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Note de recherche

Images médiatiques de la transgression des frontières

Nathalie Negrel
p. 147-156

Texte intégral

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend

Le Bateau ivre, Arthur Rimbaud

  • 1 Notre corpus s’étale du 06/12/2006 pour France 24 et du 01/01/2006 pour TV5 Monde au 31 décembre 20 (...)
  • 2 Ou de l’océan Atlantique en direction des îles Canaries.

1L’objectif de cet article est d’expliquer le statut spécifique de certaines images qui se détachent des discours médiatiques portant sur les migrations subsahariennes. Dans le cadre de notre thèse, nous travaillons sur deux chaînes internationales, TV5 Monde et France 24, en analysant l’ensemble des programmes qui traitent des migrations subsahariennes1. L’étude de notre corpus montre que si les discours journalistiques, politiques et experts sont centrés sur les enjeux français et européens de l’arrivée des migrants, les migrants qui apparaissent à l’image se situent majoritairement en dehors des frontières occidentales, alors qu’ils sont en route vers l’Europe. Une étape est particulièrement filmée, celle du passage de la frontière européenne, avec la traversée de la mer Méditerranée2 ou avec le franchissement du mur de barbelés des enceintes espagnoles Ceuta et Melilla. Nous nous concentrerons donc sur ces images particulières, dont la singularité est mise en avant tant par l’analyse quantitative que par l’analyse sémio-pragmatique que nous avons pu mener. Pour répondre à la spécificité de ces images, nous testerons l’opérabilité de nouvelles notions, afin de mieux comprendre les processus de médiations à l’œuvre dans leur diffusion. Nous formulerons tout d’abord le cadre conceptuel de notre analyse, en mettant en relation les notions d’image-symptôme et de formule. Dans un deuxième temps, nous questionnerons notre corpus à l’aide de ces outils avant de revenir, en conclusion, sur les apports et les limites des notions convoquées.

Du symptôme de l’image…

2« Le symptôme serait au signe, brièvement dit, ce que la chair est au corps et l’image à la représentation » (Didi-Huberman, 2002, p. 98). La pensée de cet auteur nous intéresse ici dans la mesure où il reprend à son compte le paradigme freudien en le rapprochant du domaine de l’histoire de l’art. Il travaille alors sur la notion d’esthétique du symptôme, mettant en valeur la « surdétermination de l’image »: « Une image surdéterminée est une image dont le sens n’est pas fermé et univoque, mais sans clôtures. L’image possède une multiplicité de sens; comme un réseau, elle multiplie les possibilités de ses parcours de lecture. [...] L’image est toujours en relation avec d’autres images, et c’est de cette relation qu’elle tire la surdétermination de son sens. (Hagelstein, 2005, p. 86) En outre, Georges Didi-Huberman poursuit à travers la notion de symptôme sa réflexion sur la relation entre l’homme et l’image: « L’homme, dans sa rencontre avec l’œuvre d’art, perd ses savoirs préétablis. [...] Le symptôme de l’image, élément perturbateur, non-savoir, contraint le spectateur à laisser de côté les outils conceptuels dont il se sert habituellement pour construire son discours. » (Hagelstein, 2005, p. 95).

3Bien que développée au sein de réflexions cliniques, psychanalytiques, puis philosophiques et esthétiques, cette notion du symptôme de l’image nous semble pertinente pour penser le statut de certaines images médiatiques qui ont pour caractéristiques d’être des images déjà vues, des images chargées de tout un « bagage sémantique », constitué par la circulation des mêmes images au sein de contextes plus ou moins différents, et faisant appel à une intense concentration sémantique.

  • 3 Traduisible par « trop-plein d’étrangers », « envahissement par les étrangers » ou encore « proport (...)

