1En janvier de l’année 2007, des chercheurs engagés dans la conception et la réalisation de nanosystèmes sont déçus, perplexes et inquiets. Après 3 ans de réflexion et de travail sur ce nouveau type de technologie, rien ne marche. Les résultats ne sont pas au rendez-vous. Aucun des nanosystèmes réalisés en salle blanche ne va : soit ils n’ont pas la forme escomptée, soit ils ne sont pas fonctionnels. Voilà huit mois qu’ils sont passés à la fabrication concrète de ces nanosystèmes, qu’ils varient les modes opératoires et les spécifications, qu’ils font des essais… mais les résultats négatifs arrivent les uns après les autres. Toutes les pistes technologiques qu’ils ont essayées semblent être des impasses. Les chercheurs sont déprimés. Ils doutent de tout : de la faisabilité technologique de leurs concepts ; de l’organisation du travail dont ils dépendent (séparation entre la conception en laboratoire – y compris la formalisation de ce qui doit être exécuté ensuite – et la réalisation en salle blanche) ; de leur capacité à maintenir l’intérêt des industriels pour ces objets ; des orientations stratégiques prises par le laboratoire quelques années plus tôt ; voire même du sens de l’histoire technologique. Cette histoire, qu’ils croyaient un moment voir évoluer inéluctablement des microsystèmes vers les nanosystèmes, semble brutalement s’arrêter, voire faire demi-tour (Vinck, 2009). Peut-être les nanosystèmes sont-ils un leurre, une illusion plutôt qu’une nouvelle catégorie de technologies. Ce n’est pas seulement l’appréhension de l’objet et la définition de ses contours qui posent problème ; l’existence-même de l’objet est devenue problématique.
2C’est là que nous conduit l’enquête ethnographique, réalisée entre 2003 et 2009 au sein d’un laboratoire de recherche technologique. Parti pour observer la transformation des pratiques de recherche, les reconfigurations de l’organisation du travail scientifique et les dynamiques collectives au sein de groupes de recherche (Vinck, 2005), l’enquête nous entraîne vers des questions existentielles, pour les chercheurs et pour leurs objets. Nous ne sommes pourtant pas dans un contexte où des chercheurs pistent une possible entité de la nature (un astre, un élément chimique, une particule élémentaire, un virus), théoriquement possible d’après ce qu’enseigne l’état du savoir ou l’accumulation de traces et d’indices difficilement déchiffrables, mais dont personne ne peut certifier l’existence. Ici, nous sommes dans un laboratoire de recherche technologique qui conçoit et fabrique des machines minuscules, mais dont ils commandent l’existence. Les micro-machines, capteurs de pression ou d’accélération, interrupteurs, ils les imaginent, les dessinent, les calculent, formalisent les étapes de leur réalisation, puis les font fabriquer par des opérateurs en salle blanche qui réalisent des dépôts de matière et la gravure notamment jusqu’à les livrer, souvent par centaines, au chercheur technologue qui doit encore qualifier précisément ce dont elles sont capables. L’existence de ces objets technologiques semble aller de soi, puisqu’ils les ont faits, qu’ils les ont amenés à l’existence de façon contrôlée et puisqu’ils les observent ensuite sous un binoculaire. Leur présence et leur être sont manifestes ; seules leurs caractéristiques et performances restent problématiques, tant qu’ils n’ont pas mené à bien la série de tests et d’opérations de caractérisation dont ils maîtrisent la conduite. Ils disposent pourtant de bonnes ressources financières (plusieurs contrats de recherche publics et privés), techniques (des instruments et infrastructures exceptionnels), humaines (une élite de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens) et organisationnelles (avec des services supports et des outils de gestion inspirés des meilleurs standards industriels) pour mener à bien leurs projets. Or, pour ces chercheurs, en 2007, le passage aux nanos bouleverse ces évidences. Nous allons donc reconstituer le drame qui se déroule sous nos yeux et instruire la question de l’existence problématique des objets technologiques.
- 1 Les MEMS (microsystèmes électromécaniques) désignent des dispositifs dont les dimensions sont situé (...)
