1Le point de départ de mes recherches a été l’examen de la question : qu’est-ce qu’une théorie pédagogique ? Le fil directeur en était l’analyse des doctrines, des pratiques éducatives dans une perspective à la fois historique et actuelle, en termes de théorisation, depuis les formes les plus immédiates de réflexivité, au plus près des pratiques, jusqu’à des formes plus complexes de rationalisation ou de formalisation. De façon plus globale, il s’agit de l’analyse des formes d’organisation théorique des sciences de l’éducation : c’est-à-dire la question de leur statut (dès l’origine) et de leur scientificité (de leur légitimité). Une première remarque est que le domaine est instable et que ses modes de thématisation, d’organisation sont fluctuants, sujets à des remaniements incessants, comme l’illustre depuis cinquante ans leur histoire. Une seconde remarque est que si les sciences de l’éducation ont été reconnues institutionnellement comme une discipline universitaire (départements, cursus, section CNU, laboratoires, etc.), elles ont toujours eu des difficultés à se faire reconnaître scientifiquement, par exemple, par le CNRS (Peyronie, 2002).
2Dans l’optique du Colloque et plus particulièrement de ce symposium, cette communication consiste à rechercher ce qui structurellement peut rendre compte des débats, des conflits qui parcourent de façon durable et diversifiée le domaine des sciences de l’éducation, les logiques qui les animent, les rationalités qui intrinsèquement leur permettent de trouver des formes d’équilibre. L'analyse de telles controverses constitue en effet une entrée privilégiée pour dégager les formes d'organisation théorique de la discipline. Il s’agira donc dans un premier temps, de repérer dans l’histoire des dernières décennies un certain nombre de points problématiques que la réflexion des sciences de l’éducation sur elles-mêmes a permis de caractériser.
- 1 En l’occurrence, de psychopédagogie.
3Dès la constitution des sciences de l’éducation comme projet, et avant même leur institutionnalisation, Gaston Mialaret s’est interrogé sur les critères qui pouvaient les caractériser comme « sciences » – et un des éléments de réponse a été leur classification (classifications qu’il n’a cessé de remanier, de compléter, ou de densifier) au cours de sa carrière. Un premier repère peut être situé à la fin des années 70 (Mialaret, 1976) : quand il dresse le « tableau général des sciences de l’éducation » il les classe « à partir des disciplines existantes » qui vont de la psychologie à l’histoire et à la sociologie, de la démographie scolaire à la philosophie et à la planification, à quoi il faudrait ajouter les méthodes d’investigation et de validation des recherches. Mais dès l’abord, il indique que « les formes de recherche et les méthodes d’administration de la preuve ne sont pas exactement les mêmes selon les disciplines » ; si les procédures sont diversifiées, Mialaret propose néanmoins le modèle du « laboratoire »1, garant de rigueur scientifique tant du point de vue de la démarche que de la construction des résultats. Mais de fait, les « disciplines-mères » ici sollicitées, travaillent à partir de théorisations (en sciences de l’homme), indépendantes, séparées, sinon antagonistes, et de méthodes d’investigation fort différentes sinon incompatibles, parfois conflictuelles. De ces difficultés, les sciences de l’éducation ont été les héritières et rencontrent en leur sein jusqu’à ce jour des différences d’orientation qui ne recouvrent pas simplement des différences d’approche méthodologique, mais mobilisent des modèles de rationalité, d’intelligibilité ou des modes de formalisation très variés, sans qu’aucune hiérarchisation ou homogénéisation ne puisse s’imposer.
- 2 CERSE : Caen. Nouvelle édition complétée en 1998, vol. 31, n° 1-2.
4En 1982, à l’occasion du quinzième anniversaire, un numéro spécial de la revue Les Sciences de l’éducation. Pour l’Ère nouvelle2 est consacré à « l’identité » (problématique) du domaine. Un certain nombre de contributions s’interrogent sur l’objet même des sciences de l’éducation : Nicole Mosconi pose que l’éducation n’est pas un objet donné pour aucune science quelle qu’elle soit ; son argument emprunte dans un premier temps à Bachelard pour dire qu’une science « construit » son ou ses objets à partir d’hypothèses théoriques et à partir de ses méthodes, puis elle examine les propositions de Popper, Putnam ou Habermas pour conclure qu’on ne saurait aujourd’hui adopter l’idée d’un seul modèle de la scientificité ; alors « si l’éducation comme "faux objet de science" éclate en une pluralité d’objets de sciences différentes » (1982, 77), les sciences de l’éducation se fragmentent, se dispersent au rythme de leurs recherches et la question de leur unité se trouve confrontée à un champ de phénomènes stratifiés, hétérogènes, connectés entre eux de façon obscure et complexe.