4De son côté, Daniel Dayan renverse le syntagme en définissant la notion d’image-symptôme. En partant de l’exemple du 11 septembre 2001 ou de celui des camps de concentration, il définit une image-symptôme à partir de quatre critères: i) elle renvoie à d’autres images par le jeu de l’intertextualité; ii) elle est dotée d’une forte « charge sémantique » (« elle est remplie de ce qui touche le plus les individus: les drames, les joies, les peines »); iii) elle est simple, réduite à quelques traits dominants; iv) elle doit avoir une apparition récurrente, pour qu’elle puisse se fixer dans les mémoires (Dayan, 2002, p. 124). L’auteur montre alors comment ces images peuvent finir par « prendre place dans les mémoires collectives, comme symptômes d’événements dramatiques » et continuer de « nous éblouir au point de ne plus voir en elles que leur force symbolique ». Les travaux de Daniel Dayan entretiennent selon nous de nombreuses correspondances avec les analyses linguistiques sur la notion de formule, qui nous semble pouvoir apporter un éclairage intéressant à notre analyse. Alice Krieg-Planque nous offre effectivement un cadrage très riche avec cette notion qu’elle définit comme « ensembles de formulations qui, du fait de leur emploi à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (Krieg-Planque, 2009, p. 7). Parmi les travaux qu’elle revendique comme étant à l’origine de cette notion, ceux de Pierre Fala et Marianne Ebel méritent d’être mis en avant puisqu’ils travaillent sur la notion d’Überfremdung3, dont ils analysent le caractère de référent social et le statut polémique. La notion de référent social « n’en exprime nullement l’homogénéité. Elle exprime le fait que dans un certain état des rapports de forces sociaux, des formules surgissent dans le langage par rapport auxquelles l’ensemble des forces sociales, l’ensemble des locuteurs sont contraints de prendre position, de les définir, de les combattre ou de les approuver, mais en tout état de cause, de les faire circuler d’une manière ou d’une autre. » (Fala, Ebel, 1983, p. 174). Alice Krieg-Planque appréhende le concept de formule à partir de quatre critères. La formule « présente un caractère figé », elle est avant tout une notion discursive et non linguistique, elle « fonctionne comme un référent social », et « comporte un aspect polémique » puisqu’elle est porteuse d’enjeux socio-politiques que traduisent les débats à la fois sur ce qu’elle désigne et sur la manière dont elle le désigne.

  • 4 La période de recherche est établie pour TV5 Monde du 1 janvier 2006 (date de passage de TV5 à TV5 (...)
  • 5 A l’exception des journaux télévisés: d’une part, parce qu’ils ne sont pas indexés par l’INA pour c (...)
  • 6 Nous prendrons ici la définition de l’indexation que Bruno Bachimont indique dans son analyse du ca (...)
  • 7 Les images reproduites ci-dessous sont des « imagettes » capturées à partir du logiciel Inascope, m (...)

5Notre corpus global est composé de l’ensemble des documents traitant des migrations subsahariennes dans la programmation des chaînes internationales TV5 Monde et France 244. Cette étude, qui se situe dans un cadre constructiviste et sémio-pragmatique, aborde la programmation des chaînes dans son ensemble (nous analysons ainsi autant les reportages de magazines que les émissions de plateau, ou que les documentaires ou films de fiction5), ce qui nous permet d’analyser les chaînes dans une perspective médiaculturelle (Macé, Maigret, 2005). Cent treize documents ont été rassemblés sur la base de l’indexation des programmes des deux chaînes par les documentalistes de l’INA (respectivement 30 pour TV5 Monde et 79 pour France 24)6. Au sein de ce corpus, deux séries d’images représentant le passage des frontières européennes par les migrants subsahariens sont à distinguer7.

  • 8 « En octobre 2005, à partir du Maroc voisin, des centaines de migrants africains noirs ont tenté de (...)

6La première série est constituée des séquences filmées par les caméras de sécurité lors des assauts en septembre et octobre 2005 de la barrière qui sépare physiquement le territoire marocain des enclaves espagnoles, Ceuta et Melilla8.

7La deuxième série ne possède pas d’événement fondateur comme pour les assauts de la barrière, elle est constituée des images représentant les embarcations qui tentent d’arriver jusqu’aux côtes européennes à travers l’océan ou la mer Méditerranée.

8Une différence fondamentale oppose donc ces deux séries d’images, qui tient à la « temporalité » des événements représentés. La première série trouve son origine dans un événement particulier, fondateur, situé pendant l’automne 2005. La deuxième série, au contraire, est constituée d’images qui peuvent être les mêmes pour traiter indifféremment de l’arrivée d’embarcations ou de naufrages en 2006 ou en 2010. Force est de constater toutefois la correspondance entre les deux, puisque le renforcement de la protection des frontières à Ceuta et Melilla, ainsi que les nombreux accords conclus entre l’Union européenne et les pays méditerranéens du sud obligent les migrants à emprunter des routes maritimes plus longues et plus dangereuses.