3Après avoir connu des heures de gloire avec la conception de microsystèmes (capteurs de pression et d’accélération notamment) qui équipent désormais les pèse-personnes et les voitures (détection des collisions et déclenchement des airbags), le laboratoire est entré, au début des années 2000, dans une phase de décroissance. Les industriels, qui ont désormais acquis le savoir-faire correspondant, n’ont plus besoin de ce laboratoire pionnier. Les chercheurs y travaillent encore sur des microsystèmes conventionnels (MEMS)1 pour quelques gros clients industriels, sur des microsystèmes optiques (MOEMS), qui représentent une activité marginale au service de la recherche astronomique et l’ophtalmologie, et des microsystèmes magnétiques, compliqués à concevoir mais ayant un fort potentiel. Sentant venir la fin d’une époque ou d’un cycle technologique, les chercheurs explorent de nouvelles pistes possibles de défis technologiques qu’ils pourraient relever. Ce n’est toutefois qu’à la fin de l’année 2004 qu’ils entrevoient la piste des nanosystèmes (NEMS). Ils ont bien entendu parler de nanos depuis plusieurs années, ne fut-ce que par les discussions de politique scientifique qui agitent la France, l’Europe et les Etats-Unis et qui se traduisent par des investissements financiers importants en faveur du développement des nanos. Leur environnement institutionnel immédiat est lui-même aussi embarqué dans l’aventure de la constitution d’un pôle de recherche et développement sur les micro et nanotechnologies. Jusqu’en 2001, on trouve moins de dix publications par an sur les NEMS, puis le domaine connaît une accélération (plus de 300 en 2008) (Vinck et Robles, 2012). La production scientifique NEMS est concentrée aux Etats-Unis (56%) et en Chine (15%). En 2004, nos chercheurs ne se sentent toutefois pas concernés. Pour eux, les nanos concernent plutôt les sciences des matériaux, l’électronique et la recherche fondamentale que leur domaine de microsystèmes. Ils œuvrent à la réduction de la taille des objets qu’ils conçoivent mais de là à passer à l’échelle nanométrique, la perspective relève de la fabulation plus que de la pertinence technologique.
4Puis, entre l’automne 2004 et le printemps 2005, la piste des nanosystèmes surgit au sein du laboratoire comme une orientation possible. Elle devient l’objet d’une grande effervescence notamment au cours des réunions de travail. Quelques jeunes chercheurs se sont intéressés à ce sujet qui les stimule intellectuellement ou dont ils s’approchent en flairant une bonne affaire pour leur carrière. Ils fouillent dans la littérature académique et trouvent des articles intéressants portant sur des réalisations spectaculaires. Certains deviennent même des sortes de prophètes des nanosystèmes au sein du laboratoire. Ils parlent de rupture technologique et de changement de vision du monde qui les conduirait à entrer dans une phase de convergence technologique et culturelle avec la microélectronique. En mai 2005, le directeur du laboratoire dit que « cette activité nano, ça change toute l’activité du labo ». Un cinquième des chercheurs et techniciens du labo travaille désormais sur cette thématique ; ils suggèrent régulièrement des idées de nouveaux projets. L’idée est de jouer la continuité avec la compétence antérieure du laboratoire, mais en changeant d’échelle. Il ne s’agit pas de faire des nanosystèmes curieux et spectaculaires comme ils en trouvent dans la littérature académique, mais des nanosystèmes utiles et industrialisables. Ils prennent clairement leurs distances par rapport à la mode qui agite les institutions scientifiques à l’époque. Ils se forgent une idée des projets qu’ils voudraient réaliser, mais doivent encore convaincre des agences publiques de soutien à la recherche et des industriels de leur fournir les moyens de leurs nouvelles ambitions. Ils découvrent alors que les grands programmes de recherche publics nationaux et européens sont orientés « nanos ». « Maintenant si on veut du financement sur du MEMS, il faut s’orienter sur du NEMS » (chercheur, sept 05). Ils prospectent alors les industriels et montent plusieurs projets en réponse aux appels à projets des agences de financement de la recherche. A partir de mai 2006, les bonnes nouvelles se succèdent ; quasiment tous les projets proposés ont été bien évalués et seront pourvus. En outre, les industriels, initialement réticents, se montrent finalement intéressés.
5Entretemps, les chercheurs ont poursuivi leur enquête dans la littérature et ont découvert qu’ils devaient renouveler leurs références théoriques. La réduction d’échelle que suppose le passage du micro au nano n’est pas un simple prolongement des anciennes manières de travailler. Un jeune membre du laboratoire alerte d’ailleurs ses collègues sur les phénomènes quantiques qui ne leur étaient pas familiers et qui impliquent de revoir, peut-être, les règles de conception habituellement pratiquées dans le laboratoire. Des phénomènes nouveaux – négligeables à l’échelle micro – doivent être pris en compte ainsi que de nouvelles contraintes. Collectivement, ils s’approprient de nouveaux domaines de connaissance pour adapter leurs méthodes de travail et commencent à s’interroger sur les compétences qu’il leur faudra acquérir pour obtenir des nanosystèmes qu’ils exhibent les performances visées. Ils engagent des réflexions plus amont que ce qu’ils étaient coutumiers, défrichent la littérature sur les phénomènes quantiques et traduisent ces connaissances dans le cadre de la conception de NEMS. Ils découvrent alors que les nanosystèmes constituent une bonne opportunité de publication dans les revues académiques. Bien qu’ils soient encore loin de connaître la moindre réalisation en salle blanche, les nanosystèmes se révèlent être des objets porteurs et payant en termes de publications. Ils acquièrent une existence théorique et littéraire avant que soit engagé le moindre protocole de fabrication.
