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L’attention : un bien rare en quête de mesures

The attention : a rare good and an tricky evaluation
La atención sobre un objeto incierto en espera de medida
Dominique Boullier
p. 128-145

Résumés

L’attention rend compte d’un attachement à un objet quelque peu incertain. Elle peut être marquée par l’intensité ou la durée qu’il est difficile de combiner. Elle est influencée par le voisinage et la concurrence des sollicitations qui créent de l’hésitation mais aussi par les héritages qui peuvent contribuer à reproduire des habitudes de focalisation de l’attention sur certains objets. Cette incertitude quand à la qualité de l’attention et l’enjeu essentiel qu’elle constitue dans une économie d’opinion permet de comprendre la prolifération des méthodes pour la mesurer, alors même qu’elle échappe presque par définition.

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Texte intégral

1La polysémie du vocable « attachement », popularisé notamment par Bruno Latour et Antoine Hennion (Hennion, 1992), fait son succès, équipement conceptuel léger supportant tous les déplacements et tous les dépaysements. Il arrive cependant qu’un tel concept venant visiter un terrain nouveau trouve la place déjà prise. En matière de médias en effet, l’attention permet de penser une forme spécifique d’attachement. Comme pour l’attachement, penser l’attention oblige à emprunter à toutes les disciplines qui ont pu en traiter sous différents aspects, et elles sont nombreuses, au point de conduire à prétendre que l’attention est en fait l’une des questions transversales clés pour les sciences humaines et sociales, et en particulier dans nos supposées « sociétés de l’information ». La fondation de média studies, porteuses d’une conception des médiations comme agencies et non réduites à l’étude des grands médias, devrait même reposer en grande partie sur cet objet incertain ou problématique que constitue l’attention. Le lecteur devra donc accepter d’être transporté dans des univers disciplinaires dont il n’est guère possible de retracer tout l’arrière-plan à chaque fois, tout en gardant le fil rouge d’un questionnement systématique des facettes de l’attention. Non pas pour l’épuiser ou lui trouver une définition par essence, mais au contraire pour bien garder à l’esprit à quel point l’attention reste problématique.

L’attention, expérience d’un attachement durable et/ou intense

2Qui plus est, l’attention permet d’enrichir la discussion sur les attachements. Attacher, c’est soit conserver l’attention de quelqu’un, soit par des médiations matérielles, se dispenser de toute mobilisation de l’attention en la déléguant aux dispositifs qui attachent. La réception des médias et plus généralement la perception ne peuvent jamais être réduits aux propriétés des biens matériels, que des formes physiques et/ou légales permettraient de retenir, de canaliser, de clore en sécurité. On peut certes être attaché à un livre comme support du message, ce qui permet d’ailleurs l’exercice des règles de propriété intellectuelle et la transformation d’une œuvre de l’esprit en bien exclusif. Mais être attaché à un livre, c’est aussi souvent être attaché à une histoire, à un auteur, à un personnage, qui captent votre attention, dont vous ne pouvez plus vous détacher pendant des heures ou des jours. En changeant d’échelle, on reste plus ou moins longtemps attentif, c’est-à-dire attaché, à un paragraphe, à une page, ou encore à une émission, à un morceau de musique. Mais la propriété essentielle de ces biens/œuvres de l’esprit n’est pas tant d’être immatériels, car le support leur restitue une forme de tangibilité : c’est plutôt leur caractère « d’objet temporel » (Husserl) qui modifie considérablement les formes de l’attachement. Ce sont des expériences et l’économie contemporaine est faite de « marchés d’expérience » (Bomsel, 2010). Il faut faire l’expérience du flux temporel pour y être finalement attaché ou non, pour les qualifier et leur attribuer une valeur. Lire les premières pages d’un roman ou voir les premières images d’un film peut suffire parfois à se faire un jugement négatif, mais cela signifie surtout que les auteurs n’ont guère été capables de capter notre attention. La qualité du scénario, du récit, de l’argument, du gameplay, de la mélodie (qui intéressait Husserl) est décisive pour retenir l’attention et c’est seulement dans la durée de l’expérience que cette qualité se manifestera en même temps que notre attachement ou non à cette œuvre.

Concurrence pour capturer l’attention

3Cette dimension temporelle constitue cependant une seule des dimensions de l’attention. Ribot rappelait dès 1889 qu’il fallait prendre en compte deux dimensions dans tout phénomène d’attention : la durée et l’intensité. L’expérience de toute activité de réception des médias comportera ainsi ces deux dimensions dans des proportions variables. Lorsque la durée est mobilisée, l’attention équivaut à la concentration, celle qui est valorisée dans l’expérience esthétique savante ou dans la prise de connaissances académique. Pourtant, l’intensité n’en est jamais absente et il reste rare d’accepter durablement de s’ennuyer profondément à la vue d’un film, d’une émission, ou à la lecture d’un livre : un minimum d’intensité, c’est-à-dire de stimulation est requis pour focaliser notre énergie. William James (1892) analysait l’attention dans les termes d’un « rassemblement de soi » : « an energy is given, something enables us to gather ourselves together ».

4Durée et intensité doivent se combiner pour provoquer ce rassemblement qui va inhiber toutes les autres perceptions et activités. Dès lors, il faut bien admettre que des moments brefs d’attention sont aussi possibles, suscités par l’intensité de la stimulation, qui détourne du cours d’action précédent. La psychologie cognitive nomme ce processus « priming » et les sciences politiques s’en sont d’ailleurs emparé pour comprendre comment on peut éveiller l’attention du public sur un problème donné, sur une « issue » plutôt qu’une autre et finalement provoquer cet effet d’agenda qui équivaut à une focalisation collective de l’attention (Jones, Baugartner, 2005). L’attention fait ainsi nécessairement figure d’attachement plus instable que d’autres formes d’habitudes au long cours, car elle peut sans cesse être perturbée, attirée, captée par de nouveaux stimuli. A certaines conditions cependant, car il est parfois totalement impossible de détourner l’attention d’un joueur de jeu vidéo comme d’un passionné par sa série télé.