5Comment affronter cette dispersion ? Leur « spécificité » en tant que sciences est douteuse : elles sont traversées, selon Georges Vigarello (1982, 41), par des démarches, des problématiques, qui existent en dehors d’elles : éléments théoriques, pratiques méthodologiques, empruntées, exportées et réinvesties de façon non critique le plus souvent, et dont la visée interdisciplinaire dissimule mal les défaillances : s’agit-il simplement autour d’une question ou à partir d’une question, de multiplier les éclairages ? De fait, G. Vigarello estime que les sciences de l’éducation ne construisent pas d’objets : elles rassemblent autour d’un « quasi-objet » (suscité par une question et soutenu par une visée) tout un « arsenal » d’approches disciplinaires hétérogènes même si elles sont voisines. Ce front commun reste conjoncturel (subordonné à un programme de recherche, à une politique de laboratoire) et reste rarement réfléchi pour lui-même, « une centration de forces, dit-il, plus que la création de démarches scientifiques nouvelles » (p. 44). Sollicitée pour une tâche limitée, la solidité épistémologique d’une telle démarche est faible.
- 3 Ce qui relance la question de l’interdisciplinarité, ou de la codisciplinarité.
6La difficulté principale, en effet, concerne l’ancrage théorique des sciences de l’éducation. La réponse la plus courante et la plus raisonnable consiste à considérer qu’à partir de l’éducation, on construit plusieurs sciences, chacune se référant à une discipline de référence à laquelle elle emprunte son corpus théorique et ses méthodes d’investigations3 ; ce sont les « disciplines-mères », avec cette difficulté qu’il faut croiser leurs hypothèses et leurs méthodes avec leur champ d’application ou leur domaine de pertinence. Il s'agit en effet de référer leurs résultats au champ pratique, à ses attentes, ses contextes, ou encore aux impératifs propres à « l’action située » ; serait-ce alors leur application (leur applicabilité) qui constituerait leur validation ?
7Tout au long de la période, en particulier à travers les publications de l’AECSE, les chercheurs en sciences de l’éducation n’ont pas cessé de s’interroger sur le sens, les enjeux, les finalités de leur discipline, tantôt à partir de ses enracinements pratiques (AECSE, 1995. 1996), tantôt pour faire un état des lieux (AECSE, 1998), tantôt dans des interrogations plus épistémologiques. Ce travail d’élucidation permanent, présent aussi dans les différents secteurs disciplinaires, les programmes de recherche des laboratoires, les revues et les publications dans des collections spécialisées, ont puissamment consolidé le domaine dans ses différents secteurs, fait évoluer ses problématiques, élargi son audience et son expertise dans les champs socio-professionnels de la formation (AECSE, 1993).
8Historiquement, le cas de la « pédagogie » présente un intérêt tout particulier : sa réalité pratique une fois donnée, solidement implantée dans les institutions d’enseignement, la difficulté était de hisser les savoirs « pédagogiques » au niveau d’une science. Au moment de l’institutionnalisation des sciences de l’éducation à l’Université en 1967, la pédagogie expérimentale de Gaston Mialaret était déjà un modèle insuffisant, difficilement généralisable quand les approches psychanalytiques et sociologiques imposaient d’autres modes d’analyse et d’action dans le monde scolaire.
- 4 On peut entendre par « praxéologie » une « théorie de l'action » au sens large.
