Navigation – Plan du site

AccueilNuméros86« Bien observer sans se faire rem...

« Bien observer sans se faire remarquer », est-ce toujours possible avec la RGPP ? Le rôle social et l’implantation territoriale de la gendarmerie en question

« To carefully observe without being noticed », is this still possible with the RGPP ? The questioning about the social role and the territorial coverage of the gendarmerie
« Observar correctamente sin que se note », ¿será posible en todo momento con la RGPP. El papel social y la implantación territorial de la « gendarmería »
Frédérique Blot et Thibault Courcelle
p. 14-33

Résumés

La réorganisation spatiale de la gendarmerie, renforcée par la RGPP, se traduit par une transformation de la place de la gendarmerie dans la société. Celle-ci devient une police d’intervention relocalisée au profit d’espaces urbains. Ce faisant, elle n’est plus un outil d’aménagement du territoire tel que le conçoivent les élus ruraux pour qui la gendarmerie serait constitutive du maillage/tissu spatial, un service de proximité au service de la population et fortement lié à celle-ci. Au-delà de la rationalité économique fondée sur des chiffres et des bilans (difficile de ne pas justifier la rigueur et les coupes budgétaires), il faut interroger le type de rationalité sociale qui est associée et validée par la mise en œuvre de la RGPP ainsi que les processus de régulation sociale et les rapports de force sociaux qui peuvent être occultés.

Haut de page

Texte intégral

1Le bilan que porte le médiateur de la République, M. Jean-Paul Delevoye, à propos des conséquences de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), sur les services publics est sévère (Delevoye, 2010) : « Le service public ne porte plus son nom ». Il regrette les « restrictions budgétaires », le manque de moyens et de personnels qui se traduisent par « un service dégradé, plus complexe et moins accessible ». Ce bilan sonne un peu comme un réquisitoire à l’encontre de la réforme engagée en 2007 et instituant notamment la règle du « un sur deux », consistant à ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Les trois finalités affichées par la RGPP sont pourtant d’améliorer la qualité du service rendu aux usagers, de moderniser la fonction publique et de réduire les dépenses publiques de l’État. La rationalité économique recherchée est donc de perfectionner les services publics tout en réduisant leurs coûts, soit de faire mieux à moyens constants, voire de faire mieux pour moins cher. Il s’agit, entre autre, d’augmenter la productivité du travail des fonctionnaires, ce qui se traduit pour la gendarmerie nationale par son rattachement au ministère de l’Intérieur. Dans le discours politique, le but est de réformer les services pour les améliorer et d’adapter l’administration aux besoins de la population française.

2Ces transformations touchant directement les usagers des services publics, et particulièrement ceux des territoires ruraux et des petites villes, ont suscité de nombreuses réactions de mécontentements, surtout dans les domaines de la santé (notamment face à la fermeture de lits d’hôpitaux ou de maternités) et de l’éducation (notamment face à la fermeture de classes). Paradoxalement, alors que la sécurité est l’un des thèmes de préoccupation récurrent de la population, celle-ci ne s’est guère mobilisée face à la fermeture de commissariats de police ou de brigades de gendarmerie, se sentant sans doute moins directement concernée. Dans le cadre de l’étude que nous avons menée, 56,9 % des personnes enquêtées estiment qu’au cours des cinq dernières années, la mission de service public assurée par la gendarmerie n’a pas changé, alors même que pour l’éducation, la poste ou la santé, elles estiment que ces services se sont dégradés. Le service public assuré par la gendarmerie n’est manifestement pas le premier qui vient à l’esprit des habitants et des élus. Comparativement à l’école ou à la poste, ce n’est pas celui qui préoccupe le plus. L’effet médiatisation n’est certainement pas étranger à ces différences de préoccupation de la population. Et de ce point de vue la gendarmerie part avec quelques handicaps : par son statut militaire, le corps de la gendarmerie fait en effet partie intégrante de « la grande muette » et communique donc peu sur son point de vue sur les objectifs de la RGPP, sur la méthode de sa mise en place ou sur son impact sur les forces de sécurité sur le territoire national. L’absence de syndicats et le devoir de réserve, dans une institution très hiérarchisée, renforcent ce « silence radio » qui ne facilite pas le travail du chercheur. La gendarmerie fait néanmoins quelquefois la une (Lévèque, 2010), tout particulièrement lorsque sa réorganisation spatiale contribue à redéfinir le rôle et l’identité du gendarme, mais aussi à modifier les principes fondateurs de ce service en matière d’aménagement du territoire.

  • 1 Enquête menée du 15 mars au 9 juin 2011 auprès de 1410 habitants de communes rurales et 1397 habita (...)
  • 2 Quarante-trois entretiens semi-directifs menés entre septembre 2010 et juin 2011 auprès de trois ty (...)

3C’est dans ce cadre, que l’on s’interroge sur les conséquences sociales et spatiales de la RGPP sur la gendarmerie nationale dans quatre territoires ruraux de la région Midi-Pyrénées, le pays du Val d’Adour, le pays Pyrénées-Cathares, le pays de Figeac et le pays du Sidobre et des Monts de Lacaune. Dans ce sens, nous avons mis en œuvre enquête quantitative1 et une enquête qualitative2 afin d’étudier : i) les représentations sociales et pratiques du service public assuré par la gendarmerie et de son évolution dans le temps et dans l’espace ; ii) les interactions des sociétés avec la gendarmerie et les gendarmes liées à cette évolution.

  • 3 et à partir de calculs mathématiques.

4Il serait réducteur d’imaginer que la mise en œuvre d’une réforme fondée sur un objectif de rationalité économique néoclassique3 puisse être la seule cause de l’évolution des représentations et pratiques des gendarmes, de la population ou de ses représentants, les élus. La RGPP modifie tout de même l’implantation des services publics sur le territoire et donc l’organisation de l’espace par les services publics. À partir de l’étude du cas de la gendarmerie nationale, nous faisons l’hypothèse que la restructuration des services publics dans l’espace, même guidée par une rationalité économique, peut entrer en synergie avec l’évolution de fond de la société française – dont les gendarmes font partie – déjà en cours de manière systémique par le biais d’interactions multiples et de boucles de rétroaction. Nous faisons également l’hypothèse que la façon dont la RGPP est appliquée sur les territoires relève d’une construction sociale dont les choix politiques renvoient à la fois aux représentations politiques de la répartition spatiale de l’insécurité et à celles de ceux qui sont censés mettre en œuvre la RGPP. Concrètement, nous verrons comment l’application de la RGPP peut renforcer l’accentuation de la différenciation sociale entre le corps des gendarmes et les territoires ruraux, déjà en œuvre depuis les évolutions sociales qu’a connu la gendarmerie nationale à partir des années 1980 et les premières réformes des années 1990/2000 antérieures à la RGPP.