5De ce fait, les émetteurs, les producteurs, les créateurs, les auteurs, les programmeurs, demeurent dans une incertitude permanente sur l’état réel de l’attachement qu’ils auront réussi à créer, de la qualité de la captation de l’attention ainsi réalisée. Et d’autant plus dans un monde d’abondance informationnelle et de concurrence farouche pour cette attention des publics, car le bien rare n’est plus l’information mais « le temps de cerveau disponible » selon l’expression fameuse en France de la part du PDG de TF1, qui exprimait ainsi sa visée : la captation de l’attention par tous les moyens imaginables. Car nos journées d’humains ne font que 24 heures, même si l’on admet désormais que cette pression des flux d’information débouche sur une capacité de multi activité (Licoppe, 2008). La mesure de l’attention, de ce bien rare si difficile à caractériser, a fait l’objet de longues tentatives avant de se stabiliser sous forme de mesure d’audience, sous des formes diverses selon les supports et les contenus. Cette mesure est avant tout une approximation qui fait convention (Thévenot, 2006) entre les émetteurs et ceux qui sont chargés de rémunérer les espaces publicitaires. Certes, il est plus aisé de mesurer le nombre de livres ou de journaux vendus ou de places de cinéma occupées que la présence ou non devant son téléviseur. Mais même dans ces cas plus simples, le souci de prendre en compte la valeur de l’attention et le jugement qui en résulte est omniprésent, par exemple sous forme de chiffres de lectorat des journaux qui ne sont pas équivalents à la vente d’exemplaires (puisqu’un même exemplaire peut être lu par plusieurs personnes). Cette mesure devient centrale dans l’économie de l’attention et les nouveaux supports numériques en réseaux ont grandement perturbé cette économie et sa mesure. Sur Internet, les clics, les pages vues, les sessions, leur durée, etc. sont autant de critères incertains mais qui, comme pour la télévision, ne tiennent que par la convention que veulent reconnaitre les partenaires intéressés. Le thème de l’économie de l’attention avait été soulevé déjà par Herbert Simon dans les années 1970 puis repris par Goldhaber en 1992, par Shapiro et Varian en 1998 et par Davenport et Beck en 2001. Cette approche mobilise alors la question de l’arbitrage comme il se doit en économie, puisque ce sont bien des préférences qui s’affrontent et nous aurons l’occasion d’y revenir. Mais la capture de l’attention, condition primordiale pour la capture des publics (Cochoy, 2002), est une offensive permanente des médias et des offreurs de contenus qui supporte trois contraintes fortes : i) l’attention est globalement rare et capter l’attention pour une offre, c’est nécessairement prendre la place d’une autre (on ne peut partir de l’hypothèse que les publics ont des moments de vide attentionnel, car même ce vide apparent peut en fait être consacré à des activités importantes pour eux, comme la sieste, la promenade ou l’amour, qui sollicitent l’attention d’une autre façon) ; ii) l’attention ne peut être garantie : la présence dans une salle, l’achat d’un livre, un téléviseur allumé sur une chaine, etc., aucun de ces indicateurs ne garantit une activité attentive réelle. Mieux encore, aucune technique de sondage des cœurs et des reins mais aussi des esprits voire des âmes ne permettrait de garantir cette captation, en dehors de moments expérimentaux que nous présenterons ; iii) l’attention ne peut être achetée ni contrainte: toutes les incitations sont certes utilisées pour faire venir un public, pour faire acheter un contenu, toutes les contraintes peuvent être tentées pour garder des foules présentes face au discours du leader… ou assis dans les salles de classe, mais rien ne permet pourtant de garantir cette captation de l’attention. Les indices d’attention peuvent certes être surveillés, mais ils peuvent être aussi bien simulés. Cet espace de liberté est d’ailleurs reconnu dans les institutions totalitaires qui veillent alors à solliciter sans arrêt l’attention en saturant d’événements, d’exigences qui visent à détruire toute liberté dans la focalisation de l’attention.

6Ces conditions créent une incertitude sur la réalité de la transaction ainsi effectuée, qu’elle soit marchande ou non. Les outils de mesure comme la mesure d’audience en sont d’autant valorisés, en dépit de leur caractère approximatif reconnu, malgré tout utile pour orienter les investissements et les offres. Nous verrons que les réseaux numériques et l’activité massive de production d’avis et de commentaires constituent une nouvelle ressource précieuse pour s’assurer de l’attention d’un public, par exemple vis-à-vis d’une marque.

L’attention est rarement un arbitrage et plutôt une hésitation

7Ces contraintes pèsent aussi sur les « politiques de l’attention ». Selon ce terme de Jones et Baumgartner (2005), les gouvernements et toute la vie politique est aussi soumise à ce régime de l’attention puisqu’un thème ou « issue » chasse l’autre, ce qui peut être avantageux mais aussi désastreux pour la continuité de la vie de l’espace public. Lippmann (1927) en avait fait son argument central en montrant à quel point les partisans d’une démocratie idéale de participation permanente des publics à la vie citoyenne méconnaissaient totalement les mécanismes ordinaires de mobilisation de l’attention dans les publics. Ce public idéal était un fantôme pour Lippmann alors que des publics bien réels pouvaient émerger sur des questions (issues) bien précises et provisoires, tout en cherchant avant tout à s’orienter et à s’aligner rapidement sur les positions qui leur conviennent le mieux, pour aussitôt retourner à leurs occupations, à celles qu’ils peuvent prétendre maitriser un peu. L’attention du public des démocraties est elle aussi un bien rare, et il ne sert à rien de s’en lamenter. En revanche, dans ce contexte, toutes les qualités des offres, tous leurs attributs, peuvent jouer pour favoriser à la fois la focalisation sur un problème ou sur un autre, et créer ainsi l’effet d’agenda et ensuite pour faciliter l’alignement et la focalisation sur un porte-parole ou un autre. Les formes sémiotiques, l’art du bon moment (le kairos), les réseaux mobilisés sont parmi les ressources qui peuvent contribuer à provoquer cet attachement qu’est l’attention, qui peut être intense, mais toujours éphémère et incertaine.