9Lors du quarantième anniversaire à l’Université de Caen, en 2007, Marguerite Altet indiquait que l’appareillage conceptuel et les méthodes des sciences de l’éducation issus des « disciplines-mères » s’étaient révélés insuffisants dans l’analyse des pratiques enseignantes et des dispositifs de formation, que d’autres paradigmes s’étaient progressivement imposés : cognitivistes, interactionnistes, contextuels. A partir de la définition durkheimienne de « théorie-pratique », Michel Fabre (2006)4 a développé l’idée de discipline praxéologique, comme la politique ou la médecine, qui se définit et trouve son sens par rapport à la notion de problème, à trois types de questionnement et trois grandes problématiques : celle de la valeur (du savoir), de la subjectivation (l’élève et ses apprentissages), de la référence (le rapport au monde). Aussi, les recherches pédagogiques ont-elles été amenées, à partir de leur spécificité et des problèmes particuliers qu’elles étudient, à élaborer des problématiques nouvelles, exemplairement dans le domaine de la « recherche éducationnelle ». Cette dernière s’organise autour de l’idée de « situation d’enseignement-apprentissage » pour définir un faisceau de questions (de problèmes) qui pour être traitées obligent à analyser toute une série d’interactions entre des acteurs individuels, sociaux, institutionnels…, à prendre en compte les contextes singuliers et les dynamiques qui les animent, et à chercher des ressources du côté des sciences de l’action, de l’ergonomie cognitive ou de la didactique professionnelle, tandis que ce nouveau cadre épistémologique s’accompagnait d’un renouveau méthodologique (Piot, 2007, 2014).
- 5 M. Foucault réactualise le terme classique de mathesis (tel qu’on le trouve chez Leibniz) dans son (...)
10En fait les questions rencontrées par les sciences de l’éducation ne sont pas nouvelles et se sont posées au cours de leur histoire à l’ensemble des Sciences humaines et sociales. Une première remarque est que ces dernières, au fur et à mesure de leur apparition, ne se sont pas constituées sur quelque terrain resté vierge. A l’époque classique, le champ du savoir était parfaitement homogène et plein, transparent à une mathesis5 héritée du cartésianisme (ordre mathématique, taxinomies, idée de nature). Cette configuration du savoir bascule avec l’émergence de nouvelles empiricités, l’économie politique, la biologie, la philologie, etc., qui définissent de nouveaux champs d’investigation, demandant à être appréhendés de façon nouvelle, introduisant de nouvelles formes de rationalités et d’intégration à l’« Encyclopédie » générale. De cette transformation, Michel Foucault a proposé dans Les mots et les choses (Foucault, 1966) la représentation suivante :
Tableau 1
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1 sciences mathématiques et physiques. ordre déductif et linéaire
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a domaine d’application : ce qui est mathématisable dans la biologie, la linguistique, etc.
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SCIENCES HUMAINES
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b formalisation de la pensée
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2 sciences régionales biologie, linguistique etc.
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c philosophie du vivant : ontologies régionales : la vie, le langage
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3 réflexion philosophique idéal d’un discours unificateur et totalisant
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11Les sciences humaines, au fur et à mesure de leur constitution, ont dû trouver leur place dans le volume ainsi défini : elles visent à une formalisation de leurs résultats préférentiellement sous la forme mathématique (b) et qui porte sur ce qui est formalisable dans le champ empirique analysé (a) ; elles procèdent pour ce faire selon des concepts empruntés à des sciences régionales (2) et visent en même temps à penser l’homme dans une optique totalisante (3) et fondatrice (c). Sur le second point, Foucault indique que chaque science de l’homme définit à un moment donné de son développement, son propre système de rationalisation, qui entrecroise deux ensembles : d’un côté, celui constitué par les « concepts transportés à partir d’un autre domaine de la connaissance, et qui perdant alors toute efficacité opératoire, ne jouent plus qu’un rôle d’image (les métaphores organicistes dans la sociologie du xixe siècle) », de l’autre ce qui va constituer des « modèles constituants », qui permettent de « former des ensembles de phénomènes comme autant d’objets pour un savoir possible », ils assurent dans le champ empirique leur « liaison » et les « offrent à l’expérience déjà liés ensemble » (Foucault, 1966. 308), par exemple la psychologie sociale, ou la psychologie clinique.
12Ce que Foucault montre très clairement, c’est que chacune de ces « sciences » est en position instable car (relativement au schéma général) en (2) les savoirs mobilisés sont discontinus, incomplets, évolutifs. On peut ajouter que les sciences régionales sollicitées ont construit, quand c’est le cas, leur légitimité sur des systèmes conceptuels et des épistémologies spécifiques, qui d’une certaine façon, font « clôture », par exemple, indique Michel Foucault, la biologie a pour concepts cardinaux ceux de fonction et de norme, la linguistique, ceux de sens et de système ; elles fournissent ainsi des systèmes explicatifs ou interprétatifs qui entrent en concurrence quand il s’agit de tenir sur « l’homme » un discours qui se veut (toujours implicitement) véridique, totalisant et fondateur, et dans le même mouvement, chacune tend à vouloir occuper une place hégémonique (tendance au « psychologisme », au « sociologisme », …)
13A cette configuration très particulière Michel Foucault donnera ultérieurement le nom de « dispositif », et il en commente ainsi le sens dans un entretien accordé à la revue Ornicar :
« Ce que j’essaie de repérer sous ce nom [dispositif], c’est premièrement un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions […], des mesures administratives, des énoncés scientifiques, [etc.]. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes ». Ainsi, dit-il, tel discours peut apparaître tantôt comme un « programme » pour une institution, tantôt comme le moyen pour « justifier une pratique », ailleurs comme une « réinterprétation » seconde » de cette pratique. « Troisièmement, par dispositif, j’entends une sorte de formation qui [dans des circonstances données] a pour fonction de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique » (Foucault, 1994-2. 302).