5Pour comprendre le contexte de la mise en œuvre de la RGPP, il est donc nécessaire de dresser un état des lieux de l’organisation spatiale de la gendarmerie et des évolutions sociales du statut de gendarme avant la RGPP. Nous pourrons ainsi percevoir comment la « tactique » du gendarme a évolué en relation avec l’évolution plus globale de la société française. De fait, l’identité professionnelle même du gendarme s’est trouvée redéfinie. Dans ce contexte, la logique de mise en œuvre des principes de la RGPP qui repose sur un redéploiement et une réorganisation spatiale du service public assuré par la gendarmerie, répond, sans que ce soit son objectif affiché, à ces évolutions sociales.

La « tactique » à l’aube du xxie siècle

  • 4 Pour un descriptif exhaustif, voir : Luc J.-N (2010, p. 427 à 501) ou Casanova D. (2011, p. 143).

6L’objectif n’est pas ici de dresser un état des lieux exhaustif de l’évolution historico-juridique de la gendarmerie4, mais d’expliquer quels sont les principaux changements notables dans l’évolution de l’organisation sociale et spatiale récente de la gendarmerie. La brigade de gendarmerie avec ses bâtisses, l’inscription « gendarmerie nationale » et le drapeau tricolore hissé devant l’entrée, fait intégralement « partie du paysage » et de l’imaginaire social. Cette institution semble immuable et est souvent dépeinte – voire caricaturée – dans de nombreux films (dont le plus célèbre reste « Le gendarme de Saint-Tropez » campé par Louis De Funès) ou de nombreuses chansons (« La tactique du gendarme » de Bourvil) des années 1950/1960 qui ont durablement marqué les esprits. La représentation de la gendarmerie, des gendarmes et de leur rôle, véhiculée dans les films et les chansons est toujours subordonnée à deux modalités de lecture avec d’un côté, la gendarmerie vue comme un corps répressif, sclérosé et dépassé par la modernité, et de l’autre, comme une force protectrice, authentique et proche des solidarités locales (Galera, 2010).

7La première difficulté à lever pour comprendre cette organisation, est liée au tout petit nombre de travaux consacrés à la gendarmerie. François Dieu, professeur en science politique et sociologie, est l’un des seuls spécialistes de la question gendarmique en France. Il donne quatre raisons à ce manque d’intérêt de la part des chercheurs envers un service public pourtant omniprésent en milieu rural : l’illusion d’une connaissance satisfaisante ou suffisante de l’institution à laquelle s’ajoute une propension des chercheurs à privilégier les études urbaines et à délaisser les études rurales, l’opacité institutionnelle de la gendarmerie et sa méfiance à l’égard des regards extérieurs, l’obstacle idéologique lié au caractère militaire de la gendarmerie et à l’ordre qui en découle, et enfin l’absence de reconnaissance de la spécificité de la gendarmerie coincée – de par son organisation et sa fonction sociale – entre la police et l’armée (Dieu, 2008).

  • 5 Entretien avec François DIEU le 15 octobre 2010 à l’IEP de Toulouse.

8Suite à la loi relative à la suppression de la maréchaussée et à l’organisation de la gendarmerie nationale du 16 février 1791, la gendarmerie – garante de la sécurité et de l’intégrité de la nation française – a longtemps fonctionné sur un mode d’organisation spatiale assez simple avec l’implantation d’une brigade territoriale autonome par canton (parfois deux). Cette organisation a relativement peu évolué depuis la fin du xixe siècle jusqu’à la fin des années 1980, alors même que les moyens de transport ont connu de profondes révolutions en moins de deux siècles, passant de l’utilisation du cheval et de la bicyclette à l’utilisation massive des véhicules motorisés (motos, voitures, estafettes) et que les moyens de télécommunication évoluent en permanence (arrivée de la radio, de la bureautique, de la télématique, etc.). Interrogé à propos de l’impact de la RGPP sur la gendarmerie et son organisation, François Dieu explique ainsi que : « Ce n’est pas l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République et la mise en place de la RGPP qui est le déterminant des évolutions de la gendarmerie, mais ce sont les deux grands conflits sociaux qu’a connu l’institution en 1989 et 2001. De ces deux conflits découlent toutes les réorganisations territoriales, car ils ont eu pour conséquence la réduction du temps de travail et la réduction des astreintes des personnels »5.

  • 6 Analyse confirmée dans la littérature et en particulier par Ségalen C. (2010) et Luc J.-N. (2010, p (...)
  • 7 Entretien avec Pierre BOUQUIN le 16 décembre 2010 à la brigade de gendarmerie d’Albi.

9Pour comprendre la nature de ces deux grands conflits sociaux et leur impact sur l’organisation sociale et spatiale de la gendarmerie, il est nécessaire d’en rappeler la cause. Pour le lieutenant-colonel du département du Tarn, M. Pierre Bouquin, ces conflits ont pour origine le fossé qui s’est creusé entre la condition des gendarmes et celle du reste de la société à partir des années 19606 : « Dans toute institution, dans toute entreprise, on calcule le temps de travail, alors que dans la gendarmerie, c’est le temps de non-travail qui est normé. Dans les années 1960, les gendarmes ne disposaient que de 24h de repos, puis de 36h dans les années 1970, pour arriver aux 48h de repos au début des années 1980, mais c’était tout et ils n’avaient que 45 jours de vacances par an. Donc vous imaginez bien qu’il y avait une disponibilité du gendarme énorme par rapport à quelqu’un qui fait 40h dans une entreprise, car même si le gendarme ne passe pas 70h par semaine au bureau ou en patrouille, il a de longues astreintes »7. Pour la base des gendarmes, cette situation est devenue de plus en plus intenable au moment où le reste de la société bénéficie de nouveaux acquis avec l’arrivée de la gauche au pouvoir à partir de 1981 (réduction du temps de travail à 39h, abaissement de l’âge du départ à la retraite à soixante ans, cinquième semaine de congés payés, etc.). N’ayant pas la possibilité de faire remonter leur mécontentement par voie syndicale – le syndicalisme n’est pas autorisé en raison de leur statut militaire – un mouvement de fronde des gendarmes se développe à l’été 1989, avec l’envoi de lettres anonymes aux grands médias. Les gendarmes expriment ainsi publiquement leur mécontentement tout en évitant des sanctions disciplinaires. Leurs principales revendications portent sur la réduction du temps de travail et des astreintes. Les concertations entre le ministère des Armées et la gendarmerie nationale mettront fin à ce mouvement avec l’adoption de plusieurs mesures qui vont profondément modifier l’organisation sociale et spatiale de la gendarmerie. Dès 1991, les astreintes des gendarmes ont été réduites de moitié, ce qui a eu pour conséquence une totale réorganisation du service nocturne avec la mise en place des centres opérationnels de gendarmerie (COG) et d’un système de jumelage des brigades. La gestion des appels téléphoniques et des services de nuit est donc passée à un niveau départemental et le jumelage de brigades a permis d’assurer une astreinte tournante sur le territoire de deux ou trois circonscriptions (Dieu, 2002).

