1Cet article se propose d’étudier les effets identitaires produits sur les personnes par un dispositif de formation proche de la VAE mais adapté au champ du handicap. Ce dernier, au moyen d’une analyse de l’activité fondée sur les référentiels métiers et compétences du monde « ordinaire », permet à des personnes en situation de handicap de faire reconnaître des compétences acquises par l’expérience mais invisibles jusqu’alors. Parallèlement, ce travail d’identification des compétences professionnelles réalisé par les travailleurs avec leurs formateurs régénère également le travail d’accompagnement de ces derniers, par un effet de valorisation réciproque. Cette dimension spécifique induite par le dispositif constitue l’objet principal de cet écrit : comprendre comment ce dernier amène les formateurs à prendre de la distance avec l’activité professionnelle, à considérer l’autre avec un regard différent et comment il les conduit à engager une réflexion sur leur propre professionnalité d’accompagnants du travail protégé.
2Au-delà de l’analyse des mécanismes du travail identitaire des formateurs, l’article met en avant la puissance du dispositif de formation qui offre, un espace de médiation (que nous pouvons comprendre dans un premier temps par un espace intermédiaire) à la fois pour le formateur et pour le formés. Pour le formateur, il s’agit de se reconnaître à travers les effets du travail d’accompagnement, donc de passer par l’autre pour accéder à soi, tandis que pour la personne en situation de formation, il s’agit d’abord de se reconnaître soi comme agissant (et efficace) dans l’activité, pour ensuite pouvoir aller vers les autres. Le dispositif devient donc un espace-temps particulier permettant une double modalité d’accès à soi qu’il s’agit ici d’analyser.
3Ce texte se divise en trois grandes parties. La première présente le dispositif de RAE en lui-même ainsi que ses objectifs pratiques et ses enjeux théoriques. La seconde invite à réfléchir sur les processus identitaires à l’œuvre au sein de ce même dispositif. Elle pose la question de sa fonction : le dispositif permet-il de configurer autrement des identités sociales et professionnelles ? Par quels mécanismes ? Enfin dans une troisième partie, en nous appuyant sur les verbatim des formateurs accompagnants ayant effectués la formation au dispositif, nous proposerons une analyse empirique des matériaux recueillis afin d’illustrer et de discuter notre propos.
4La Reconnaissance des Acquis de l’Expérience (RAE) est portée dans le champ du handicap par un dispositif intitulé Différent et Compétent créé en 2006. Les expériences pionnières datent de 2001 et ont été mises en place, développées puis structurées par un groupe de Directeurs d’ESAT de la région Bretagne. Il s’agit aujourd’hui d’un dispositif stabilisé qui s’adosse à une ingénierie cadrée et spécifique, soutenu dans un premier temps par l’Association régionale des ESAT (ARESAT Bretagne) mais qui depuis 2007, a diffusé et essaimé le dispositif dans d’autres territoires. En 2012, se constitue l’association Dispositif et Compétent Réseau dont l’action se mesure à l’échelle nationale. Elle concerne environ 730 établissements et 19 collectifs territoriaux et a permis de délivrer 15 579 attestations descriptives de compétences (statistiques réseau) de 2008 à 2018. Elle prend en compte actuellement 27 métiers et a permis de former 3 800 professionnels, membres de jury ou accompagnants formateurs (Mazereau, Frémont, Laville, Hatano-Chalvidan, 2019).
5Inspiré du modèle de la VAE dans le milieu ordinaire (visant même parfois la VAE en elle-même), le dispositif se donne pour objectif d’amener des personnes en situation de handicap à faire reconnaître devant un jury (professionnels formés à la démarche et habilités par l’association) leurs compétences acquises et développées à travers les activités professionnelles qu’ils peuvent exercer au sein de leur établissement d’accueil (activités de restauration, espaces verts, blanchisserie, atelier de production, par exemple). « La différence essentielle qui sépare la VAE de la RAE est la suivante : dans la VAE, le candidat se met au service du référentiel, ou d’un des blocs de compétence de ce dernier, dont il vise la validation. Dans le cas de la RAE, les modalités et le référentiel sont mises à la portée du candidat. C’est-à-dire que les référentiels sont rendus accessibles à travers la déclinaison de chacun des items selon trois modalités, correspondant à un niveau de maîtrise de la tâche. Le candidat peut faire valoir ce qu’il sait faire indépendamment de l’organisation du référentiel » (Mazereau, Frémont, Laville, Hatano-Chalvidan, 2019, 36). La RAE constitue donc un dispositif adapté et adaptable à différents niveaux de maîtrise et de compétences des personnes en situation de handicap.
- 1 Pour aller plus loin, voir le site de l’association Différent et Compétent Réseau : https://www.dif (...)
6Le protocole méthodologique du dispositif de RAE s’appuie sur des étapes clefs d’analyse du travail et formulation des acquis ainsi que sur des livrables bien définis1. Sans entrer dans le détail de la démarche, nous signalons à titre d’exemple le dossier de preuve que doit constituer le candidat qui relève de son travail d’analyse de l’activité (conjointe avec le formateur) et de mise en correspondance (adaptée) de ce qu’il fait et de ce qui est prescrit dans les référentiels métier et compétence. Dans ce cadre, les accompagnants formateurs suivent également 10 jours de formation répartis sur 6 mois au cours desquels ils échangent sur leur vécu et accompagnent parallèlement leurs candidats à la RAE. La démarche est donc balisée par un certain nombre de passages obligés qui structurent le dispositif. Nous souhaitons ainsi dans un second temps apporter un éclairage plus théorique sur les enjeux que peut représenter ce dispositif de formation en abordant les points suivants : une définition cadre du dispositif inspirée des travaux de Foucault, puis les fonctions à la fois normatives mais innovantes des dispositifs en mobilisant la notion de dispositif vécu (Albero, 2010). Ce cadrage théorique nous permettra d’aborder dans un second temps les processus identitaires à l’œuvre au sein des dispositifs.
