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Chercheurs et praticiens dans les réseaux de communication socio-numériques : vers des médiations hybrides ?

Researchers and practitioners in the digital social networks of communication: towards hybrid mediations?
Maryem Marouki
p. 134-149

Résumés

Les technologies de l’information et de la communication contribuent aux évolutions des relations sociales et des modes de collaboration. Nous essayons ici d’explorer les reconfigurations des technologies et de leurs modes d’insertion et d’utilisation dans le secteur des sciences de l’information et de la communication. Notre objectif est d’identifier le type de communication scientifique au sein des réseaux socio-numériques de praticiens et de chercheurs dans le domaine de la documentation. En effet, si les pratiques d’information des internautes sont de plus en plus au cœur des recherches, l’échange d’informations, et notamment son degré d’interaction entre les différentes sphères, sont, en revanche, nettement moins analysés dans les travaux français. Enfin, en prenant en compte ces spécificités plurielles de l’information en ligne et en transposant des questionnements autour de la médiation, cette recherche invite à interroger les hybridations au sein des réseaux socio-numériques.

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Texte intégral

1Bourdieu définit le champ scientifique comme animé par une concurrence entre ses membres, une « lutte » dont l’objet est social tout autant que scientifique (1975). La recherche de la reconnaissance et de l’autorité par la publication permet la confrontation des idées et le débat nécessaires à l’avancée de la science. Ainsi, rendre ses recherches publiques fait partie des prérogatives du chercheur. Une autorité se construit sur la base de cette reconnaissance acquise par la publication dans des supports prestigieux et dans un espace fermé sur lui-même.

2Lamizet et Silem (1997) précisent que la communication scientifique est circonscrite à la communication entre chercheurs. Elle fait connaître les avancées scientifiques aux pairs qui, à leur tour, vont s’appuyer et citer ces travaux, les critiquer, les vérifier sur d’autres terrains ou avec d’autres méthodes afin de participer à la montée en généralités des conclusions. La lecture de ces travaux est indispensable pour construire des connaissances nouvelles car la recherche repose aussi sur l’appropriation des avancées produites antérieurement.

3D’autres études, menées par Jacobi et Schiele, montrent que les chercheurs s’intéressent à une autre forme de reconnaissance, à un autre niveau de réception (1988). En révisant le paradigme du « troisième homme », où scientifiques et publics sont reliés par un intermédiaire, ils posent la continuité des pratiques de socio-diffusion dans la communication scientifique. Couzinet (2008), quant à elle, propose d’intégrer dans la communication scientifique une autre forme de médiation visant à faciliter les échanges entre le monde de la recherche et celui de la pratique dans une spécialité, la documentation. Elle a proposé la notion de « médiations hybrides » à partir d’une analyse d’une revue professionnelle considérée comme revue de référence qui, depuis la fin des années 1960, accueille des écrits de professionnels et de scientifiques et contribue au renforcement de la position des chercheurs (Couzinet, 2000).

4Or, les modes de circulation des résultats de la recherche ont évolué avec le numérique. Les hybridations perçues dans une revue imprimée sont-elles toujours d’actualité? Autrement dit, les observations conduites à partir d’une revue imprimée inscrite dans un temps long et dans un projet de soutien mutuel restent-elles circonscrites à la revue seule ou emprunte-t-elle d’autres objets médiateurs? Pour vérifier la validité de ce questionnement, nous avons mené des entretiens exploratoires auprès de professionnels de la documentation et de la recherche. Ils devraient nous permettre de poser des hypothèses de recherche afin de préciser les nouvelles pratiques d’interaction via les supports numériques entre les praticiens et les chercheurs en documentation.

Médiations hybrides et diffusion des connaissances

5Si nous incluons la communication scientifique dans un champ plus vaste comprenant la vulgarisation et des formes d’hybridations, revisiter la notion de médiation scientifique permet d’affirmer le rôle intermédiaire de l’écriture, du support et de leur forme en fonction des destinataires de la recherche.