  • 8 Près de 500 gendarmes se sont ainsi rassemblés Porte Maillot à Paris et s’apprêtaient à défiler sur (...)
  • 9 Entretien avec Céline ROQUES, capitaine de gendarmerie de Figeac, le 22 juin 2011.

10La contestation sociale des gendarmes a connu un second épisode bien plus marquant encore en décembre 2001 lorsque, durant trois jours, des milliers de gendarmes ont manifesté en tenue et armés, avec leurs véhicules de service, et ont convergé vers leurs états-majors locaux dans toutes les grandes villes de France8. La hiérarchie gendarmique refuse aujourd’hui encore, avec une certaine gêne ou mauvaise foi, de parler de manifestations publiques lorsqu’elle rappelle ces faits et préfère évoquer en souriant des « déplacements de gendarmes auprès de leurs services médicaux »9. Cette situation montre bien l’embarras de l’institution face à ce mouvement alors que les gendarmes sont normalement contraints au silence par leur discipline militaire. Le malaise porte cette fois sur l’insuffisance des effectifs, la pénurie de matériels, la vétusté des locaux et des véhicules et surtout l’importance des charges de travail alors que la récente loi sur les 35h s’applique à toutes les autres fonctions publiques (et notamment les forces de Police nationale).

  • 10 Entretien avec Pierre BOUQUIN le 16 décembre 2010.

11Pour faire rentrer les gendarmes dans leurs casernes, le gouvernement de Lionel Jospin a dû satisfaire rapidement leurs revendications comme l’adoption de primes salariales. Sur le terrain la crise de 2001 a débouché sur des réorganisations variées : suppressions de brigades ou redécoupage avec la police par endroits et surtout avec la création des « communautés de brigades ». Celles-ci changent le mode de fonctionnement des brigades de gendarmerie passant d’une autonomie totale à un fonctionnement par groupe de trois brigades où l’une des trois devient chef-lieu de la communauté. Pierre Bouquin explique l’intérêt de ces regroupements à partir d’un exemple tarnais : « Roquecourbe est devenue chef-lieu des brigades de Roquecourbe, Montredon et Vabre ; ces trois brigades fonctionnent donc ensemble au lieu de fonctionner chacune dans leur canton. Il y a donc un chef dans la brigade de Roquecourbe qui dispose de l’ensemble des personnels des trois brigades. Pour le public, la brigade de référence est maintenant Roquecourbe car elle est tout le temps ouverte alors que les deux autres sont plus ou moins fermées au public. Ça nous a permis de dégager du temps libre aux gendarmes qui sont moins souvent d’astreinte »10.

12Cette réorganisation se traduit donc sur le terrain par une modification sensible du temps d’accès à la brigade de gendarmerie la plus proche pour la population de deux cantons sur trois, comme l’illustrent les deux cartes de la page suivante. Si avant 2001, 67 % de la population de ces trois cantons se trouvait à moins de dix minutes d’une brigade de gendarmerie ouverte au public et 33 % entre dix et vingt minutes, les proportions s’inversent avec le regroupement en communauté de brigades puisque, depuis 2001, 38 % de la même population se situe à moins de dix minutes de la brigade de gendarmerie ouverte la plus proche (Roquecourbe), pour 44 % entre dix et vingt minutes et 18 % au-delà de vingt minutes.

  • 11 Cartes réalisées par Frédéric Martorell, DDT81, Observatoire des territoires du Tarn.

Cartes 1 et 2 : Temps d’accès à la brigade de gendarmerie la plus proche avant et après 200111

Cartes 1 et 2 : Temps d’accès à la brigade de gendarmerie la plus proche avant et après 200111

13À cette structure territoriale est venu s’ajouter un nouvel échelon avec, à partir du 1er juillet 2005, la création des « régions de gendarmerie » positionnées sur les régions administratives civiles et remplaçant les anciennes « Légions de gendarmerie » fondées sur un autre découpage territorial (chaque légion regroupant environ quatre départements). Un commandant de région exerce donc son autorité sur l’ensemble des groupements de gendarmerie départementale. La chaîne de commandement hiérarchique se répercute ensuite du groupement de gendarmerie départemental envers les compagnies de brigade infra-départementales, soit une par arrondissement (le département du Tarn compte par exemple trois compagnies à Albi, Castres et Gaillac), qui elles-mêmes exercent leur autorité sur les communautés de brigade. Ces dernières gèrent trois brigades, à l’exception de quelques brigades autonomes qui sont directement placées sous l’autorité de la compagnie.

Figure 1 – La structure territoriale de la gendarmerie en France depuis 2005

Figure 1 – La structure territoriale de la gendarmerie en France depuis 2005

14Les restructurations territoriales liées aux changements sociaux de la condition des gendarmes sont donc un processus relativement ancien en cours depuis une vingtaine d’années. Comment la RGPP entre-t-elle donc en interaction avec ce processus et quel est son impact sur l’identité et le rôle du gendarme ? et donc, plus généralement, sur le service dévolu à la gendarmerie en milieu rural ?

Du concitoyen rassurant au bâton punitif

  • 12 Jean-Noël Luc, auteur de « Soldats de la loi : la gendarmerie au xxe siècle », lors de l’émission d (...)
  • 13 Entretien avec Pierre BOUQUIN, op. cité.