8Le caractère incertain de l’attention ne l’est pas seulement pour le chercheur, il constitue aussi un enjeu problématique pour tout acteur engagé dans le monde et devant à la fois subir et sélectionner des saillances diverses, sans pouvoir juger par avance de leurs propriétés. Prenons la situation d’un couple présent devant la télévision et zappant d’une chaine à l’autre. Un schéma stéréotypé pourrait aboutir à la description suivante : monsieur cherche à tout prix à voir « son » match de football pendant que madame veut plutôt voir « sa » série télé. Cas intéressant pour l’observateur, car des échanges verbaux peuvent être produits. Ils prendront parfois forme de justification, de tout type, au sens des régimes d’engagement de Boltanski et Thévenot (1991) : « c’est une série débile », « c’est toujours toi qui décide, ça suffit », « je la regardais déjà quand j’étais chez mes parents », etc. Un arbitrage se produit donc ici explicitement parce qu’il y a situation quasi publique et décision à prendre (lorsqu’il n’y a qu’un seul poste de télévision). Le cours d’action a été carrément interrompu et l’attention reste en suspens, pourrait-on dire, avant de reprendre son engagement selon la victoire d’un attachement ou d’un autre. Mais dans la plupart des cas, cette situation se règle sans explicitation, de façon tacite, ou encore par la force (!) qui n’est pas vraiment considérée comme une situation d’arbitrage. La décision de regarder une émission plutôt qu’une autre peut s’inscrire dans un cours d’action, organisé en plan (Thévenot, 2006), puisque la soirée aura été programmée en tenant compte de l’offre (« on se fait un plateau télé devant la série »). Plus souvent, ce sont des habitudes qui prendront le dessus, dans un « régime de familiarité », selon les catégories de Thévenot. Dans ce régime, en fait, ce sont des traditions, souvent tacites, qui guident la conduite, ce qui ne relève même plus d’une décision mais d’un « ça va de soi », « taken for granted (Schultz,1962) », qui facilite tant la vie quotidienne. Lorsque plusieurs « allant de soi » se confrontent, comme dans le cas du match de foot opposé à la série, une montée en généralité est possible qui relève alors d’un arbitrage mais plus souvent ce sont des transactions à plusieurs fonds qui permettent d’organiser un arrangement (Boltanski et Thévenot, 1991). Un arrangement permet d’éviter la montée en généralité requise par la dispute et de retrouver un état de paix provisoire. Mais la dérive vers une forme d’omerta, où les arrangements et les dépendances réciproques s’entremêlent au point de rendre toute justification impossible, est toujours à l’horizon. Cette modalité d’attachement, qui préserve le collectif (ici la famille) sous la condition de l’absence de discussion en justification, c’est-à-dire sans accord véritable, sur les principes partagés du monde commun, finit toujours par éclater et souvent violemment.

9Gabriel Tarde (2001) proposait, lui, de s’intéresser aux hésitations. Ce terme apparemment ordinaire, anodin, ou faible, a l’énorme avantage de permettre ensuite de traiter tous les degrés et les types d’hésitation, selon les principes tardiens de la mesure de tout phénomène social. Ainsi, individuellement ou à plusieurs, le choix d’un programme de télévision se retrouve placé dans la situation modeste d’une hésitation entre plusieurs rayons imitatifs. Car, et Tarde y insiste, choisir, c’est toujours hésiter entre plusieurs influences. Loin de proposer sur cette base un modèle de l’agent rationnel, Tarde s’intéresse plutôt aux propriétés des rayons imitatifs de ces vecteurs d’influence, qui possèdent des capacités plus ou moins grandes à affecter le comportement des entités que sont les individus. L’hésitation permet de traiter ces moments de perturbation du flux de l’attention, lorsque plusieurs sources entrent en concurrence dans le champ de perception et qu’il n’est plus possible de suivre le cours d’action initial (car nous sommes toujours déjà engagés et donc toujours « attentifs à », toujours transitifs comme le préconisait James, êtres de perception constante sauf situations cliniques extrêmes). L’hésitation permet de penser le processus d’influence conflictuelle sans doter l’acteur d’une instance de décision lourde. L’état d’hésitation est nécessairement transitoire, même s’il peut durer longtemps, comme on le voit dans les adoptions d’innovation, où les écarts entre connaissance de l’innovation, attitude –plus ou moins favorable– et adoption ont été bien documentés par E. Rogers sous le terme de KAP gap (décalage knowledge/ attitude/ pratique).

10La psychologie cognitive insiste sur les propriétés des objets qui peuvent attirer l’attention et utilise le terme de saillances que l’on retrouve aussi en Gestalt ou en sémiotique. Ce sont en effet des éléments saillants de l’offre qui vont la rendre perceptible et susceptible d’attention. Ainsi, la série sera sans intérêt et ne suscitera pas l’attention parce que, par principe, « ce n’est qu’une série télé », mais pourtant, dès lors qu’il y a George Clooney, ou qu’elle traite de phénomènes paranormaux, ces attributs de la série éveillent l’attention et font entrer dans une hésitation qui peut rompre les attachements précédents au principe « série télé = sans intérêt ». Mais rien ne dit que la force de ces saillances sera suffisante.