7De nombreux travaux en sciences de l’éducation et de la formation s’inscrivent dans l’héritage foucaldien quant à la compréhension du concept de dispositif. En effet, la définition qu’il en propose a l’avantage d’être assez extensive et malléable s’appuyant sur la mobilisation de différents supports (symboliques, matériels, discursifs), l’imbrication de ressources diverses (lois, règlements, discours, pratiques, organisation) correspondant bien aux épistémologies et heuristiques plurielles du champ disciplinaire. Nous proposons ici de faire un retour rapide et non exhaustif sur les principales caractéristiques admises de ce concept.
8Dans un entretien daté de 1977, Foucault donne la définition suivante de dispositif : « c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments » (Foucault, 1977, 62). L’extensivité du concept s’appuie donc sur une nature multiple et hétérogène qui lui confère par ailleurs un caractère ensemblier. L’auteur poursuit ainsi « deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes » (ibid.). Le dispositif est donc complexe au sens où il regroupe une pluralité d’éléments et recouvre ainsi une pluralité de relations entre ceux-ci. Il est donc producteur de relations, de mises en relation qu’il s’agit d’identifier et d’expliquer parce qu’elles se construisent ou se révèlent dans le dispositif lui-même. Enfin dans un dernier et troisième point, l’auteur met en avant la fonction stratégique du dispositif. Ce dernier s’inscrit dans un contexte historique, par rapport à une demande, un besoin social. Son exemple est celui du dispositif d’internement de la maladie mentale, il explique comment le dispositif de contrôle, d’assujettissement de la folie a répondu à l’impératif de résorber la « masse de population flottante qu’une société à économie de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante » (id., 63). En ce qui nous concerne, le dispositif de RAE est bien porté par une demande sociale forte de participation sociale accrue des personnes en situation de handicap dans nos sociétés.
9Nous retiendrons donc trois points de définition du dispositif : son caractère hétérogène, ensemblier et sa fonction sociale. Dans cette perspective, il nous semble que l’utilisation des référentiels métiers et compétences comme supports du dispositif articule ces trois dimensions. L’outil référentiel est l’instrument de liaison entre le monde ordinaire et le monde du handicap, il est la pierre angulaire d’un changement de perspective quant à la prise en compte et la valorisation des compétences de la personne. Celles-ci ne s’effectuent plus en milieu protégé favorisant pour reprendre les mots d’un formateur « les œillères du handicap » mais en référence au droit commun du travail. Le référentiel métier devient une composante du dispositif, il permet implicitement de donner les mêmes bases, les mêmes cadres (et donc les mêmes normes) d’activités à tous ceux qui s’en emparent. « Sa création [du référentiel] est essentielle, non pas en termes narratifs et descriptifs, mais en termes normatifs, c’est-à-dire, ce qu’il est souhaitable de faire dans tel type de poste, reposant sur la distinction entre le prescrit et le réel » (Cros, 2010, 108). En ce sens, il participe au travail normatif du dispositif qui oblige, contraint la personne en situation de handicap à s’aligner sur les exigences du monde ordinaire.
10L’utilisation du référentiel nous amène ainsi à penser les fonctions du dispositif qui à la fois opère un travail normatif, d’aucuns diraient de désubjectivation, mais qui parallèlement permet aussi une réappropriation subjective de ce nouvel espace de relations, point développée dans les parties suivantes.
11A partir de ces prémisses théoriques, Agamben (2006) insiste sur la logique mécanique et coercitive du dispositif qui s’impose aux pratiques et conduites humaines réduisant ainsi le champ des possibles de l’action. A titre d’exemple, il dénonce le dispositif des téléphones portables qui ont d’une certaine manière externaliser, systématiser une fonction humaine de communication, donnant l’illusion à l’homme de déléguer cette fonction à la technologie et de pouvoir profiter pleinement d’un nouvel espace d’activité ainsi libéré, désignée par l’expression de « l’Ouvert » (2006, 30). Cette notion signifie plus que le simple espace libéré, elle introduit aussi la volonté humaine de s’élever à d’autres fonctions plus complexes et sans doute supérieures à la simple activité de communication. Cependant, en ôtant à l’homme ce qui fait sa part d’humanité, le dispositif participe à un processus de désubjectivation. Agamben partage ici avec Foucault une représentation aliénante et privative du dispositif. Nous retiendrons pour notre analyse, le caractère désincarné du dispositif, coupé de l’homme, puis la dimension mécanique et systématique de son action. Le dispositif est bien, dans notre interprétation, le produit d’une volonté, d’une intention humaine couplé à l’externalisation de la conduite, de ou des activité(s) sensée(s) produire les effets attendus, conformes à cette intention.