15La définition de l’identité et du rôle du gendarme est complexe, car elle prend en compte la dimension du rapport à la nation et du rapport aux autres forces armées. La façon de présenter les missions du gendarme et la vocation de la gendarmerie n’est également pas la même au sein de la gendarmerie entre les officiers et les officiers supérieurs, qui tiennent un discours sur le service rendu à la nation et les sous-officiers qui « parleront d’un métier au service des populations, au service de la sécurité des citoyens, d’un métier à risques. La gendarmerie sera présentée comme un service de proximité, un service public, et beaucoup feront la comparaison avec la police nationale en soulignant les points communs et les différences entre les deux métiers » (Chichignoud, 2005). Dans cette mission de service public de proximité, les actions les plus visibles de la population – patrouilles sur le terrain, sécurité routière – ne sont que la partie émergée de l’iceberg. La majeure partie de ses missions de sécurité publique, de lutte contre les différentes formes de délinquance (notamment dans les zones périurbaines), d’enquêtes judiciaires et de maintien de l’ordre, reste invisible. Elle est pourtant essentielle au maintien et à la cohésion de l’unité territoriale et au respect des valeurs démocratiques et des lois de la République. Pour mener à bien ces missions, il est indispensable de « Bien observer sans se faire remarquer »12, or cette « observation » nécessite d’importants moyens financiers et humains bien répartis sur le terrain et une proximité forte avec la population. Et pour le lieutenant-colonel Pierre Bouquin, ces conditions ne sont aujourd’hui plus réunies : « On constate un décrochage, un éloignement par rapport à la population, parce que déjà, les effectifs diminuent ».13

16À l’heure de la réduction des dépenses publiques dans le cadre de la RGPP, la gendarmerie est-elle toujours capable d’assurer la même qualité de service qu’auparavant ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre ce qui a changé ou non dans la pratique des gendarmes depuis la réforme et comment les gendarmes se représentent l’évolution de leurs fonctions. Depuis sa création, la gendarmerie nationale joue un rôle très important de surveillance générale à la fois dans le temps, de jour comme de nuit, et dans l’espace, sur tous les territoires qui sont sous son contrôle, habités ou non. Dans la pratique, cette surveillance générale implique à la fois de la polyvalence de la part des gendarmes – qui doivent tout à la fois être capables de mener des actions de combat, des opérations de maintien de l’ordre, d’effectuer des enquêtes ou de porter secours aux accidentés de la route – et de la proximité vis-à-vis de la population, qui est une composante fondamentale de l’action de la gendarmerie. Cette proximité est en grande partie assurée grâce à la densité du réseau de brigades qui rapproche physiquement la gendarmerie des populations rurales. Cette présence sécurisante dans le système social est de plus en plus difficile à assurer pour les gendarmes en raison de plusieurs facteurs et notamment de la montée de l’individualisme dans la société contemporaine comme le soulignent François Dieu et Paul Mignon (2002, 54) : « Cette érosion est perceptible au niveau de la mission de surveillance générale. En raison, d’une part, de la motorisation du service et de l’accroissement permanent des missions, d’autre part, de la montée en puissance de l’anonymat dans les rapports sociaux, le contact permanent avec la population, qui a fait la force du gendarme, tend quelque peu à se tarir, voire à disparaître complètement dans les zones périurbaines au profit d’une surveillance purement mécanique et déshumanisée ». Lors des entretiens, les acteurs rencontrés soulignent aussi le rôle de l’origine sociale des gendarmes dans la construction de l’identité professionnelle des gendarmes. « Du fils de paysan à l’enfant des villes » (Lévèque, 2010), le recrutement des gendarmes contribue à l’éloignement social des populations concernées par les services de gendarmerie. Pour François Dieu, le profil sociologique des gendarmes a complètement évolué depuis la fin du xxe siècle et le gendarme ne se différencie plus vraiment du policier par ses origines sociales : « La différence qui existait au siècle précédent n’existe pratiquement plus aujourd’hui. Elle était liée à une origine plutôt rurale des gendarmes eux-mêmes, alors qu’aujourd’hui, les gendarmes ne sont pas du tout originaires de la campagne. C’est pour ça que, quand vous les envoyez à Quérigut au fin fond du Quercy, le rural pour eux, c’est une abstraction, ils ont du mal. Les jeunes n’ont jamais vu une vache! » (entretien avec F. Dieu).

17Cette évolution est fortement ressentie dans les brigades de gendarmerie en milieu rural. Céline Roque, Capitaine de la gendarmerie de Figeac, donne un élément d’explication à cette évolution : « Nous avons très peu de recrutement local car les ruraux veulent être affectés près de chez eux alors que nous leur demandons de bouger régulièrement. Les urbains ont eux un peu de mal quand ils se retrouvent dans une ruralité profonde. Nous ressentons de plus en plus un clivage entre l’urbanité et la ruralité (C. Roques, entretien du 22 juin 2011). Ainsi, ils ont de plus en plus de mal à se fondre dans la population rurale et à former corps avec elle pour être le “concitoyen rassurant”. Ils sont davantage perçus comme le bras armé de l’État qui doit faire parler les statistiques dans un sens favorable aux représentants politiques au niveau national (entretien avec P. Bouquin). Si avant 2009, les lieutenants-colonels informaient régulièrement le préfet de leur département de l’évolution de la situation, ils doivent dorénavant, depuis leur rattachement au Ministère de l’Intérieur, leur rendre compte. Pierre Bouquin constate que ce changement n’est pas sans conséquences sur le travail quotidien du gendarme : « Les préfets et sous-préfets ont une action plus grande sur la gendarmerie avec des directives plus précises, plus régulières. Mais ce n’est pas que le changement de statut qui a provoqué cette différence, c’est aussi le changement politique survenu en 2002 et l’arrivée de Nicolas Sarkozy comme ministre de l’Intérieur. On est passé petit à petit d’une obligation de moyens à une obligation de résultats. Dans le travail quotidien du gendarme, cela induit des pressions supplémentaires » (entretien avec P. Bouquin). L’augmentation du nombre de lois adoptées sur la sécurité intérieure depuis une dizaine d’années, notamment en réaction aux faits divers médiatiques, est aussi une des raisons de la multiplication des indicateurs et de l’augmentation de la pression sur le gendarme ayant une forte incidence sur l’évolution de son identité. Pierre Bouquin donne un exemple précis de l’évolution en cours, même si sa critique de la politique du chiffre est nuancée par sa critique toute aussi vigoureuse de la politique sécuritaire considérée comme trop « laxiste » menée par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin : « J’étais commandant de compagnie en Saône-et-Loire entre 1997 et 2000, et des indicateurs j’en avais, mais du moment que le service était fait, ça allait. Alors qu’aujourd’hui, toutes les semaines, nous avons des réunions de police, avec une analyse de la délinquance de la semaine et c’est une pression permanente. Elle est également très forte sur la sécurité routière pour faire baisser le nombre de morts. Donc nous devenons de plus en plus une police d’intervention au détriment d’une police de proximité. Ceci dit, il y avait aussi besoin de redonner de l’impulsion car il y avait un fort découragement dans la police et dans la gendarmerie à l’époque où Daniel Vaillant était ministre de l’Intérieur et où on était vraiment sur une culture “vie vacances, police de proximité, social, etc.”, alors qu’avec Sarkozy, on est sur une culture “il faut interpeller le délinquant!” » (entretien avec P. Bouquin).