Pratiques d’écriture

6L’écrit joue un rôle de première importance car c’est une formalisation partielle d’une expérience ou d’un bout d’expérience professionnelle (Pelegrin, 1997). Ainsi, en laissant volontairement une trace a dimension narrative, informative ou formatrice, il devient un moyen qui permet de raconter son expérience de travail en y réfléchissant, en l’analysant et en essayant de l’expliquer pour la faire comprendre et partager. La transmission d’expérience, ou sa transformation en connaissances (lorsqu’elle devient transférable à d’autres situations et transmissible à d’autres personnes), trouve son sens et devient ainsi un capital pour l’organisation, « certes immatériel, mais économiquement évaluable » (Jobert, Revuz, 1990). De nombreux travaux ont été conduits en sciences de l’information et de la communication (sic) sur l’écriture au travail et sur l’écriture de l’expérience. La mise en place d’un dispositif d’écriture au travail, dans le cas des éducateurs par exemple (Delcambre, 1990), apparaît comme un moyen stratégique s’inscrivant dans une double démarche: une démarche de chercheur et une autre de formateur spécialisé afin de permettre l’observation.

7Richardot (1996) analyse ce qu’il appelle l’« écriture praticienne »: « Le nœud de l’écriture praticienne enserre l’acteur et son action ». Bien sûr on ne parle pas ici d’écrivain, au sens littéraire du terme; il est question d’« écrivant », c’est-à-dire de quelqu’un dont l’activité principale (professionnelle) n’est pas l’écriture. Il écrit à l’occasion. Et l’occasion, c’est l’action. L’action, voire l’activité, donne matière à écriture » (p. 2). Selon cet auteur, nous pouvons établir trois situations différentes pour l’écriture: elle peut être directement intégrée à l’action (écriture dans l’action), promouvoir l’action (l’écriture pour l’action), elle peut, enfin, porter sur l’action (l’écriture sur l’action). C’est pour ce dernier cas de figure que l’écriture praticienne trouve son sens car « l’écriture n’est pas intégrée à l’action mais à l’inverse l’intègre dans un projet d’octroi de sens à la pratique » (p. 3).

8Dans la transmission des acquis professionnels par les praticiens, à notre connaissance, il n’existe pas de forme normalisée par une instance dont c’est la mission (Association Française de Normalisation ou International Standardization Organization par exemple) comme il en existe pour l’article scientifique. Cependant il a été proposé par Couzinet (2000) de se référer à Chantraine (1995) pour déterminer des genres discursifs spécifiques à partir des trois premiers types d’écrits professionnels que ce dernier a établi: l’écrit représentant l’activité, l’écrit témoignage du vécu et celui sur les acquis. Ainsi, les articles s’inscrivant dans les deux premières catégories peuvent se rapporter à la « relation d’expérience ». Ces écrits, courants dans les revues professionnelles, sont destinés à faire partager les difficultés rencontrées au quotidien et leurs solutions, la mise en place de nouveaux outils ou de nouvelles méthodes et les interrogations auxquels ils ont donné lieu. Le dernier type s’inscrit quant à lui dans la synthèse des connaissances. Il s’agit de faire le point sur des avancées, le plus souvent techniques, utiles à la profession. Ce type d’écrit va de pair avec la notoriété de son auteur. Celui-ci montre ainsi qu’il a un certain niveau d’expertise.

9Dans le cas de la documentation, l’évolution continuelle des technologies et des méthodes documentaires installe un « climat d’incertitude », partie intégrante du quotidien du professionnel, qui trouve en partie un apaisement dans la mise en commun des découvertes et du vécu de chaque jour. Le rôle dévolu à une revue professionnelle est donc de « permettre et faciliter ce type d’échanges » (Couzinet, 2000, 61). En se fondant sur le modèle de la communication entre chercheurs qui a été largement décrit en sic, on peut avancer qu’il existe une communication entre professionnels. Celle-ci passe en partie par l’écriture.