12Le dispositif peut donc être traduit comme un agencement particulier (Girin, 1995 ; Gonzales, 2015) de ressources hétérogènes (discursives, réglementaires, institutionnelles…). Foucault emploiera également le terme « d’agencement machinique concret » pour rendre compte de la lutte des forces en présence. L’agencement produit donc de manière autonome et continue, des effets sur les activités, les personnes et groupes de personnes eux-mêmes. Il représente une forme désincarnée de pouvoir, pouvoir agir, coupé de sa source (c’est-à-dire de ceux qui ont émis, traduit, institué la volonté première). Dans ce sens, la distinction qu’opère Albero est éclairante. Elle distingue trois dimensions du dispositif : l’idéel, le fonctionnel de référence et le vécu (2010). L’idéel renvoie aux intentions premières du dispositif lors de sa conception. Le fonctionnel de référence désigne « la mise en actes pratiques » de l’idéel. Et enfin, le dispositif vécu est la façon dont celui-ci est éprouvé, « expérimenté au quotidien » (2010, 4). C’est bien cette dernière dimension qui nous intéresse dans le sens où elle fait la place aux constructions de sens du sujet dans le dispositif sur son activité, ce qui constitue en soi un espace de liberté où des nouvelles définitions de soi et de son activité sont possibles.
13L’accompagnement des personnes en situation de handicap se réalise en parallèle des temps de production, comme certains formateurs le rappellent, il s’agit d’un temps en plus des temps de production. Ce sont des temps contraints, d’échanges, de discussion autour de l’activité professionnelle, médiatisés (au sens de permis par un artefact technique) par les référentiels métiers et compétences. Ces derniers permettent le changement de perspective, presque de paradigme pour penser le travail dans le monde du handicap non plus à la lumière des références du monde protégé mais à celle du mode ordinaire. Ce changement de point de repère introduit et rend possible un nouvel espace de valorisation du travail. Le dispositif de formation ouvre donc un nouvel espace-temps où vont se réaliser, se construire des interactions inédites. Le dispositif RAE est ainsi producteur d’espaces de médiation permettant de nouvelles configurations identitaires. Les interactions vont produire de nouvelles (re)présentations de soi, de l’autre, ainsi que des découvertes mutuelles.
14Comme l’ont souligné d’autres auteurs, le dispositif est effectivement l’incarnation d’une certaine technicité (Peeters, Charlier, 1999) qui produit seule ses propres effets et qui est souvent connotée de manière négative, pourtant la place du sujet n’est pas totalement contrainte et le sujet lui-même pas totalement assujetti en son sein.
15Peeters et Charlier questionnent ainsi la place du sujet dans le dispositif car ce dernier fait également une expérience, une expérimentation du dispositif (1999). En ce sens, il y a bien une double activité d’exécution et de production. L’individu n’est pas uniquement un réceptacle qui répond aux prescriptions attendues, il actualise également les effets du dispositif, les interprète, les met en perspective avec sa propre expérience du social dont le dispositif n’est finalement qu’une infime partie. D’un point de vue épistémologique, c’est ce que les auteurs désignent par « le rééquilibrage dans l’analyse des dispositifs » (1999, 18), c’est-à-dire la place faite au pouvoir agir des acteurs. Cette expression nous permet de faire le lien avec l’analyse des identités. En effet les dispositifs sont ici interprétés comme des « espaces transitionnels » (19), c’est-à-dire comme des « espaces intermédiaires […] ils constituent des environnements « bienveillants », tolérants à l’erreur, et procurent un espace de jeux et de liberté dans lequel les actions et les expériences ne sont pas sanctionnées. » (19). S’ouvre un espace particulier qui est bien le revers, la lecture inversée, des caractéristiques de désincarnation et de coercition précédemment mobilisées pour définir le dispositif. En proposant une scénographie de l’activité, un cadre, le dispositif permet également aux sujets de s’approprier une part de leur propre expérience. Il y a donc en sus, une fonction « autopoiétique du dispositif » (Klein, Brackelaire, 5). Pour ces auteurs, si le dispositif contraint, il oblige le sujet confronté aux éparpillements, voire aux aléas identitaires (le fait de choisir, de se choisir, en permanence, de ne plus appartenir à des institutions structurantes, pérennes) à une pause salvatrice qui peut lui permettre de ré-agencer, réaménager ce qui le construit, ce qui fait sens pour lui. L’individu « est confronté à une liberté plus grande mais aussi à une responsabilité toujours élargie d’avoir à créer sa place, de se construire, de construire son sens et de conduire sa vie […] La particularité du dispositif biographique est précisément d’actualiser, à travers un cadre particulier, cette évolution sociale » (6).
16Cet espace peut donc être compris comme un espace de médiation au sens où le définit Albero (2010) : « la médiation serait plutôt le propre de l’intervention humaine, par sa prise en compte, non seulement de la forme et du sens des messages, mais également de ses conditions humaines de production : interlocuteurs, contextes, situations et multiples aléas de la communication (différences interindividuelles, difficultés cognitives, sociales et relationnelles, accidents et imprévus, etc.) » (1999, 5). Le dispositif Différent et Compétent en tant que dispositif biographique, permet de nouvelles modalités relationnelles entre le travailleur en situation de handicap et son référent d’activité, formateur, qui devient par la suite accompagnant dans le processus de RAE. La relation est donc bien le support de la médiation, c’est au sein de celle-ci que vont pouvoir s’opérer des transactions (Dubar, 2010) ou des négociations identitaires (Wenger, 1998). Formés et formateurs-accompagnants sont obligés de prendre un moment d’échanges et de réflexions sur leurs pratiques. Dans cette dialectique qui prend comme objet le travail réalisé en comparaison avec le référentiel d’activité ou métier, ils partagent ainsi une expérience dont ils ne tireront pas nécessairement le même sens mais qui participera à leur construction identitaire respective.
