- 1 Rodolphe Töpffer, Nouveaux voyages en zig-zag à la Grande Chartreuse, autour du Mont-Blanc, dans le (...)
[…] celui qui s’est figuré les Charmettes comme un rustique manoir tirant tout son charme des simples et touchants attraits de la nature qui l’entoure, et tout son lustre du souvenir de l’homme qui l’habita, il n’a point à décompter, et nulle part mieux que sous ces ombrages il ne rencontrera l’ombre de Rousseau.1
- 2 Le plus célèbre commentaire du je ne sais quoi est en effet celui de P. Bouhours dans le cinquième (...)
- 3 Voir Évelyne Bloch-Dano, « Jean-Jacques Rousseau aux Charmettes », Le Magazine littéraire, 7/2004, (...)
1Le visiteur d’une maison d’écrivain en a parfois la connaissance à partir des descriptions qu’effectue celui-ci, déployant et faisant déployer ainsi chez le lecteur futur visiteur un imaginaire du lieu. Mais, même si ce dernier pense venir chercher quelque chose de particulier, n’est-ce pas une sorte de je ne sais quoi, au sens esthétique, du Père Bouhours2, comme le laisse à entendre George Sand avant de se rendre avec « crainte » à la maison des Charmettes, demeure de Madame de Warens où Rousseau jeune homme résida souvent entre 1736 et 1742 : « Je ne savais pas si je trouverais là ce que j'y venais chercher, et si la vue des choses ne trahirait pas l'idée que je m'en étais faite »3 (1863) ? Si les raisons d’une telle visite peuvent être diverses, l’expérience ne semble pas anodine, à entendre le sentiment d’inquiétude de cette visiteuse. Ainsi, pour la personne cultivée, voire érudite, ou en tout cas ayant une proximité avec l’œuvre d’un écrivain, se rendre dans sa ou ses habitations – même transformées en musée – relève d’une véritable démarche intérieure qui, plus elle se prolonge, plus elle se fait promesse en vue du moment de la visite.
2Une promesse, mais de quoi ? Celle d’une expérience esthétique certes, mais d’une expérience avant tout émotionnelle, sensorielle peut-être même. Pénétrer dans l’ancienne demeure d’un auteur qu’un lecteur privilégie, n’est-ce pas d’abord une rencontre ? In absentia bien sûr, mais ne s’agit-il pas néanmoins d’une rencontre, différente de celle qu’il fait lors de la lecture de l’œuvre ? N’est-ce pas quelque peu se faire voyeur, comme s’il allait être possible d’aller plus loin encore dans l’intimité de l’écrivain que ne le permet l’écrit ? Miroirs de l’œuvre écrit, les objets n’insuffleraient-ils pas, souvenir du texte aidant, les sensations et les émotions qui furent celles de l’écrivain ? Une rénovation des lieux, les dénaturant éventuellement aux yeux du visiteur, ne risquerait-elle pas d’amoindrir la dimension émotionnelle recherchée ? Par surcroît, si la visite est collective et accompagnée par une médiation, affaiblit-elle ou décuple-t-elle l’émotion du fait de l’expérience partagée ? Dans ces espaces de l’intime, qu’en est-il encore des mises en scènes, des mises en récit, voire des mises en communication touristique de ces lieux de mémoire littéraire et de leur réception ? Qu’en est-il enfin de la littérature et de la lecture mises à l’épreuve de l’esprit du lieu ?
- 4 Ce texte, dans une version ici augmentée, est issu de la communication intitulée « Maisons d’écriva (...)
3Pour répondre à ces questionnements4 nous envisageons d’une part la réception de maisons d’écrivain par le visiteur et d’autre part la production ou fabrication en musées par les professionnels de la médiation, de quelques lieux où séjourna Jean-Jacques Rousseau : les Charmettes ; le Mont-Louis à Montmorency, aujourd’hui Musée Jean-Jacques Rousseau ; la maison de Môtiers devenue Musée Rousseau de Môtiers ; l’ermitage chez le marquis de Girardin devenu le parc Jean-Jacques Rousseau. Il s’agit non seulement de faire le lien avec l’œuvre mais aussi de tenir compte d’une année singulière : celle du tricentenaire de sa naissance, 2012, qui fut favorable à une multiplication d’événements. Nous observons donc tout d’abord ces espaces sous l’effet de la sensibilité, puis interrogeons la littérature à l’épreuve des lieux. Nous nous demandons enfin si les modalités de médiation développées ont bénéficié à ces espaces patrimoniaux et aux écrits qui s’y épanouirent.
4S’inviter chez Jean-Jacques a à voir avec le patrimoine national. Rousseau est en effet l’un des plus grands philosophes des Lumières, le penseur de la démocratie, le compositeur et théoricien en matière de musique, le pédagogue de l’Émile, le philosophe de la nature, enfin l’homme sensible. Lui rendre visite lors des manifestations organisées pour le tricentenaire de sa naissance, c’était lui rendre un hommage à partir d’un sentiment collectif, celui d’une Nation à un grand homme ; et c’est avec curiosité et respect que s’effectue la visite des demeures où il vécut. Cicéron - et après lui Montaigne et Diderot - nous avait déjà enseigné dans le De Finibus l’effet d’une telle visite :
- 5 De Montaigne, voir les Essais, L. III, chap. IX. De Diderot, voir l’Essai sur le règne de Claude et (...)
[…] quand nous voyons les lieux où nous savons que les hommes dignes de mémoire ont beaucoup vécu, nous sommes plus émus que quand nous entendons parler d’eux ou que nous lisons quelques-uns de leurs écrits [...]. C’est un fait d’expérience que la vue des lieux où ils ont vécu nous invite à penser aux grands hommes avec un peu plus de vivacité et d’attention.5
- 6 Voir Hélène Cussac et Emmanuelle Lambert, « Le devenir-musée de la maison des Charmettes de J.-J. R (...)
- 7 Voir la page au titre de « L’apothéose de Jean-Jacques » que consacre Raymond Trousson à cet événem (...)
- 8 Voir Charly Guyot, Pèlerins de Môtiers et prophètes de 89 (De Rousseau à Mirabeau), Neuchâtel/Paris (...)
