1Si la notion de réseau relève désormais de l’Histoire – Saint-Simon en est le plus illustre exemple –, les réseaux se posent aujourd’hui en concept, à l’heure où l’on parle encore de « science des réseaux ». Une recherche transversale et épistémologique se dessine alors, entre sciences humaines et sociales, politiques, économiques, technologiques... Quand les évolutions, imprégnations, métamorphoses des objets techniques au sein de la société sont sans fin, nous traiterons ainsi d’acculturations technologiques et sociétales : de nouvelles sociabilités dessineraient-elles une autre socialité ? Philosophie, sciences politiques, sciences de l’information et de la communication, sociologie de l’innovation interrogent ce que représente le réseau pour notre société. En premier lieu, nous proposons un état de l’art, afin de circonscrire un tel champ de recherche. Il nous permettra de dégager les tendances de ces recherches sur ce qu’on nomme « réseaux », et plus particulièrement « réseaux sociaux » : de quelle socialité parle-t-on dès lors ? Quels sont les apports de tels réseaux pour les individus ou les groupes ?
2Au cours du xviiie siècle, Saint-Simon, politicien et philosophe, inaugurait une réflexion sur le réseau: il évoquait que la médiation de l’Etat apparentée au « féodalisme » et l’omnipotence d’une communauté de légitimité scientifique et politique devaient s’articuler autour d’un nouveau processus « organique » constitué par le savoir et l’industrie. En cela, Saint-Simon est le premier à poser une théorie du « changement social » se basant sur l’enchevêtrement déjà sensible entre administration étatique, gestion administrative et complexités politiques, techniques, scientifiques et industrielles. La France se trouvait, alors entre deux réalités: celle de la transition entre l’Ancien et le Nouveau Régime, mais aussi entre l’Europe composée de royautés et l’Amérique qui se constituait en états fédérés. La pensée de Saint-Simon semble achever la Révolution française en apportant une orientation progressiste sous forme d’« un nouvel industrialisme ». Qu’en est-il aujourd’hui? Vivons-nous comme le soulignait déjà en 1997, Pierre Musso, « les effets de la postérité paradoxale de Saint -Simon »? Sommes-nous encore sous une telle influence, que pourrait résumer la fameuse expression de Saint-Simon: « Il faut remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses »? Sommes-nous encore sous influence d’une conception de réseau gestionnaire, administrateur et acteur économique de flux? Avons-nous dès lors dépassé les utopies technophiles ou technophobes? Ou ne serions-nous pas plutôt déstabilisés par des phénomènes de dématérialisation et de délocalisation, nous renvoyant par là au local, au territoire, au corps, et à l’humain de fait.
3Pierre Musso, philosophe, travaille cette filiation avec Saint-Simon qu’il définit comme implicite, sensible dans l’organisation de nos choses, systèmes ou procédures. Depuis Saint-Simon une idéologie du réseau a été créée. Musso pose ainsi une critique de cette idéologie du réseau. Le réseau est partout: il est invisible, omniprésent, puissant, sans limite temporelle, locale ou étatique.
4L’étymologie du terme « réseau » vient du latin « retiolus », petit filet, diminutif de « retis », filet. Le mot de l’ancien français est « rets », le mot anglais « net » ayant un lien avec ce dernier. Son premier sens est « entrelacement de fils et de lignes ». Dès lors, plus particulièrement, dans les domaines techniques (informatique, télécommunications, énergie, voirie, transport de l’eau, etc.), on appelle « réseau » un ensemble de nœuds (ou pôles) reliés entre eux par des liens (ou canaux) afin d’échanger, de partager des ressources, de transporter de la matière ou de l’énergie. Les nœuds peuvent avoir des fonctions plus au moins complexes de distribution, de concentration, d’évolution, tandis que les canaux assurent une fonction de transport.
5Depuis le xviiie siècle, les voies de communication – au sens territorial du terme – ont favorisé l’expansion de tout type de réseaux: réseaux routier, électrique, fluvial, téléphonique… On parle par ailleurs de « réseau social » lorsqu’un ensemble de personnes, d’établissements, de regroupements, d’organismes ou d’entités sociales, poursuivent le même objectif et sont en relation pour agir ensemble.