Genres discursifs et hybridations

10La revue apparaît comme un moyen de mise en circulation de l’information entre les membres d’une communauté professionnelle ou scientifique. Elle se prête à une médiation entre des groupes agissant en tant qu’acteurs de la science et dans leurs rapports au sein de ce système sociopolitique. En effet, si « la réflexion [sur les sic] et leur fondement est indissociable des pratiques éclairées de la communication et de l’information » comme l’affirmait Escarpit (Meyriat, 2000), les revues professionnelles peuvent contribuer sous certaines conditions à la valorisation de la recherche. Celle conduite par Régimbeau et Couzinet (2004) se focalise sur des articles de trois revues françaises en information-documentation: bibliothèques, Bulletin des bibliothèques de France et Documentaliste-Sciences de l’information. Elle permet de rendre compte des positions de différents groupes et acteurs sociaux (professions, formations, associations) quant à leur intégration des avancées de la recherche. L’analyse de l’énonciation des articles a mis en lumière l’existence de liens entre théorie et pratique, recherche et terrain et la manière dont les enjeux sociaux semblent conditionner la médiation de la science. Ainsi, les formes de médiation propres à ces deux mondes s’hybrident.

11L’hybridation a été observée à travers la revue Documentaliste-Sciences de l’information. Des genres discursifs des recherches propres à la sphère scientifique et des pratiques propres à la sphère professionnelle ont pu être identifiés et il a été montré que la coupure n’est pas aussi nette dans nombre de cas. Par exemple, lorsque les documentalistes côtoient des chercheurs, il a été constaté une reprise du modèle de l’article scientifique. Ceci est plus particulièrement visible lorsque les documentalistes ont été associés à des travaux, notamment lorsque des analyses infométriques servent d’appui aux analyses des chercheurs.

12De leur côté, les chercheurs doivent avoir une connaissance suffisante du terrain pour proposer des articles de synthèse intéressant la profession ou pour décrire des recherches ayant des aspects techniques, pouvant trouver des applications immédiates. Des hybridations de genres discursifs se produisent alors. Par ailleurs, en sciences de l’information, les recherches anglo-saxonnes sont fortement ancrées dans le terrain et débouchent sur des applications. Au plan formel toutefois, la structure de l’article est strictement celle de l’article scientifique (comme on peut le voir dans la revue américaine Journal of the American Society for Information Science and Technology ou dans la revue britannique Journal of Documentation). Cette situation intermédiaire s’inscrit dans l’analyse des hybridations émergentes, par la mise en lumière de médiations obligées et inédites issues des interactions entre personnes venant de mondes différents mais s’intéressant à des objets communs.

13Dans les revues en information-documentation, l’énoncé est fortement lié aux objectifs de contribution au perfectionnement des professionnels et à la diffusion des résultats de recherche permettant la prise de distance par rapport au terrain. Une communication s’établit entre les acteurs en place, créant une situation de médiation où divers genres discursifs sont endogènes au monde professionnel et à celui de la recherche (Verón, 1991). Ces deux champs se rapprochent, ont besoin de se connaître mutuellement et la revue apparaît comme un espace d’échange et de débat entre pairs et de mise en visibilité des avancées du métier. C’est le lieu privilégié pour confronter des sujets relatifs à la recherche ou à la pratique car « les acteurs participent à conformer et à légitimer les interactions dans toutes ses dimensions » (Régimbeau, 2009). Mais l’utilisation du réseau Internet dans l’activité professionnelle change-t-elle les formes d’écriture? Plus largement, change-t-elle la circulation des informations entre la recherche et la mise en pratique de terrain dans le domaine de la documentation? Comment les chercheurs et les praticiens entrent-ils en relation pour échanger leurs avancées respectives avec le numérique?

Méthode d’observation

14Différents travaux ont mis au jour des liens entre profession et recherche sous l’angle social et communicationnel. Alors que l’inscription dans les systèmes informationnels des entreprises permet aux documentalistes d’être reconnus et de constituer des réseaux de médiations entre la science et la technique, une meilleure reconnaissance entre pairs mais aussi par l’ensemble du monde professionnel laisse apparaître un lien étroit qui associe l’une à l’autre. Notre recherche a pour but de questionner les différents moyens de création de ce lien et de décrire les médiations en place.