5Les propriétaires des demeures où résida Rousseau furent ainsi conscients dès son décès, voire avant, que les citoyens auraient un lien très fort avec ce qui s’appellerait un patrimoine national6. Le culte Rousseau débuta avec sa mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville et avant même sa panthéonisation grandiose seize ans plus tard7. La visite des lieux prit rapidement le nom fortement symbolique de pélerinage8: la divinisation du penseur avait commencé, le visiteur devenait un pélerin sur « les chemins de Jean-Jacques », ainsi que s’est intitulée l’exposition en deux volets en 2011 et 2012 à la Maison des Charmettes, près de Chambéry. Les habitats rousseauistes, parfois très modestes, comme par exemple celui de Môtiers dans le pays neuchâtellois, sont donc devenus très vite – tout autant que l’œuvre écrit – le patrimoine culturel d’un pays, que l’on visitait avec ferveur.
6Mais à ce sentiment national qui se manifeste encore aujourd’hui et qui a fait de la géographie rousseauiste des « lieux de mémoire », pour reprendre le titre de Pierre Nora, ainsi qu’« un immense capital de mémoire collective » (2011, 374), à forte portée symbolique, correspond une mémoire des lieux, bien moins formelle et plus intime, qui s’écarte de l’esprit national et intéresse des visiteurs du monde entier. Lui correspond ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un « patrimoine sensoriel » à l’impact émotionnel et sentimental non négligeable.
7L’émotion ne commence pas en fait à l’intérieur ou devant la façade des demeures de l’écrivain, mais avec leur environnement. Arriver par exemple aux Charmettes, à Môtiers, à Ermenonville, pour ne citer que quelques endroits parmi tous ceux où Rousseau non seulement vécut mais se réfugia, c’est mettre concrètement ses pas dans ses propres pas, même si des milliers de visiteurs ont déjà effectué les promenades qui étaient les siennes. À la Maison des Charmettes, près de Chambéry, où l’amour était aussi au rendez-vous, le lecteur se rappelle le propos de Rousseau :
- 9 Rousseau appelait « Maman » Madame de Warens.
Je me levais avec le soleil, et j’étais heureux, je me promenais et j’étais heureux ; je voyais maman, et j'étais heureux ; je la quittais, et j'étais heureux ; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits [...]9(Confessions, L. VI, 225-226).
- 10 Rousseau resta trois ans à Môtiers : du 9 juillet 1762 suite à la condamnation de l’Émile et du Con (...)
- 11 Le séjour de Rousseau, à nouveau en fuite, se fit dans la Maison du receveur sur l’île de Saint-Pie (...)
- 12 Du 20 mai au 2 juillet 1778, jour de son décès.
8Le visiteur qui grimpe le chemin menant aux Charmettes est donc déjà dans le souvenir du promeneur, de ces lignes des Confessions rédigées cinquante ans après l’entrée du tout jeune Jean-Jacques dans cette maison où « dans l'espace de quatre ou cinq ans [il a] joui d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et plein » (Rêveries, 39). Le visiteur est aussi dans le souvenir d’une certaine fleur, la pervenche que montra Mme De Warens au jeune Rousseau, telle que se la remémore celui-ci trente ans plus tard, alors qu’il en retrouve lors d’une promenade (Confessions, 226). L’identification avec l’écrivain n’est par conséquent pas loin pour le lecteur/visiteur dont l’expérience de mémoire involontaire rapportée lui revient à l’esprit. Ne trouvera-t-il pas quelque pervenche ? Il est certain que marcher dans ses pas, que ce soit aux Charmettes, à Môtiers10, sur l’île Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne11, ou dans le parc paysager du marquis de Girardin à Ermenonville où il résida six semaines avant d’y mourir12, est déjà une rencontre émouvante avec le philosophe, comme en attestait Jean Starobinski (2016) :
- 13 « Ermenonville, une promenade. Avec Jean Starobinski et Mickaël Jacob », mars 2016, document video (...)
C’étaient les parages d’Ermenonville, les alentours. Étais-je bien dans les lieux sacrés eux-mêmes ? [...] J’ai le souvenir d’une promenade, il y avait peu de monde, il y avait un sentiment vraiment de recueillement, dans le paysage même, indépendamment de ce qui s’y pouvait trouver de mémorial. [...] pour moi, c’est un îlot de mémoire qui n’est pas seulement dans le texte de Rousseau mais dans un passage sous les arbres, avec des questions dans mon esprit. Il n’y avait pas de guide pour nous informer de la situation que connaissait Rousseau. C’était vraiment un sentiment à la fois de distance et de grande intimité.13
- 14 La Maison des Charmettes a consacré une exposition à « Rousseau. L’eau et les rêves » du 17 mai 200 (...)
- 15 « La sympathie morale consiste dans la faculté de partager les idées et les affections des autres ; (...)
- 16 Voir les Confessions (L. III, 108).
9Au cœur des espaces rousseauistes, devenus patrimoine historique et/ou site naturel préservé, les sens sont en éveil. Le visiteur découvre le paysage de Jean-Jacques qui « ne manquait point à [s]on lever, lorsqu’il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l’air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient [s]a vue » (Confessions, L. XII, 642) ; il sent comme lui l’odeur des fleurs et de la verdure, il se met sans doute à l’écoute des oiseaux dont les chants ravissaient l’oreille du compositeur capable de « faire deux lieues par jour durant presque tout un printemps pour aller écouter à Berci le rossignol à son aise14» (Rousseau juge…, 2e dialogue, 807) à l’écoute aussi de l’eau, celle de la cascade de Motiers, celle du petit ruisseau des Charmettes, celle du lac de Bienne qui plongeait Rousseau « dans une rêverie délicieuse »15 (Confessions, L. XIII). Le visiteur n’hésite pas à cueillir quelque herbe à l’image de Rousseau « triant son foin », comme il disait joliment, c’est-à-dire herborisant à Môtiers et à Ermenonville. L’activité sensorielle et le souvenir de l’écrivain transmettent alors des émotions qui sont à la fois intérieures et « génératrices de pensée16 » (Collot, 11), ainsi qu’en témoignent nombre de visiteurs :
J’aperçus enfin les Charmettes, placées à mi-hauteur sur un vallon telles que je les attendais avec leur jardin et leur terrasse qui laisse apercevoir au loin Chambéry, la plaine, les monts. C’est une petite maison aux toits d’ardoise, toute tapissée de rosiers grimpants qui s’effeuillaient, ce jour-là, laissant tomber une pluie odorante. Deux acacias ombragent l’entrée, deux acacias qui ont abrité Rousseau lisant aux côtés de madame de Warens. (Clarétie, 1865, 35).