14Rapportées aux analyses de Les mots et les choses, on peut admettre que les sciences humaines dans leur globalité, ou plus justement dans chacun de leurs secteurs ou sous-ensembles, se constituent sur de tels dispositifs, leurs agencements, sur la mise en forme fonctionnelle et maîtrisable d’éléments « résolument hétérogènes » que, dans une visée stratégique, il faut faire tenir ensemble. La « stratégie » (Foucault, 1994-1. 16) repose ainsi sur le choix et l’articulation de tout un ensemble d’instruments (ensembles discursifs, concepts, modèles déjà expérimentés, procédures techniques, évaluation des effets obtenus, remédiations…) ; elle est évolutive et s’adapte aux modifications de son environnement théorique et pratique.
15Il semble possible de construire pour les Sciences de l’éducation un schéma similaire, en lui ajoutant un quatrième pôle, que Michel Foucault n’avait pas autonomisé. Nous définirions donc pour ces dernières les 4 instances suivantes : i) le champ empirique, ii) des instances théoriques, iii) une instance de formalisation, auquel il faut donc ajouter un quatrième pôle iv) que l’on désignera comme la « noosphère ».
i) L’expression « champ empirique » désigne en fait un horizon : il renvoie tout d’abord au « terrain » – qui définit l’espace de la recherche, sa nature, son périmètre, mais aussi son projet, ses hypothèses, et in fine aux objets visés, les procédures d’observation, d’expérimentation, de recueil des données, etc., en fait c’est une anticipation, voire un imaginaire. Pour reprendre la remarque de Nicole Mosconi, le terrain est « construit », ce que nous pouvons connaître n’est jamais autre chose que ce que produit la démarche d’investigation ; un même « terrain » thématisé par des sciences distinctes devient l’objet de connaissances distinctes. Le « réel » demeure fondamentalement « voilé » (d’Espagnat1994).
ii) Les instances théoriques : souvent désignées comme « disciplines mères ». Elles appartiennent à des corpus théoriques auxquels la recherche emprunte des concepts, à partir desquels elle construit sa problématique et met en place la méthodologie. Ce back ground théorique peut relever d’un même corpus (psychologie des apprentissages de type piagétien), mais il est souvent mixte, mêle les références et recourt à des concepts qui ne relèvent pas du même secteur (en particulier quand la recherche se situe dans une approche interdisciplinaire). Une difficulté déjà mentionnée est d’assurer la liaison entre ces différentes références pour que leurs capacités explicatives puissent se conjuguer, sinon les résultats ne dépasseront pas le stade de la description (de l’explication) partielle ; en effet, « expliquer, c’est faire entrer des données expérimentales dans un cadre théorique approprié. L’explication se situe à l’intérieur même du monde théorique, et c’est à l’intérieur d’ensembles théoriques que se mettent en place. Les systèmes d’énoncés, les protocoles expérimentaux, et que s’opère le renvoi entre expérience et explications » (Vergnioux. 2003. 47). A minima, dans une recherche interdisciplinaire, les différents éclairages pourront-ils s’épauler les uns les autres, se compléter, rectifier leurs points de vue isolés pour fournir une connaissance plus complète et plus solide du domaine étudié.