Aux images symboles

  • 9 Le moment discursif se distingue de « l’instant discursif », qui ne se maintient pas longtemps au s (...)
  • 10 En outre, notre travail repose sur l’analyse de documents audiovisuels, dont le contenu n’est pas r (...)

9Une fois la distinction établie survient la similitude de traitement de ces images et de leurs déclinaisons, systématiquement reprises en préambule ou en illustration des sujets touchant aux migrations (subsahariennes mais pas seulement). Les journalistes les utilisent alors non seulement comme si elles étaient un préalable obligé quand il s’agit de migrations, mais également comme si leur seule monstration suffisait à rappeler tous les enjeux de la question. Nous nous rapprochons donc de la définition d’un moment discursif9, pour reprendre les termes de Sophie Moirand, puisqu’il « donne lieu à une abondante production médiatique et qu’il en reste également quelques traces à plus ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement à propos d’autres événements » (Moirand, 2007, 4). Le « moment discursif » se caractérise également par l’hétérogénéité des documents qui lui appartiennent. Or, les deux séries10 que nous prenons comme exemple ici sont intégrées à une suite de déclinaisons dont nous avons montré quelques exemples ci-dessus.

10Nous caractériserons trois types de déclinaisons que développent les images des caméras de sécurité de Ceuta et Melilla: i) des images insistant sur la longueur du mur (long travelling mettant en valeur la perspective et la coupure du paysage en deux); ii) des images insistant sur l’aspect sécuritaire (mise en avant des caméras, des barbelés, des patrouilles armées); iii) des images évoquant les tentatives de passage des migrants (gros plans sur les lambeaux de vêtements qui sont restés accrochés au mur, parfois directement sur les corps mutilés des migrants qui sont filmés après leur passage ou leur échec). Pour le passage en mer, nous relevons: i) les images des embarcations surchargées en pleine mer (prises par les journalistes, par les garde-côtes ou les militaires),; ii) le moment particulier de l’accostage avec le débarquement des clandestins par les autorités et des associations comme la Croix Rouge; iii) les images de naufrages, – en pleine mer, avec les migrants nageant vers les côtes, accrochés à des filets de pêche, ou sous la forme de cadavres flottants – sur les rivages, avec les migrants qui ont réussi à atteindre la côte, ou les cadavres malmenés par les vagues, ou déposés sur le sable.

  • 11 « Lutte contre la migration clandestine au Sénégal », in Reportages, 29/04/2007, France 24.

11Le flux de ces images qui finissent par ne plus être datées est accompagné par les commentaires des journalistes qui les associent à un mouvement naturel, saisonnier, « avec le retour du beau temps, les migrants ont repris la mer. »11 Un commentaire tel que celui-ci, mettant en saillance l’idée de banalité, vient redoubler le caractère redondant des images pour les ancrer un peu plus dans une sorte de familiarité axiologiquement peu marquée. Ce phénomène participe à l’investissement sémantique de nos « images-formules », qui se chargent de sens du fait de leur circulation et de leurs différentes contextualisations.

12La frontière et sa transgression sont les premiers éléments de compréhension véhiculés. D’un côté, la frontière se matérialise à travers des barrières, des barbelés, rappelant alors les murs qui séparent des pays ou des peuples dans le monde comme entre les États-Unis et le Mexique, entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, entre Israël et Palestine, ou encore le mur de Berlin. De l’autre côté, la frontière est symboliquement marquée par la mer, obstacle naturel à franchir pour passer de l’autre côté. Ces frontières marquent donc un ici et un ailleurs et les images que nous analysons sont celles de la transgression de cette séparation. Les auteurs de cette transgression restent anonymes, flous ou perdus dans la masse des « victimes-assaillants ».

  • 12 Les intervenants sur les plateaux de TV5 Monde reviennent sans cesse à cet état de fait: les points (...)