- 17 George Sand, Carnet de voyage, 31 mai 1861.
10L’émotion produite par les choses vues, entendues, respirées, touchées permet au visiteur d’entrer plus encore en sympathie avec l’écrivain, ce que renforce la découverte des pièces et des objets. Ceux-ci, comme pour Camille Saint-Saëns venu aux Charmettes le 30 mai 1866, uniquement pour voir et poser ses doigts sur les touches du clavecin de Rousseau, sont en effet des opérateurs de sympathie dans le sens où ils activent une véritable sémiotique significative de la dimension accordée à la « participation affective », pour reprendre la terminologie de Max Scheler (2003, 47). Si du fait des sensations premières la relation entre le lieu et le visiteur est physiologique, elle est rapidement essentiellement psychique : il s’agit, bien au-delà de la sympathie, de ce sentiment que Rousseau par la bouche de Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse qualifie de « vif et céleste » (L. XII, 5e P., 558). C’est bien cette forme de sympathie à la fois morale, comme l’a définie Cabanis17, et sentimentale, comme la fait entendre Lamartine :
- 18 Germaine de Staël, Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.J. Rousseau, 1789 [1e éd. 1788], 1 (...)
L’image charmante de Madame de Warens et de Jean-Jacques Rousseau enfant peuplaient pour nous les trois petites chambres du rez-de-chaussée. Nous cherchions la place où ils s’asseyaient. Nous parcourûmes l’étroit jardin, nous nous assîmes au bout de l’allée, sous la petite tonnelle de chèvrefeuille et de vigne vierge où se fit le premier aveu d'un pur amour [...]. Nous passâmes une partie du jour dans ce jardin inondé de parfums et de soleil, comme si les plantes et les arbres se fussent réjouis de recevoir des hôtes dignes d’aimer leurs anciens maîtres18(L. XI, ch. XXVII, 329).
- 19 Voir les très belles reproductions de manuscrits, lettres, etc. dans les catalogues des expositions (...)
11Passant de la sensation à l’émotion puis à la sympathie, les visiteurs effectuent une rencontre qui leur permet de pénétrer peut-être plus avant qu’ils ne l’avaient fait jusque-là dans les mots lus, dans l’histoire de la vie de Rousseau racontée par lui-même, au plus près de son intimité. Le langage du coeur auquel Rousseau était si attaché fait écho au cœur et à l’esprit du pèlerin ; chaque chambre où a dormi l’écrivain, chaque lit, chaque siège sont comme pourvus d’une puissance magique : « D’où vient que cette petite maison toute négligée garde le charme et la présence de ceux qui jadis y vécurent ? » (Pailleron, 1928), écrit une visiteuse au sujet de la maison de Môtiers en 1928. Comme pour Rousseau lui-même que la vue de certains objets ayant appartenu à Mme de Warens transportait d’émotion19, il y a toujours un moment où le visiteur se trouve face à l’inexprimable :
Je ne pensais pas à grand-chose en entrant – rapporte George Sand – je croyais connaître les Charmettes par les descriptions nombreuses que j’en avais lues... Mais j’ai été émue en mettant le pied dans la salle à manger et pour la première fois de ma vie j’ai éprouvé le phénomène de la réminiscence. Il m’a semblé quoique je m’en fusse fait une tout autre idée que je revoyais un endroit oublié mais pourtant connu.[100
12L’émotion, aussi passagère soit-elle, est souvent agréable. Cette visite, non pas finalement sur les lieux de Rousseau, mais chez Rousseau, rendue à Rousseau, va jusqu’à être empreinte parfois d’une forme de religiosité. Certes, le contexte du temps de la visite joue en ce sens ; c’est par exemple le cas de Mme de Staël qui se rend quelques années seulement après la mort de Rousseau sur sa tombe à Ermenonville :
- 20 André Dornier, extrait de son témoignage manuscrit d’une visite le 3 septembre 1817 (repris à Rolan (...)
C’est sur une île que son urne funéraire est placée : on n’en approche pas sans dessein, et le sentiment religieux qui fait traverser le lac qui l’entoure, prouve que l’on est digne d’y porter son offrande. [...] je l’ai longtemps considérée les yeux baignés de pleurs : je l’ai quitté en silence, et je suis restée plongée dans la profondeur de la rêverie.20
13Si de nos jours le visiteur ne manifeste pas extérieurement une telle émotion – n’oublions pas que le xviiie siècle dont hérite Germaine de Staël aimait à répandre des larmes, signe de sensibilité – , il est possible que les lieux de l’écrivain l’éveillent à un sentiment du sacré, comme l’éprouva Jean Starobinski – déjà évoqué. L’émotion est ici positive ; on la partage bien volontiers avec l’ami ou un groupe de pairs par le biais d’un sourire complice, de quelque expression du visage et du regard soulignant l’enchantement, de quelque rappel murmuré d’un passage de texte : manifestations discrètes mais tangibles qui tranforment l’émotion en sentiment. Le groupe de visiteurs partage alors l’intelligence du coeur, chère à Rousseau, qui permet à chacun et à tous de se rapprocher davantage de lui, du temps des Lumières et de faire sien les lieux : « Les Charmettes sont donc bien à moi à présent », écrit George Sand (ibid.).