- 6 ... comme les tableaux de cet article, ou infra, la typologie des énoncés structurant le corpus de (...)
iii) Une ou des instances de formalisation : cette question est fortement corrélée aux choix méthodologiques des recherches et le recueil/traitement des données : observation (utilisation de grilles, approches cliniques, éthologiques), analyse de documents (analyse de contenu, traitement informatique, approche thématique), enquête (par questionnaire ou entretien). Le terme de formalisation recouvre un éventail assez large, depuis le traitement statistique des données, la schématisation (tableaux, classification, graphes) ou la construction de modèles (si l’on entend par ce terme une structure conceptuelle à vocation descriptive/interprétative6). La formalisation ne prend pas nécessairement la forme de la quantification ; elle se situe plus nécessairement dans la mobilisation (en amont) d’un système d’analyse et l’élaboration, la mise en œuvre (en aval) d’un système conceptuel explicatif/interprétatif.
iv) Nous empruntons l’expression de « noosphère » à Yves Chevallard qui l’introduit dans son livre La transposition didactique (Chevallard. 1985) pour saisir sous un même terme toute une série de déterminations qui interviennent dans le « système d’enseignement » : à la périphérie du système d’enseignement, il faut faire sa place à une « instance » « qui assure la fonction de « sas » entre ce système lui-même et son environnement social, culturel, politique. Les acteurs de l’éducation s’y « affrontent aux problèmes qui naissent de la rencontre avec la société et ses exigences, là se développent les conflits, là mûrissent les solutions […] sous formes de doctrines proposées, défendues et discutées, de production et de débats d’idées » (63). Il faut y inclure les déterminations et les fonctionnements institutionnels, les contextes mêmes de la recherche.
Dans notre perspective, elle se rajoute aux instances précédentes sans se confondre ni se substituer à aucune d’elles, elle détermine de façon plus ou moins sensible leurs orientations respectives.
v) La référence faite par Michel Foucault à la philosophie soulève un problème plus délicat. La « philosophie de l’éducation » n’a plus pour fonction d’assumer les tâches de fondement ou de totalisation. Dans la distribution des tâches proposées par Mialaret, mais c’est encore le cas pour Olivier Reboul (Reboul. 1989), on lui confie la réflexion sur les valeurs et les finalités – qui dans notre schéma relève de la noosphère.
Tableau 2
- 7 Cette dernière remarque doit cependant être tempérée par le fait que certains dispositifs, en parti (...)
16Chaque projet de recherche articule de façon spécifique ces différents pôles : ce que l’on peut désigner en se référant à Michel Foucault comme le « dispositif ». Les dispositifs sont, plus ou moins, provisoires et instables pour plusieurs raisons : i) ils peuvent être, par rapport au même champ empirique, en concurrence avec d'autres dispositifs ; ii) ils sont enveloppés par des problématiques plus larges, de telle sorte qu’ils se trouvent perturbés par les débats qui se jouent dans la "noosphère", ou iii) enfin , et c’est la raison la plus fréquente, parce qu’une fois terminé un projet de recherche pour lequel ils ont été bâtis il n’ont plus de raison d’être ou perdent leur pertinence si l’on veut les transférer à un autre champ ou les réutiliser pour d’autres recherches7.
- 8 A titre d’exemple : les concepts d’ « habitus » ou de « capital culturel » chez Pierre Bourdieu.
17Chaque dispositif, génère localement sa cohérence interne, sa normativité, ses modes de légitimation (à partir de sa pertinence théorique, d’arguments empruntés à la noosphère, de ses résultats). Ce que nous avons pu nous-même mettre en lumière, dans nos recherches sur la Pédagogie Freinet (Vergnioux. 2009), c’est que cette cohérence est assurée par un certain nombre de concepts ou d’énoncés spécifiques qui ont une triple fonction : de régulation, de synthèse, et d’axiomatisation8. De façon générique, cet outillage constitue, dans la perspective du symposium ce qu'on désigne comme les « médiations ».
18De façon plus détaillée, les médiations interstructurelles qui interviennent dans le corpus Freinet s’expriment à travers quatre types d’énoncés : des énoncés « théoriques » qui se présentent souvent sous forme de lois (ex. « l’éducation, c’est l’adaptation au milieu du potentiel de vie d’un individu ») ; des énoncés empiriques (issus tantôt de la réalité de la classe, tantôt du champ social) ; des énoncés de « synthèse empirique » (ex. « grâce à nos techniques, l’enseignement est basé sur la vie de l’enfant dans son milieu naturel ») dont la fonction est d’assurer la cohérence entre les niveaux précédents, d’opérer en particulier la synthèse entre l’orientation matérialiste (les techniques) et le fondement vitaliste de la pédagogie Freinet. Enfin un dernier type d’énoncés, « régulateurs », se présentent comme des principes généraux d’organisation de la réflexion et des ensembles discursifs mis en jeu ; ce sont des points de fuite par rapport auxquels s’organise et prend sens l’ensemble de l’édifice, ils acquièrent ainsi une fonction fondatrice (ex. « faire à la nature une confiance nouvelle ») (Vergnioux. 2009. 62-63).