L’attention orientée par les voisinages et les héritages

11Pour mesurer cette force, nous avons proposé (Boullier, 2010) de prendre en compte les voisinages et les héritages qui vont orienter l’hésitation. Ce faisant, nous introduisons ici une exigence supplémentaire sur la description des objets problématiques comme l’attention : il ne suffit pas de rendre compte de leur statut incertain, ce qui est un sain réflexe par rapport à une catégorisation de type scientiste qui finirait par les écraser, il faut encore se donner les moyens d’observer les attributs qui les constituent et qui, de ce fait, donnent malgré tout des prises, certes éphémères ou peu franches, sur le processus. Plus encore, nous suivrons Tarde pour prétendre que ces attributs, ces différences donc, peuvent être mesurés de façon à rendre compte de leur force propre.

Degrés d’immunité de l’attention par rapport aux voisinages

12Les voisinages sont calculables en fonction du degré d’immunité des entités soumises à des rayons imitatifs. La notion de degré est au cœur de la pensée de Tarde, puisqu’elle permet de quantifier de façon continue, et sans seuils, des processus, sur un modèle leibnizien du calcul infinitésimal qui prend en compte des particules élémentaires, qui peuvent prétendre au statut de monades. Les media studies se sont intéressées à ce processus du voisinage sous la forme des études d’exposition (« exposures », Zilman, Bryant, 1985) qui permettent de calculer les durées et les formes d’exposition à un message donné. Malheureusement, ils le faisaient souvent à partir d’entités de trop grande taille, comme des émissions, voire même des chaines de télévision et non par exemple, un présentateur, un décor, une musique, une expression, qui peuvent aussi jouer leur rôle, comme on l’entend dans les conversations (Boullier, 2004). Les nouveaux stimuli qui peuvent provoquer l’attention doivent en effet apparaitre dans le champ de perception, devenir voisins écologiquement, et créer ainsi les conditions d’une exposition du spectateur pour qu’une hésitation soit possible. D’où l’importance bien connue du marketing de l’emplacement, ou des études d’audience de la grille de programme pour placer les publicités. Mais l’exposition n’est pas suffisante : les influences précédentes ou la force d’attraction des sollicitations voisines (l’émission que l’on regardait, voire que l’on aime) peuvent être plus ou moins puissantes et créer une plus ou moins grande immunité. Sloterdijk (2005) a développé ce thème de l’immunité dans le cadre de sa théorie générale des sphères et de la climatisation dont nos mondes communs dépendent désormais, climat étant entendu dans tous les sens du terme (météorologique aussi bien que politique ou culturel). L’immunité est la condition de constitution de bulles nous dit-il et c’est bien ce que nous observons lorsque nous sommes attentifs (« il est dans sa bulle » dit-on d’un joueur concentré, d’un lecteur absorbé, etc.). Créer un conteneur –physique et matériel– (Boullier, 2010) n’est pas une condition suffisante, mais l’on sait à quel point le format cinéma (visualisation dans le noir d’un faisceau lumineux qui arrive derrière soi projeté sur un large écran) possède une puissance de captation de l’attention plus importante que l’écran vidéo (Barthes, 1984). Lorsque McLuhan (1964) lance son aphorisme « the medium is the message », il ne dit rien d’autre : le conteneur technique partagé, électricité ou télévision, crée les conditions d’une commune humanité indépendamment des contenus qui seront véhiculés car il nous rend voisins écologiquement, dans le temps ou dans l’espace. Mais il y faut aussi ce que nous appelons un « contenant », c’est-à-dire une offre, un objet de désir, qui nous rassemble, comme le dit James, comme le font une intrigue ou des décors, ou des effets spéciaux, etc. Tous ces éléments réunis, conteneur et contenant, tous leurs attributs, parviennent à créer les conditions d’une immersion (Boullier, 2008) qui est aussi immunité à tous les autres stimuli. L’exposition à un autre stimulus n’est certes pas si fréquente dans la salle de cinéma car le conteneur de la salle obscure produit une immunité radicale, alors que la télévision se caractérise par cette abondance d’accès potentiels à des offres variées, grâce à un simple geste de la télécommande. Les conditions de l’immunité sont donc plus faibles dans le site écologique « poste de télévision », lequel sera plus aisément affecté par tout nouveau message tout en restant au sein du même univers, au sein de la même bulle-conteneur , la télévision, alors même qu’il se déroule d’autres activités dans la pièce ou que l’on effectue d’autres tâches simultanément (ex : repasser). Nous ne disposons pas encore d’un outil de mesure standard de ces degrés d’immunité, mais les programmeurs de la télévision ont acquis un savoir-faire qui relève de ce monitoring des conditions écologiques à créer pour espérer obtenir une exposition suffisante des spectateurs à leurs programmes (Souchon, 1980). Ils savent ainsi placer les émissions qu’il faut pour contrer l’offre concurrente.

Degrés d’irréversibilité de l’attention et de ses héritages

13Mais un deuxième critère est à prendre en compte dans ce processus d’hésitation, qui ne relève plus de la proximité, de l’espace, ou du voisinage, mais plutôt du temps, de la durée ou encore de l’héritage. Pour comprendre les conditions de l’hésitation, il faut prendre en compte les degrés d’irréversibilité d’une offre quelconque. L’exposition cumulée dans le temps finit en effet par produire ce qu’on appelle des habitudes, mais aussi des goûts, des opinions, des cadres de pensée, des « dispositions » aurait dit Bourdieu, qui s’installent comme allant de soi, comme a priori dans la réaction aux nouveaux stimuli. A petite échelle, l’attachement à une série télé fonctionne exactement sur ce modèle de la durée, sur l’héritage de valeurs repérées auparavant dans l’expérience. Il est toujours possible de rater une émission mais rater une série dont on a suivi toute l’histoire et qui reprendra la semaine suivante sans qu’on comprenne ce qui s’est passé, devient plus grave, car la série en question se retrouve dotée d’un héritage lourd. Ce processus se retrouve aussi dans les innovations, qui sont lestées de leurs traditions techniques, filières ou procédés, et qui héritent de toutes leurs qualités et de leurs défauts, ce que Everett Rogers (1983) appelait « l’effet cluster ». « L’effet diligence » (Perriault, 2002) relève de cette persistance de l’héritage qui constitue un vecteur d’adoption des innovations (la voiture a en effet repris les formes de la diligence, et elle s’est maintenue ainsi depuis plus d’un siècle).