13L’opposition entre l’ici et l’ailleurs, les continents européen et africain, est très fortement connotée. L’espace méditerranéen, qui peut être analysé comme un espace de liaison entre les deux, est ici clairement un espace de séparation. Les images représentent alors les points de passage forcés par les migrants, là où les rivages sont les plus proches. Il est alors intéressant de constater que ce sont des espaces transitifs qui symbolisent le passage (l’île de Lampedusa, les îles Canaries, ou encore les enclaves espagnoles Ceuta et Melilla). Ces espaces particuliers symbolisent la proximité entre l’Europe et l’Afrique, la possibilité de passage, mais également l’écart de niveaux de vie qu’il peut y avoir entre deux régions aussi proches12. Certaines images marquent violemment la rencontre entre les deux mondes, la plage touristique sur laquelle s’échouent les migrants à bout de force, l’accueil d’une embarcation par les soldats et médecins gantés et masqués, le migrant détenu dans un centre de Ceuta en train de feuilleter le magasine Elle...

14Par ailleurs, quand ce n’est pas la rencontre mais la séparation entre les deux mondes qui est marquée, les barbelés, les miradors, les différentes armées qui surveillent la frontière (Guardia Civil, armée italienne, Frontex) et les centres de rétention des migrants évoquent un univers carcéral, le migrant se transformant en criminel. Quant aux images qui représentent les embarcations surchargées, elles rappellent en tout premier lieu les boat-people vietnamiens qui ont fui leur pays à la fin des années soixante-dix. C’est alors le symbole du désespoir de ceux qui fuient la misère et la violence qui est mis en avant. Toutefois, le rapport aux victimes n’est pas le même. En effet, c’est vers l’Union Européenne, vers l’Italie, l’Espagne, la France que ces migrants se dirigent, et leur statut de victimes se confronte sans cesse à celui de l’assaillant ou de l’envahisseur. Le statut des migrants est dont rendu ambigu avec l’altération de la mise en scène de la double topique « douleur » et « compassion », courante dans les stratégies médiatiques de dramatisation (Charaudeau, 2006). Ici, la triade des rôles persécuteur/persécuté/sauveur s’effondre et laisse place à une confusion des genres. Les soldats de la Guardia Civil espagnole, qui vont sauver de la noyade les naufragés, représentent l’Europe riche et prospère, mais sont aussi ceux qui vont tirer sur les migrants qui tentent de passer la barrière. Les migrants sont ceux qui meurent en forçant le passage, mais sont aussi des clandestins que l’on arrête, que l’on tente de contenir, de renvoyer chez eux, et qui ne sont pas les bienvenus. Ces images activent donc à nouveau les grands schémas qui circulent dans le discours social et qui mêlent empathie et rejet à l’encontre de l’altérité, présentée dans une dualité mélangeant la souffrance et l’agression.

  • 13 Le mot « patera » est entré en 2001 dans le Dictionnaire de la langue espagnole.

15Tout le paradoxe de ces images peut se concentrer dans l’image du bateau, instrument d’exploration et de conquête en référence aux grands explorateurs européens du xvie siècle ou d’asservissement en référence à la traite négrière et au commerce triangulaire, mais aussi métaphore de l’évasion poétique pour de nombreux artistes. La place centrale de l’embarcation dans ces images explique le remplacement du nom « pirogue » par des noms techniques espagnols, « pateras » et « cayucos » dans le langage journalistique et même dans le langage courant en Espagne13. Dans le même temps, naît la figure du migrant qui utilise le bateau pour tenter d’arriver en Europe, le « pateriste », les anthropologue et démographe Michel Peraldi et Alhame Rhami allant jusqu’à parler de paterisme pour désigner « une vision combinant apitoiement et stigmatisation sur fond de conception exclusivement policière, voire criminalisante, des mouvements migratoires, qui centre le regard et la réflexion sur les “passagers” clandestins vers l’Europe, au détriment de la pluralité des formes et dynamiques de circulation entre Maghreb, Afrique et Europe » (Peraldi, Rahmi, 2007, p. 67). La mer et ses embarcations ont d’ailleurs leur pendant, le désert du Sahara, que les migrants ont souvent traversé pour arriver jusqu’à la côte, et vers lequel ils sont parfois refoulés s’ils se font attraper par les autorités marocaines ou algériennes.