19Ainsi toute réflexion visant à organiser la compréhension d’une réalité de terrain, à orienter les pratiques et à définir des recherches à son sujet est conduite à mettre en place des formes plus ou moins poussées de systématisation : elles répondent à une triple intention
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d’unification du domaine,
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- 9 Le mot « thème » désigne ici un objet de réflexion et de recherche. La définition d’un « thème » im (...)
de rationalisation thématique9,
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d’élaboration d’outils spécifiques, conceptuels et méthodologiques.
20Aux médiations « internes » visant à assurer la cohérence du dispositif, il convient d’ajouter toute une série de médiations « externes ». Elles concernent les relations avec les instances institutionnelles : partenaires de la recherche, moyens techniques, financements, relations avec le terrain, commanditaires ; elles doivent prendre en compte la temporalité propre à chaque recherche : programmation, suivi par étapes, évaluation et régulation ; elles peuvent s’incarner dans des postes de « pilotage » d’analyse des interactions entre les acteurs et de veille critique à fin d’ajustements et de validation.
21Ces différentes composantes constituent ce que l’on peut définir comme une « ingénierie » de la recherche, à savoir l’identification, la maîtrise et la résolution des problèmes : concevoir et organiser une recherche dans une perspective d’optimisation des moyens et des coûts, maîtriser des durées, des processus, des résultats et savoir les évaluer.
22Une dimension plus difficilement saisissable de la problématique externe de la médiation concerne tout ce qui se joue dans la noosphère telle que nous l’avons définie, les multiples facteurs qui peuvent intervenir dans la conception et le déroulement d’une recherche, dans sa réussite comme dans son échec et comportant des aspects de négociation comme de gestion des conflits. A cet égard, le savoir-faire des chercheurs, leur expérience personnelle et collective, les cultures de laboratoire et leur histoire, c’est-à-dire aussi leur pouvoir sont des facteurs toujours présents, souvent impalpables sinon invisibles, parfois déterminants.
23Le modèle proposé est un outil qui devrait permettre d’analyser les débats et les controverses qui animent, ont animé les recherches, leurs orientations, les décisions qui sont prises, et d’évaluer le « poids » des différentes instances.
- 10 L’autre est celui qui oppose psychanalyse et psychologie cognitive.
24Le débat sur l’école des années 1970-80 est traversé par deux grands axes, dont l’un10 est dominé chez les sociologues par l’opposition entre Raymond Boudon et Pierre Bourdieu, dont les thèses ont concerné au plus près les recherches en sciences de l'éducation. Ils interviennent sur la même question, à savoir les inégalités du système scolaire, son fonctionnement, ses résultats. Pierre Bourdieu publie avec Jean-Claude Passeron Les héritiers en 1964, et La reproduction en 1970, Raymond Boudon publie L’inégalité des chances en 1973. Ils sont sur le même terrain, travaillent en même temps, ils sont tous deux normaliens, agrégés de philosophie avant de s’orienter vers la sociologie – ils bénéficient donc à cet égard d’une légitimité égale. Mais leurs parcours intellectuels sont différents. Boudon part aux Etats-Unis dans les années 60, travaille avec le sociologue américain Paul Lazarsfeld et développera en France les thèses de l’individualisme méthodologique tandis que Bourdieu défend une approche marxisante des mécanismes de hiérarchie et de reproduction des faits sociaux.
- 11 François Mitterrand est président de la République de 1981 à 1995.