14« La fonction de cohésion du groupe et d’identification avec le groupe peut être particulièrement importante dans le cas des émotions positives, comme la joie, le respect et le ravissement », expliquent les auteurs de Comprendre les émotions… citant David R. Heise et John O’Brien (2008, 77). C’est la raison pour laquelle la visite en groupe peut être tout aussi riche que la visite individuelle, dans le sens où elle est susceptible d’accroître la sensibilité. Mais qu’en est-il en revanche de l’émotion littéraire proprement dite ? Cette expérience de la visite, sensitive et sentimentale, donne-t-elle du sens à l’acte de création de l’écrivain ? À lire Montaigne, on pourrait en douter : « Est-ce par nature ou par erreur de fantaisie que la vue des places que nous savons hantées et habitées par personnes, desquelles la mémoire est en recommandation, nous émeut aucunement plus, qu’ouïr le récit de leurs faits ou lire leurs écrits ? » (1588, ch. X). Participer en tant que visiteur aux nombreuses manifestations du tricentenaire qui se sont tenues dans chaque espace géographique marqué par Rousseau n’allait-il pas par conséquent se transformer en une agitation touristique au détriment de l’œuvre écrit, pourtant à l’origine de la transformation de ces lieux en patrimoine culturel ?
15Chantal Mustel, Directrice du Musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency, répond clairement à ces interrogations :
Comment de ne pas être touché à la vue du brouillon du Discours projeté pour la lecture des « Confessions », de la dernière lettre retrouvée du philosophe, de son ultime copie de musique ou encore du brouillon d’un billet manuscrit qu’il tendait aux Français dans la rue à Paris à la fin de sa vie [...] ? (2012, 11)
- 21 Ibid. La mise en italiques est nôtre.
16Les conservateurs des demeures de Rousseau n’ont fort heureusement pas omis une grande part de ce qui intéresse les visiteurs : approcher au plus près de l’œuvre souvent seulement connu par des éditions modernes, donc voir le papier, la graphie, les ratures, les toucher des yeux, presque en respirer l’encre. L’épreuve des lieux se transforme en aventure et en suspens. Le visiteur ne sait plus vraiment quel manuscrit il va découvrir, quelle édition originale ; va-t-il d’ailleurs en voir ? Subitement le voici devant les feuilles des Confessions, devant des pages du manuscrit de Julie, du Manuscrit Fabre de l’Émile ; devant une planche de l’herbier que Rousseau avait conçu pour Mlle Delessert, devant une lettre à Mme De Warens, d’autres à d’Alembert, à Diderot, à Voltaire, à ses amis Moultou et Dupeyrou ; devant les premières pages du projet du Contrat social, dit Manuscrit de Genève, face à une édition de 1753 du Devin de village avec deux dédicaces autographes ; devant les feuillets du Projet concernant de nouveaux signes pour la musique... Dans chaque maison de l’écrivain, c’est une profusion savamment présentée de son génie créatif ; les lieux correspondent à jamais sous les yeux du visiteur à la fabrique de l’œuvre en son temps. C’est à nouveau d’abord un rapport émotionnel à la fois à l’œuvre et au lieu qui se met en branle : comment en effet ne pas être ému en montant les quelques marches puis en entrant dans le petit cabinet au fonds du jardin du Mont-Louis à Montmorency, où Rousseau travailla à la rédaction de Julie, de l’Émile et du Contrat social21? Le lien entre le lieu, les objets et l’œuvre est patent :
- 22 Voir Delphine Saurier, « Proust dans ses meubles. Patrimonialisation de la Maison de tante Léonie » (...)
Cette maison est la plus simple de toutes celles du lieu [Môtiers], mais l’imagination y répand une idée de grandeur et de majesté qui manquerait au plus somptueux palais. Cette chambre a été habitée par l’homme de la nature et de la vérité ; c’est sur ce pupître que sa plume enfantait ses immortels écrits ; voilà la galerie extérieure où il se promenait en méditant... Comment peindre les émotions que tout cela fait éprouver ?22
- 23 Sur la rénovation de la maison Rousseau et du petit-clos à Môtiers, restitués par l’archéologie du (...)
17Le pélerin imagine ainsi être au plus près de Rousseau construisant son œuvre, parmi les lieux et les objets. Dans cet objectif, faire le tour de tous les espaces rousseauistes est important : « Revenus à Môtiers, il nous restait à voir la maison habitée par J.-J. Rousseau. C’était là le principal monument offert à notre attention, et nous n’avions visité les autres auparavant qu’afin de graduer nos sensations. »23(ibid.). La recherche affirmée de sensations et d’émotions euphoriques en ce qu’elles répondent, malgré la difficulté à les nommer, à une attente faite « d’agréable frémissement, mêlé de plaisir et d’un respect religieux » (Martin, 2014), va de pair avec l’activation de l’imagination afin de parvenir à l’essence même de l’écrivain et de sa pensée.
18Visiter ces lieux c’est donner du sens à l’histoire de Rousseau, de ses contemporains, et encore à celle des visiteurs ; ces demeures correspondent en effet à la fois à leur histoire littéraire, philosophique et politique. Ainsi s’effectue un lien, individuel et collectif, entre le sensible et le sens. L’expérience sensible des lieux du grand promeneur qu’était Rousseau invite à approfondir le rapport au monde d’une société, l’accès à une connaissance intime de l’écrivain et à une re-connaissance, à une re-lecture de l’œuvre écrit. Les maisons de Rousseau correspondent donc non seulement à une histoire littéraire mais aussi à une géographie littéraire dans la mesure où les lieux éclairent l’œuvre, où celle-ci est mise en lumière par l’espace lui-même. Il s’agit en fait d’une promenade dans une véritable géographie littéraire en ce que celle-ci permet, au sens de la définition de la notion donnée naguère par Paul Crouzet, l’« étude de tout ce que des considérations de lieux peuvent apporter à l’intelligence d’une grande œuvre » (1950). Rousseau fait partie d’ailleurs des écrivains qui ont inscrit avec précision leurs lieux de vie dans l’œuvre : qu’il s’agisse du roman de Julie ou des écrits autobiographiques, il souligne par là à quel point ceux-ci forment la genèse de sa pensée, comme ce fut le cas des Charmettes à l’origine, comme il l’écrit, de « son magasin d’idées » (Confessions, L. VI, 237), et à quel point ils sont la source des premières pages littéraires sur la montagne, ainsi que celle des plus belles, dont se sont tant inspirés les romantiques, sur l’eau. « Rousseau – explique Jean Starobinski – ne peut se passer des images du monde extérieur ; il a besoin d’un paysage qui s’offre aux sens et qui puisse les fixer jusqu’à l’hypnose » (1957). Dès lors, le paysage est à l’œuvre ce que l’œuvre offre au paysage : le lecteur se délecte d’abord de façon imaginaire des espaces décrits et les retrouve avec émotion et bonheur comme visiteur.
