Guy Lochard, Aux limites... Les frontières au prisme de la fiction
Guy Lochard, Aux limites... Les frontières au prisme de la fiction, Céret, Alter ego Editions, préface de Daniel Cohn-Bendit, 2009, 332 pages.
Texte intégral
1Frontière, front, démarcation, tracé, limite, bord, marge… que de mots à la fois proches et différents pour rendre compte d’un objet complexe et mouvant qui peut être aussi bien une ligne qu’une zone fixe ou mobile et qui fonctionne tantôt comme une coupure, tantôt comme une couture. D’un objet qui se donne à voir comme une réalité « sociale » – même quand on la dit « naturelle » – observable à travers des fonctions, des normes juridiques, des objets matériels (murs, barrières, bornes…), des acteurs sociaux (douaniers, militaires, policiers, transitaires, spécialistes de l’import/export, passeurs, contrebandiers…) et des pratiques sociales. Mais qui existe en même temps comme un « imaginaire » dessinant des cartes mentales.
2Les sciences humaines et sociales se sont, avec une intensité variable selon leurs centres d’intérêt et leurs topoï, emparées de la frontière. Depuis le début des années 1980, on ne compte plus les travaux académiques, les recherches dites « expertes » suscitées ou non par des acteurs institutionnels européens, nationaux ou régionaux, sans oublier les colloques, congrès, journées d’études et séminaires organisés pour des publics très spécialisés, mais aussi plus larges, et parfois très larges. Pour ne prendre que cet exemple, Sciences de la Société lui a consacré trois livraisons (n° 24 et 25 : La question transfrontalière ; n° 37 : Territoires frontaliers. Discontinuité et cohésion), ainsi que plusieurs articles, dans d’autres livraisons consacrées à l’Europe, aux territoires en mouvement, à la culture, à la communication...
- 1 Une histoire de frontière (2006). Production : Airelles vidéo.
3Guy Lochard connaît bien cette littérature pour l’avoir non seulement fréquentée, mais aussi utilisée pour ces propres travaux. Et il sait ce qu’il lui doit pour la construction de ses problématiques et de ses analyses. Mais Guy Lochard n’est pas qu’un universitaire reconnu dans son champ (en gros la communication audiovisuelle et plus spécialement télévisuelle), il est aussi un grand lecteur d’œuvres de fiction (romans, nouvelles…) et d’essais, ainsi qu’un cinéphile averti. Circonstance aggravante, en tout cas pour ceux dont le regard de dépasse pas la « ligne bleue des Vosges », ses choix littéraires et cinématographiques se moquent des frontières et se tournent volontiers vers les œuvres ouvertes sur le dialogue des cultures, voire – horresco referens ! – sur leur métissage. Enfin, ce frontalier de naissance est un grand voyageur, un homme de flux qui s’est maintes fois confronté à des frontières « obstacles », « filtres » ou « contacts », et qui plus est un voyageur-observateur, autrement dit quelqu’un qui s’est intéressé aux vécus et aux représentations des acteurs sociaux concernés. Bref, il est un « homme pluriel », pour reprendre – quitte à la déformer quelque peu –, la belle expression de Bernard Lahire. Et un homme pluriel qui a mis sa pluralité au service d’un objet qui n’en manquait déjà pas. Tout d’abord dans un film1, documentaire en partie autobiographique, ensuite dans un livre, Aux limites… Les frontières au prisme de la fiction, édité en 2013 par un éditeur frontalier, catalan comme l’auteur, et dont la vocation, si l’on ce réfère à son site, est de « populariser et mettre en valeur ce que le local a apporté au général ». Une manière comme une autre de parler du « village planétaire » et de ses échelles.
- 2 Sans doute conscient des risques de son pari, l’auteur s’appuie ici et là sur son background et par (...)
4Sans pour autant oublier ce que la compréhension des questions frontalières doit aux sciences humaines et sociales, Guy Lochard fait un premier pari : la frontière, quelle que soit la manière dont elle se décline, est « une riche ressource narrative » attestée par le nombre et l’épaisseur des œuvres littéraires et cinématographiques qui lui sont consacrées sur chaque continent. Ce pari en cache en fait un second : non seulement la fiction peut dire le monde social autrement que les sciences humaines et sociales, mais elle est « plus à même de rendre compte de la densité et de la diversité des expériences de vie engendrées par le phénomène frontalier »2. Voire un troisième : les romans et les films ne sont pas sans effets sur « la construction des représentations et des imaginaires collectifs qui opèrent en retour sur le cours du monde ». Cette prise de position par le truchement de ces trois paris risque de déclencher un eczéma chez quelques gourous des shs, tant il est vrai que l’on ne se gratte que là où ça démange…
- 3 Mandrin, dont les aventures ont fait l’objet de plusieurs mises en récit orales, écrites, musicales (...)