Contexte de l’information-documentation

15Au cours de ce travail de mise en relation de la sphère de la recherche et de la sphère des praticiens dans le domaine de l’information- documentation, nous ne prétendons pas mener une recherche empirique sur de gros corpus. Cependant, pour être bien étayées, nos investigations nécessitent d’être replacées dans leur contexte et de livrer une description de la population observée et interrogée.

16Une étude québécoise (Fournier et al., 1988) a montré l’existence de deux conceptions de la nature de la recherche: l’une disciplinaire, fondée sur la production d’articles savants circulant dans le champ de production restreint des « pairs », et l’autre de nature professionnelle, axée sur la pratique pédagogique et les relations avec les institutions d’enseignement (p. 50). Le « terrain » que nous proposons d’investir ici est celui constitué par le champ de l’information-documentation, dans le prolongement des travaux développés au sein de notre équipe d’appartenance et dans lequel la « nature disciplinaire » est très proche de la « nature professionnelle » mais aussi proche des praticiens.

17La science de l’information-documentation, que l’on peut encore désigner à la suite de Meyriat par « documentologie », est chargée d’étudier l’information et les documents qui supportent cette information, la relation entre ces deux éléments et l’analyse de la fonction informative du document resitué dans son environnement. Les documentalistes, professionnels de l’information, traitent l’information, c’est-à-dire communiquent à un public un contenu ayant pour lui un sens en codifiant, normalisant une représentation qu’ils donnent tout en laissant l’information aussi intacte que possible (Gardiès, Couzinet, 2007).

Réseaux et population interrogée

18Les réseaux dits « complets » rassemblent le réseau de collègues, de vision d’ensemble, de conseil, d’amis et les relations collatérales. Des méthodes existent pour représenter des relations sociales (White et al., 1976) et l’existence de logiciels, souvent gratuits, facilite la prévisualisation des liens et leur importance (issuecrawler1 ou autre logicel de mindmapping par exemple) ou l’illustration par des graphes (Pajek2 ou Gephi3). Toutefois, la conceptualisation des groupes n’est pas claire et les médiations sont difficilement observables. Alors comment articuler les relations interpersonnelles avec d’autres relations qui se mettent en scène? Comment cela se passe-t-il en ligne?

19Afin de répondre à ces questions, le réseau observé est celui des relations d’ordre professionnel. Notre choix s’est porté sur un groupe d’enseignants-chercheurs de la discipline sic enseignant en iut et de documentalistes. Nous avons conduit des entretiens non directifs auprès de cinq personnes ayant une activité de recherche ou de gestion des informations, impliquées dans des formations et des recherches centrées sur la documentation. Notre démarche se voulant qualitative et exploratoire, elle a été volontairement limitée à un petit nombre d’entretiens. L’objectif est de trouver des pistes de réponse à notre questionnement et de vérifier si une recherche plus large incluant des données quantitatives pourrait être conduite. Nous ne prétendons pas en effet livrer des résultats mais ouvrir un questionnement qui permettra de développer des recherches ultérieurement. Il s’agit donc de fonder la préparation d’une observation. Nous nous situons en amont du développement d’une recherche dans une perspective exploratoire du sujet. C’est là la phase préparatoire du travail. Elle a donc, à ce stade de la recherche, une portée réduite du point de vue des résultats, mais nous l’espérons féconde du point de vue des pistes à creuser.

20Le choix s’est orienté vers deux profils différents, l’un plus proche d’étudiants, l’autre plus proche de chercheurs, afin de tenter de percevoir la variété des pratiques. A l’aide d’un guide d’entretien servant de base d’observation mais facilitant l’expression libre, nous avons cherché à savoir s’ils échangeaient au sein du réseau ou s’ils étaient membre d’une communauté virtuelle de professionnels, de documentation, d’informations, blogs de documentalistes ou sites participatifs. L’affirmation ou la négation nous intéressent dans la mesure où nous cherchons à explorer notre terrain d’étude, à en comprendre les pratiques, les représentations et les enjeux.

Nouvelles hybridations?