18Le caractère de plus en plus répressif de la réglementation routière, qui se manifeste par des infractions plus nombreuses et des amendes à verser parfois pour des dépassements minimes de la vitesse autorisée, exacerbe également la « peur du gendarme » et augmente son impopularité au sein de la population. La politique du chiffre donne lieu à des actions « coup de poing » où les gendarmes agissent à distance comme une force punitive plutôt que préventive. La fonction sociale de connaissance du terrain et de la population diminue. Ainsi, au-delà de la rationalité économique, ce sont les principes sociaux et les processus de régulation inhérents à une évolution plus globale de la société française qui semblent en jeu.

Le renforcement d’inégalités spatiales à long terme

  • 14 Rapport d’information déposé le 1er décembre 2011 par le comité d’évaluation et de contrôle des pol (...)
  • 15 Rapport d’information n° 666 « La RGPP : un défi pour les collectivités territoriales et les territ (...)
  • 16 Ce travail était en cours lors de l’enquête menée en 2011. Nous n’avons pas pu obtenir les données (...)

19La mise en œuvre de la RGPP se traduit principalement par une réorganisation spatiale du service public de gendarmerie. Cette réorganisation consiste majoritairement à fermer certaines brigades implantées dans des communes rurales et à réaffecter les gendarmes dans des brigades maintenues. Si le Ministère de l’Intérieur a été relativement peu affecté (- 4,2 % d’effectifs entre 2008 et 2012, soit 12 150 emplois supprimés sur un total de 289 794 en 2008), le Ministère de la Défense a été le moins épargné par la RGPP (avec - 9,4 % des effectifs, soit 30 780 emplois supprimés sur 326 705 en 2008)14. Au niveau national, la gendarmerie nationale compte un peu moins de 100 000 personnels, civils et militaires. Son action couvre 50 % de la population et 95 % du territoire français, aussi bien en zones rurales que périurbaines. De 2008 à 2011, la RGPP a provoqué la fermeture de 200 brigades de gendarmerie sur près de 4000, et la suppression de 3509 emplois équivalent temps plein15. La mise en œuvre se traduit par la réorganisation des brigades au niveau des groupements de gendarmerie départementaux qui évaluent, en fonction des critères imposés par la RGPP (réduction des coûts, augmentation de la productivité, etc), la pertinence de l’implantation de telle ou telle brigade16.

20Face à cela, les élus locaux, dans le contexte de la montée en puissance du sentiment d’insécurité très répandu chez les personnes âgées, choisissent parfois de recourir à des policiers municipaux pour assurer une présence, des fonctions de « maintien de l’ordre » et de régulation de la circulation autrefois exercées par les gendarmes. Cette solution est vivement critiquée par François Dieu qui estime qu’elle encourage un véritable désengagement de l’État au détriment de la gendarmerie : « L’État souhaiterait un développement généralisé des polices municipales. C’est le grand concept actuel qui est d’encourager, au niveau de l’intercommunalité, les communes rurales à se doter d’un policier municipal ou d’un garde rural comme les anciens gardes champêtres. Mais là, on entre vraiment dans une logique de désengagement qui n’est pas la même que celle d’alléger la gendarmerie pour la rendre plus efficace. C’est une très mauvaise idée que je conseille aux communes de ne pas appliquer, car un seul policier municipal dans une commune n’a pas les moyens d’agir efficacement » (entretien avec F. Dieu).

21Cette logique entraînerait également de fortes inégalités territoriales entre les communes riches, qui ont les moyens de se payer un (ou des) policier(s) municipal(aux), et les autres qui n’en ont pas les moyens, même au niveau de l’intercommunalité. Face aux fermetures de certaines brigades dans le cadre de la RGPP, les élus se sentent cependant obligés de recourir à une police municipale pour compenser « le vide » ressenti, comme en témoigne Ronan Guiavarc’h, chargé de mission du pays de Pyrénées-Cathares : « L’impact de la disparition de la brigade de Lavelanet a induit un coût supplémentaire conséquent pour la collectivité par le biais de la mise en place de polices municipales. Cela pallie en partie le manque, mais ce n’est pas le même service qui est rendu » (entretien à Lavelanet le 2 mars 2011). Ce que confirme également Robert Growas, adjoint au maire de la petite ville de Saint-Sulpice dans le Tarn : « Nous sommes obligés de créer de nouveaux emplois de policiers municipaux avec, aujourd’hui, la redistribution des compétences des territoires de gendarmerie, qui sont revus, redistribués et redécoupés. Résultat : les gendarmes ne sont plus suffisamment présents sur le territoire. […] Lorsque nous avons démarré, nous n’avions que trois policiers. Mais avec trois policiers, vous faîtes quoi? S’ils doivent travailler le soir, ils ne sont pas là la journée, et s’ils ne sont pas là la journée, ils ne peuvent pas faire les passeports... etc. Donc on a pris deux emplois de plus, mais s’il faut répondre au désengagement de l’État , il nous faudrait encore deux policiers de plus, voire trois » (entretien avec des élus et techniciens de la commune de saint Sulpice).

22À ce titre, les élus soulignent que les citoyens, contribuent de plus en plus pour les services de sécurité, à la fois par le biais du financement de la gendarmerie (prélèvements nationaux obligatoires) et par le biais du financement des polices municipales (impôts locaux). Ce désengagement se traduit également par un transfert de responsabilités aux collectivités territoriales qui sont poussées par l’État à se doter de plans départementaux et de conseils communaux de prévention de la délinquance, sans que les moyens financiers supplémentaires nécessaires ne leur soient alloués. Du coup, certains acteurs locaux dont ce ne sont pas les compétences initiales pallient ce désengagement par des actions de préventions. Par exemple, pour la commune de Saint-Sulpice où, d’après les élus, la délinquance est surtout le fait de collégiens, la MJC est particulièrement sollicitée : « La MJC va soutenir des actions de soutien à la prévention de la délinquance dans le collège, mais c’est nous qui la subventionnons, donc nous payons indirectement des actions de soutien, des actions de politiques de prévention sur des phénomènes de délinquance. Alors que la prévention, ce n’est normalement pas de notre ressort. Et la question qui, du coup, se pose à la MJC, c’est : est-ce que les gens sont des animateurs ou bien des éducateurs, des éducateurs de prévention? Car leurs compétences ne sont pas celles-là et il y a des services pour ça » (entretien avec des élus et techniciens de la commune de saint Sulpice).

23La réorganisation de la gendarmerie est pourtant considérée comme un mal nécessaire par la hiérarchie gendarmique car elle satisfait plusieurs objectifs affichés par la RGPP à savoir : moderniser le service, rationaliser les coûts et améliorer la productivité du travail des fonctionnaires. Dans cette logique, la RGPP constitue pour les gendarmes le moyen d’accéder à la modernité sociale. Des brigades plus importantes sont ainsi le gage de l’accès à un service moins astreignant avec notamment une fréquence des astreintes moins élevée, ce qui correspond aux aspirations sociales de ce corps exprimées en 1989 et donc à une modernisation, par la mise en adéquation du mode de vie des gendarmes avec celui des policiers que les gendarmes comparent souvent au leur et, plus généralement, avec celui de leurs concitoyens. En outre, la polarisation et le recentrage sur des entités moins nombreuses doit permettre de diminuer les équipements et de les renouveler pour avoir accès à des technologies plus récentes.