14Voisinage et héritage sont toujours combinés et mériteraient d’être mesurés sur chaque domaine, sans attribuer une puissance de calcul au sujet qui arbitre : l’hésitation, chez Tarde, n’est pas tant celle d’un sujet que celle qui résulte de la lutte d’influence entre deux rayons imitatifs dotés d’attributs qui les rendent plus ou moins susceptibles de gagner. En utilisant la notion d’hésitation, nous sortons enfin d’un supposé subjectivisme pour nous intéresser aux attributs de ce qui traverse les individus. Il ne s’agit pas plus des « structures » de « la société » qui surplomberaient et influenceraient tous les acteurs. Ce sont seulement des particules influentes, que l’on peut décomposer à l’infini. Dans l’émission de télévision par exemple, tous ses attributs peuvent faire saillance, son animatrice, son horaire, sa musique, etc. L’action propre des sujets humains, qui semblent toujours préoccuper en priorité les sciences sociales, reste cependant unique et décisive, car leurs héritages et leurs voisinages sont idiosyncrasiques. Dès lors, les conditions de sortie de l’hésitation sont à chaque fois uniques et indécidables.

15Cette physique du pouvoir d’attachement des particules se trouve directement manipulée par les diverses offres médiatiques qui doivent conquérir l’attention de leurs publics. Nous avons détecté depuis plusieurs années trois grandes tendances, l’alerte, la fidélisation et l’immersion (Boullier, 2009) mais nous ne traiterons ici que des deux premières, alerte et fidélisation se conjuguant à merveille dans la troisième, l’immersion, qui est au plus haut point mobilisée dans les jeux vidéo (Boullier et Lohard, 2010).

Fidéliser et alerter

16Les modalités attentionnelles que Ribot (1889) prenait en compte, la durée et l’intensité, possèdent toujours leur validité. Les attachements qui en résultent relèvent soit de la fidélisation soit de l’alerte : i) la fidélisation permet de jouer sur la durée et chacun connait ces offres très attractives des opérateurs de télécommunications par exemple, qui dépendent des engagements pour des abonnements durables ; ii) l’alerte permet de jouer sur l’intensité et chacun subit (et choisit) ces « news », ces bandes-annonces, ces campagnes publicitaires sur lesquelles tous les publics se concentrent en même temps, de gré ou de force, quitte à passer rapidement à une autre sollicitation.

Fidéliser

17La fidélisation consiste à maintenir l’attachement, et donc ici l’attention, dans la durée, contre toutes les tentatives de détournement qui sont lancées par les influences concurrentes. Schneider et Schiffrin (1977) en ont théorisé le processus, assez proche d’une attention rendue automatique. La répétition des mêmes stimuli produit une sélection routinière de saillances. La connaissance fonctionne en permanence comme RE-connaissance. Les activités concurrentes se trouvent alors inhibées en raison de cette réactivation mémorielle répétée. Du point de vue marketing, tous les attributs de l’offre cherchent à rendre l’opt-out si couteux, sur les plans financiers, cognitifs ou culturels, que l’abonné, le client, l’utilisateur préférera rester attaché à cette marque, à cette émission, à ce type de produit ou de service, ou à cette religion, ce qui fera de lui un fidèle. Les stratégies de lock-in (Shapiro et Varian, 1998) des grandes entreprises relèvent de cette stratégie, mais tout l’art des programmeurs chargés des grilles des chaines de télévision relèvent aussi de cette fidélisation : il leur faut conserver un type de public acquis pendant une tranche horaire tout en y agrégeant les autres publics de façon à produire ce grand rassemblement du prime time, capable de fédérer des goûts et des publics hétérogènes. La fidélisation repose sur une connaissance intime des pratiques de ses clients, grâce à tous les outils numériques de traçabilité. Les dispositifs de CRM (Consumer Relationship Management) sont chargés de suivre leurs activités en détail pour déclencher des offres spécifiques et augmenter encore l’attachement créé avec une marque ou un service. Le fichier client est bien la ressource-clé d’une telle économie de l’attention orientée vers la fidélité de façon à savoir conserver les clients déjà gagnés. Les sanctions ne suffisent pas comme on a pu le voir pour les opérateurs de télécommunications, qui ont dû admettre de plus en plus la difficulté à garder leur clientèle captive. Finalement, la force de la sanction ou encore les avantages multiples offerts constituent rarement le principal atout de la fidélisation. L’économie cognitive ainsi réalisée par le client, spectateur, lecteur, etc. devient l’argument essentiel. Toute hésitation est en effet coûteuse sur le plan cognitif, et parfois obligerait à rendre commensurable des offres totalement incomparables. Il est dès lors plus facile de se confier à la force de l’héritage, à cet attachement qui s’est constitué progressivement dans la durée, au point de produire un couplage naturel, évident, avec une offre : on prend à chaque fois le nouveau roman d’un auteur que l’on a aimé, on regarde toujours le même journal télévisé, on garde le même opérateur, pour éviter de sombrer dans une hésitation sans fin tant la complexité de la décision apparaitrait. Les liens créés avec une pratique « je suis très viande, moi », peuvent être étendus à des émissions « je suis pas du tout séries télé », Boullier, 2004) et surtout à des marques « moi j’ai toujours été Peugeot ». L’expression « être… » indique bien à quel point le lien est naturalisé, il est devenu un attribut de son profil au même titre que son âge ou son sexe, il constitue une affiliation durable. Ce qui ne veut pas dire que ces attachements ne peuvent pas se rompre si l’auteur publie un roman insipide, ou si une autre offre télé arrive à une bonne heure qui permet de créer vraiment la concurrence.