21Les entretiens menés permettent de percevoir des voies à creuser, des affirmations à confirmer et à confronter à de futures observations afin de savoir si des échanges entre la sphère de la recherche et de la pratique professionnelle à travers les réseaux numériques sont perceptibles. Si elles le sont, sous quelles formes se réalisent-ils? Afin d’en comprendre l’étendue, les modalités, d’en révéler les attentes, nous nous sommes saisie de la notion de médiation, centrale dans notre discipline de rattachement.

Interactions et complémentarités?

22Comme l’ont montré les travaux antérieurs, les attentes des praticiens vis-à-vis de la recherche existent. Cependant, elles se limitent à ce qui est proche de leurs préoccupations professionnelles du moment. Il existe des « phénomènes de mode » observables, en particulier sur des questionnements d’ordre technique. On a pu identifier des thématiques récurrentes à un moment donné, comme le management des services de documentation, la recherche d’informations via Internet par exemple, pour lesquelles les travaux et l’expertise des chercheurs étaient sollicités. Il a été également montré que ceci contribuait à donner une représentation du niveau d’expertise des documentalistes (Couzinet, 2002). A quels échanges sont réservés les réseaux? Comment les documentalistes accomplissent-ils leur mission avec le numérique? Autrement dit, est-ce que l’usage des réseaux transforme ou donne des profils nouveaux de documentalistes? Comment les documentalistes accomplissent-ils leurs tâches? Comment construisent-ils leur relation avec les usagers et avec leurs collègues? L’utilisation des supports pour gérer une partie de la relation est ici double: avec quoi échangent les documentalistes entre eux? Avec quoi échangent les documentalistes avec les usagers?

23Afin de répondre à ces questionnements, il nous a semblé nécessaire de distinguer les pratiques selon:

  • l’orientation professionnelle vers une aide à l’exercice quotidien du métier;

  • l’orientation vers l’aide des usagers dans la « recherche d’informations ».

24Les professionnels interrogés utilisent différents supports d’échange numériques. Dans leur mission d’apporter une aide aux usagers, d’un côté, de plus en plus, ils entrent en contact avec les usagers, ici des étudiants, en utilisant l’outil blog; de l’autre, ils en font un outil d’évaluation de leur satisfaction. Il a tendance ainsi à doubler l’affichage ou à le rappeler. Le but de la mise en place et de l’utilisation de ces supports (blog, chat, courriel…) reste l’accès facile à l’information et la réponse à une demande ponctuelle. Mais ils peuvent aussi se révéler utiles pour aider à la recherche d’informations ou pour apporter des solutions à caractère plus pratique.

25La voie choisie pour la réponse dépend des développements auxquels elle peut donner lieu. Ainsi, le choix de l’outil est lié à la nécessité d’étendre ou non la réponse. La mission d’orientation vers des sources, au sens de lieu ou de document source, est également présente. Les outils électroniques, tels que les chats ou les blogs, sont ainsi utilisés comme aide à l’échange avec l’usager pour accomplir les missions au quotidien. Enfin, la mise en place de nouveaux outils à destination des usagers, un blog de centre de documentation par exemple, ne réduit en rien l’utilisation des outils entre professionnels, dans un espace qui leur est réservé, qui est « fermé » et qui requiert une validation de l’information à diffuser. Les professionnels semblent se rejoindre dans « une communauté », à travers les listes de diffusion, les intranets ou les institutions, se consultant régulièrement notamment sur la fourniture de documentation par exemple.

Multiplicité des formes de médiations

26L’attitude des professionnels vis-à-vis des outils électroniques est mitigée. Ils recherchent une information fiable, dans un dispositif où transitent tous types d’informations, réveillant une certaine nostalgie de la documentation imprimée. La multitude de plateformes participatives brouille les frontières du professionnel et du personnel. Il semble que les choses se mettent en place petit à petit, même s’il peut y avoir des moments de flottement. Pour certaines plateformes, des représentations positives apparaissent dans l’échange entre pairs et un intérêt certain ressort pour les pratiques entre professionnels constitués en « réseau ».

27La diffusion de l’information fait partie des tâches à accomplir pour les professionnels de la documentation, avec la collecte et le traitement, s’acclimatant tant bien que mal à ces nouveaux outils, jonglant entre eux selon l’utilisation ou les destinataires. Ainsi, une certaine hiérarchisation de l’information se met en place, s’acquiert par la pratique, mais laisse apparaitre parfois une certaine confusion de genre.