17Selon nous, la médiation identitaire peut s’effectuer selon deux modalités qu’il importe de distinguer : celle de la transaction et celle de la négociation.
18Les effets identitaires produits par le dispositif de RAE ont concerné plusieurs publics distincts : celui des personnes en situation de handicap (l’objet de la recherche portant sur leur participation sociale) d’une part, celui des formateurs-accompagnants de la RAE (objet de cet article), d’autre part. Pour expliquer les processus identitaires à l’œuvre, nous mobilisons deux sources théoriques : celle des transactions identitaires de Dubar (2010) et celle des négociations identitaires de Wenger (1998) en distinguant bien les notions de transaction et de négociation (Schurmans, 2013).
19Pour Schurmans, les deux termes employés aujourd’hui comme des synonymes ont pourtant eu des significations passées différentes qui déterminent encore la manière dont ces termes peuvent décrire les faits. Il reste néanmoins difficile de les distinguer totalement ou de les associer complètement. Si l’auteur tente de les rapprocher en « proposant un fondement socio-anthropologique commun » (2013, 90) permettant de montrer une fécondité réciproque, il apparaît également qu’elles ne s’inscrivent pas dans les mêmes temporalités de construction ou de redéfinition de l’identité sociale et professionnelle. En effet, selon notre compréhension, la négociation est un processus d’échanges et de compromis qui permet d’aboutir à une transformation de soi et/ou des activités dans lesquelles on agit et interagit, qui a été au préalable, discutée, partagée, supposant la construction d’une vision commune. La transaction au contraire, est un processus de transformation de soi et/ou des activités dans lesquelles on agit et interagit qui se déclenche une fois que le compromis ou les termes de l’échange ont été finalisés, acceptés. Elle peut aboutir à une rupture, une asymétrie, une tension entravant l’épanouissement de soi. La négociation identitaire ne relève pas des mêmes finalités car ce qui est visé est avant tout un état d’équilibre, de consensus. Théoriquement, cela place les négociations et les transactions identitaires différemment dans le processus de construction identitaire. Cela permet aussi de souligner qu’elles ne poursuivent pas les mêmes finalités sociales : la négociation vise une situation d’équilibre entre soi et soi ou entre soi et les autres et son environnement. La transaction vise une transformation (une performation) de soi pour soi ou de soi pour les autres. Nous retiendrons donc deux approches théoriques pour expliquer les verbatim issus de notre matériau l’une centrée sur la négociation à travers les travaux de Wenger (2018) et l’autre sur les transactions avec les travaux de Dubar (2000).
- 2 Traduction personnelle, texte original : « the experience of identity in practice is a way of being (...)
- 3 Traduction personnelle, texte original : « An identity, then, is a layering of events of participat (...)
- 4 Texte original : « Any community of practice produces abstractions, tools, symbols, stories, terms (...)
20Sur la question identitaire, le point que nous retenons plus particulièrement de la théorie de Wenger est le fait qu’il définit l’identité d’abord en termes d’expérience sociale, et principalement expérience sociale de négociation. Il écrit ainsi : « l’expérience de l’identité dans la pratique est une façon d’être au monde » (2018, 151)2. Plus précisément : « une identité, donc, est une superposition de moments de participation et de réification à travers lesquels notre expérience et son interprétation sociale s’éclaire l’une l’autre » (ibid.)3. Les processus de participation et de réification sont pour Wenger les deux modalités de constitution des communautés de pratiques. Le processus de participation implique l’ancrage dans un système de relations sociales que l’individu développe et auquel il prend part ; le processus de réification est un processus par lequel une communauté se donne en quelque sorte un socle commun, une base commune partagée de symboles, significations, pratiques, conduites… pour se consolider, exister. Il s’agit de fossiliser (« ossify »), de rendre perceptible et identifiables (comme relevant d’une communauté) des éléments hétérogènes de langage, des symboles, des activités, des documents de référence, des représentations, des instruments… Wenger explicite plus précisément ce point : « toute communauté de pratiques produit des abstractions, des outils, des symboles, des histoires, des termes et des concepts qui réifie quelque chose de la pratique en une forme solide » (id., 59)4. Réification et participation sont les deux piliers de la négociation identitaires en tant que processus de médiation de soi par rapport à soi et aux autres.
21En revanche dans la perspective de Dubar, les termes de négociation et de transaction sont très proches, voire imbriqués, la transaction identitaire impliquant des négociations entre « demandeurs d’identités » et « offreurs d’identité » (2000, 112). Néanmoins la transaction met plus l’accent sur les logiques sociales qui sont intériorisés et façonnent nos identités professionnelles et sociales de manière objectivée alors que la négociation relève plus chez Wenger, d’un travail d’appartenance sociale. C’est dans cette perspective que Dubar oppose transaction objective et subjective (la classique opposition identité pour soi et identité pour autrui), celle qui relève de processus de coopération et de reconnaissance sociale en opposition à celle qui relève de la reproduction sociale aboutie ou entravée, rompue (id., 113). La médiation identitaire, c’est-à-dire la capacité de se construire et de maintenir une identité sociale cohérente s’appuie ici sur les catégories sociales proposées, offertes par l’environnement, plus précisément le contexte de travail. Du point de vue de notre matériau, le dispositif de RAE permet de faire une offre de catégories identitaires différentes de celles qui se développent pendant les temps de travail de production. De ce fait, le dispositif de formation devient donc un espace-temps inédit de médiation de soi à soi et de soi aux autres, un temps de construction identitaire.