6Les nanosystèmes connaissent ainsi déjà plusieurs formes d’existence rhétorique : dans les argumentaires qui vendent les projets de construction de nouvelles infrastructures de recherche et prédisent des applications révolutionnaires et de nouveaux grands marchés ; dans les argumentaires et dans les listes de priorité thématiques des appels à projet ; ainsi que dans la littérature académique où des connaissances théoriques les concernant sont formalisées. Ils connaissent un début d’existence en termes de lignes budgétaires, de propositions et de contrats de recherche. Ils existent aussi, dans le laboratoire observé, en tant que mobilisation collective. Les nanosystèmes, sur notre terrain en 2006, ce sont une dizaine de chercheurs et techniciens qui s’agitent et se passionnent, entourés d’un réseau d’une quarantaine de collègues rattachés à des laboratoires voisins qui sont curieux et qui viennent écouter les discours tenus par quelques jeunes chercheurs du laboratoire observé, concernant les défis scientifiques et technologiques autant que pour les promesses technologiques.
7Lorsque les chercheurs et techniciens observés s’agitent pour faire exister les nanosystèmes, contre l’opinion d’abord sceptique, ou tout au moins prudente, des collègues et des industriels, ils mêlent leur sort, leur identité de chercheur et leur devenir professionnel à celui d’un objet n’ayant encore d’existence que rhétorique et budgétaire. Les actions qu’ils engagent, les personnes qu’ils rencontrent, les articles sur lesquels ils tombent, les ressources qu’ils réussissent à décrocher, l’orientation des discussions et des critiques qu’ils reçoivent dans les séminaires de recherche sont autant de circonstances qui contribuent au façonnage de l’objet. L’agitation collective qu’ils favorisent transforme l’identité des nanosystèmes : de curiosités scientifiques qui passionnent les chercheurs américains, ils en font des technologies potentiellement utiles et industrialisables. Les savoirs associés sont recomposés, réagencés, traduits en règles de conception, alignés sur les anciennes pratiques de conception de microsystèmes. Leurs nanosystèmes ne sont toutefois pas de pures élaborations cognitives sans fondement ni contrainte. Bien que ne connaissant aucun début de concrétisation physique en salle blanche, ils ont déjà de la consistance et nos chercheurs s’y heurtent douloureusement. La théorie quantique qu’ils apprennent à décoder et à traduire prédit des phénomènes avec lesquels il va falloir compter et qui remettent en cause certaines de leurs démarches de travail, certains de leurs modèles théoriques, certains protocoles expérimentaux ainsi que l’instrumentation de fabrication et de caractérisation à laquelle ils sont accoutumés. La consistance de ces nanosystèmes devient celle d’une série de schémas et d’équations projetés dans des diaporamas et fortement discutés par des collègues chevronnés. Déjà sous cette forme d’existence, les nanosystèmes ne semblent pas si malléables qu’on pourrait l’imaginer. Ils n’ont pas encore d’existence physique dans des matériaux habituellement façonnés dans le domaine de la microélectronique et des microsystèmes et pourtant ils semblent déjà résister, déjà opaques, déjà déborder leur conception.