16Une fois dépassés les événements fondateurs de l’automne 2005, une fois les premiers naufrages fortement médiatisés, les récits médiatiques passent « de l’information au rituel », à chaque nouvel « incident », les mêmes images reviennent, accompagnées du décompte sous forme de dépêches, ne laissant plus beaucoup de place à l’émotion. « Chaque bulletin d’information, répété chaque heure, chaque jour, tient un double décompte: l’un, macabre, des morts dans le détroit, l’autre, parlé comme un signal d’alerte, des débarquements et arrestations aux Canaries, en Espagne, et à Lampedusa, en Sicile. » (Peraldi, Rahmi, 2007, p. 67). Sur le conflit israélo-palestinien, Daniel Dayan écrivait: « La lointaine et douloureuse réalité palestinienne était effectivement traitée comme s’il s’agissait d’une religion. Chaque jour, on lui consacrait quelques minutes. “Aujourd’hui, énième jour de l’intifada, tant de morts, tant de blessés” [...] Nous étions passés de l’information au rituel: tri des proches et des lointains, distinction entre ceux que l’on admet au sein du nous et ceux qu’il s’agit de désigner comme l’autre. » (Dayan, 2002, p. 202).

  • 14 La même idée revient chez de nombreux auteurs, avec le même raisonnement: « Mais la succession et l (...)

17A l’instar de plusieurs associations, nombreux sont les chercheurs qui affirment que la surmédiatisation de ces images a pour effet la surestimation du nombre de ces passages irréguliers et l’« alignement opportuniste sur les positions disciplinaires de l’Europe » (Peraldi, Rahmi, 2007, p. 69). « Durant l’hiver 2006, par sa situation privilégiée sur la côte Atlantique, à la frontière avec le Maroc/Sahara occidental et à trois jours de mer de l’archipel espagnol des Canaries, Nouadhibou, deuxième ville de Mauritanie, a été présentée par les médias européens comme l’antichambre et le point de départ des migrations dites ‘’clandestines’’ à destination de l’Europe. De fin 2005 au printemps 2006, journalistes, diplomates européens, hommes politiques et même chercheurs se sont succédés dans les rues de la petite ville saharienne, avec en tête les termes de ‘’subsahariens’’, ‘’clandestins’’, ‘’pirogues’’’«  (Choplin, Lombard, 2008, p. 151). Or, cet « alignement » conduit les autorités des « pays de transit » à traquer les clandestins susceptibles de passer en Europe. Si l’on développe encore l’exemple de la Mauritanie et du port de Nouadhibou, alors que la population de ce pays se partage historiquement entre les Maures et les Négromauritaniens, les auteurs révèlent que la suspicion pousse les autorités, sous pressions européennes, à voir tous les africains-noirs comme des clandestins en puissance, ignorant l’installation historique de nombre d’entre eux dans la ville. « La migration de transit et sa “surmédiatisation” permettent de faire endosser aux migrants toutes les dérives économiques et sociales du pays. Les autorités montrent aux yeux du monde qu’elles luttent contre l’immigration clandestine, tout en fermant les yeux sur d’autres activités et flux. Pendant que la police s’attache à arrêter les migrants « clandestins », certains trafiquants évolueraient en toute impunité. »14 (Choplin, Lombard, 2008, p. 168).

Vers l’image-formule ?

18Selon nous, la diffusion de ces images n’a pas le rôle que veulent bien lui donner les chercheurs qui travaillent sur l’évolution de ces migrations et de leurs trajectoires. Ces images-symptôme accompagnent les politiques nationales et européennes qui impactent, elles, directement sur la gestion des frontières et le comportement des autorités locales. Elles mettent en relief les points saillants et toutes les ambiguïtés du discours social européen (Angenot, 2006 ), qui tend d’une part à discriminer une part de la population des pays dit de transit, et d’autre part à attirer l’attention sur la situation des « pateristes », alors que d’autres types de migrants, pourtant en situation légale, sont tout autant précarisés.

  • 15 Nous employons ici la notion de performativité au sens de Judith Butler quand elle évoque dans le d (...)
  • 16 L’invité de TV5 Monde, 07/06/2007, TV5 Monde.

19Ce débat scientifique sur les effets performatifs de ces images15 appartient pour nous à la dimension polémique de ces images-formules. Ces questions sont d’ailleurs posées dans d’autres cadres, affirmant le caractère problématique de ces images. « Alors, est-ce qu’on pourrait dire que paradoxalement, de manière atroce, ce genre d’images, le fait qu’on sache que ces gens meurent, est-ce que ça ne va pas, finalement, en dissuader d’autres de tenter l’aventure? Est-ce que c’est pas ça finalement le but recherché? Dans la diffusion de ces images? »16 demandait le journaliste Patrick Simonin à Dominique Wolton en lançant le débat sur le rôle de TV5 Monde dans la diffusion des images des naufragés.