6L’analyse des réseaux sociaux est basée, depuis les concepts de la cybernétique et grâce à l’ingénierie informatique, sur la théorie des réseaux et l’usage des graphes. Un réseau social se modélise par des sommets (ou nœuds), et des arêtes qui retracent toute interaction sociale: réseau de distribution, réseau d’agences bancaires, réseau de stations météorologiques… De fait, pour un individu, faire partie d’un réseau social ou relationnel pourra être considéré comme un atout privilégié pour sortir d’un certain anonymat: le réseau matériel ou immatériel favorise les contacts, les échanges, les enchaînements d’informations et de connaissances. Un réseau devient alors action et relation, qui s’enrichit sans cesse.
7L’apport de Pierre Musso est aussi significatif d’une certaine critique de l’idéologie du réseau, qu’il nomme « rétiologie » (« retis » + « logos »). Et il y a pour l’auteur, un contraste entre ceux qui font l’idéologie du réseau et ceux qui font réellement ce réseau. Le concept de réseau se serait en effet rigidifié avec Saint-Simon, et à partir d’un certain développement territorial – et conceptuel –, il serait devenu « idéologie ». En critiquant les idéologues du réseau, Musso nous permet de distinguer discours des ingénieurs, qui portent sur la technique du réseau, c’est-à-dire sa pratique, et discours des chercheurs de différentes disciplines, qui énoncent ce qu’est ou devrait être le réseau, en intention et contenus. En tant que philosophe, Musso précise que les philosophes se doivent de produire des réflexions permettant de penser le réseau, mais que pour cela, ils doivent aussi acquérir les connaissances techniques nécessaires; ils dépasseront ainsi l’opposition entre technique et pensée, afin de dégager enjeux, possibilitéss et limites relatives aux interactions sociales: « Ainsi le réseau technique devient-il la fin et le moyen pour penser et réaliser la transformation sociale, voire les révolutions de notre temps. L’idéologie triomphante du réseau est une façon de faire l’économie des utopies de la transformation sociale, d’opérer un transfert au sens psychanalytique, du politique sur la technique » (Musso, 2003).
8Relatives au domaine de la technologie et de l’innovation, on distinguera plusieurs approches, en sociologie, science politique, sciences de l’information et de la communication, ou encore linguistique. Certaines approches, dites constructivistes, insistent sur la traduction et la créativité des usagers, comme par exemple celles envisagées au sein du Centre de sociologie de l’innovation, par Michel Callon et Bruno Latour. D’autres approches s’avèrent plus globales quant aux relations entre sciences et mondes politiques et technologiques, comme par exemple les Science studies défendues par Dominique Pestre (2006). D’autres auteurs pensent que les réseaux dits « sociaux », révèlent des phénomènes de circulation des connaissances ou de vécus en émergence dans notre monde social, tout en s’éloignant largement des territoires des seules institutions scientifiques; ils tendraient alors vers la création ou tout du moins un renouvellement de la sociabilité, ou même pour certains, vers une autre socialité. A la suite des travaux menés par Eric Von Hippel (1988, 2005), Dominique Cardon (2006) parle d’internet comme d’une innovation par le bas, l’ascendant, ou l’horizontal, le dénominateur commun étant alors l’usage. Nous nous interrogerons ainsi, à la suite de ces chercheurs, sur un nouveau paradigme qui se déclinerait concernant les réseaux dits « sociaux », comme un intermédiaire entre expertise et action profane – mais authentifiée (Schaffer, 1994; Mercklé, 2011); une telle acculturation étant dès lors possible du fait de rôles nouveaux – et qui plus est consentis – entre acteurs et objets. Un tel constat signerait même pour certains auteurs les prémices d’un web 3.0.
9Ainsi, en tant que réseau, Internet nous interroge sur ce qu’est une relation (pour mémoire, certes l’« information » est relation et action), et nous questionne encore sur ce qu’est un lien social, avec intermédiation d’un objet technique. Ce qui pourra ci nous de fait entraîner à une appréciation élargie de la sociabilité. Pour ce faire, nous poursuivons ici nos lectures et réflexions, à la suite de philosophes des sciences et techniques, français et américains, et nous nous attacherons à quelques auteurs, dont nous expliciterons les pensées et les opinions politiques et sociétales sur la technologie et par là, sur le réseau social qu’est par excellence Internet.
