquentation plus soutenue des services pour mieux montrer leur utilité, elle est en tout cas au principe de l’attachement exprimé pour préserver une présence des services publics à proximité. Les services publics représentent un enjeu spécifique pour les ruraux qui souhaitent voir leur localité demeurer un lieu de vie. Et, dans un contexte où les politiques de réforme modifient la présence des services et les modalités de leur délivrance, la méfiance domine.

  • 10 En réunissant environ 6,4 millions de voix (17,9 %) au premier tour des élections présidentielles, (...)

44Le sentiment d’être délaissé par les services publics n’est pas sans conséquence sur l’idée que les usagers se font du principe d’une répartition et d’un traitement égalitaire. Les petits territoires ruraux sont certainement les plus affectés mais l’impression domine quels que soient les habitants considérés. Les résultats du scrutin de dimanche 22 avril 201210 ont brusquement rappelé comme l’écrivait Warin (1999) que « la performance publique n’est pas pour les usagers des services publics qu’une simple affaire d’efficacité managériale ou de qualité. Elle dépend aussi des réponses apportées à leurs attentes éparses en termes d’équité, de solidarité sociale, de précaution et de responsabilité; le sentiment que nourrissent les usagers d’être traités justement ou injustement par les services publics en découle largement ».

45À quelle image d’usager faut-il donc se fier? Celle dont se servent les services publics ou celle que présentent les habitants au travers de l’enquête menée? Ni l’une ni l’autre de ces façons de décrire les usagers n’épuisent totalement le réel. L’une et l’autre traduisent simplement des points de vue et des niveaux d’analyse à la fois propres et divergents. Les services publics adoptent une perspective gestionnaire, comptable, technicienne et observent les usagers comme des indicateurs qui mesurent l’activité des services. Dans une approche comme celle proposée dans l’enquête, les habitants présentent leurs expériences singulières, leurs opinions et leurs attentes, mais ne nous renseignent pas sur les évolutions démographique et économique des territoires. Alors que chacune de ces représentations des usagers rend compte à sa manière des rapports aux services publics, elles restent encore trop faiblement conciliées en tant qu’outils d’aide à la décision. Parvenir à les faire dialoguer dans une optique constructive permettrait pourtant de réduire les désajustements observés et de renouer avec l’intention toujours réaffirmée au fil des réformes de consulter les populations locales (Loncle et Rouyer, 2004) et de positionner les usagers au cœur des dispositifs (Warin, 1997). À cet égard, les réformes adoptées en milieu rural pourraient être plus attentives aux effets politiques qu’elles peuvent produire sur les habitants. Le service public incarne un modèle de société où la gestion publique est érigée en tuteur de la collectivité et en protecteur de chacun (Chevallier, 1997). Comment dès lors peut-on continuer à ignorer que les usagers sont aussi des citoyens dans leurs rapports aux services publics (Chevallier, 1992; Chauvière et Godbout, 1992; Warin, 1993, Weller, 1999)? Ne faut-il pas également se souvenir que les usagers du rural comme ceux des quartiers populaires (Siblot, 2005) ne sont pas forcément des publics plus fragiles et plus défavorisés dans leurs relations aux services publics? Les réformateurs auraient tort d’inventer des nouveaux services publics à caractère plus « social », ils prendraient le risque d’isoler autrement ceux qui n’ont déjà pas accès aux mêmes services que les autres.

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Bibliographie

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Notes

1 Le département de la Creuse est à cet égard emblématique puisque 263 élus présentent en 2004 leur démission pour protester contre la fermeture des services publics dans l’espace rural.

2 Le principe de mutabilité oblige les pouvoirs publics à adapter l’offre de service public aux circonstances nouvelles de la société en vue de répondre à un besoin d’intérêt général.

3 Cette vision d’une population rurale ayant des caractéristiques communes s’impose à la perception des acteurs des services publics que nous avons rencontrés lors des entretiens exploratoires menés auprès des services de la poste, de l’école, de la gendarmerie et de la santé.

4 Nous rejoignons ici Muller (2000) lorsqu’il montre que la mise en œuvre d’un programme public s’appuie sur un référentiel, c’est-à-dire sur une représentation du problème à traiter, de ses conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre.

5 Cette enquête par questionnaire avait pour objet de rendre compte des pratiques et des opinions des usagers des services publics. La population étudiée a été déterminée selon deux critères. Le premier, d’ordre résidentiel, envisageait l’appartenance à des communes urbaines ou des communes rurales. Le second critère, d’ordre sociodémographique, distinguait des sous-populations numériquement équivalentes d’habitants. Par ailleurs, la structure de la population souscrit, pour les individus majeurs, à la méthode des quotas selon le sexe, l’âge et le niveau de diplôme.

6 Selon la loi de régulation postale de 2005, 90 % de la population des départements doivent avoir un point de contact postal à moins de 5 km de leur domicile ou à moins de vingt minutes de trajet automobile.

7 Précisons que les questions sur l’école et sur le collège n’ont été adressées qu’aux personnes ayant des enfants en âge d’être scolarisés dans ce type d’établissement.

8 Dans ce registre, le temps d’attente, les horaires, les délais, la paperasserie, le traitement impersonnel, sont des critiques qui ont la vie dure.

9 Nous avons développé ce point dans un rapport de recherche financé par la région Midi-Pyrénées.

10 En réunissant environ 6,4 millions de voix (17,9 %) au premier tour des élections présidentielles, Marine Le Pen a fait progresser le Front national de 68 % par rapport à 2007. C’est dans les territoires ruraux que la progression est le plus nette. La ruralité a été au cœur des thèmes développés par la présidente du FN, qui avait ciblé en priorité ces populations et s’était proclamée “la candidate des invisibles”. Elle avait fait de la défense des services publics un de ses axes de campagne.

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Table des illustrations

Titre Graphique 1 – Estimation de la distance en temps d’accès (N Rural= 1410) [%]
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1712/img-1.png
Fichier image/png, 32k
Titre Graphique 2 – Estimation de la distance en temps d’accès (N Urbain= 1397) [%]
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1712/img-2.png
Fichier image/png, 62k
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Pour citer cet article

Référence papier

Ygal Fijalkow et Christophe Jalaudin, « Les habitants du rural et leurs services publics : pratiques et opinions d’usagers »Sciences de la société, 86 | 2012, 86-107.

Référence électronique

Ygal Fijalkow et Christophe Jalaudin, « Les habitants du rural et leurs services publics : pratiques et opinions d’usagers »Sciences de la société [En ligne], 86 | 2012, mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1712 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1712

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Auteurs

Ygal Fijalkow

Maître de conférences en sociologie, Université de Toulouse, CERTOP, UMR CNRS-UT2, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France, ygal.fijalkow@univ-jfc.fr

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Christophe Jalaudin

Maître de conférences en sociologie, Université de Toulouse, LISST, UMR CNRS-UT2, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France,christophe.jalaudin@univ-jfc.fr

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