25Comment naît la controverse ? Raymond Boudon dénonce en 1973 les « fausses évidences » de l’analyse marxiste, par exemple que la « démocratisation » du système d’enseignement pouvait favoriser la mobilité sociale ; que le « capital culturel » ou « l’héritage social » des familles déterminaient les parcours et la réussite scolaires. La distance entre les constats et partant les oppositions sur les remèdes pour diminuer les inégalités sembleront inconciliables. Comment l’interpréter ? Les divergences sont d’abord théoriques : pour l’individualisme méthodologique les trajectoires scolaires s’expliquent comme une succession de choix individuels multifactoriels et pensés par les acteurs en termes utilitaristes, de calcul des avantages et des risques. Les thèses bourdieusiennes s’appuient sur la théorie des champs sociaux, pensés en termes de rapports de domination, de conflits, de hiérarchie, de capital culturel et de violence symbolique. Mais les divergences sont aussi méthodologiques : Bourdieu argumente au niveau macroscopique à partir d’enquêtes statistiques, Boudon s’appuie sur des analyses de la demande individuelle et des choix stratégiques des individus et des familles. On ne saurait toutefois méconnaître que les débats et les oppositions se déroulent aussi (surtout) au sein de la « noosphère » : revue, journaux, syndicats, commissions ministériels… et à cet égard les thèses de Bourdieu occupent une position dominante – d’autant qu’il a de solides alliés et relais, dans l’université et dans l’édition : L’école capitaliste en France, 1971, L’école primaire divise, 1975, aux éditions Maspero, de Christian Baudelot et Roger Establet, normaliens eux aussi et élèves de Louis Althusser, ainsi que dans les revues (Actes de la recherche en sciences sociales). Le débat est présent, quoique de façon indirecte, au niveau des politiques ministérielles et marque de façon plus ou moins forte les réformes initiées à l’école primaire et au collège des années 70 à 9011.
26Structurellement, la controverse n’a jamais disparu, ses protagonistes sont seulement plus nombreux, d’autres disciplines universitaires sont descendues dans l’arène et les argumentaires se sont grandement complexifiés, en se déplaçant en particulier à partir des années 90 au sein des didactiques disciplinaires, ou avec l’ouverture de problématiques nouvelles (le rapport des élèves au savoir).
- 12 On se référera utilement pour un exposé synthétique de cette polémique au chapitre que lui a consac (...)
27Une autre grande controverse traverse les quarante dernières années et s’est à ce point enracinée dans le paysage éducatif qu’elle en constitue une composante structurelle : il s’agit du débat sans cesse renouvelé qui oppose les « pédagogues » et les « républicains ». On peut en situer le point de départ avec la réforme de l’enseignement du français qui veut favoriser l’expression orale des élèves et la communication à l’encontre de l’apprentissage normatif de la langue et d’un enseignement formel de la grammaire. Le débat reste interne à l’institution universitaire jusqu’à ce que la grande presse ne s’en empare (Le Monde, Le Figaro) et que Raymond Picard, éminent professeur à la Sorbonne ne dénonce la « pédagogite » dans un article retentissant de La Revue des Deux Mondes de septembre 1971. La question n’est pas anodine : il ne s’agit pas moins que d’inverser l’ordre des hiérarchies, l’apprentissage analytique de la langue vs la parole de l’élève, les grands textes de la tradition vs les écrits sociaux, et à l’intérieur de l’Université les départements de littérature vs la linguistique et le structuralisme (Bishop, 2008). Ce premier clivage va entraîner toute une série de réactions, selon les représentations que l’on se fait de l’enfant et de ses apprentissages, celles que l’on se fait des savoirs et de leur transmission, bref, la conception que l’on se fait de l’école, de la scolarisation et de ses missions – la société tout entière se trouve mobilisée. La controverse rebondira dans les décennies suivantes à propos de l’enseignement de la morale, du sens de la laïcité, de la réforme de l’orthographe, de l’apprentissage de la lecture (méthode syllabique vs méthode globale) etc. Le conflit, a pris au fil des ans un tour d’autant plus dramatique et les positions se sont d’autant plus radicalisées que les protagonistes se réclament pour la plupart des mêmes valeurs et défendent les mêmes idéaux, de l’école, de la République, de la raison et des Lumières, de l’autonomie du jugement et de l’esprit critique, et que les deux camps se trouvent des porte-parole talentueux, exemplairement dans les personnes d’Alain Finkielkraut et de Philippe Meirieu, chercheur en sciences de l'éducation. L’argumentaire des « pédagogues » se réfère indirectement à l’héritage des pédagogies nouvelles, au rapport Langevin Wallon, aux développements de la pédagogie piagétienne, et préconise l’ouverture de l’école sur son environnement, le souci de la socialisation de l’enfant, la prise en compte de ses besoins et de ses motivations… Le discours des « républicains anti-pédagogues » manifeste quant à lui deux grandes caractéristiques : le catastrophisme (à l’égard de l’école actuelle) et la nostalgie (ou la refondation) de l’école de la IIIe République (Cady. 2005). Certes le mot d’ordre « mettre l’élève au centre du système éducatif » repris au niveau gouvernemental dans la loi d’orientation du 10 juillet 1989 (dite « loi Jospin ») sanctionnait la défaite institutionnelle et politique des « républicains », mais ceux-ci ont toujours voulu reprendre l’avantage au niveau de l’opinion et des médias – non sans quelques succès, contraignant l’autre camp à la défensive : les « pédagogues » sont ainsi obligés de se battre sur le terrain de l’adversaire, pour reprocher au discours des républicains de réduire l’école à la seule instruction et transmission, et de tout ignorer des réalités éducatives, des recherches pédagogiques et des solutions qu’elles proposent (sinon pour les caricaturer) aux difficultés de l’enseignement12.