8Dans les sciences de la nature, les chercheurs supposent que les objets qu’ils étudient préexistent à leur enquête. Dans l’ingénierie, on pourrait penser que les chercheurs ne supposent pas une telle préexistance de la technique qu’ils travaillent. Pourtant, lorsqu’on suit nos chercheurs technologues à l’œuvre, cette différence semble moins évidente qu’il n’y paraît. Même si on les voit bien façonner et fabriquer eux-mêmes les nouveaux objets, les choses semblent parfois se passer comme si les technologies qu’ils inventent préexistaient dans le ciel des idées et de la théorie, comme si les chercheurs devaient découvrir comment les fabriquer, comme s’ils découvraient ces technologiques plus qu’ils ne les inventaient. Le suivi des chercheurs donne l’impression que nous marchons sur une crête étroite entre d’un côté l’abîme de la découverte de choses qui préexistent et qui, inéluctablement, seront un jour manifestes et de l’autre celui de la pure invention à partir de rien, qui pourrait se faire autant qu’elle pourrait ne pas se faire. L’existence des objets, même technologiques, est vraiment problématique. Les nanosystèmes oscillent entre le statut d’évidence pas encore découverte et celui d’être dont l’existence est complètement incertaine et dépend avant tout de l’action des chercheurs. Peut-être, un jour, les nanosystèmes seront-ils des évidences, des objets universellement répandus, dont l’avènement était inéluctable. Dans l’immédiat, en 2005-2007, on en est loin. Leur existence est incertaine. Ils se forment et se transforment sous l’action des chercheurs et des politiques publiques de la recherche. Au passage, chercheurs, connaissances, stratégies de recherche, protocoles, instruments et organisation de recherche se transforment aussi. Leurs trajectoires sont interdépendantes. Latour (1994) dirait que les chercheurs « arrivent aux » nanosystèmes involontairement (en réduisant les dimensions de leurs objets sans se rendre compte que sous les 100 nm la physique change) puis volontairement (en traduisant la mécanique quantique dans leur savoir-faire et en enrôlant des industriels), en même temps que ces nanosystèmes « arrivent aux » chercheurs, les interpellent, les amènent à s’engager dans de la recherche plus fondamentale et à explorer un nouveau genre de phénomène technologique.
9Les chercheurs arrivent aux nanosystèmes dont la trajectoire est encore fragile. Leur existence est encore pleine d’incertitudes et dépend largement des savoirs qu’ils sont en train de formaliser, des nouveaux savoir-faire qu’ils vont devoir inventer et, peut-être, de nouveaux instruments qu’ils va falloir imaginer et bricoler. Dans l’immédiat, ces nanosystèmes tiennent à des événements dont on peut rendre compte et à des relations qui commencent à dessiner des contraintes, des espaces de possibilités et une forme de consistance. Leur consistance tient aux savoirs hérités à la fois de la littérature en mécanique quantique, de la jeune littérature sur des nanosystèmes curiosités de laboratoires américains, des savoir-faire de conception de microsystèmes, des spécifications et attentes que posent les partenaires industriels et de la stratégie de l’organisation de recherche qui impose de ne rien développer sans avoir enrôlé au préalable un industriel qui valide la pertinence de l’objet à venir. Emergeant de l’articulation de tous ces éléments, peu à peu, les nanotechnologies semblent ainsi vouloir « persévérer dans l’être » – comme l’exprime Latour (1994 : 201) s’inspirant de Whitehead.
10A ce stade, les nanotechnologies prennent la forme d’un ensemble de manières de faire : manière de calculer et d’optimiser les dimensions des poutres qui constitueraient le peigne d’un accéléromètre, manière d’obtenir un dépôt de moins de x nanomètres, manière de creuser des sillons pour constituer les doigts des peignes, manière de caractériser la forme et la dynamique physique de l’objet qui sera fabriqué, manière de caractériser ses performances électriques, etc. S’ils étaient précédemment façonnés par des constructions rhétoriques, programmatiques et budgétaires, ils existent maintenant sous la forme d’une série de procédés de conception, de fabrication et de caractérisation dont ils sont coextensifs. Certains sont déjà bel et bien acquis et stabilisés. D’autres procédés doivent encore être imaginés (par exemple, la caractérisation physique de la dynamique d’objets aussi petits alors que les instruments pour le faire n’existent pas encore vraiment), fabriqués, testés avant d’être, si possible, maîtrisés. Peu à peu, les chercheurs conçoivent, discutent et stabilisent un ensemble de programmes d’action maîtrisés ou potentiellement maîtrisable par les chercheurs et les techniciens. Tout cela est progressivement formalisé, sous la forme de protocoles standards et de spécifications inscrites dans des cahiers de lots, avec l’espoir que l’ensemble forme, à terme, un tout, une ressource (boîte noire composée de savoir-faire, de procédures et d’instruments) à mobiliser pour faire exister autant de nanosystèmes que le souhaitent les industriels comme c’est déjà le cas avec les microsystèmes pour lesquels les entreprises n’ont plus besoin des chercheurs. Mais, dans l’immédiat, l’existence du nanosystème est encore problématique et programmatique.