10Par exemple, Michel Puech développe de façon claire et incisive sa perception; un billet de son blog en est en outre l’expression typique, relative au réseau (2013): « L’internaute surfe sur un océan technologique devenu quasiment transparent, mais ce n’est pas l’essentiel: l’expérience en ligne est aujourd’hui une expérience humaine avant tout – et même l’une de nos principales expériences humaines, parfois comme fin en soi, mais surtout comme moyen d’autres expériences humaines. La connexion numérique a simplement transformé en océan, potentiellement infini, global, ce qui était autrefois le modeste étang de nos relations et la petite rivière de nos rencontres. […] Chacun de nous peut avancer aujourd’hui dans la vie en compagnie d’une flottille numérique de proches, plus ou moins dense et en formation plus ou moins serrée. Dans certains milieux professionnels c’est une véritable armada. Au-delà de cet horizon des “proches numériques”, la multitude des humains est présente de manière latente sur le Web, et cette présence transparente contribue de manière décisive à l’expérience humaine en ligne – expérience psychologique, sociale, et éthique. […] Se connecter, c’est communauter. On peut qualifier ce besoin d’addiction, mais c’est un jugement de valeur un peu rapide peut-être ».
11Dans le prolongement de cette idée, selon Barry Wellman, Milena Giulia ou Bernie Hogan, Internet se poserait en technologie car il ne déterminerait pas les comportements sociaux, mais solliciterait de telle façon les relations sociales, que celles-ci procèderaient en effet à certaines créations, sous certaines conditions (Wellman, Giulia, 1999; Wellman, Hogan, 2006). D’autres philosophes américains, plus particulièrement spécialisés autour des technologies, comme par exemple Don Ihde ou Albert Borgmann, poursuivent une telle idée.
12Ihde, qui enseigne à la State University of New York à Stony Brook, est aux Etats-Unis le principal représentant de la philosophie de la technologie, dans une version inspirée par l’herméneutique et Paul Ricœur, ou la phénoménologie et notamment Maurice Merleau-Ponty. Quelques une de ses expressions résument bien sa perspective – « Adam and Galileo », « Galileo in the kitchen » –, quand la mythologie rencontre ici la forme et l’action. Ihde (1990) propose des méthodes et des analyses originales pour une interprétation de la technologie contemporaine, de styles phénoménologique et herméneutique. Des notions issues de Husserl ou de Merleau-Ponty sont mises en œuvre et réinterprétées, et l’auteur évoque des « relations avec l’altérité » et des « phénomènes horizontaux » (« background relations ») – que nous retrouvions aussi chez Dominique Cardon: la technologie est alors envisagée comme « cultural instruments », ou « technology-culture embeddedness as multistable », ouvrant la perspective culturelle d’une « demythologizing (and demasculinizing) technological science ».
13Borgmann (1984), quant à lui inspiré par Heidegger, propose une analyse avant-gardiste et originale. L’auteur, qui enseigne la philosophie à l’université du Montana, insiste sur les rapports complexes entre technologies et sciences tout en réfléchissant sur l’ordre social et les engagements politiques et sociaux. Borgmann invite à une réflexion sur l’usage et l’impact des technologies dans nos vies courantes, et parle de technologie comme de « controlling pattern in our lives ».
14Les deux auteurs évoqués nous ont permis alors d’établir des liens avec la pensée sociologique de Georg Simmel. La perspective sociologique de Simmel est en effet essentielle, quand ce théoricien, contemporain de Max Weber, aura été reconnu par nombre de sociologues, comme l’un des pères fondateurs de la discipline, alors que lui-même se considérait en premier lieu comme philosophe. Dans l’un de ses principaux ouvrages, Philosophie de l’argent, Simmel, tel un pionnier, envisage l’argent comme un « fait social total ». En effet, sa sociologie, son épistémologie constructiviste ou encore son approche sa philosophique de la culture distinguent alors forme et contenu, tout en privilégiant l’interaction des phénomènes et actions. Cette réflexion sur les mondes de la culture est en outre héritière d’une pensée kantienne: le substrat du monde est constitué d’une multiplicité infinie de contenus, qui, à l’instar « des choses-en soi » de Kant, existent hors du temps et de l’espace. Selon Simmel, une forme peut alors renfermer un contenu, connu ou inconnu. De la même façon, Le conflit (1995) sera un élément essentiel pour la constitution d’une socialité. Le conflit est facteur d’épanouissement et/ ou de désunion, il est une forme essentielle de toute socialisation: « Dans les faits, ce sont les causes du conflit, la haine et l’envie, la misère et la convoitise qui sont véritablement l’élément de dissociation. Une fois que le conflit a éclaté pour l’une de ces raisons, il est en fait un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte d’unité (…) un peu comme les symptômes les plus violents de la maladie, qui bien souvent représentent justement l’effort de l’organisme pour se délivrer de ces troubles et de ces maux » (Simmel, 2003). Ce qui pourra alors être applicable au monde de l’Internet, en tant que réseau social, porteur d’union et de conflit, de rencontres, d’oppositions.