28Sans aucun doute, ces débats incessants reflètent la « crise » de l’institution scolaire, de ses évolutions, de ses difficiles adaptations aux mutations de la société. Il n’empêche, il faut reconnaître que rien n’a été réglé de ces querelles et que la mêlée peut reprendre de plus belle à la première occasion, chaque camp trouvant alors des forces nouvelles, parfois inattendues (par exemple, quand les partisans de la lecture syllabique mobilisent à leur profit telle « découverte » récentes des sciences cognitives). Dans ce contexte toujours en transformation, la complexité des questions ne peut trouver de réponse simple ni durable. Mais nous voudrions souligner une autre tension, plus profonde, peu avouable, intellectuellement. Les « républicains » sont majoritairement des « philosophes » ; nous avons cité Finkielkraut, il faut lui adjoindre Coutel, Billard, Kintzler, Milner, Pena-Ruiz, Redeker…. Historiquement et jusqu’au xixe siècle, la philosophie était seule habilitée à tenir sur l’éducation (son sens, ses contenus, ses méthodes) un discours non seulement légitime mais adéquat. Les « pédagogues » appartiennent aux sciences de l’éducation, discipline récente, peu légitime dans les hiérarchies universitaires, discipline épistémologiquement dominée par rapport aux disciplines dominantes dont la philosophie. Ces tensions, malentendus, hostilités, ignorances conditionnent et alimentent polémiques et affrontements, mais les différentes formes de la controverse portent aussi en pleine lumière des questions qui sans cela resteraient négligées et sur lesquelles il est bon de revenir périodiquement car les réponses d’hier (sur les apprentissages, l’organisation de l’enseignement, les compétences que l’école doit développer, sur les programmes, etc.) peuvent se révéler inadaptées dix ans plus tard. A ce titre, les controverses assurent une fonction de contrôle et de vigilance heuristique (Vergnioux. 2013).
29Le sens des controverses serait donc peut-être, in fine, de ne jamais conclure ; elles se nourrissent des idées qu’elles développent, des raisonnements qu’elles mettent en œuvre, des problèmes qu’elles soulèvent. Chaque camp doit affûter ses concepts, réexaminer ses certitudes.
30Les discours de (et sur) l’éducation ne se contentent pas d’énoncer des doctrines, des contenus d’enseignement, des organisations institutionnelles, des dispositions pédagogiques. Ils sont inévitablement prescriptifs, s’inscrivent dans des systèmes de valeurs, prennent parti dans le champ social, et sont donc praxéologiques. Ils doivent pour ce faire argumenter, convaincre du bien-fondé de leur programme, et sont aussi en conséquence des discours de légitimation (Vergnioux. 2013. 1-4). C’est sur ces deux derniers points que l’on retrouve la dimension de la recherche : ne rien avancer qui ne corresponde à un programme de vérité, i.e. qui ait franchi l’expérience de l’enquête et de la preuve. Ces précisons ne sont pas inutiles car les controverses éducatives mobilisent dans leurs argumentaires respectifs tout à la fois des faits, des jugements, font appel à des modèles théoriques, à des références disciplinaires, pour construire des ensembles polémiques efficaces. Nous pourrions conclure en disant que les recherches scientifiques, en science de l’éducation peut-être plus qu’ailleurs, sont des recherches « engagées », au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire sur les plans théorique et praxéologique, dans la transformation, pour leur amélioration, des actions d’éducation et de formation.
31Loin d’être stériles, les controverses ont pour fonction de procéder à une « critique » de la raison, et sont en quelque sorte la mise en scène des conflits de la pensée avec elle-même : que pouvons-nous connaître ? dans quelle direction agir ?