24Il s’agit aussi de favoriser la mobilité des gendarmes vers les périphéries urbaines où les besoins sociaux en matière de sécurité sont, selon le gouvernement, plus importants que dans les espaces ruraux, bien que ces changements accroissent les temps d’intervention (Bignon et Peiro, 2012). La gendarmerie se doit donc de répondre aux nouvelles préoccupations de sécurité où, selon François Dieu, les citoyens sont de plus en plus exposés à la délinquance, dans des zones couvrant de grands espaces périurbains difficiles à sécuriser : « Je crains que dans quinze ou vingt ans, nos quartiers difficiles ne soient plus forcément les grandes barres d’immeubles, mais les hectares de résidences à la périphérie des villes qui sont des zones où il n’y a aucune sociabilité, aucune vie de quartier et où les services publics ne sont pas du tout à la hauteur des besoins d’une population résidentielle de plus en plus fragilisée par la crise économique » (entretien F. Dieu).

25Concernant la rationalisation des coûts, le regroupement en communauté de brigades donne le moyen de diminuer le nombre de gendarmes et les frais associés à la gestion de l’immobilier et à l’équipement des casernes par des économies d’échelles. La logique est en partie exprimée ici par François Dieu : « Le problème est qu’en milieu rural, le mode de fonctionnement de la gendarmerie est basé sur de toutes petites unités, et donc, pendant longtemps, sur le principe de la brigade à six. Mais avec six personnels, en fait, vous en avez trois éventuellement disponibles pour le service, car les gendarmes ont droit à des permissions, à des repos hebdomadaires, ils ont le droit d’être malade, droit à de la formation…etc. Ce qui veut dire que si vous avez deux gendarmes qui sont sortis pour une patrouille de nuit, le lendemain matin, vous n’en avez qu’un seul car les autres dorment. Ce système consomme beaucoup d’effectifs déployés dans les zones rurales au détriment des zones périurbaines et n’est pas efficace. Une seule brigade de douze gendarmes serait bien plus efficace que trois brigades de six gendarmes » (entretien F. Dieu).

26Mais si cette réorganisation permet, théoriquement, d’augmenter la productivité du travail des fonctionnaires17, sa mise en œuvre engendre, selon élus locaux, des dégâts collatéraux inhérents à la logique même de la RGPP. C’est ce que souligne le sénateur Yves Détraigne18, élu de la Marne appartenant à l’Union centriste et républicaine, lorsqu’il estime que la traduction concrète de la RGPP est contradictoire avec le discours sécuritaire tenu par le gouvernement du Président Nicolas Sarkozy. Cette montée au créneau des élus se traduit également par le lancement d’une « pétition nationale pour la défense des gendarmeries en milieu rural » par Jean-Michel Baylet, président du Parti radical de gauche (PRG), qui dénonce les conséquences des suppressions de postes dictées par la RGPP : « Après les bureaux de poste, c’est aux gendarmeries que le gouvernement a décidé de s’attaquer au nom de la RGPP en contradiction totale avec les grandes déclarations du ministre de l’Intérieur sur la sécurité. [...] En deux ans, 2500 postes de gendarmes seront supprimés alors que la Loi d’Orientation et de Programmation pour la Sécurité Intérieure (LOPPSI) avait fixé les renforts nécessaires à 7000 postes. Ce qui aura pour conséquence la fermeture de nombreuses casernes de gendarmerie en milieu rural »19.

27Si les élus perçoivent d’autres enjeux dans la mise en œuvre de la RGPP, c’est parce que celle-ci ne touche pas qu’à des secteurs qui n’ont aucun lien les uns avec les autres, mais bien au tissu rural dans son ensemble ou plutôt au système rural : un gendarme c’est aussi un habitant, un père ou une mère de famille, avec des enfants qui vont à l’école. C’est donc toute une famille qui consomme ou utilise localement des biens et des services. Et c’est toute la vie des communautés rurales qui est selon eux remise en question. Les élus entrent donc dans un rapport de force politique direct pour empêcher les fermetures de brigade, obligeant ainsi la hiérarchie gendarmique à n’envisager des fermetures qu’au cas par cas et dans la concertation. Pierre Bouquin en donne un exemple pour le département du Tarn : « Quand je propose un redécoupage, je tiens compte de l’histoire, de la culture, des réalités concrètes, des bassins de population, des bassins de délinquance et les ratios de population qui sont des réalités objectives. Mais on est obligé de prendre des mesures très chirurgicales comme pour la fermeture de la brigade d’Anglès. Moi j’aurais supprimé les brigades de Saint-Paul-Cap-de-Joux, Vaour, Murat, Labastide-Rouairoux et Valdéries, de manière à redistribuer les effectifs et grossir les brigades qui en ont vraiment besoin aujourd’hui comme Lisle-sur-Tarn et Saint-Sulpice. Ce sont des secteurs un peu tendus avec un changement de la délinquance qui devient de plus en plus violente » (entretien cité).

28À ce lobbying des élus ruraux qui cherchent, dans leur logique, à défendre les intérêts de leurs territoires pour en sauvegarder la vitalité et, si possible, les redynamiser pour les rendre plus attractifs, s’oppose la froide logique de la rationalité économique, soutenue par un contexte de crise où les moyens sont de plus en plus limités. Dans cette logique, la gendarmerie ne doit s’en tenir qu’à être une force de sécurité sans tenir compte des autres paramètres comme l’explique François Dieu : « C’est vrai que les zones rurales sont sensibles et en souffrance, mais il ne faut pas oublier que la gendarmerie est un service public de police et de sécurité. Sa mission première est donc de maintenir la sécurité et n’est pas de maintenir des classes d’écoles ouvertes, car sinon, il faut accepter le coût que cela représente. La fonction première de la gendarmerie n’est pas d’être une force d’aménagement du territoire et la raison d’être du service public n’est pas de “faire partie du paysage” » (entretien cité).

29La délocalisation et le regroupement des forces de gendarmerie opéreraient comme un fluide et répondrait au principe des vases communicants. Les espaces ruraux pourraient ainsi devenir non pas des espaces vides mais des espaces de non-droit où la « délinquance » des villes et des zones périurbaines pourrait trouver un terrain plus favorable : « Il ne faut pas complètement délaisser le territoire car d’une part, ça se sait et la délinquance se déplace, et d’autre part, mécaniquement, on connaît moins le terrain » (entretien P. Bouquin).