15Si ces approches ont le mérite de qualifier les relations et interactions suscitées par le réseau social, elles révèlent, de fait, les représentations, discours et utopies associés. Découlent dès lors de nouvelles façons d’envisager l’exploration de tels phénomènes, même si l’approche dominante en sociologie des réseaux sociaux reste très marquée par l’analyse structurale, la simulation expérimentale ou encore l’élaboration de modèles abstraits de systèmes relationnels sous formes de graphes et de typologies. Des méthodes transversales et originales se dessinent alors. Une logique hypothético-déductive, qui résultanterait des premières méthodes citées, pourra entraîner des réflexions portant au deuxième plan les faits ou les vécus. Mais ces faits et vécus pourront cependant être révélés par des méthodes plus inductives. Les réseaux sociaux en ligne apporteraient ainsi, par leur complexité même, des changements fondamentaux en épistémologie des sciences, ceci par le recours à des méthodologies marquées par les transversalités de connaissances (Le Marrec, 2010). De fait, la convocation d’une ethnométhodologie, notamment déclinée sur les réseaux par Patrice Flichy (2003) en est un exemple typique. Ainsi, le premier changement visible réside dans l’usage des traces créées, ce qui entraîne dès lors les chercheurs à croiser statistiques et appropriations de vécus...
16Dans certaines disciplines, comme par exemple en sciences de l’éducation, au détour d’études sur l’appropriation de connaissances au moyen de tic, intégrant ou non les réseaux sociaux, certains chercheurs croisent méthodes dites structurales et méthodes plus transversales appelées « design-based researches »: « D’autres types de recherche existent, qui plutôt que d’isoler une variable pour l’étudier privilégient une approche plus holistique (en particulier les sciences de l’apprendre, ou learning sciences en anglais). Ces recherches confrontent des points de vue issus de différentes disciplines, à la croisée des champs des sciences de l’éducation, de la psychologie, de la sociologie, des neurosciences, etc. et s’appuient davantage sur des « design-based researches » (dbr). Pour les « learning scientists », la cognition n’est pas localisée dans l’individu mais est un processus distribué entre le détenteur du savoir, l’environnement dans lequel le savoir évolue, et l’activité à laquelle l’apprenant participe. On ne peut donc pas isoler une entité ou un processus (apprentissage, cognition, savoir, ou contexte) » (Barab, Squire, 2004).
17Ces premières investigations pourrons nous permettre d’entamer une réflexion autour des méthodes dès lors à envisager au sein de nos disciplines, afin de pouvoir proposer des conclusions actualisées et mises en perspective, c’est-à-dire resituées dans un contexte économique et social. Ce qui pourra souligner l’importance d’une réflexion élargie – « micro » et « macro » – concernant les sciences du réseau dans notre société, ceci dans leur complexité locale, territoriale et corporelle, et de facto, de façon transdisciplinaire.
18Jusque-là, nous avons voulu montrer l’utilité de s’attacher au caractère social des différents réseaux humains et technologiques. Seules des approches transdisciplinaires et innovantes pourraient selon nous éclairer ces différents maillages d’informations, d’actions et d’acteurs. Le cas Kickstarter, que nous nous proposons d’étudier maintenant, sera l’occasion dans le domaine du film et de la vidéo, d’une illustration de nos propos. Comment de telles les transformations opèrent-elles? A la suite d’un affaiblissement de certains liens « officiels », une transformation de la notion de groupe s’impose au profit de la notion de communauté, avec l’idée de mobilité incluse. Ce qui entraîne horizontalisation et « informalisation » des relations.
19Kickstarter1 est une entreprise américaine de financement collaboratif (« crowdfunding ») créée en 2009, présente sur internet. Cette entreprise pionnière vise à offrir aux internautes la possibilité de financer des projets – –encore au stade de l’idée, en évitant les traditionnelles modalités de financement. Pour les investisseurs, il ne s’agit pas d’un investissement au sens propre, mais d’un « soutien » en échange de contre-parties tangibles de la part de l’équipe ou de la personne réalisant le projet, telles un contre-don; la contre-partie varie en fonction des montants octroyés par les internautes financeurs, « backers » ou « soutiens ».