22Les résultats que nous présentons dans cette partie sont issus de l’analyse de deux corpus de données qu’il importe de préciser. Le premier corpus est constitué des notes réflexives (NR) rédigées par les accompagnants formateurs du dispositif ; le second est issu de la retranscription d’un focus groupe (FG) réuni pour la recherche commanditée par l’association Différent et Compétent Réseau pour comprendre les impacts du dispositif sur la participation sociale des personnes en situation de handicap (Mazereau et al., 2019).
23Les notes réflexives sont des écrits produits par les formateurs-accompagnants qui encadrent habituellement les personnes en situation de handicap sur des activités de production au sein de l’établissement d’accueil. Issus du métier ou pas, ils assurent le bon déroulement de ces temps de travail (planning, conditions de sécurité, coordination d’équipe, savoir-faire). Ils sont donc investis dans les temps de production. Lorsqu’ils s’engagent dans le dispositif de RAE, ils suivent eux-mêmes une formation pour les soutenir dans l’accompagnement qu’ils vont mettre en place, pour « leurs » candidats. Ce temps de formation représente 10 jours répartis sur 6 mois. Au terme de ces 6 mois, ils rédigent une note réflexive « en forme de bilan de formation. Cette exigence n’est assortie d’aucune norme en termes de taille et de contenu » (2019, 59). Les profils et parcours des formateurs accompagnants sont extrêmement variés.
24Le corpus des notes réflexives est un échantillon extrait de l’ensemble des notes réflexives archivées par le réseau depuis 2012. Il a été constitué de manière aléatoire par tirage au sort de 30 notes réflexives pour les années 2012, 2014, 2016 et 2018. Au total, le corpus est donc composé de 120 notes réflexives, analysées conjointement par le logiciel Iramuteq et par une analyse de contenu classique en référence à une approche compréhensive des vécus (Blanchet, Gotman, 1998). Ces deux approches ayant été réparties entre des chercheurs aux compétences méthodologiques différentes mais néanmoins complémentaires, nous ne présenterons ici que le détail des analyses qualitatives de contenu.
25Le deuxième corpus sur lequel nous nous appuyons, est la retranscription d’un focus groupe, réalisé le 7 mars 2019 (Soissons), composés de formateurs accompagnants ayant participé à la démarche de RAE.
26« Le groupe a réuni 5 personnes (3 femmes et 2 hommes). Trois des participants étaient récemment dans le dispositif : deux en espaces verts, un polyvalent peinture. Chacun totalisait 3 accompagnements. Les deux autres, moniteurs en menuiserie et conditionnement, totalisaient quant à eux plus de 20 accompagnements.
27Les thèmes de la discussion proposés furent les suivants : les effets de la RAE chez les lauréats et plus généralement dans le fonctionnement de l’ESAT. Compte tenu de la connaissance du dispositif par l’enquêteur, les relances ont suivi le cours de la discussion alternant des reformulations synthétiques et des incitations à des précisions ainsi que l’ouverture sur de nouveaux thèmes. La discussion a duré 1h 27 minutes » (Mazereau et al., 2019, 91)
28La partie des résultats s’organise en fonction des effets du dispositif sur les formateurs, sur le regard qu’il pose sur les personnes en situation de handicap qu’ils accompagnent, puis sur la manière dont cela leur permet de remettre en perspective leur travail et enfin la manière dont ils se repositionnent touchant ainsi leur propre identité professionnelle. Afin d’identifier les différents corpus, nous annoterons par (NR) les verbatims issus des notes réflexives et par (FG), ceux issus du focus groupe.
- 5 Au cours de la démarche de RAE, les candidats doivent produire un dossier de preuve qui explicite l (...)
29Un des principaux enseignements des fiches réflexives des formateurs est sans doute le regard nouveau que portent les formateurs sur les candidats à la RAE au cours de l’accompagnement quand il s’agit de construire leur dossier de preuve5, d’étudier le référentiel et de conduire une première analyse de l’activité.