19Aussi est-ce une des raisons pour laquelle l’approche des lieux de Rousseau est avant tout sensorielle et ne peut se contenter de l’habitat architectural. L’œuvre est inséparable des espaces naturels. Pour mieux ressentir par exemple la rêverie inspirée par l’eau, si bien retranscrite dans la « Cinquième promenade », c’est sur les bords du lac de Bienne que le visiteur se rendra. La nature rousseauiste elle-même se donne comme texte à lire : jardins, cascades, île, parc sont tous ces « îlots de mémoire » (Starobinski, 2016) où la réalité rejoint les mots lus. La réception du jardin se transforme en expérience non seulement mémorielle, mais esthétique. Le parc d’Ermenonville, du temps de son créateur, le marquis de Girardin, fourmillait d’inscriptions. Aujourd’hui il est aussi semé de citations du philosophe qui soutiennent l’expérience mémorielle et sentimentale du visiteur, expérience d’autant plus riche que le parc fut à la fois le dernier asile de Jean-Jacques et le premier endroit où son corps reposa. Ermenonville qualifie donc un lieu certes, mais aussi une période, « une attitude, celle de l’herborisation rêveuse, un état, solitaire, peut-être heureux, et enfin une dynamique, celle de dernière retraite » (Farrugia, 2016, 276). Le visiteur sensible est ainsi conduit à entendre ici l’importance des courses botaniques narrées par Rousseau et celle de l’environnement naturel qui seul lui apporte le bonheur. La promenade, qui dans le jardin à l’anglaise fait se superposer des strates de textes, des vies d’écrivains, eux-mêmes se souvenant les uns des autres, comme Nerval avec Sylvie (1854, 159-160), ne peut qu’accentuer la sensibilité du visiteur. La littérature s’entend alors au miroir de l’eau – au sens abstrait et concret – de l’île des Peupliers, face au cénotaphe de Rousseau. Dans ce parc au nouveau goût du siècle, les arts sont réunis dans une combinatoire des sens, renforçant pour le visiteur la puissance de la rhétorique rousseauiste.
20Des dispositifs de médiation particuliers sont-ils alors nécessaires ? Offrir l’espace aussi authentique que possible n’est-il pas un objectif primordial ? George Sand insistait sur ce point lorsqu’elle éprouvait le sentiment que les Charmettes étaient désormais « bien à [elle] », « avec cet agrément que d’autres en ont le soin et la responsabilité, et avec la certitude que l’on tient à les conserver telles qu’elles sont » (1863) ; et Jean Starobisnski semblait apprécier qu’il n’y eût pas de guide pour la visite du parc d’Ermenonville. Si ce dernier n’est par conséquent pas requis, n’existe-t-il pas d’autres éléments pouvant accompagner le visiteur moins connaisseur de l’œuvre ? Autrement dit, si l’on se réfère à la définition de la médiation muséale donnée par Jean Davallon (2002, 41) comme « la construction d’une interface entre deux univers étrangers l’un à l’autre afin de permettre une appropriation de l’œuvre par le public », comment faciliter celle-ci ? Quelles conditions spécifiques peuvent-elles être mises en place pour stimuler davantage les sens mais aussi la signification des lieux et de l’œuvre ? Quelles démarches et quels moyens de médiation furent notamment mis en œuvre au moment du tricentenaire de la naissance de Rousseau ?
21La maison d’écrivain, comme le souligne Sylvie-Marie Scipion (2009), est un lieu unique où « chaque objet donne à voir, à ressentir ou à interroger l’environnement de l’homme célèbre. Chaque indice pris individuellement retisse des fils invisibles qui relient l’œuvre à l’espace de vie ». Les choix muséographiques de conservation et de restitution fidèle garantissent l’authenticité de cet espace dans la mesure où ils préservent cette relation indicielle au passé. Mais qu’apprend-t-on réellement, de l’écrivain ou de son œuvre, et surtout comment apprend-t-on, en pénétrant ainsi dans son lieu de vie ?
- 24 Une journée avec un comédien et deux auteurs, dont le déroulé comprend une visite guidée d’un lieu (...)
22La visite de maisons d’écrivain constitue, on vient de le voir, une expérience sensible singulière – que l’on sache ou non ce que l’on cherche –, mais elle est avant tout une expérience muséographique24 au sens où l’entend René Rivard (1984) : « toute aventure culturelle peut être muséale si le langage des objets et du patrimoine constitue le principal système de communication et si l’on y reconnait, malgré quelques transformations les principes de présentation d’objets et de délectation d’un public ». Dès lors, c’est bien la façon de choisir et de présenter les objets et documents, de les mettre en scène ou en espace, autrement dit de les scénographier, qui relève de la médiation au sens de Serge Chaumier (2008, 2) :
C’est que l’exposition par son dispositif expographique même, l’installation, la mise en correspondance des œuvres fait déjà médiation. En choisissant d’exposer de telle façon plutôt que de telle autre, de mettre en relation, en correspondance, de classer, de suivre des logiques d’installation spécifiques, il y a un choix qui vaut comme outil pédagogique. […] la médiation, c’est le musée lui-même, son agencement.
- 25 Selon le livret programme Rousseau 2012 Chambéry, 53.
23Ainsi, en ce qui concerne les demeures rousseauistes, l’architecture avec les rénovations et les aménagements, les petites pièces ouvertes sur l’extérieur et un certain dénuement décoratif préfigurent-ils sans doute une première impression sur l’œuvre ou son interprétation. Les rénovations effectuées à Montmorency, aux Charmettes, ou encore à Môtiers, pour revenir à la configuration originelle des lieux25, illustrent bien cette intention de respecter ou de préserver une ambiance : chaque maison se fait en effet davantage sanctuaire. Ces rénovations constituent une première forme de médiation, essentiellement par le respect d’une forme d’authenticité, pour donner à voir des objets in situ et mieux saisir l’esprit des lieux. La reconstitution d’un cadre intime ou familier permet certes de les rendre plus vivants, mais relève aussi parfois d’une mise en scène, d’une mise en récit, qui peut s’avérer quelque peu artificielle, et ne pas répondre aux attentes des visiteurs, notamment experts, comme en témoigne Michel Melot (1996, 5) : « "l'authenticité" n'est pas une demande absolue. L’évocation parfois plaît mieux que la vérité. Ceci peut entraîner des complaisances qui choquent l’historien ».