  • 20 Cf. notamment la réponse du ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoria (...)

30C’est pourquoi, la façon dont la RGPP a été mise en œuvre jusqu’ici renforce un modèle de société polarisé autour des grands centres urbains où les espaces ruraux sont, du point de vue des élus locaux, « abandonnés », « délaissés ». Ces élus ne sont pas du tout convaincus par les réponses apportées par le Gouvernement20 à leurs craintes. Car le discours sécuritaire gouvernemental est péremptoire et ne fait pas la preuve que le principe d’égalité de la République soit respecté à l’issue de ce processus déjà en marche. Tout se passe comme si les positions exprimées autour de la RGPP étaient avant tout des positions politiques associées à des philosophies, des croyances ou des dogmes sociaux et spatiaux différents. Il ressort ainsi dans les entretiens, y compris auprès des gendarmes, des doutes sur les choix opérés, lesquels renverraient à des positions dogmatiques : « Je suis assez sceptique. Bien sûr qu’il faut mettre des gendarmes où il y a le plus de problèmes. Mais franchement, prenez un département comme la Seine-Saint-Denis ou à grand renfort de communication, on peut faire baisser la délinquance. Le préfet Lambert a 7000 policiers à disposition plus un escadron de gendarmerie mobile qui sont systématiquement employés dans les zones de police nationales. Vous croyez que le citoyen moyen qui habite dans la tour des 4000 a ressenti une baisse de la délinquance ? Et je ne fais pas d’idéologie en disant ça – car mon parcours et mon idéologie me tendent à être plutôt favorable au gouvernement en place –, mais c’est par pragmatisme de terrain que je le constate. Le gendarme est aussi un régulateur de la délinquance. La délinquance zéro, c’est bien, mais c’est de l’affichage (entretien P. Bouquin).

31Si, au départ, les changements qui ont suivi le mouvement social au sein de la gendarmerie de 1989 ont conquis les gendarmes en leur permettant d’accéder à un confort de vie proche de celui de leurs concitoyens, par le biais de la réorganisation spatiale, ces militaires pointent néanmoins des éléments qui ne sont pas, à leurs yeux, positifs. Parmi ces principaux éléments liés les uns aux autres de manière systémique, on a pu en identifier quatre : i) la politique du chiffre fondée sur une politique d’intervention à partir d’indicateurs de plus en plus nombreux et précis, et des opérations coup de poing ; ii) l’action à distance qui induit une perte de proximité avec la population, où la force de police est perçue comme punitive et non plus préventive ; iii) la perte de relation de confiance de la part de la population rurale vis-à-vis de la gendarmerie où le gendarme semble de plus en plus déconnecté du monde rural ; iv) la perte d’informations associées aux relations sociales apaisées en raison de la perte de lien de proximité et de la perte de confiance. On ne peut pas qualifier ces changements induits par des interactions sociales découlant de réorganisations spatiales, de conséquences fortuites. Il faut dès lors considérer qu’il s’agit de révélateurs du modèle de société dans lequel la RGPP s’inscrit et auquel elle contribue, donc qu’il s’agit de résultats de choix politiques.

32De sorte qu’au delà de la rationalité économique qui mobilise des chiffres et des bilans (il est difficile de ne pas justifier la rigueur et les coupes budgétaires), il faut interroger le type de rationalité sociale qui est associée et validée par la mise en œuvre de la RGPP, ainsi que les processus de régulation sociale et les rapports de force qui peuvent être occultés.

  • 21 Nous entendons ici une modification de l’identité même du gendarme qui ressemble de plus en plus à (...)

33L’idée de réorganiser spatialement la gendarmerie n’est pas propre à la RGPP, mais celle-ci vient lui donner une nouvelle légitimité dans le cadre d’une réorganisation globale des politiques publiques. Dans le domaine des compétences dévolues à la gendarmerie, la RGPP se traduit majoritairement par une réorganisation spatiale des brigades, assortie notamment d’une diminution du nombre de gendarmes et de la suppression d’écoles de gendarmerie. Mais sous couvert de rationalité économique et de réponse aux attentes de la société, cette refonte des implantations de la gendarmerie associée au projet de rapprochement avec la police nationale modifie le rôle social du gendarme qui n’est plus l’habitant membre de la communauté rurale, mais un autre, extérieur : son mode d’action n’est plus le même, il n’est plus un observateur discret, il agit par surprise, embusqué au cours d’opérations coup de poing. Dans le même temps, cette refonte des implantations modifie les principes mêmes de l’aménagement du territoire de la République fondé sur l’égalité des territoires ruraux par rapport aux territoires urbains/périurbains, puisque l’on redéploye en faveur des centres aux dépends des périphéries. Et dans ce redéploiement, différentes logiques s’opposent. Les logiques économiques et sociales accentuées par la RGPP où la gendarmerie devient une police21 d’intervention qui doit être redéployée en zone périurbaine et celles de l’aménagement du territoire portées par les élus ruraux où la gendarmerie constitutive du maillage/tissus spatial est perçue comme un service de proximité au service de la population et fortement lié à celle-ci. Mais, si les arguments économiques sont dans un premier temps entrés en synergie avec la logique de réorganisation spatiale de la gendarmerie, ils ont conduit dans un second temps à ce que la rationalité économique néoclassique – qui ne correspond qu’à une des composantes du référentiel politique de la société française – occulte, dans le discours, les relations sociales. De sorte que si, comme l’affirme Stéphane Leroy (2000, p.79) « la plupart des auteurs s’entendent sur le fait que le poids des plus grandes agglomérations se renforce dans tous les pays développés, par la pérennisation, voire l’accentuation d’un mécanisme presque unique : la concentration (des hommes, des capitaux, des biens matériels et immatériels) », il faut s’interroger sur l’inscription de la logique de la RGPP au processus plus global de polarisation urbaine et au renforcement des inégalités socio-spatiales. Car les enjeux de société associés à ce mouvement de fond semblent tout autant relever de choix philosophiques et politiques. En matière de question d’aménagement du territoire, peut-on notamment valider le « délaissement des territoires ruraux »? En matière de sécurité, peut-on, sans plus ample débat, réduire le délinquant à un dangereux animal à enfermer plutôt qu’à un membre de la communauté à policer ?

Haut de page

Bibliographie

Casanova (D.), 2011, Gendarmes. Armement et organisation de la maréchaussée au GIGN, Antony, Editions ETAI, 143 p.