  • 17 A titre d’exemples: Eldorado, roman de Laurent Gaudé paru en 2006 aux éditions Actes Sud. Trois fem (...)

20La force symbolique de ces images s’illustre, au-delà des déclinaisons que nous avons vues, dans l’hétérogénéité des supports de diffusion qu’elles ont connue. Dessins, peintures, caricatures, couvertures de livres, inspiration de romans, de films17..., leur circulation dans les sphères médiatiques et culturelles nous amène pour terminer à la notion d’avatars médiaculturels, (Macé, 2006). « toute la sociologie de la réception des médiacultures montre que ce n’est pas le contenu des médias qui commande la production du sens, mais la rencontre entre des représentations et des discours médiatiques complexes avec l’expérience sociale et culturelle (elle-même complexe) de celui qui les interprète » (Macé, 2006, p. 34). Par ailleurs, « [les médiacultures] ne peuvent formuler et mettre en forme que des conformismes provisoires reflétant l’état supposé des tensions au sein de la sphère publique et de l’imaginaire collectif du moment ». Nos images seraient alors « des indicateurs de premier choix pour l’observation de l’état présent d’un imaginaire ethnosocioculturel collectif: de l’opinion publique, de l’air du temps, mais aussi des tendances lourdes de cet imaginaire et de la société avec laquelle il est en interaction » (Boyer, 2008, p. 111)

21Pour conclure en ouvrant la discussion, nous avancerons que si ces images sont la conséquence du laps de temps limité où les migrants deviennent le plus visibles, elles reflètent selon nous toute la cristallisation de la médiatisation des migrations subsahariennes, à travers le moment spectaculaire et tragique de la transgression de la frontière. Les notions de formule et de lieu discursif nous ont permis de montrer le caractère polémique et durable dans le temps de ces images. Associées à la notion d’image-symptôme, elles permettent de mettre en exergue la fixation de tous les symboles et enjeux que portent ces images. L’usage de la notion d’image-symptôme a conjointement mis en avant le rôle de révélateur des ambiguïtés du discours social sur les questions migratoires. Force est de constater tout l’apport pour nos questionnements de ce rapprochement de notions linguistiques à des analyses d’image, même si nous n’en proposons ici que les prémisses.

  • 18 Prenons ici l’exemple du reportage « Sénégal: une bande dessinée sur les dangers de l’émigration cl (...)

22Enfin, utiliser la notion d’avatars culturels nous amène également à souligner la nécessité de revenir à une analyse des mécanismes de production et de diffusion de ces images. Il est alors utile de revenir sur les conclusions de Dominique Marchetti qui explique l’homogénéisation de la sélection et du traitement de l’actualité internationale à travers l’expansion du marché des « images internationales » (Marchetti, 2002). Dans notre cas, cette homogénéisation s’accompagne parfois d’une forte fragmentation dans le processus de production18, à l’instar des audiences très hétérogènes de ces chaînes internationales (autant en termes géographiques qu’en termes économiques et culturels), ce qui permet ainsi d’interroger la collusion, dans la fabrication et la réception des images, entre les imaginaires occidentaux et africains.

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Bibliographie

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Notes

1 Notre corpus s’étale du 06/12/2006 pour France 24 et du 01/01/2006 pour TV5 Monde au 31 décembre 2010. Nous présentons dans le corps de l’article de manière plus précise la constitution de notre corpus.

2 Ou de l’océan Atlantique en direction des îles Canaries.

3 Traduisible par « trop-plein d’étrangers », « envahissement par les étrangers » ou encore « proportion excessive d’étrangers ».

4 La période de recherche est établie pour TV5 Monde du 1 janvier 2006 (date de passage de TV5 à TV5 Monde) au 31 décembre 2010. La recherche s’est concentrée pour des raisons d’accessibilité sur le canal FBS (France-Belgique-Suisse) de la chaîne, le dépôt légal de l’INA n’enregistrant que ce canal. Pour France 24, nous travaillons du 6 décembre 2011 (début de diffusion de la chaîne) au 31 décembre 2010 sur les programmes du canal francophone.