24La volonté de garder les lieux intacts, ou de retrouver des configurations originelles, témoigne certes d’une humilité et d’un respect fidèle de préservation ou conservation, mais aussi d’une attention portée au lieu dans sa fonction même : celle d’une maison avant d’être un musée. Ainsi, la quasi absence de panneaux explicatifs, feuilles de salle ou cartels dans les pièces pour ne pas les dénaturer sans doute, matérialise-t-elle cette sensation de pénétrer chez Rousseau. Le visiteur-esthète pourra alors apprécier de retrouver ce qu’il connaît déjà, de trouver là ce qu’il y venait chercher… Quant au public plus béotien, il risque ainsi de se trouver démuni car peu accompagné dans cette expérience de visite.
- 26 Comme l’ont montré dans un autre domaine Jean Davallon (2006) et Michèle Gellereau (2005, 2009) en (...)
- 27 Voir Aurore Bonniot-Mirloup, Hélène Blasquiet, « De l’œuvre aux lieux : la maison d’écrivain pour p (...)
25Si l’idée d’authenticité est partout présente, néanmoins dans les jardins et les parcours en extérieur, la présence de panneaux d’information est davantage acceptée. Des dispositifs de médiation aident le visiteur-flâneur dans ses pérégrinations, tels les totems pour un parcours dans sa ville natale Genève, ou encore la via Rousseau à Môtiers et la Promenade de J.J. Rousseau : une œuvre artistique contemporaine de Land art d’Anne-Hélène Darbellay et Yves Zbinden, composée de 60 galets scellés au sol et sculptés de phrases de Rousseau, qui invite à suivre un chemin sur les pas de l’auteur. Ces parcours de découverte organisés constituent ainsi une autre forme de médiation des lieux : l’idée même de cheminement, de parcours dans la nature ou d’itinérance peut venir faire écho à l’intimité de l’expérience de visite des maisons. En témoignent par exemple les chemins de découverte mis en place à Môtiers pour l’année 2012 et pérennisés ensuite, qui mènent du parc jusqu’à la cascade que Rousseau admirait depuis sa fenêtre. Ou encore les promenades guidées sur les pas de Rousseau ; les expositions-promenades (en 11 haltes de 36 panneaux dans le parc d’Ermenonville) ; les balades littéraires à Môtiers et à Bossey (sept. 2012)26 ; ou enfin les nombreuses visites décalées, telles que celle à bicyclette (randonnée cycliste Cyclo-découverte sur les traces de Jean-Jacques Rousseau)27. Qu’il s’agisse du muséographe, en travaillant l’espace et en créant des liens entre intérieur et extérieur de la maison, ou des programmations de cheminements à travers un paysage ou un territoire, les deux démarches favorisent des « points de vue » ou des « gestes déambulatoires » (Scipion, 2009), comme autant d’indices pour accéder à l’univers mental de l’écrivain.
- 28 Dominique Poulot (dir.), 2001, Défendre le patrimoine, cultiver l’émotion, Culture & musées, n° 8.
- 29 Nathalie Heinich, 2013, « Esquisse d’une typologie des émotions patrimoniales », in D. Fabre (dir.) (...)
26Dès l’approche, les lieux sont donc appréhendés par le sensible, et suivre les pas de l’auteur correspondrait dès lors à une mise en scène de l’espace et des territoires chers à Rousseau, pour mieux guider le visiteur vers son œuvre. Les maisons d’écrivains se (re)construisent à travers des imaginaires, des souvenirs et traces mémorielles d’œuvres, une matérialité, et un ancrage territorial28; elles peuvent encore constituer pour le visiteur une passerelle vers le territoire dans une démarche de tourisme littéraire.29
- 30 Mireille Védrine, 2009. Projet culturel et scientifique des Charmettes, Chambéry, musées. Sur l’his (...)
- 31 Voir note 14.
27La relation au patrimoine est empreinte d’une forte charge émotionnelle, comme l’ont souligné les historiens30 et les sociologues31. En muséologie, David Sander et Carole Varone (2011) ont montré quant à eux comment le lieu d’exposition est au service des fonctions émotionnelles et à l’inverse comment l’émotion aide le lieu à remplir ses fonctions muséales : « des études empiriques récentes démontrent que l’émotion peut faciliter de nombreux mécanismes cognitifs tels que la perception, l’attention, la mémoire ». Dans les musées de société, les musées d’histoire ou dans les centres d’interprétation par exemple, on cherche ainsi à convoquer le passé pour mieux faire ressentir des sensations ou pour bouleverser émotionnellement le visiteur. En effet, l’émotion peut être « au service de l’exposition en facilitant la réalisation des fonctions muséales » (2011). David Sander et Carole Varone rappellent que « les stimuli émotionnels, qu’ils soient agréables ou désagréables, capturent l’attention et la retiennent. Cette “attention émotionnelle” automatique fonctionne très rapidement et oriente ainsi en partie l’activité du visiteur indépendamment de sa conscience ». Dès lors, la sollicitation des sens peut créer des conditions favorables de réception.