28L’usage du numérique semble favoriser une activité fondée sur la collaboration. Le partage d’avis, l’entraide et la diffusion d’informations fiables sont au cœur des préoccupations des documentalistes. Dans le partage du travail, les « médias sociaux » aident à adapter le réseau professionnel qui sert à gagner du temps dans l’activité quotidienne, permet de profiter de l’expérience des autres dans le but d’éviter certaines erreurs, comme d’augmenter ses connaissances ou de s’entourer des bons partenaires ou prestataires. Cependant, ce temps gagné doit être suffisant car il s’oppose au temps d’initiation à l’outil et à la lecture.

29Le partage d’expériences sur des questions ponctuelles est récurrent et l’échange entre pairs (par liste de diffusion par exemple) semble solidement ancré dans le quotidien. Des habitudes de pratiques professionnelles électroniques se mettent en place et attirent notre attention sur cette nouvelle manière de diffuser de l’information au quotidien et à titre professionnel. Comment s’organisent-elles? Il apparaît que les professionnels échangent leur travail, notamment en assurant une veille alternée. Ainsi des pratiques collaboratives s’installent. Comme l’a souligné Jeanneret (2012), la pratique quotidienne conduit à une appropriation des usages et une organisation semble se mettre en place naturellement.

30Les réseaux sociaux professionnels numériques sont destinés à développer des relations, échanger des informations sur les organisations et le monde de la pratique, les secteurs d’activité, les métiers et éventuellement sur les postes vacants. Décris à l’aide de la théorie de la traduction, considérant le réseau comme un point de passage obligé (Akrich, Callon, Latour, 2006) et en tant qu’outils complémentaires, les réseaux sociaux professionnels facilitent les connexions « intelligentes » entre candidats et recruteurs, par exemple. Une démarche active est donc préconisée: recherche de membres potentiels, prise de contact, participation aux groupes de discussion, contributions, etc. Certes, toutes ces démarches sont chronophages et l’on sait que la question du temps disponible se pose aussi bien pour les documentalistes que pour les chercheurs. Mais les réseaux sociaux professionnels reposent sur le principe du partage de conseils ou de recommandations. C’est ainsi que se construit une relation de confiance.

31L’utilisation du numérique dans la communication peut être divisée en deux parties. D’une part, on peut observer la reproduction à l’identique de ce qui existait avec l’imprimé. C’est le cas des revues. Même si certaines d’entre elles n’existent que sous format électronique, elles présentent peu de changements dans les modes d’écriture des textes. D’autre part, les échanges par les réseaux peuvent être interpersonnels, mais visibles et lisibles par un grand nombre. Dans ce cas, nous pouvons faire l’hypothèse que si des résultats de recherches sont donnés, le texte renvoie à la publication initiale et ne livre que de courts extraits dans lesquels sont imbriqués des éléments de communication ordinaire. Ainsi, un changement de la forme d’écriture se produit et il y a adaptation de la forme de médiation. Le réseau social professionnel et numérique peut alors être le matériau de l’observation du croisement de la communication scientifique et de la communication ordinaire.

32En se référant à la recherche conduite par Mandelcwajg (2007) sur le forum fr.soc.politique, visant à comprendre les normes de discussion dans les échanges, il paraît possible de mettre en évidence l’hétérogénéité relevée et d’essayer de comprendre comment la Nétiquette et les chartes en vigueur régulent la forme des échanges. Dans la communication scientifique les contraintes d’espace d’écriture, d’expression et de lecture sur les réseaux socio numériques et les blogs réduisent la portée du texte initial publié. Peut-on y voir des hybridations?

33Pour analyser les interactions sur les réseaux, s’appuyer sur les normes institutionnalisées ne paraît plus suffisant car de nouveaux habitus se créent. Par ailleurs, il nous semble que ceci permet de se pencher à nouveau sur les pratiques. Comment ces échanges sont-ils utilisés par les chercheurs? Par les professionnels? Comment sont-ils cités? Cette proposition suppose au préalable une inscription de l’observateur dans un réseau professionnel numérique et le choix d’observer un métier ou un secteur actif. La démarche du chercheur est donc participative.