11Après avoir obtenu les ressources pour passer à l’action et formaliser les savoirs et protocoles devant conduire à des nanosystèmes industriellement pertinents, chercheurs et techniciens passent à l’action. Ils rédigent les cahiers de lots et font exécuter les enchaînements d’opérations technologiques par des ingénieurs et techniciens qui œuvrent en salle blanche. Le processus est long. Il est d’autant plus long que la division du travail entre laboratoires (activité de conception) et plates-formes technologiques (exécution en salle blanche) impose d’écrire ce qui doit être exécuté et d’attendre – il y a des files d’attentes et des projets plus prioritaires que d’autres – que les techniciens terminent l’ensemble des opérations pour « libérer » le lot et donner les résultats aux chercheurs. Il faut parfois attendre des semaines avant de voir le résultat de ce qui a été « lancé ». En outre, les résultats sont décevants. Les premières tentatives semblent avoir échoué. Les images produites par les instruments semblent montrer que les nanosystèmes n’ont pas la forme espérée (doigts déformés) et que leurs composants « collent » les uns aux autres. Ils ne donnent aucun signal de vie, aucun signal électrique. Quant à la caractérisation dynamique, elle est encore impossible car les instruments pour la réaliser n’existent pas ; il faut bricoler les microscopes à force atomique pour espérer voir quelque chose.
12Les chercheurs remettent leurs calculs et dessins de masques sur la planche (manière de dire car tout est sur écran à part les sorties imprimées). Ils relancent une série de lots et ainsi de suite pendant huit mois. Début 2007, leur moral est au plus bas ; rien ne marche. Aucun des nanosystèmes conçus et fabriqués ne ressemble à ce qu’il devrait être ni ne fait ce qu’il devrait faire. Les clichés ne montrent que des avortons, des monstres tordus et bossus, des cadavres technologiques. Les nanosystèmes n’existent pas et, peut-être, ne peuvent pas exister. Les chercheurs ne comprennent pas ce qui se passe. La compréhension est d’autant plus compliquée que l’accès à l’objet (Galison, 2002) est lui-même compliqué : absence de moyens de caractérisation, organisation qui sépare la réalisation des nanoobjets du travail de conception, lourdeur liée à la formalisation, absence de feedback rapide et médiation par des instruments qui fabriquent des traces et des images (au lieu de la traditionnelle observation des microsystèmes sous le binoculaire). Des techniciens font part de leur malaise vis-à-vis de ces objets qui leur échappent, trop petits pour pouvoir être observés et manipulés. Leurs prises traditionnelles sur les objets ont disparu ; les techniciens du laboratoire sont désemparés. La nouvelle division du travail les empêche de réaliser eux-mêmes les opérations en salle blanche et de voir par eux-mêmes et au fur et à mesure ce qui se passe. Ils peuvent suivre le processus, mais seulement par-dessus les épaules de leurs collègues techniciens en salle blanche. La plupart des techniciens de laboratoire ne supportent pas cette idée. Du coup, les critiques et protestations contre la nouvelle organisation, qui s’étaient apaisée avec l’enthousiasme qu’avait suscité l’aventure dans les nanos, remontent en surface (Hubert, 2009 ; Jouvenet, 2007). Chercheurs et techniciens du laboratoire ont l’impression de travailler à l’aveugle, d’amener à l’existence des objets sans avoir aucun contrôle sur ce qu’ils font.
13Comme les gestes routinisés, qui permettraient d’assurer la présence assurée de ces nouveaux êtres technologiques, n’existent pas, puisque ceux qui ont été mis en place ne donnent pas les résultats escomptés, les nanosystèmes ne se définissent plus que par des traces et des clichés difficiles à interpréter. Leur existence est bien minimale. La conversion d’une série d’opérations maitrisées en l’existence manifeste de l’objet qui justifie ces opérations ne se fait pas. Les chercheurs peinent désormais à croire en l’existence des nanosystèmes qui auraient pu devenir les nouveaux héros d’une belle histoire. Les nanosystèmes, initialement moqués par les industriels qui ne croyaient pas en leur possible pertinence industrielle, ne sont même pas devenus des entités responsables de performances mesurables. Ils ne sont même pas un assemblage de personnes, de textes et d’objets que chercheurs, industriels et gestionnaires de politiques scientifiques tentent de faire advenir via une série d’actions, régulières et contrôlées. Les circonstances articulées par les chercheurs n’amènent même pas les nanosystèmes à l’existence et encore moins à leur établissement durable. Tous les gestes enchaînés (dessin de masques, rédaction de cahiers de lots, dépôts, gravure, caractérisation en microscopie et en électrique), les instruments (bâtis de dépôt, machines de lithogravure, microscopes à force atomique) et dispositifs (support de caractérisation, atmosphère contrôlée) échouent à donner aux nanosystèmes une existence visible et tangible ainsi qu’un comportement connaissable, prévisible et stable. L’articulation de tous ces éléments et les variations explorées sur les protocoles ne donnent vie à aucun nanosystème. On n’observe qu’un vaste déploiement de ressources et de circonstances locales sans qu’un nouvel être à l’existence stable ne fasse oublier tous ces « détails ». Les nanosystèmes n’ont qu’au mieux une existence fragile et tremblotante.