5 A l’exception des journaux télévisés: d’une part, parce qu’ils ne sont pas indexés par l’INA pour ces deux chaînes; d’autre part parce que nous rejoignons les conclusions d’Edouard Mills-Affif sur l’intérêt pour la recherche sur les discours télévisuels de laisser parfois de côté les journaux télévisés afin d’interroger le reste de la programmation (Mills-Affif, 2004).

6 Nous prendrons ici la définition de l’indexation que Bruno Bachimont indique dans son analyse du cas précis du travail d’indexation à l’INA: « paraphrase structurée d’un document dans une langue naturelle ou contrôlée rendant le document exploitable en vue d’un usage donné » (Lespinasse, Habert, Bachimont, 2000).

7 Les images reproduites ci-dessous sont des « imagettes » capturées à partir du logiciel Inascope, mis à disposition des chercheurs à l’Inathèque. Les références des reportages dont elles sont issues permettent de retrouver les documents concernés dans l’Hyperbase de l’INA.

8 « En octobre 2005, à partir du Maroc voisin, des centaines de migrants africains noirs ont tenté de franchir les barrières et grillages entourant les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla: ils ont été en majorité repoussés par les forces de l’ordre mais une quinzaine d’entre eux sont décédés. » (Choplin, Lombard, 2008, p. 153).

9 Le moment discursif se distingue de « l’instant discursif », qui ne se maintient pas longtemps au sein des discours médiatiques.

10 En outre, notre travail repose sur l’analyse de documents audiovisuels, dont le contenu n’est pas rendu dans ces images fixes.

11 « Lutte contre la migration clandestine au Sénégal », in Reportages, 29/04/2007, France 24.

12 Les intervenants sur les plateaux de TV5 Monde reviennent sans cesse à cet état de fait: les points de proximité entre les deux continents sont ceux où la différence de PIB est la plus forte au monde par rapport à l’écart kilométrique.

13 Le mot « patera » est entré en 2001 dans le Dictionnaire de la langue espagnole.

14 La même idée revient chez de nombreux auteurs, avec le même raisonnement: « Mais la succession et la répétition excessive d’images de « pateras » surchargées navigant dans le détroit de Gibraltar, des naufragés de Lampedusa et des tentatives durement réprimées des franchissements des barrières de Ceuta et Melilla en 2005 ont conduit les États Maghrébins, sous la pression de l’Europe, à renforcer les contrôles sur leurs territoires. » (Minvielle, 2011, p. 2)

15 Nous employons ici la notion de performativité au sens de Judith Butler quand elle évoque dans le domaine du genre la dimension performative des représentations: « nommer, représenter, c’est à la fois faire exister et définir un cadre interprétatif plus ou moins hégémonique ou subversif. » (Butler, J. 2005, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte.)

16 L’invité de TV5 Monde, 07/06/2007, TV5 Monde.

17 A titre d’exemples: Eldorado, roman de Laurent Gaudé paru en 2006 aux éditions Actes Sud. Trois femmes puissantes, roman de Marie NDiaye paru en 2009 aux éditions Gallimard. Terraferma, fiction de Emanuele Crialese, Italie, 2011, 1h28. Melilla, antichambre de l’Europe, documentaire de Pascal Gaudin – France, 2005, 26 mn. La Pirogue, fiction de Moussa Toure, France-Sénégal, 2012, 1h27.

18 Prenons ici l’exemple du reportage « Sénégal: une bande dessinée sur les dangers de l’émigration clandestine », diffusé sur France 24 le 20 janvier 2007. Ce reportage a été tourné au Sénégal par un journaliste appartenant à l’agence de presse télévisée, African Television News (ATN) pour le compte de l’Agence Internationale d’Images de Télévision (AITV), agence française spécialisée sur l’actualité africaine, et qui vend son abonnement à TV5 Monde et France 24, ainsi qu’à CFI, qui redistribue ces reportages auprès des chaînes publiques africaines.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Negrel, « Images médiatiques de la transgression des frontières »Sciences de la société, 87 | 2012, 147-156.

Référence électronique

Nathalie Negrel, « Images médiatiques de la transgression des frontières »Sciences de la société [En ligne], 87 | 2012, mis en ligne le 01 avril 2013, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1622 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1622

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Auteur

Nathalie Negrel

Doctorante en Sciences de l’information et la communication, lerass, ea 827, Université Paul Sabatier, Toulouse.

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