Vers un nouveau regard

34L’étude des hybridations dans les médiations, qui nous paraissent plus que jamais plurielles entre recherche et pratique de terrain, nous semble, en effet, toujours d’actualité et bien insérée dans les questions que travaillent les sic. Concernant l’étude des réseaux participatifs où chercheurs et professionnels se rencontrent et construisent ensemble de nouvelles médiations, il peut être envisagé de mettre à profit des méthodes d’analyse à visée compréhensive.

35Rheingold (1995) observe les activités des acteurs au sein de la communauté et en analyse les formes de cognition collective et les possibilités de gestion coopérative. Il donne l’exemple d’un groupe d’entraide médical qui s’est organisé de manière spontanée en plein milieu de la nuit, chose nouvelle à l’époque, et montre comment l’intérêt communautaire prime sur l’intérêt personnel, qui dénigre la valeur de la communauté même. Chaque participant apporte son expertise personnelle et la partage avec les autres membres de la communauté, en réponse à leurs préoccupations ou leurs demandes d’aide. En effet, le désir fort de s’engager dans l’échange intellectuel avec une communauté de pratique fait émerger un système de valeurs , un « contrat social » où les uns « aiment » aider les autres. C’est à travers ce système communautaire que la collectivité émerge grâce à l’entraide, placée comme dimension essentielle et qui amène le sociologue à qualifier l’activité au sein de l’environnement virtuel comme « la plus grande encyclopédie du monde » et utilise la métaphore d’« encyclopédie vivante » (p. 60).

36Cette encyclopédie se construit par la mise en relation des différentes compétences qui se renouvellent en savoir transférable au sein du nouvel « espace anthropologique » tel que défini par Lévy (1994) et serait l’espace du savoir et de l’intelligence collectifs par l’utilisation de techniques de communication qui filtrent les flux de connaissances. C’est ce que l’auteur qualifie d’« ingénierie du lien social » qui consiste à valoriser la diversité des qualités humaines des collectifs intelligents. Prendre en compte la démocratisation des outils, les nouveaux producteurs et diffuseurs d’informations et la quantité de connaissances accessibles permet d’envisager ce savoir comme « l’infrastructure technique du cerveau collectif » ou de « communautés vivantes » en favorisant la construction de collectifs intelligents, loin de la notion d’« intelligence artificielle » où les machines seraient dotées de capacités intellectuelles. En effet, l’intelligence collective est « une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences » (Lévy, 2003, 113).

37Des modèles construits en sic d’analyse des réseaux et d’écrans permettent d’affiner les résultats obtenus. Par exemple, la notion de « schème organisateur » proposée par Flon et Jeanneret (2010) pourrait s’appliquer à une étude comparative des sites. Ainsi il nous paraît possible, en nous focalisant sur la définition donnée par ces deux auteurs, « un schème organisateur se caractérise par sa manière d’organiser les signes, par la relation qu’il entretient à ce qui est représenté, au destinataire et à la surface d’inscription, le tout définissant une posture du sujet de la communication vis-à-vis du dispositif de représentation lui-même et, par là, du monde représenté: posture que les termes d’« usager », de « lecteur », « voyeur », « specta(c)teur » évoquent d’ordinaire approximativement et que la description fine du schème vise à caractériser », de reprendre l’hypothèse validée par Couzinet (2002) à partir de l’observation des interactions praticiens/ chercheurs via l’imprimé, de la construction par l’adbs d’un haut niveau d’expertise du documentaliste.