Maintenir le public en alerte

18Car toutes les stratégies de fidélisation sont en permanence contestées par celles qui visent à détacher des clients ou des publics de leurs habitudes, de ces goûts devenus des « allant de soi », des « taken for granted ». Pour cela, l’attaque sera nécessaire, elle est d’ailleurs une des déclinaisons de l’attachement, en italien par exemple (attacamento). L’attaque vise à mettre les sens du public en alerte, en forçant son exposition à une nouvelle offre, malgré la captivité dans laquelle il semble pris vis-à-vis d’un programme télé, d’un auteur ou d’un canal de diffusion. L’alerte nécessite une force de frappe capable de percer les membranes de l’immunité organisées par les liens de fidélisation. Après tout, les conversions ont été souvent des opérations de force, ou sous contrainte, ou tout au moins l’effet d’un prosélytisme actif. L’intensité de l’offre permet de détourner l’attention de son flux naturel. Les sens sont alors saturés, ce qui oblige à une intensité d’attention de la part du public qui se trouve sous le choc (des photos!). L’économie de l’attention mobilise tous les savoir-faire du marketing, centrés sur la production d’événements, de blockbusters, de hits, qui sont matraqués et finissent par percer les membranes immunitaires les plus résistantes. Certes, cette attention sera de brève durée, car cette durée ne s’obtient que grâce à une autre stratégie, celle de la fidélisation. Mais elle suffit à faire dérailler le flux naturel de la focalisation sur un objet habituel. « L’économie d’opinion », que décrit Orléan (1999) pour caractériser l’économie financiarisée, relève exactement de cette pression à l’alerte permanente, puisqu’il s’agit bien de réagir au bon moment pour acheter ou vendre, sans jamais surtout raisonner par habitude ou par captation d’un seul flux d’information. Toute rumeur constitue alors un indice suffisant pour alerter. Ce régime d’attention constitutif de la finance, qui valorise la fluidité, la liquidité et l’opportunisme au détriment de la loyauté, est en fait devenu, avec l’aide des médias et notamment des médias numériques, le régime d’attention dominant de nombreux « êtres-connectés », au quotidien et pour tout type d’information. Dans ce cas, que reste-t-il comme attachements dans un monde qui valorise autant le détachement perpétuel et la fluidité, dans cette « société liquide » (Bauman, 2000), qui, depuis la finance et les médias, a fini par pénétrer les esprits en profondeur ? Le régime de l’alerte valorise des attachements brefs et intenses, qui n’autorisent quasiment pas l’hésitation tant ils exercent une pression forte sur notre environnement perceptif.

19Mais la conséquence de cette pression constante se traduit dans une quête perpétuelle, durable donc, de la dernière nouveauté, du dernier buzz, de la rumeur propagée dont il faut être absolument « au courant » et qui sera supplantée immédiatement par une autre nouvelle, plus fraiche ou plus forte. Ce zapping généralisé de l’attention n’est plus seulement une propriété de l’offre, des médias ou du marketing. Il est devenu quasiment un mode d’engagement attentionnel préférentiel pour la partie la plus connectée de la population, qui en est devenue « addict », disent ses détracteurs, et qui ne peut plus débrayer de ce mode attentionnel pour une attention de longue durée. Dans ce cas, l’arbitrage entre régimes d’attention est lui-même rendu difficile. Dans le même sens, la force de frappe marketing mise en place pour la promotion des blockbusters, des hits et des bestsellers vise elle aussi à éviter tout arbitrage et à réduire l’hésitation. L’enjeu économique est considérable dans une économie de biens d’expérience où la valeur du produit ne peut être connue qu’après coup. L’orientation est ici facilitée (et donc l’hésitation réduite) par la focalisation collective autour de certaines offres, organisée par les majors qui disposent de suffisamment de ressources pour investir, mais qui sont de ce fait condamnées à investir toujours plus pour assurer le succès des œuvres qu’elles mettent sur le marché (le coût du lancement marketing d’un film représente désormais plus du tiers de son coût global). Car cette focalisation contrainte doit éliminer les autres stimuli qui sont toujours plus nombreux sur les réseaux numériques. Anderson avait relevé que l’obligation de produire des blockbusters pouvait s’expliquer par la rareté des espaces de présentation (rayons des magasins ou salles de cinéma) alors que les réseaux numériques permettent de mettre à disposition toute une longue traine d’offres sans promotion commerciale mais qui peuvent attirer des segments de publics très précis.

Emprise et surprise

20Entre fidélisation et alerte, les stratégies des acteurs médiatiques (que chacun de nous peut devenir désormais avec son blog par exemple !) consistent finalement à capter l’attention de diverses façons pour obtenir une « prise » sur les publics. Ce concept de Chateauraynaud (1995) est particulièrement utile ici parce que l’asymétrie y est présente, malgré tout le rôle que l’on veut bien reconnaitre désormais au récepteur. Mais les distinctions entre les deux stratégies peuvent alors être analysées comme relevant de « l’em-prise » dans le cas de la fidélisation, et de la « sur-prise » du côté de l’alerte. L’emprise est certes un terme fort qui est souvent réservé à des phénomènes de secte, mais la filiation avec les fidèles est alors encore plus aisée. Et la plupart des captures durables de clientèle et d’attention visent à faire disparaitre l’hésitation, l’arbitrage, c’est-à-dire aussi le libre arbitre. Le poids de l’héritage sait se faire sentir pour éviter toute dispersion de l’attention, pour créer une immunité qui est le propre de l’emprise, qui rend imperméable à toute autre sollicitation.