14Les chercheurs eux aussi tremblent. Ils sont alors particulièrement inquiets, surtout vis-à-vis de leurs interlocuteurs industriels qui avaient été si difficiles à convaincre. Ils se demandent ce qu’ils pourront raconter. Ils risquent de voir leurs contrats de recherche non renouvelés, ne plus disposer des ressources nécessaires pour poursuivre, perdre la légitimation industrielle qui leur avait permis de s’engager dans ce technology push contraire à la tradition de la maison. Au-delà, c’est même la survie de leur laboratoire qui serait à nouveau menacée. De l’existence manifeste, régulière et contrôlée, de prototypes de nanosystèmes industriellement utiles dépend leur propre existence. Ils se vivent comme à un point de bifurcation (Grossetti, 2004) dans la trajectoire des nanosystèmes et dans leur propre trajectoire. De la visibilité et de l’existence stable des nanosystèmes dépendent leur propre visibilité et stabilité au sein de ce laboratoire. Mais l’existence des nanosystèmes est loin d’être établie ; elle est pour le mieux hésitante. Le laboratoire œuvre pour leur donner une nouvelle chance d’exister et une nouvelle manière d’exister sous la forme de démonstrateurs tangibles, preuves de concept technologique industriellement pertinent, mais leur essence, telle qu’elle se définit au travers d’opérations et de mises à l’épreuve, ne se stabilise pas. Les attributs imputés dans la construction théorique flottent et ne réussissent pas à être rattachés aux objets fabriqués. Les chercheurs hésitent, s’interrogent, doutent devant les traces qui ne donnent qu’un accès partiel et a posteriori à ce qui se passe. La trajectoire des nanosystèmes s’arrête là, dans ce laboratoire.
15L’aventure des chercheurs, de leur laboratoire et de leurs savoir-faire va de pair avec celle des nanosystèmes et des attributs qu’ils pourraient exhiber. La nature des nanosystèmes résulte ainsi de l’attribution progressive de propriétés, plus ou moins stables, rattachées par les chercheurs et par les industriels à cette nouvelle famille technologique. Or, dans le cas présent, la transition des événements et circonstances à l’existence d’un nouveau type d’être échoue ou, tout au moins, traverse une phase d’incertitude où les chercheurs ne savent plus trop quelles propriétés attribuer à ces nouveaux objets. Inquiets vis-à-vis de la réaction de leurs partenaires industriels, les chercheurs refusent la fatalité ; il leur faut impérativement trouver des solutions et montrer des choses qui marchent. Pour eux, les nanos, c’est fini. Par contre, ayant « vendu » aux industriels les mérites d’une miniaturisation, ils décident de trouver quelque chose à concevoir et à fabriquer qui soit à la fois plus petit que les microsystèmes habituels sans toutefois passer la barrière des 100 nanomètres où quelque chose de l’autre physique leur échappe. L’idée est de se raccrocher aux technologies qu’ils maîtrisent tout en visant la réduction d’échelle. Au lieu de réduire les dimensions des microsystèmes par 1000, il s’agirait de voir ce que cela donne s’ils les réduisaient seulement par 100. Cela répondrait toujours aux attentes des industriels en termes de réduction d’échelle et potentiellement de coût.
- 2 La taille des M&NEMS se situe entre 0,2 et 05 µ.
16Du coup, dans les discussions de couloir, émerge et se consolide en quelques semaines l’idée d’une nouvelle orientation de travail, autour d’un type d’objets déjà présent au sein du laboratoire depuis 2006 mais resté marginal et sans importance, à savoir un hybride de micro et nanosystème. Ces hybrides prennent alors rapidement le statut de nouvelle catégorie d’objets ; ils ont d’ailleurs déjà un nom et une étiquette : M&NEMS2. Quelques mois plus tard, les M&NEMS, nouveaux venus, confirment leurs potentialités. Les opérations de caractérisation, engagées par les chercheurs sur ces hybrides initialement sans importance, montrent que ces êtres présentent un intérêt physique spécifique et constituent une nouvelle voie de recherche. En s’appuyant sur leurs routines, instruments et procédures à peine reformatés, ils les dotent d’attributs qui en font un genre à part, une nouvelle catégorie d’êtres qui perd sa définition initiale d’hybride. Les M&NEMS semblent alors connaître une existence moins problématique que les NEMS ; l’établissement et la reformulation de leurs attributs conduit à les fixer comme l’essence d’un autre type de technologie. Une fois les traces de leurs réalités et de leurs performances rassemblées et alignées, l’impression se dégage qu’un objet est là stabilisé, qu’il est une réalité dont l’existence s’impose. Au lieu d’être les indices de la bonne conduite des opérations, les traces, deviennent les indices d’un nouvel être dont ils semblent découvrir les propriétés. Les M&NEMS passent alors de l’avènement à la substance.