« Le dossier de preuve m’a permis de les découvrir » (NR)
« Je fus aussi très étonné et très surpris lors de leur passage devant le jury, je me suis rendu compte à quel point les règles de travail et la notion d’équipe avait pris de l’importance durant leur parcours en atelier » (NR)
« J’ai vu deux personnes parler de leur métier avec soin et une conscience professionnelle que je ne soupçonnais pas » (NR)
30Les formateurs semblent donc décrire le temps de l’accompagnement comme un temps de découverte des personnes, comme si le temps de production, le quotidien du travail les enfermait dans une routine d’activité laissant finalement peu de temps au travail de formation et d’accompagnement dont ils peuvent également avoir la charge. C’est en tous les cas leur ressenti. Mais plus précisément, les formateurs découvrent non pas les personnes mais les acquis que les personnes ont réalisés dans les activités de travail. A travers le rendu des candidats à la RAE, ils constatent directement les effets de leur propre travail, c’est-à-dire qu’ils prennent conscience que leur activité, outre mener à bien la production, a également donné lieu à des apprentissages sociaux (en parallèle des apprentissages techniques), comme si d’une certaine façon, ils étaient finalement formateur malgré eux, ignorant leur capacité à transmettre (ou les effets de leur transmission), tout comme les formés ignorent certaines de leur compétence. Le dispositif permet donc ici de mettre en lumière une forme de double transaction identitaire, tout d’abord une autre manière de voir l’autre, de lui attribuer des savoir-faire, des qualités, puis parallèlement de saisir les effets de son propre travail comme un retour sur soi, sur son activité jusque-là invisible. Du côté des personnes en situations de handicap, il s’agit également de se découvrir sous un autre jour :
« les lauréats ne découvraient pas mais redécouvraient toutes les compétences qu’ils possédaient et dont ils ne se rendaient pas compte » (NR).
31Certains formateurs affirment ainsi que « ce que je sais de l’autre m’empêche de le connaître » (NR) ; comme si le temps du dispositif permettait d’instaurer une parenthèse, un temps suspendu où l’autre prend une nouvelle dimension.
« Cela m’a permis de voir les personnes différemment. Les échanges en dehors des ateliers sont plus forts » (NR)
« J’ai découvert des compétences » (NR),
« Et c’est vrai que c’est très impressionnant parce qu’en fait on les découvre aussi quand on travaille avec [lors de l’accompagnement], c’est-à-dire que par rapport à l’écriture, par rapport à ce qu’ils savent, par rapport à ce que nous, on croit qu’ils savent… » (FG)
« Je n’aurais jamais cru qu’ils étaient volontaires pour ce genre d’action » (NR).
32Travailler sur les formulations des compétences à partir du référentiel, permet de soustraire les personnes à la logique et à l’urgence du temps de production. Ainsi la question des compétences professionnelles des personnes en situation de handicap de leur développement est placée au cœur du dispositif. Ce dernier change les rôles et places de chacun, il opère un glissement : le formateur devient l’accompagnant, le temps de la production devient le temps de la réflexion, de la discussion, de la formulation de l’activité professionnelle, le travailleur n’est plus assujetti au travail, n’est plus un simple exécutant mais un professionnel qui réfléchit à ce qu’il fait, reprend sa place de sujet réfléchissant et agissant. Ces changements de places et de rôles donnent de la puissance aux effets du dispositif. Un temps suspendu dans lesquels chacun change de rôle, de fonction et donc de regard et de perception de soi et de l’autre. C’est en ce sens que de nouvelles transactions identitaires sont possibles.
33Beaucoup de formateurs évoquent le sentiment du travail accompli, comme une « mission » qui devait se faire, un devoir à remplir. On trouve ainsi l’expression de « boucle bouclée » (NR), insistant sur l’importance de la mission éducative qui sous-tend en réalité le travail dans des établissements pour personnes en situation de handicap. La satisfaction éprouvée n’est donc pas seulement en lien avec des compétences techniques, mais également avec le sentiment personnel d’être en cohérence avec des valeurs professionnelles fortes. Il y a donc une dimension axiologique du dispositif de RAE. Dans les notes réflexives, il y a une récurrence importante des verbatims concernant les valeurs du travail qui semblent (ré) activées lors du dispositif.
« Travailler avec l’humain est une évidence » (NR),
« les relations humaines, le contact sont des éléments moteurs de mon implication professionnelle » (NR),
« redonner l’envie, apporter un support de travail, créer un lieu d’échanges, retrouver de la motivation » (NR), « ne pas oublier de toujours agir avec passion et de détermination et de ne pas perdre son objectif qi est d’intégrer le jeune dans la grande famille des « indépendants » » (NR).
34Certains formateurs (re)découvrent alors un aspect de leur métier, d’autres se sentent confirmer dans ce qu’ils faisaient. Quoiqu’ils en disent, tous se sentent valorisés également dans ce dispositif.
« Je suis heureux et fier d’avoir présenté mes deux vétérans à la RAE. J’ai eu le sentiment de faire quelque chose pour eux, de les valoriser officiellement alors qu’ils se valorisent eux-mêmes tous les jours sur les chantiers » (NR) ;
« ce qui m’intéresse dans cette formation, c’est de pouvoir amener les travailleurs ESAT encore plus loin de ce qu’ils pensent savoir faire » (FG).
35Pris dans de nouvelles modalités d’échanges et de relation, les formateurs ont le temps de réfléchir à leurs pratiques et cela de manière collective pendant les temps de rencontres que proposent la formation RAE : « cette formation nous aide à faire le point sur notre métier » (NR), sous-entendu notre activité, le sens qu’elle prend, les valeurs qui l’accompagnent. Ils sont eux-mêmes placés en position d’apprenants, position partagée avec leur candidat, ce qui permet à nouveau de modifier ou d’infléchir la représentation qu’ils peuvent se faire d’eux et par la suite d’eux-mêmes :
« enfin moi, personnellement, comme on faisait la formation en même temps, on avançait en même temps sur notre formation » (FG)
36De cette réflexion, ressortent de nouveaux positionnements professionnels :
« l’apprenant que je continue à être se conjugue avec le transmetteur que je deviens » (NR),
cela permet de
« donner un nouveau sens à mon activité professionnelle » (NR),
« Cela m’aide à me positionner comme un accompagnateur et non comme un guide » (NR).