Bignon (J.), Peiro (G.), 2012, L’évaluation de la politique d’aménagement du territoire en milieu rural. Rapport d’information de l’Assemblée Nationale, 2 février, n° 4301, 264 p., consultable sur le site : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4301-tI.asp (consulté le 21/05/2012).

Chichignoud (Ch.), 2005, « La gendarmerie, force de sécurité au service de la nation », Hérodote, n°116, p. 82 à 94.

Delevoye (J.-P.), 2010, Rapport annuel du médiateur de la République, 88 p., consultable sur le site : http://www.mediateur-republique.fr/sites/default/files/upload/mediateur_ra2010.pdf (consulté le 21/05/2012).

Dieu (F.), 2002, La gendarmerie, secret d’un corps, Paris, Editions Complexe, 334 p.

Dieu (F.), 2008, Sociologie de la gendarmerie, Paris, Editions l’Harmattan, 2008, 230 p.

Dieu (F.), Mignon (P.), 2002, Sécurité et proximité, Paris, Editions l’Harmattan, 174 p.

Dieu (F.), 2010, « Quelques réflexions sur la gendarmerie du début du xxie siècle », in Luc (J.-N.) (dir.), Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, p. 397-403.

Galera (Y.), 2010, « Les gendarmes du xxe siècle dans le cinéma parlant », Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, Luc (J.-N.) (dir.), Paris, Editions PUPS, p. 337.

Leroy (S.), 2000, « Sémantiques de la métropolisation », Espace géographique, Tome 29 n°1, p. 78 à 86.

Lévèque (P.), 2010, « La gendarmerie à la une. La crise de 1989 vue par la grande presse », in Luc (J.-N.) (dir.), Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, Paris, Editions PUPS, p. 385 à 395.

Luc (J.-N.), 2010, « La gendarmerie au xxe siècle. La longue histoire d’une institution militaire originale », in Luc (J.-N.) (dir.), Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, Paris, Editions PUPS, p. 7 à 50.

Luc (J.-N.), 2010, (dir), Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, Paris, Editions PUPS, 534 p.

Segalen (C.), 2010, « La gendarmerie des années 1960 face à la société de consommation », in Luc (J.-N.) (dir.), Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, Paris, Editions PUPS, p. 363 à 373.

Haut de page

Notes

1 Enquête menée du 15 mars au 9 juin 2011 auprès de 1410 habitants de communes rurales et 1397 habitants de communes urbaines dans les quatre pays de Midi-Pyrénées.

2 Quarante-trois entretiens semi-directifs menés entre septembre 2010 et juin 2011 auprès de trois types d’acteurs : spécialistes et experts des services publics étudiés ; acteurs politiques et institutionnels ; responsables de ces services publics. Pour approfondir l’étude spécifique du service public de gendarmerie, un entretien supplémentaire a été réalisé en septembre 2012.

3 et à partir de calculs mathématiques.

4 Pour un descriptif exhaustif, voir : Luc J.-N (2010, p. 427 à 501) ou Casanova D. (2011, p. 143).

5 Entretien avec François DIEU le 15 octobre 2010 à l’IEP de Toulouse.

6 Analyse confirmée dans la littérature et en particulier par Ségalen C. (2010) et Luc J.-N. (2010, p. 263-273).

7 Entretien avec Pierre BOUQUIN le 16 décembre 2010 à la brigade de gendarmerie d’Albi.

8 Près de 500 gendarmes se sont ainsi rassemblés Porte Maillot à Paris et s’apprêtaient à défiler sur les Champs-Elysées lorsqu’ils ont été bloqués par des cordons de CRS (Dieu, 2002).

9 Entretien avec Céline ROQUES, capitaine de gendarmerie de Figeac, le 22 juin 2011.

10 Entretien avec Pierre BOUQUIN le 16 décembre 2010.

11 Cartes réalisées par Frédéric Martorell, DDT81, Observatoire des territoires du Tarn.

12 Jean-Noël Luc, auteur de « Soldats de la loi : la gendarmerie au xxe siècle », lors de l’émission de France Culture « A plus d’un titre » du 5 octobre 2010.

13 Entretien avec Pierre BOUQUIN, op. cité.

14 Rapport d’information déposé le 1er décembre 2011 par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de la RGPP et présenté par les députés François Cornut-Gentille et Christian Eckert, p. 27.

15 Rapport d’information n° 666 « La RGPP : un défi pour les collectivités territoriales et les territoires (auditions et annexe) », déposé le 22 juin 2011 par le sénateur Dominique De Legge, p. 257.

16 Ce travail était en cours lors de l’enquête menée en 2011. Nous n’avons pas pu obtenir les données encore confidentielles concernant la réorganisation des brigades.

17 Un gendarme fait aujourd’hui le travail de trois grâce à la modernisation associée au recours à des modes de déplacement plus rapides, à des technologies nouvelles en matière de communication et de gestion des tâches administratives associées à leurs missions.

18 Question écrite n°12600 (JO du Senat du 18/03/2010), p. 657.

19 http://www.planeteradicale.org/Pour-la-defense-des-gendarmeries.html

20 Cf. notamment la réponse du ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales, Brice Hortefeux, indiquant que le maillage est destiné à garantir la « sécurité partout et pour tous jusque dans les zones les plus fragiles » tout en s’adaptant « aux caractéristiques de la délinquance » par « l’adaptation du dispositif de la gendarmerie aux bassins de vie » (réponse publiée dans le JO du senat du 6/05/2010, p. 1156).

21 Nous entendons ici une modification de l’identité même du gendarme qui ressemble de plus en plus à un policier et de moins en moins à un militaire.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Cartes 1 et 2 : Temps d’accès à la brigade de gendarmerie la plus proche avant et après 200111
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1636/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1636/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 220k
Titre Figure 1 – La structure territoriale de la gendarmerie en France depuis 2005
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1636/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 182k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Frédérique Blot et Thibault Courcelle, « « Bien observer sans se faire remarquer », est-ce toujours possible avec la RGPP ? Le rôle social et l’implantation territoriale de la gendarmerie en question »Sciences de la société, 86 | 2012, 14-33.

Référence électronique

Frédérique Blot et Thibault Courcelle, « « Bien observer sans se faire remarquer », est-ce toujours possible avec la RGPP ? Le rôle social et l’implantation territoriale de la gendarmerie en question »Sciences de la société [En ligne], 86 | 2012, mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1636 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1636

Haut de page

Auteurs

Frédérique Blot

Maître de conférences en géographie, CUFR Champollion et chercheur au GEODE (UMR CNRS-UTM)
frederique.blot@univ-jfc.fr

Articles du même auteur

Thibault Courcelle

Enseignant contractuel en géographie, CUFR Champollion, post doctorant au LISST (UMR CNRS-UTM)
thibault.courcelle@uiv-jfc.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search