5Le lecteur est donc invité à vivre les frontières physiques et mentales au travers de multiples récits littéraires et cinématographiques, quelquefois (très) connus (Le rivage des Syrtes de Julien Gracq, La conquête de l’Ouest de Henry Hathaway, John Ford et George Marshall), quelquefois inédits ou oubliés (La Prairie de James Fenimore Cooper), à (re)découvrir auteurs et réalisateurs derrière leurs œuvres et à voyager dans l’intertextualité improbable que cette reconstruction traversière lui propose davantage qu’elle ne lui impose. Qu’il s’agisse de frontières « fractures », « ruptures » ou « sutures » – chaque catégorie faisant l’objet d’une partie –, c’est souvent par le bas que la rencontre s’effectue : ici, à travers le personnage « médiateur » du trappeur solitaire ou les figures furtives du clandestin et de son passeur ou encore du contrebandier malin et sympathique qui ridiculise les douaniers3 et qui ne saurait se confondre avec celle, « sournoise et veule », du trafiquant ; là, dans celles du déserteur et de l’insoumis –des « traitres »– qui se vivent « des deux côtés » car leur vie, leur langue et leur culture sont des deux côtés (frontaliers basques ou catalans). Et quid de ce soldat israélien amnésique capturé par les palestiniens et condamné à « vivre dans ses aspects les plus cruels la vie au quotidien des résidents de la Cisjordanie » (Palestine, Hubert Haddad). Pourtant, dans ces zones hérissées de barbelés et de miradors, solidement gardées par des soldats à la gâchette facile, se créent immanquablement des interstices, vite repérés comme tels par les populations ; grâce à eux on échappe au moins provisoirement à l’horreur, au déchirement et à l’absurde de la séparation, des privations et du confinement. Tel ce palestinien de Jérusalem qui rencontre son amoureuse de Ramallah sur le parking désert du checkpoint (Intervention divine, film d’Eli Suleiman). Et c’est depuis cet observatoire de circonstance que le couple regarde un ballon de baudruche à l’effigie d’Arafat passer la frontière en direction de Jérusalem, poussé par le vent, au nez et à la barbe des soldats.
6De page en page, de récit en récit, Guy Lochard nous donne à voir davantage que des histoires polyphoniques et multimodales de frontières et, en fin de compte, bien plus que l’épineuse et passionnante question frontalière que les récits et les travaux savants ne parviendront jamais à épuiser. Paradoxalement, cet ouvrage est un hymne discret à la mondialisation, ou plutôt aux mondialisations. Pas celle du néo-libéralisme porté par le fmi ou l’Union européenne qui porte bien mal son nom. Ni celle des Etats-Unis qui porte trop la marque d’une volonté hégémonique assumée. Mais des mondialisations par le bas, et donc autant multiples que discrètes, qui associent « gens », lieux, routes (aux sens matériel et métaphorique), flux… et frontières car l’identité se construit toujours pas le jeu subtil des interactions entre racines et relations, entre Ego et Alter. C’est aux frontières « libérées des filets nationalistes et de tous les replis ethnicistes » suggérées par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau que Guy Lochard pense dans l’épilogue. Et nous avec lui.
Notes
1 Une histoire de frontière (2006). Production : Airelles vidéo.
2 Sans doute conscient des risques de son pari, l’auteur s’appuie ici et là sur son background et parfois ses travaux de chercheur et n’hésite pas, au besoin, à convoquer Benedict Anderson, Marc Augé, Etienne Balibar, Jack Goody, Yves Lacoste, Paul Ricœur, Georg Simmel…
3 Mandrin, dont les aventures ont fait l’objet de plusieurs mises en récit orales, écrites, musicales (La complainte de Mandrin) et audiovisuelles n’est pas oublié, pas plus Ramuntcho, le personnage romanesque de Pierre Loti. De façon surprenante, le trabucaïre –l’homme au « trabuc », autrement dit au tromblon–, figure catalane légendaire et ambiguë, brigand (voire assassin) de grand chemin et rarement au grand cœur, occasionnellement contrebandier et parfois trafiquant, est absent.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Robert Boure, « Guy Lochard, Aux limites... Les frontières au prisme de la fiction », Sciences de la société, 91 | 2014, 195-196.
Référence électronique
Robert Boure, « Guy Lochard, Aux limites... Les frontières au prisme de la fiction », Sciences de la société [En ligne], 91 | 2014, mis en ligne le 16 avril 2015, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1478 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1478
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