20Depuis son lancement, Kickstarter a financé un large éventail de projets (plus de 60 000 en juillet 2012) dans des domaines très variés: du film indépendant à la création musicale en passant par le journalisme, la production d’énergie solaire ou la mise en place de programmes alimentaires. Contrairement à d’autres sites concurrents, Kickstarter ne revendique pas de droits sur les projets et les travaux financés par l’intermédiaire de la plateforme. Toutefois, les projets lancés grâce au site sont archivés de façon durable et consultables (traces dès lors possibles à analyser). Une fois le financement terminé, les projets et les médias téléchargés ne peuvent pas être édités ou supprimés à partir du site. Cependant, le site n’apporte aucune garantie pour le projet. Kickstarter invite donc les financeurs à ne s’appuyer sur leur propre avis pour opérer leur choix. Une mise en garde sur le site spécifie que les chefs de projets peuvent être légalement tenus pour responsables de promesses faites et non tenues. Pour éviter les dérives liées au nombre important de projets de développement de produits technologiques ou autres, et surtout éviter la possible confusion avec de la pré-vente, Kickstarter a modifié en septembre 2012 ses règles d’acceptation de projets.
21Kickstarter est donc un intermédiaire entre deux communautés: les créateurs, ou demandeurs indépendants (dans les secteurs de la musique, des jeux vidéos, mais aussi de l’action sociale, ou encore aide pour le financement de doctorat de recherche, etc.), et les particuliers ou plus larges communautés, qui abondent en un financement. Le schéma classique assurait une modélisation verticale entre l’éditeur, le studio, etc., et la communauté qui achetait le produit sans contribuer à sa production. Désormais, par le biais de cette modélisation horizontale, le retour sur investissement n’est pas sans risques. Le modèle requiert ainsi des aménagements explicites des droits d’auteurs, afin notamment d’éviter tout débordement. Quoiqu’il en soit, Kickstarter – ou tout autre plateforme similaire de crowdfunding –, incarne bien, comme le précise Michel Puech (2008), « une tentative d’échappement aux dominations verticales arrogantes ». En cela, le modèle est créatif.
22Michel Puech aura en effet souligné, en parlant de ces communautés, des actions similaires ou proches, révélant la liberté et la créativité des internautes, grâce à une telle horizontalité et à un tel caractère informel: « La confiance en des sites collaboratifs comme Wikipédia, mais aussi la confiance placée a priori dans les appréciations d’autres lecteurs ou utilisateurs, sur des sites marchands, la confiance dans un site comme Le bon coin, qui conserve volontairement son apparence “amateur”, la confiance en l’anonyme qui sur un forum parle de son expérience d’un médicament ou d’un logiciel, toutes ces confiances et même cette naïveté numérique ne sont pas les effets d’un manque d’information sur les dangers du Web (les médias anténumériques nous en rebattent les oreilles), ni les effets d’un marketing technophile (il profite de la vague mais ne la produit pas). Ce sont les effets d’un sentiment de communauté, horizontal, précieux aujourd’hui notamment parce qu’il nous permet d’échapper aux pesanteurs et à l’arrogance des dominations verticales (financières, bureaucratiques, médiatiques...) » (Puech, 2008).
23Et d ‘évoquer par ailleurs: « L’internaute est aujourd’hui un “communaute”, il se connecte non pas pour être “branché” (à la mode) mais pour établir un lien humain, collaboratif et pas seulement de consommation, avec une multitude virtuelle. Cette multitude invisible lui apporte les ressources, rares, de la confiance et de la bienveillance latentes. Communauter en ce sens là n’a pas grand chose à voir avec la frénésie narcissique des touïts et des fesses-boucs, c’est au contraire une micro-action numérique humble et naïve, qui contribue à construire le monde qu’elle présuppose. N’est-ce pas le propre de l’homme que de communauter ainsi? » (Puech, 2013). Serait dans de tels cas de figure opportune une méthodologie transversale qui s’attacherait aux interactions communautaires; elle pourrait relever de l’analyse de vécus, de type « design-based researches »; l’analyse des traces se révèlerait alors tout à fait judicieuse.
24Au final, nous voudrions simplement citer Xavier Guchet, inspiré par Gilbert Simondon, qui semble en effet ouvrir à de prochaines perspectives: « L’objet technique est la concrétisation objective d’efforts humains d’invention et de construction, il garde la mémoire de ces efforts passés. C’est en ce sens que Simondon définit l’objet technique comme un “symbole interhumain”: “l’être technique est un symbole, la moitié d’un tout qui attend son complémentaire à savoir l’homme” » (Simondon, 1954, 89; Guchet, 2010).