38Si les changements attendus dans les pratiques professionnelles semblent, du point de vue qui est le nôtre, peu visibles (communication avec les usages, recherche d’informations, veille, échange d’expérience entre professionnels sont toujours présents), les modalités ont évolué. Entre crainte, perte de temps, risque d’erreurs, travail collaboratif et parfois même addiction, le fonctionnement en réseau paraît incontournable. Il paraît donc utile de l’interroger. L’usage des réseaux socio numériques pour un usage d’ordre privé entre dans les habitudes de communication interpersonnelles. Les messages donnent rarement lieu à de longs développements, la forme de discours s’inscrit plutôt dans la rédaction spontanée et semble éloignée des pratiques d’écriture scientifique normalisée ou d’écriture professionnelle Cependant, comme nous l’avons vu, des « normes » se mettent en place. Alors comment les adaptations se font-elles dans le cas des échanges qui nous intéressent? Cette question inscrite dans la thématique de la circulation des connaissances nous semble utile à la compréhension de nouvelles formes de circulation qui se déploient dans les médiations de la science.

Conclusion

39Dans le domaine de l’information-documentation, l’échange de connaissances et l’étude des liens de réseau qui traversent des frontières organisationnelles profitent parfois aux acteurs, professionnels ou scientifiques. Ces liens de réseau externes aident et facilitent l’obtention de nouvelles informations, l’expertise et des idées non disponibles localement. De plus, ils peuvent interagir d’une façon informelle, libre des contraintes de hiérarchie et des règles, utilisant « une communication ordinaire » pour reprendre la terminologie de Jeanneret (2012). Des échanges de connaissance informels et réciproques dans la pratique se multiplient ainsi, le flux de connaissance étant un aspect important lorsqu’on est membre d’une communauté de pratique. La fabrication et l’attribution communes de sens et la résolution de problème améliorent la formation de liens interpersonnels forts et créent les normes de réciprocité directe dans une petite communauté.

40Notre point de départ a été centré sur les notions de médiation et de diffusion de l’information dans un contexte de popularité croissante de l’outil qui rassemble des individus aux profils diversifiés, se regroupant, parfois au sein de groupes ou de communautés, avec des objectifs propres. L’étude de la médiation montre l’utilisation de l’électronique comme outil d’une auto-organisation qui complète les activités traditionnelles. En effet, les réseaux électroniques de pratique diffèrent des réseaux de pratique en raison de l’impact des technologies et de la dynamique offerte. Le réseau s’auto-organise généralement puisqu’il est composé d’individus qui veulent y participer volontairement. Cependant, la participation ouverte et volontaire, les membres étant enclins à mutuellement s’engager avec d’autres pour aider et résoudre des problèmes liés à la pratique, contraste avec les communautés traditionnelles de pratique où des échanges « réels » se créent.

41L’intérêt de la question repose sur la croyance de l’accès facile, fiable et immédiat à l’information. La solution à toute recherche d’information passe par les réseaux. Au prisme d’un ensemble de travaux relevant des sic et de la sociologie, nous avons essayé de comprendre comment des liens se nouent entre des mondes, celui de la pratique et celui de la recherche considérés comme différents et souvent en rupture, même s’ils appartiennent professionnellement à la même spécialité. Ici, l’activation des relations est possible grâce à l’intermédiation des documentalistes, considérés comme passeurs d’informations. La création de lien communautaire et social et l’augmentation du capital de connaissances visent à assurer une certaine forme de formation continue. Les acteurs travaillent à la valorisation de leur visibilité et de leur notoriété sur les réseaux en déplaçant les frontières traditionnelles. De nouvelles normes et pratiques d’écriture accentuent les médiations interactionnelles et inscrivent l’hybridation au cœur de la circulation des connaissances, entre communication scientifique et nouveaux schèmes organisateurs. Il y a donc là des pistes de recherche à explorer.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Maryem Marouki, « Chercheurs et praticiens dans les réseaux de communication socio-numériques : vers des médiations hybrides ? »Sciences de la société, 91 | 2014, 134-149.

Référence électronique

Maryem Marouki, « Chercheurs et praticiens dans les réseaux de communication socio-numériques : vers des médiations hybrides ? »Sciences de la société [En ligne], 91 | 2014, mis en ligne le 16 avril 2015, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1375 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1375

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Auteur

Maryem Marouki

Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Université de Toulouse, ups, lerass, équipe Médiations en information et communication spécialisées (mics) (bp 67701, 31077 Toulouse cedex 4).
maryem.marouki iut-tlse3.fr

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Droits d’auteur

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