37Pour d’autres, l’accompagnement est une dimension en plus du travail d’atelier et de la logique de production, il s’agit d’une évolution du métier qu’il faut accepter,
« notre métier bouge, évolue, je me dois aussi de bouger » (FG).
38Pour les formateurs, plusieurs processus sont à l’œuvre : tout d’abord la prise de conscience des effets de leur action d’encadrant au quotidien, qui dans un premier temps les valorise, les rassure ou les rende fiers. Puis pendant le temps d’accompagnement, ils découvrent les personnes sous d’autres perspectives, avec de nouvelles ressources, eux-mêmes étant en position d’apprenant, de formés, renforçant ainsi les effets réciproques du dispositif. Ici les modalités d’interactions qu’impose le dispositif leur permettent de se positionner autrement soit en ouvrant leur champ des possibles soit en s’inscrivant eux-mêmes dans une trajectoire apprenante de professionnel qui s’adapte, apprend, développe des compétences et par conséquent, se transforme. Ils s’inscrivent ainsi dans une logique de professionnalisation qui touche également leur identité professionnelle.
39Ce troisième point reprend un sentiment partagé par les formateurs et notamment dans le focus groupe, celui d’appartenir à un collectif, peut-être à ce qui pourrait s’apparenter à une communauté de pratique telle que Wenger la définit. Des professionnels s’expriment ainsi en ces termes :
« ce fut une première pour moi de pouvoir échanger sur nos pratiques respectives, d’autant plus que j’étais le seul ouvrier logiste… » (NR).
- 6 Texte original : « They are so informal and so pervasive that they rarely come into explicit focus, (...)
40La communauté de pratiques est un concept défini par E. Wenger et depuis, largement repris en sciences de l’éducation et de la formation notamment pour expliquer l’émergence de groupes informels et provisoires partageant les mêmes codes, discours, pratiques, valeurs. Pour reprendre les termes de l’auteur, les communautés de pratiques sont « partout » (Wenger, 1998, 7) et pourtant peu formalisée. « Elles sont si informelles et envahissantes qu’elles sont rarement explicitées comme telles, mais pour les mêmes raisons, elles sont tout à fait familières6» (ibid.). Cependant, il ne s’agit pas ici de s’intéresser à la construction des communautés de pratiques mais de comprendre comment ces dernières structurent les identités sociales, des identités sociales qui parfois se chevauchent, se superposent sur des temporalités différentes et entre-chassées.
41Si l’on mobilise cette grille théorique pour le dispositif d’accompagnement Différent et Compétent, voici les premières conclusions auxquelles on peut aboutir. Tout d’abord, le dispositif permet d’insérer et d’ancrer les personnes (formateur et candidats) dans des systèmes nouveaux de relations. Il s’agit en effet de les sortir des temps de production pour les plonger dans un temps de formation, d’accompagnement. En conséquence leur positionnement l’un vis-à-vis de l’autre se transforme également. Le formateur passe d’une fonction d’encadrant de l’activité à celui de formateur-accompagnateur et de formé également (ce qui le met dans une position similaire à son candidat), le candidat n’est plus le travailleur exécutant mais celui qui explicite ce qu’il sait faire de manière autonome et efficace. Dans ce nouvel espace-temps, formateurs et candidats disposent d’outils (produits du processus de réification selon Wenger) qui donnent formes à la communauté de pratiques : le référentiel d’activités, le dossier de preuve, la formation des formateurs à la démarche, les temps d’accompagnement, la représentation du travail… Ce qui renforce la transformation des identités et le fait qu’elles se revalorisent mutuellement n’est pas simplement que chacun change de position, ou que le temps de la production laisse place à un temps de formation, c’est avant tout, le fait que formateur et candidat au sein d’un même dispositif apprennent ensemble. Des barrières, des craintes tombent et permettent une évolution identitaire pour le formateur mais aussi pour le formé :
« Je ne sais pas si je vais avoir la pédagogie pour faire du… voyez du … retranscrire, quelle méthode je vais utiliser pour euh… voilà. Et en fait d’apprendre ensemble je pense que ça les a euh… voilà. Il y a déjà une marche de montée [inaudible] » (FG)
42L’alignement du monde protégé sur le monde ordinaire du travail par les référentiels métiers, l’alignement des formateurs et des candidats sur une position d’apprenant qui découvrent conjointement un dispositif de formalisation de l’activité de production, ces points constituent pour nous le cœur du dispositif permettant une reconfiguration identitaire, vers une revalorisation réciproque de sa fonction, de sa position, voire de son métier. Néanmoins, ce point n’est possible que si la confiance est installée comme le rappelle à plusieurs reprises, certains formateurs :
« d’être finalement accompagnés par des personnes en qui ils ont confiance, où on a déjà fait nos preuves sur le terrain… » (NR)
« j’ai eu des conseils qui m’ont rassuré » (NR) ;
« leur aide a été essentielle (des formateurs de formateurs) » (NR) ;
« tout cela m’a permis de prendre un peu plus confiance en moi, de pouvoir mettre en avant mes valeurs » (NR).
« le fait d’apprendre en permanence permet de « garder un lien de connivence » (NR)
43C’est en ce dernier point que le dispositif opère également un travail identitaire en permettant l’émergence d’une identité partagée d’apprenant que chacun va ensuite inscrire dans sa propre trajectoire, en fonction de ses valeurs et de sa quête.