28Concernant les maisons d’écrivains, l’émotion est a fortiori l’approche principale : « Il apparaît qu’au-delà du ressort de la connaissance littéraire, c’est le ressort de l’émotion, de l’imaginaire qui conduit le visiteur d’une maison d’écrivain à vouloir découvrir et s’imprégner des lieux. » (Bonniot-Mirloup, Blasquiet, 2016). Mireille Védrine, du service des Publics, présente ainsi le projet scientifique et culturel des Charmettes : c’est un
- 32 Alain Gilbert, Rousseau au présent, Chambéry – Les Amis de Jean-jacques Rousseau, 1978, cité en cou (...)
lieu où l’on peut apprendre, en dehors des institutions et des médias, à travers Rousseau et ceux qui se sont inspiré de lui, à mieux comprendre la nature, le bonheur, la société et l’Homme, une “école buissonnière”, en grande partie autodidacte, “une éducation dont le cœur se mêle”, une leçon philosophique, qui s’appuie sur les textes, mais aussi sur l’expérience sensible d’un lieu, l’itinéraire d’un homme, et sur l’émotion.32
29Il est d’ailleurs intéressant de noter le lien entre cette approche émotionnelle et la méthode de confession de Rousseau, dans le sens où l’émotion est à la source même de sa démarche d’écriture : « Au reste, peu importe l’exactitude de la réminiscence. Ce qui compte par-dessus tout n’est pas la vérité historique, c’est l’émotion d’une conscience laissant le passé émerger et se représenter en elle. Si l’image est fausse, du moins l’émotion actuelle ne l’est pas. » (Starobinski, 2010, 35).
30De quelle façon les médiations mises en œuvre donnent-elles alors non seulement du sens au programme muséographique de ces lieux de mémoire, mais suscitent-elles aussi essentiellement des réminiscences émotionnelles ou sensorielles ?
31Au préalable, il est nécessaire de faire la distinction dans les programmations au moment du tricentenaire de la naissance de Rousseau entre ce qui relève d’événements, de spectacles ou d’animations, et ce qui relève davantage d’un dispositif de médiation. Toutes les manifestations ne constituent pas en elles-mêmes une médiation des œuvres ou des lieux ; certaines correspondent bien à une approche classique dans la mesure où la médiation « requalifie le patrimoine comme un objet à contempler ou à comprendre, au sein d’un monde à explorer, à découvrir : elle propose un point de vue sur le patrimoine à travers la configuration d’un dispositif de représentation et de communication qui oriente les visiteurs vers une mise en signification – des lieux, des patrimoines. » (Flon, 2014, 14).
- 33 Selon le livret programme Rousseau 2012 Chambéry sous-titré Chambéry et les Charmettes célèbrent l’ (...)
32Parmi la diversité des médiations déclinées, nous n’en retiendrons ici que quelques-unes représentatives pour notre propos. Tout d’abord, mentionnons les quelques médiations écrites présentes sur les nombreux supports de communication : par exemple le livret Rousseau 2012 Chambéry sous-titré Chambéry et les Charmettes célèbrent l’année Rousseau développe une programmation annuelle riche, éclectique et tout public ; et les journaux tels Les chemins de Jean-Jacques (sous-titré Petit journal de l’exposition) accompagnent et explicitent les expositions de la Maison des Charmettes. Mentionnons encore la volumineuse production éditoriale de catalogues savants, merveilleusement illustrés de reproductions de manuscrits, de couverture d’éditions originales, de partitions de musique, de pages d’herbiers, ou de lettres33.
- 34 Nous ne mentionnons ici, à titre d’illustration, que les manifestations programmées à Chambéry et a (...)
33Évoquons ensuite ce qui relève aussi d’une autre forme de médiation : les livres d’or de la Maison des Charmettes, qui rassemblent depuis l’époque de Rousseau des témoignages, des émotions de visiteurs, et constituent aussi une mémoire du lieu. A titre d’exemple, le journal Les chemins de Jean-Jacques (publié pour l’exposition autour des livres d’or du 19 mai au 31 décembre 2012) évoque différentes formes de réception dans le temps : « Les livres d’or nous enseignent que les raisons de la visite ne valent qu’en fonction de la manière dont on visite. En raccourci : Dis-moi comment tu visites et je te dirai qui tu es »34.
- 35 Jean-Jacques Boutaud, 2007. « Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en terrain (...)
34Enfin, des modalités de médiation assez classiques dans les lieux culturels ont été déclinées à Chambéry et aux Charmettes35 : des visites guidées, des déambulations-lectures, des conférences et colloques, des rencontres et cours publics, des ateliers d’écriture ou des goûters philo (pour enfants), etc. Cette panoplie de situations de médiation est destinée à porter un éclairage sur l’œuvre dans une dimension à la fois éducative et démocratique. La visée de transmission de savoirs et la mission de démocratisation, au cœur du projet de médiation, sont donc bien à l’œuvre – du moins dans l’intention.
35Intéressons-nous à présent à la manière dont les sensations peuvent servir la médiation, dans le fil de la pragmatique du goût formulée par Antoine Hennion (2004, 12), selon laquelle « C’est l’idée de médiation : les moyens mêmes qu’on se donne pour saisir l’objet […] font partie des effets qu’il peut produire ». Il s’agit notamment de placer le visiteur au centre d’un dispositif ou d’une expérience sensible, de l’amener à visiter en amateur, au sens de ce même auteur et de sa sociologie des attachements, comme celui qui aime, découvre et prend goût. Cette approche de la médiation sensorielle et sensible est aussi développée par Jean-Jacques Boutaud autour d’une sémio-pragmatique du sensible (2003 ; 2009).
- 36 Voir les Confessions (IX, 409).
36Des propositions de médiation originales ou insolites ont en effet été déployées lors du tricentenaire36, faisant appel à plusieurs sens. En lien avec des thèmes présents dans l’œuvre de Rousseau, l’ouïe est par exemple privilégiée : en référence au musicien et compositeur, le petit opéra de Rousseau Le devin du village (p. 47) a ainsi été interprété ; de même que de nombreux concerts, tel le Clavecin aux Charmettes, où il s’agissait de retrouver les petits concerts au salon dans l’esprit du 18e siècle. Toujours en lien avec les écrits, musique et nature ont été mis en harmonie dans des intermèdes : piano et botanique, ou des spectacles : Musique aux jardins (Les Charmettes, p. 45). Autre formule, avec des lectures dans la nature : Rendez-vous au jardin (lectures de textes dans les jardins, parfois accompagnées au piano, p. 41). Le toucher et l’odorat ont été évoqués, mais dans une moindre mesure, dans les ateliers d’écriture ou de jardinage, et essentiellement par le contact avec la nature lors des différentes randonnées programmées. Quant à la vue, inhérente à la visite des lieux, elle fut d’autant plus requise avec l’Observation astronomique : La nuit des étoiles aux Charmettes (« observation guidée par Paul Gidon et lectures de textes de Rousseau sur l’astronomie », p. 51).