21Dans le cas de l’alerte, la prise devient surprise, pour créer un effet de choc qui relève de l’effraction. Il faut percer cette immunité, et finalement « violer les consciences », diraient certains. Mais la captation du public est une bataille, qui se planifie et mobilise toutes les ressources, dont cette effraction qui fait surprise. Les modèles de la propagande ont été largement critiqués pour leur schématisme et pour leur tendance à attribuer un pouvoir abusif aux médias. La propagande relève d’ailleurs plutôt des modèles de la fidélisation, qui visent l’emprise, plutôt que des modèles de l’alerte. Voilà sans doute l’un des gains notables de l’omniprésence du modèle de l’alerte : il devient de plus en plus difficile de réaliser une opération de propagande au sens du xxe siècle, car toute information est aussitôt chassée voire démentie par une nouvelle. Précisons cependant que cette force de frappe que nous attribuons ici aux stratégies de fidélisation et d’alerte n’est en rien un retour à un modèle de la toute-puissance des médias (Gitlin), largement démentie. Précisément parce qu’il existe désormais deux modèles concurrents, la fidélisation et l’alerte, qui se sabordent mutuellement selon que l’on veut garder le public captif ou en gagner un nouveau. La tension entre fidélisation et alerte crée les conditions idéales pour un jeu encore plus favorable au récepteur, au client, au public. Car son attention peut en effet toujours être ailleurs, sans aucune garantie pour les plus fins stratèges. On peut mieux comprendre ainsi la nécessité de pénétrer toujours mieux ces processus, de les mesurer pour parvenir à obtenir quelques garanties malgré tout.

Mesurer les attachements, mesurer l’attention

22L’enjeu de recherche sur un objet problématique, l’attention, s’est révélé être aussi problématique pour les acteurs eux-mêmes, les publics, qui hésitent. Dès lors, gagner leur attention fait l’objet de stratégies de la part des médias émetteurs, stratégies elles aussi contradictoires et sans garantie. Pour se donner des garanties supplémentaires, ces émetteurs stratèges inventent des méthodes de mesure de cette attention des publics pourtant si difficile à cerner.

23Autant il est aisé d’adopter des indicateurs quantitatifs de l’attachement à des objets (durée d’achat, durée et intensité d’usage, etc.), à des groupes sociaux (durée d’affiliation, intensité des flux d’échanges, etc.), autant la mesure de l’attention parait s’évaporer en raison même de son caractère immatériel et « intérieur » aux individus. Pourtant, tous les spécialistes des offres de contenus par exemple sont passés experts dans l’art de déceler des signes d’attention des publics. Au-delà de la vente des places de cinéma, de livres ou des durées d’écoute, il est devenu possible de trouver des approximations de l’attention de ces publics, sous forme de mesures d’audience diverses selon les supports. Toutes les avancées des recherches en mesure d’audience ont eu comme conséquence de rendre visibles une attention des spectateurs plus faible que supposé. L’audimat a été ainsi remplacé par le médiamat à bouton poussoir pour s’assurer d’une activité individualisée du membre de la famille qui regarde. Mais certains (Nielsen) ont expérimenté le traceur infrarouge permettant de s’assurer de la présence permanente d’un être vivant avec mouvements devant le poste de télévision (c’est-à-dire non endormi) : seul problème, un chien pouvait aussi faire l’affaire ! D’autres enfin ont expérimenté les réactions en cours durant une émission en dotant les spectateurs d’un curseur pour indiquer leur intérêt et leur plaisir (mediatest de Médiamétrie ou tests de la Preview House à Los Angeles). Dans tous les cas, la présence physique, c’est-à-dire la simple exposition à un flux, ne permettait guère d’en déduire des données fiables sur les processus attentionnels. Capter un public ne consiste pas seulement à l’enfermer dans un espace donné, il faut encore l’intéresser (Boullier et Legrand, 2005).

Techniques de la mesure de l’attention

24Plus récemment, l’étude précise de chaque élément des contenus médiatiques a fait l’objet d’un équipement technique de plus en plus sophistiqué, enrichi notamment par les sciences cognitives et par tous les outils de traçabilité disponibles sous forme numérique. La mise en place des laboratoires des usages (largement appuyés sur les apports de la psychologie cognitive), à laquelle j’ai activement contribué (Boullier, 2002), représente un saut important dans cette direction. L’eye-tracking permet désormais de détecter une de ces traces de l’attention que sont les fixations oculaires, leur parcours, leur durée : la brièveté du phénomène n’est pas un obstacle grâce à la puissance de calcul dont sont dotés les oculomètres. Il est désormais possible de les intégrer à un écran pour les rendre discrets (ex : système Tobii), ou de repérer l’ensemble du visage (FaceLab) ou encore d’utiliser un dispositif portatif installé sur un casque de cycliste, ou enfin d’exploiter des lunettes qui jouent le même rôle. Grâce à ces dispositifs, l’instant de la perception repéré par la fixation oculaire peut au moins être détecté et des profils d’attention, des styles cognitifs ou des modes différents de lecture peuvent être reconstruits. Mais il s’agit toujours de reconstruction à partir de ces indicateurs. Des questionnaires de mémorisation ou des tests spécifiques permettent de vérifier de quel type d’attention il s’agit car les traces ne produisent pas une signification univoque interprétable du point de vue de l’attention.