17Au début de l’année 2008, une bonne ambiance règne dans le laboratoire. Les M&NENS font des merveilles auprès des industriels et les NEMS ne sont finalement pas morts. Certains types de nanosystèmes donnent quelques résultats prometteurs. En fait, une bifurcation importante est survenue dans leur trajectoire. Après leur mort annoncée, les causes du décès ont été re-qualifiées. Des nombreuses discussions au cours desquelles les chercheurs ressassaient leur échec, a surgit l’idée que l’impossible existence des nanosystèmes tient aux relations insurmontables entre leur taille et leur masse. Comme il s’agissait de mesurer des accélérations, la masse de l’objet devait compter. Or, la réduction de leur taille conduisait à leur conférer une masse incapable de faire ce qui était attendu d’elle. Si les chercheurs pouvaient se débarrasser de ces attributs, peut-être des nanosystèmes seraient possibles, ce qu’ils se sont mis à explorer. Des contacts sont pris avec d’autres laboratoires qui conduisent à se pencher sur de possibles nanosystèmes capteurs chimiques.
18La piste semble féconde. Les chercheurs s’y engagent ce qui représente une bifurcation significative pour eux qui n’ont jamais fricoté avec les chimistes (sauf pour la fabrication par dépôt de matière). Désormais, les chimistes deviennent co-concepteurs des nouveaux nanosystèmes dont la trajectoire, comme celle des chercheurs, est fortement altérée dans ce laboratoire. Ce qui donne à cette technologie de nouvelles chances d’exister. Et les nanosystèmes se stabilisent finalement dans ce laboratoire à partir d’un autre agencement de ressources, de protocoles, d’instruments, de partenaires et d’idées d’applications. Ils deviennent des nanocapteurs chimiques.
19Comme pour les M&NEMS, les nanocapteurs chimiques finissent par surpasser l’empilement des évènements et circonstances qui y conduisent pour commencer à exister comme une chose nouvelle, une émergence qui s’impose, qui impose des manières de faire mais qui ne se laisse pas non plus réduire à ce qui l’a causé. Latour, en suivant Whitehead et à propos d’objets de la nature, parle d’une capacité d’auto-causalité et de transcendance de la chose nouvelle par elle-même. Une telle conception suggèrerait alors que l’invention technologique n’est pas seulement une construction, c’est-à-dire l’addition et l’articulation d’éléments constitutifs, mais un processus d’émergence. Il écrit : « La transcendance nécessaire à l’innovation se distribue dans tous les petits décrochements par lesquels les conséquences débordent leur héritage. » (Latour, 1994 : 208)
20Avec le surgissement des nanosystèmes observés dans ce laboratoire, nous ne serions alors ni dans la découverte des propriétés de nouveaux objets dont l’existence précéderait leur avènement (réalisme) ni dans leur invention où l’existence se réduirait au façonnage (constructivisme social), mais dans l’avènement d’une transcendance conforme au réalisme sans substance de Whitehead. Le constructivisme rend compte des incertitudes qui entourent la réalisation technologique.
21Les chercheurs se sont pourtant retrouvés dans une situation qui donne l’impression qu’ils se confrontent à quelque chose qui se situerait du côté des phénomènes qu’ils produisent et de la matérialité des objets qu’ils ont conçus, comme si quelque chose de déjà là s’imposait à eux, une substance, une matérialité ou une essence de phénomène qui ne se réduit pas à leurs actions instrumentées et à leurs opérations symboliques. D’un autre côté, ils ne croient évidemment pas au fait qu’une substance de nanosystèmes préexisterait et s’imposerait à eux. Ils se savent un peu démiurges ; ce sont eux qui engendrent les concepts technologiques, qui réagencent les savoirs, qui conçoivent les protocoles, qui amènent les objets à l’existence, qui créent de nouveaux êtres en même temps qu’ils sauvent leur laboratoire, qu’ils se construisent une nouvelle identité et réputation et qu’ils contribuent à transformer les trajectoires industrielles, les marchés et la société. La technologie n’est pas seulement le passage d’une forme, de connaissances théoriques et de concepts technologiques à la matière qui serait un support, une substance ; c’est aussi la rencontre, la découverte, l’exploration d’un être émergent qui ne se réduit ni à la matière, ni au concept et à sa relative cohérence, ni même à la combinaison des deux. Latour (1994) parle d’instauration pour suggérer l’idée qu’un collectif de chercheurs et ses instruments qui se préparent à accueillir et à explorer ce qui advient et qui les oblige.