37Dans le registre sensoriel toujours, des médiations événementielles plus festives ont aussi permis de faire découvrir ce patrimoine littéraire autrement, à travers un sens peu sollicité, le goût : par exemple la formule Rousseau en son jardin (« promenade et lectures aux Charmettes avec les guides conférenciers, dégustation de produits locaux », p. 8) qui s’inscrivait dans le parcours touristique d’une visite organisée intitulée À la découverte de Jean-Jacques Rousseau. La dimension gustative était aussi présente avec des visites-dégustations : Le miel des Charmettes (p. 50), ou par un moment convivial en référence à la dimension politique de certains textes : le Pique-nique républicain : Bon anniversaire Rousseau ! (p. 46).
38Le déploiement des médiations humaines et sensorielles s’inscrit ainsi en contrepoint des objets patrimoniaux, et des lieux culturels ou naturels, chacun prenant une autre dimension à leur contact, et en retour, les enrichissant. Ainsi, en écho à la notion d’intertextualité, la médiation est parfois au croisement de plusieurs modalités. Dans les lieux analysés, elle a fonctionné plutôt sur une relation implicite et sur le principe de l’allusion : au visiteur de mettre en correspondance les mots, les images et/ou les sons. Ces modalités de médiation hybrides, multisensorielles, établissent donc une connivence avec le public, car il lui appartient de repérer les indices de l’intertexte, et de composer avec ses impressions.
39Pour une grande part, les lieux de Jean-Jacques Rousseau ici évoqués correspondent à une proposition que l’on pourrait qualifier de « pré-médiation où l’œuvre est suffisamment signifiante et se suffit à elle-même, avec son cortège d’émotions. » (Chaumier, 2015, 64). L’éventail des réceptions oscille alors entre l’immanence, les réminiscences, et la transmission de connaissances, en passant par des approches sensibles. Primat de l’objet exposé et primauté d’une réception émotionnelle ; cette position – par ailleurs partagée dans le domaine de l’art contemporain – ne nie pas totalement la médiation mais tente d’en retenir une vision essentialiste. Cependant, comme l’ont souligné plusieurs auteurs concernant les musées d’art et d’histoire, il faut considérer que les expôts ou objets exposés « ne so[nt] plus seulement témoins mais moyens, vecteurs autant d’émotion que d’information et qui permettent à chacun de se sentir d’une façon ou d’une autre concerné » (Ancel, 2015, 40). Ces maisons de l’écrivain assument ainsi pleinement de ne pas être seulement dans la transmission de connaissances, le contenu n’étant qu’un moyen pour faire advenir des affects singuliers : s’émouvoir, être surpris, développer la curiosité, éprouver le plaisir du moment. En somme, vivre une expérience singulière, solliciter l’imaginaire et passer ainsi à une forme de « post-médiation », selon Serge Chaumier, qui traduirait les changements actuels de notre rapport à la culture et l’évolution du rôle des institutions culturelles.
40À travers les expériences de visite des demeures de Rousseau, et en mettant en relation un texte et son contexte, s’exprime l’un des rôles des maisons d’écrivains, à l’image de certains musées : il ne s’agit plus seulement d’informer et d’instruire mais bien de sensibiliser, d’éveiller, « de provoquer des éveils, sensibles, émotionnels, intellectuels […] stimuler des interprétations, c’est donner la possibilité au visiteur de se construire sa propre appropriation » (Chaumier, 2010, 35). Il est ainsi intéressant de constater dans quelle mesure ces lieux dédiés aux œuvres et aux vies d’écrivains ne sont pas exclusivement centrés sur les connaissances et les contenus des œuvres, mais donnent à sentir des ambiances, expriment des vies, et tentent de proposer d’autres relations aux objets, d’autres expériences sensibles. L’expression des émotions et des sens dans la médiation crée donc des chemins de traverse pour raconter ou revisiter des patrimoines et des mémoires, des maisons et des territoires littéraires.
41À l’occasion des festivités commémoratives en 2012, la palette des médiations qui s’est déclinée en particulier par des médiations sensibles voire synesthésiques, a tenté de traduire une forme de réenchantement des objets ou du patrimoine, comme le souligne Jean-Jacques Boutaud (2007) : « L’attrait du sensoriel s’explique par deux éléments clés des situations de communication portées par le réenchantement, deux phénomènes étroitement liés : la quête d’expérience et la valorisation du moment au sein de l’expérience sensible. Celle-ci doit être vécue, par immersion dans un espace, une ambiance, un imaginaire […], comme un moment de parenthèse “enchantée” »[100]. La sollicitation des sens participe ainsi à faire de la visite de ces maisons de Rousseau un temps hors du temps, suspendu par l’enchantement de la découverte des lieux. Médiations on ne peut plus pertinentes au vu de celui qui avait formulé le projet d’écrire une Morale sensitive[100]. Quand bien même ces modalités de médiation s’inscrivirent dans un temps exceptionnel, celui de la commémoration, et ne furent pas toutes pérennisées, elles ont traduit la volonté de renouveler la pensée et la connaissance du philosophe, de susciter la curiosité des visiteurs, ou encore d’élargir les publics.
42À l’esthète passionné ou à l’amateur éclairé de mettre désormais en correspondance le sens et les sens et au flâneur ou simple visiteur de faire des découvertes. La visite sur les traces de Rousseau, on le constate, correspond parfois à l’aboutissement de la recherche d’un je ne sais quoi, parfois à un mouvement commémoratif, d’autres fois à une curiosité ou au désir d’en savoir un peu plus avec l’idée qu’on comprendra mieux de visu... Quoi qu’il en soit, sur le chemin de l’émotion, on peut penser que la plupart des visiteurs repartent sans doute avec le sentiment, tel que le décrit d’Alembert à l’article SYMPATHIE de l’Encyclopédie, d’une « convenance » particulière, encore plus vive, « d’affection et d’inclination » à l’égard du penseur.