25Il est possible d’aller encore plus loin encore dans l’exploration des activités cognitives à l’aide de mesures physiologiques (fréquence cardiaque, activité électro-dermale) qui permettent de repérer les états émotionnels, ou à l’aide d’électro-encéphalogrammes plus ou moins intrusifs permettant de localiser les zones cérébrales activées. L’équipe de Lutin à la Cité des Sciences a pratiqué ces méthodes combinées dans le cadre du projet Lutin Game Lab notamment (rapport final disponible sur HAL-SHS). L’intériorité supposée de l’attention peut ainsi être extériorisée et calculée. Il devient possible de définir le type d’attachement mobilisé en fonction d’une offre donnée et de ses saillances.

26Ces méthodes ne sont pas uniquement utilisées par la recherche car très rapidement, elles peuvent être exploitées aussi par toutes les agences de marketing et de communication soucieuses de comprendre mieux les ressorts internes de leurs publics pour mieux capter leur attention. A vrai dire, ce degré de finesse de l’analyse leur est rarement nécessaire et plus souvent les méthodes d’analyse des retours, telles que la mesure d’audience, ne valent que si elles permettent d’emporter la décision par une convention durable (en matière de prix des espaces publicitaires ou de choix d’une campagne par un client).

Internet, collecteur des traces de la distribution de l’attention

27Le même souci se retrouve désormais dans le suivi de l’opinion sur Internet. Il est aisé de récupérer des traces d’activité qui relèvent de l’opinion (forums, commentaires, notations, blogs, twitts, etc.), mais leur attribuer une signification reste particulièrement difficile. Nous avons ainsi recensé avec Audrey Lohard et Marc Legrand (Boullier et Lohard, 2011), 240 offres commerciales de suivi d’opinion et de réputation sur le web en 2010, toutes plus fiables et toutes plus simples d’utilisation, à l’aide d’indicateurs toujours plus agrégés. Cette attention agrégée ne semble plus relever des mêmes processus individuels tels qu’étudiés par la psychologie cognitive cités précédemment. Pourtant, ils constituent l’un des moteurs de la focalisation de l’attention tout aussi puissant : on regarde ce que tout le monde regarde, on parle de ce dont tout le monde parle, c’est le principe même de contagion de l’opinion. Et ce processus se déroule à chaque fois, comme le disait Tarde, par une communication à distance entre esprits, et en l’occurrence pour lui, lorsque tous ces publics lisaient en même temps le même journal (à distance). Les technologies numériques permettent maintenant d’en repérer les traces, les chemins de transmission, les vecteurs de contagion et les évolutions dans le temps. Ainsi le « memetracker » (Leskovec et al. 2009) permet de suivre la propagation des citations durant une période de temps donnée, telle qu’une campagne électorale, et d’observer les pics créés par les cumuls de citation. Il est quasiment certain, lors des pics maximum, que la plupart des membres d’une population n’a pu rester immunisée contre cette avalanche de répétitions du « meme », telles que la citation sur « lipstick on a pig » lors de la campagne Obama de 2008. Ces méthodes ont certes tendance à se focaliser sur l’alerte, pour mesurer comment la mise en alerte s’appuie sur la présence massive et simultanée dans les médias d’un même message, ici une citation. La puissance de l’exposition est ainsi mesurée à travers l’intensité de l’offre (rarement durable) mais aucune mesure de la réception réelle n’est effectuée. Cependant, puisque le Web 2.0 permet désormais de produire soi-même son avis sur tout événement et de le publier, les récepteurs deviennent eux-mêmes auteurs et les rôles se confondent ainsi de plus en plus souvent. Tout un collectif, de taille variable (au sein d’un petit groupe, d’une communauté d’intérêts, ou d’une nation), se retrouve orienté vers les mêmes thèmes et cela contribue à la fixation de l’agenda (au sens des sciences politiques) ou aux modes (en marketing) ou encore à la diffusion des rumeurs (en média studies).

28Comme on le voit dans ces exemples, les stratégies médiatiques de tous les acteurs tendent à saturer l’espace médiatique et à limiter à l’extrême toute possibilité d’hésitation, tout arbitrage par les publics soumis à une exposition massive et intense. L’objectif de capture de l’attention ne vise plus à créer un attachement de longue durée mais plutôt à la détourner de l’attachement précédent, même de façon très provisoire. Les dispositifs nouveaux doivent donc permettre de suivre non plus les émetteurs de message qui font autorité mais la chaine de propagation de tout message, qui peut devenir puissant, alors qu’il n’était né que sur un blog marginal (mais rappelons-le, toujours connecté néanmoins et notamment aux grands médias, ce que Benkler appelle « attention backbone »).

29L’attention est une des composantes de tout attachement, mais elle est aussi une forme spécifique d’attachement dès lors qu’on cible plus précisément les attachements à des offres médiatiques. La durée et l’intensité qui la caractérise font l’objet de stratégies qui exploitent l’une ou l’autre de ces propriétés, pour produire de l’attachement en évitant tout arbitrage de la part des publics. Cependant, le conflit entre les deux stratégies sature tout l’espace médiatique et rend compte finalement de l’impossibilité d’obtenir des garanties quant à la capture de l’attention, qui reste un objet problématique. C’est ainsi qu’une grande marge d’hésitation est conservée par les publics qui font l’expérience de cette concurrence interne entre flux d’imitation possibles. Les équipements techniques de traçabilité de l’activité attentionnelle, individuelle ou collective, sont utilisés pour rendre compte de ces hésitations ou de ces arbitrages, ou pour encore mieux capturer cette attention, le bien rare de notre époque, qui sans cesse semble nous échapper.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Boullier, « L’attention : un bien rare en quête de mesures »Sciences de la société, 87 | 2012, 128-145.

Référence électronique

Dominique Boullier, « L’attention : un bien rare en quête de mesures »Sciences de la société [En ligne], 87 | 2012, mis en ligne le 01 avril 2013, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1598 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1598

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Auteur

Dominique Boullier

Professeur de Sociologie, Sciences Po, cee, Médialab, 28 r. des Saints-Pères 75007 Paris.
dominique.boullier@sciences-po.fr

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