« Je découvre des valeurs que je cherchais » (NR) ;
« Ce nouveau projet se doit d’être en phase avec ce que je suis et devra correspondre à mes attentes personnelles » (NR) ;
Il a « donné un nouveau sens à mon activité » (NR)
44Le travail identitaire peut donc continuer au-delà du dispositif. Les notes réflexives produites par les formateurs révèlent bien ce processus de reconfiguration identitaire enclenché par le dispositif et dont la temporalité peut le dépasser.
- 7 L’auteur emprunte également cette expression à Einstein mais en effaçant totalement la significatio (...)
45A travers cette contribution, nous avons tenté de montrer comment un dispositif de reconnaissance des acquis de l’expérience (RAE) dans le monde du handicap ne concernait pas seulement les compétences professionnelles ni leur explicitation technique ou méthodologique mais touchait également des dimensions identitaires des personnes impliquées. Le dispositif de RAE permet de créer une forme d’espace-temps particulier, intermédiaire que nous désignons comme une forme de chronotope pour reprendre l’expression de Bakhtine (1978)7. Nous l’utiliserons ici comme une catégorie d’interprétation pour comprendre la fonction identitaire du dispositif, en montrant comment il peut impacter l’espace et la temporalité des activités et des individus. Il déclenche ainsi une modification des relations et positions sociales dans lesquelles les personnes sont établies et ouvre ainsi un possible travail identitaire à partir de ces mêmes relations et positions.
46Ce chronotope est caractérisé par plusieurs dimensions. La première est relative à la temporalité car le dispositif permet d’instituer une parenthèse, un temps suspendu, en dehors des temps de production et ses contraintes. La seconde est relative à l’espace que le dispositif ouvre. Par le travail d’identification des compétences au regard des référentiels emplois issus du monde ordinaire, le dispositif de RAE désenclave le travail de la personne en situation de handicap pour l’éclairer à partir de repères du monde du travail ordinaire. Il induit ainsi de nouvelles normes de l’activité professionnelle. Mais cet aspect normatif ne représente pas une limite, au contraire il ouvre un champ des possibles et permet une élaboration identitaire de la personne en situation de handicap et de son formateur accompagnant. Cet article n’aborde pas le travail identitaire des personnes en situation de handicap en raison de la répartition méthodologique et des objets de la recherche commanditée alors même qu’il aborde les effets identitaires conjoints. Il s’agit d’une limite de cette contribution mais qui restera sans doute provisoire, d’autres écrits étant attendus par ailleurs sur le croisement des données à la fois qualitatives et quantitatives. Ce texte ne pouvait pas tout aborder, le choix de traiter un type de corpus a donc été fait.
47Ainsi, on constate que le travail identitaire permis par le dispositif de RAE s’appuie sur les points suivants : tout d’abord la production d’un nouveau système de relations et d’interactions dans une activité d’accompagnement instituée par le dispositif, qui impose donc de nouveaux objectifs d’activité, une nouvelle façon de voir l’autre et de se percevoir aussi comme accompagnant, personnel éducatif à part entière. Il y a bien ici une transaction identitaire où les identités pour soi et pour autrui se transforment. Cette configuration d’interaction est doublée par une mise en miroir du formateur et de la personne en situation de handicap qui sont tous les deux en situation d’apprenant, de formation. Le formateur apprend à conduire une activité de réflexion, d’explicitation dont il ne maîtrise pas tous les outils, les enjeux. Il est ainsi également en position de fragilité/protection du fait de sa présence en formation. De cette symétrie naît une forme de négociation identitaire où les uns se retrouvent et se nourrissent du travail des autres et inversement. Emerge ainsi une valorisation par le travail réciproque : Les personnes en situation de handicap prennent conscience de leur capacité, compétences et les formateurs accompagnants prennent conscience qu’ils ont participé à ce développement de capacités, compétences, ce qui renforce de manière plus solide leur fonction de formateur, oubliée, mises de côté, peu exploitée pour certains.
48Si l’on peut comprendre de manière plus précise les mécanismes du travail identitaire à l’œuvre au sein du dispositif de la RAE, reste malgré tout la question de la temporalité des effets. En effet, la recherche commanditée par l’association Différent et Compétent Réseau portait en premier lieu sur les impacts du dispositif sur la participation sociale des personnes en situation de handicap à court, moyen long terme. L’approche de la question identitaire dans le dispositif représente bien à son échelle circonstanciée les enjeux plus larges du dispositif. Car que se passe-t-il alors une fois que les personnes (en situation de handicap et les formateurs) sortent du dispositif ? Les effets identitaires sont-ils durables, perceptibles ? Si l’on identifie bien la mécanique d’un espace-temps particulier, les effets réels sur les identités pendant ce temps précis, les logiques mises en place se conservent-elles au-delà de cet espace-temps dédié ? Cette question plus large, dont la recherche dans sa globalité peut rendre compte, oblige également à penser la question des identités différemment, il ne s’agit plus de comprendre les effets identitaires des dispositifs mais de resituer l’action du dispositif sur des trajectoires professionnelles et sociales plus large puisque ce dernier semble (ré)activer, (re)valoriser des dynamiques identitaire déjà présentes mais en veille, telle pourrait être en tous les cas, notre prochaine hypothèse de travail.