22L’objet naissant est problématique dans son instauration, pas seulement dans sa qualification par la société, parce qu’il est une nouveauté, une surprise pour ceux qui le façonnent. Les nanosystèmes pensés comme dispositifs inertiels finissent par exister et se stabiliser comme détecteurs chimiques. Les capteurs inertiels miniatures, pensés nanométriques, adviennent finalement comme hybrides de micro et de nano, voire surpassent l’hybride pour devenir des êtres à part entière avec leurs spécificités. Leur existence est parfois relative, transitoire, fragile, parfois régulière et stabilisée, mais toujours modulée à la fois dans son degré d’existence (tremblante/ assurée) et dans sa spécificité d’être au travers d’autres choses. Latour (2011 : 313) demande : « Peut-on tenter l’altération comme mode de subsistance au lieu d’aller toujours rechercher la substance gisant sous les altérations ? » Revisitant une œuvre méconnue de Souriau (Les différents modes d’existence, puf, Paris, 1943), il explicite une série de possibles modes d’existence (Latour, 2011).
23On pourrait dès lors se demander selon quel(s) mode(s) existent les nanosystèmes de ce laboratoire. Ils existent comme phénomènes, c’est-à-dire comme présences pures et par soi, qui appellent des relations, qui mobilisent les esprits et les instruments, qui échappent parce qu’ils ne sont ni l’objet nanotechnologique, ni la matière dont ils seraient faits, ni la perception qu’en auraient les chercheurs, ni leur intention de faire quelque chose, ni l’expression de quelque chose (concept ou matière). Les nanosystèmes existent comme phénomènes qui échappent à ce à quoi on voudrait les réduire en même temps qu’ils lient (ensorcèlent). Les nanosystèmes existent aussi, plus ou moins, comme chose. En tous cas, les chercheurs font ce qu’ils peuvent pour qu’il en soit ainsi. Ils essayent de maintenir une continuité de la chose, du nanosystème, malgré toutes les transformations qu’ils opèrent, au niveau des connaissances et théories, des concepts, des schémas, des équations, des procédés, des instruments, des cahiers de lots, des matériaux, des plaques de silicium qu’ils tentent de caractériser, des clichés, des signaux électriques et des discours qu’ils tiennent. La continuité n’est assurée ni supportée par rien d’autre que par les opérations que font les chercheurs pour obtenir cette continuité. Mais chaque opération est aussi une altération et donc une rupture qui ne garantit pas automatiquement la continuité. Il est intéressant de rendre compte de tout le travail, de toutes les opérations, de toutes les médiations qui sont ajustées pour gagner en continuité et en degré d’existence et d’unicité de la chose via ses instaurations multiples.
24Les nanosystèmes existent comme êtres de fiction. Fragiles et inconsistants, chimères, construits de l’imagination, du dessin et des équations. Leur continuité est doxique, liée à la croyance, à sa reconnaissance autant qu’à l’attention qu’on lui porte. Ils existent pour autant qu’on s’y intéresse, qu’on en parle, qu’on les fabrique, qu’on les caractérisent, qu’on les reconnaît. C’est comme s’ils existaient dans le réel alors qu’ils n’en ont pas la consistance. Et lorsqu’ils acquièrent cette consistance, c’est parce qu’ils sont transposés comme choses, dépendant du maintien de la continuité. Les nanosystèmes existent non seulement plus ou moins, mais aussi de façon multiple (Mol, 2002), selon plusieurs modalités, plusieurs modes d’être dont il est aussi intéressant de suivre les passages, les basculements et les bifurcations comme le montre la mini-aventure de quelques années qu’a connu ce laboratoire, qui a croisé des trajectoires de nanosystèmes à l’existence problématique. Ces trajectoires ne sont d’ailleurs pas encore celles d’objets stabilisés car repris par des industries, des consommateurs et des débats publics, ils sont aussi diffractés et glissent d’un mode d’être à l’autre, d’existences stables à déstabilisées.