1Malgré la prégnance grandissante depuis les années 1980 des questions de laïcité, qui renvoient inévitablement à l’existence même de la démocratie (Jaurès, 1904), les enseignants chercheurs en Sciences de l’information et de la communication (sic) s’intéressent très peu au sujet (voir néanmoins Delaye, Enrègle, Lardellier, 2017). Les raisons en sont multiples, elles vont de l’émergence des Cultural Studies avec leur intérêt quasi-exclusif pour les études sur le récepteur, au détriment de l’émetteur et du message (Mattelart, Neveu, 1996), jusqu’à la difficulté de s’emparer de textes de loi et de décisions jurisprudentielles en raison du matériau lui-même, notamment de l’hermétisme du vocabulaire juridique. Les sic ne peuvent cependant durablement reprendre essentiellement les analyses du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (gsrl), fondé par l’historien, Jean Baubérot et, plus en amont, par l’historien Émile Poulat. Les sic sont en effet bien placées pour s’emparer de la communication des institutions publiques, y compris sur le sujet de la laïcité.
2Les débats sur la laïcité de l’État au Québec montrent très clairement, grâce à l’opposition ouverte entre les adeptes de la politique canadienne et les militants pour un modèle républicain civiliste « à la française », que la question est celle du modèle de société : modèle multiculturaliste libéral anglo-saxon – un « système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société » (Bouchard, Taylor, 2008, 288) intimement lié à ses racines religieuses protestantes (Weber, 1967 ; Willaime, 2005) – versus modèle républicain démocratique et laïque (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », Art. 1er de la Constitution de 1958). Si dans un système libéral anglo-saxon, ce sont les tribunaux qui font l’essentiel de la loi, la Common Law, dans un système républicain de tradition civiliste, ce sont les représentants du peuple et le peuple lui-même qui font la loi. L’ancienneté d’une loi ne donne pas aux juges l’autorisation implicite de son abandon. La loi de 1905 s’applique tant qu’elle n’est pas abrogée. Les lois laissent une marge d’interprétation aux juges qui doivent les adapter à des cas concrets mais cette marge d’appréciation ne permet pas d’imposer des décisions contraires à la loi. Un trop grand écart entre la loi et son application dénaturerait le rôle des institutions judiciaires ou administratives et par là transformerait en profondeur le système démocratique lui-même.
3Alors, bien sûr, l’analyse que nous proposons ici ne peut reprendre pied à pied à la fois les textes de loi et la jurisprudence sur la laïcité. Ce propos liminaire permet de donner le cadre dans lequel s’inscrit cet article qui étudie la communication d’une institution publique de tout premier plan : le Conseil d’État, à la fois juge administratif suprême et conseil du Gouvernement.
4Nous examinerons s’il y a un écart, entre la loi de 1905 et son application, suffisamment important pour ne plus être de l’ordre de l’adaptation légitime aux cas d’espèce mais d’un changement de laïcité et, par là, de société. Pour que la mise en contexte par le lecteur soit facilitée, malgré un matériau juridique parfois ardu, nous reprendrons des décisions emblématiques récentes de la position du Conseil d’État sur les signes religieux dans les emplacements publics : plages publiques, hôtels de ville ou départementaux, université.
5S’il est impossible de mesurer au sens propre l’écart entre la loi et la jurisprudence du Conseil d’État, notre travail consistera à montrer aussi nettement que possible cet écart. Cette démonstration a nécessité en amont l’étude de plusieurs textes pris à la source.
6Des textes de loi :
-
la loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Eglises et de l'Etat »,
-
la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 « sur l'enseignement supérieur »,
-
la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics »,
-
la loi du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public »,
-
la loi du 20 avril 2016 « relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ».
7Des décisions du Conseil d’État :
-
Conseil d'État, 4 / 1 SSR, 2 novembre 1992, n° 130394 (liberté du port de signes religieux par dans les collèges publics),
-
Conseil d’État, 26 août 2016, n° 402742 et n° 402777, (port du burqini sur les plages publiques),
-
Conseil d’État, 26 septembre 2016, N° 403578, (port du burqini sur les plages publiques),
-
Conseil d'État, 9 novembre 2016, n° 395223 et n° 395122 (installation des crèches de Noël dans un hôtel de ville et de département),
-
Conseil d'État, 5e-4e chambres réunies, 28 juillet 2017, n° 390740 (liberté du port de signes religieux par les élèves infirmières).
8Des comptes rendus de débats parlementaires :
-
les comptes rendus des 48 débats sur la loi de 1905 à la Chambre des députés en 1905.
9Des documents du Conseil d’État liés à son activité de conseil et un des très rares entretiens dans la presse avec l’ex-vice-Président du Conseil d’État (2006-2018) :
-
Tuot Thierry, 2013, La grande nation pour une société inclusive – Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, Paris, La Documentation française.
-
Sauvé Jean-Marc, 2016, « Laïcité et République », Conférence Olivaint, Paris, Conseil d’État ;
-
Conseil d’État, 1989, Avis n° 346.893 du Conseil d'Etat – 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique, Paris, Conseil d’État ;
-
Rouden Céline, 2018, « Jean-Marc Sauvé, la foi et la loi », La Croix, 1er juin 2018.
10Notre tâche s’est trouvée simplifiée par les déclarations de conseillers d’État eux-mêmes. En 2013 d’abord, le conseiller d’État, Thierry Tuot, chargé par le Premier ministre d’un rapport intitulé La grande nation pour une société inclusive affirme que : « Le devoir d’intelligence impose ensuite ce que nous cessions de faire des contresens historiques, en recyclant les valeurs des années 1900 pour traiter les problèmes des années 2000. La laïcité, n’est pas, comme d’ailleurs tous les grands principes constitutionnels, un état figé du droit, mais un principe de morale publique qui structure une action publique. Elle n’est pas une condamnation de la religion, ou une interdiction, elle est avant tout l’affirmation la plus nette de la liberté […] Quant au devoir de bienveillance, il se déduit de celui d’intelligence. Croit-on sincèrement qu’une religion, quelle qu’elle soit, pourrait durablement imposer à des fidèles aussi informés, critiques, éduqués, que le sont les Français, un credo de violence, d’intolérance, d’exclusion et de terreur ? » (Tuot, 2013, 63).
11Les valeurs de 1900, c’est-à-dire au moins l’esprit de la loi de 1905, ne seraient plus applicables, non pas en raison de lois nouvelles mais en raison d’un devoir d’intelligence qui conduirait à un devoir de bienveillance envers les religions. Selon Thierry Tuot la laïcité serait seulement un grand principe constitutionnel donc à géométrie variable. Le niveau d’éducation des Français autoriserait à ne plus utiliser la loi de 1905 dans son intégralité, notamment son Titre v intitulé « Police des cultes », voire même son article emblématique, l’article 2 aux termes duquel l’État ne reconnaît aucun culte. La « bienveillance » (devenue ici un « devoir de bienveillance ») est un des marqueurs des discours des opposants à la laïcité depuis 1905 : « M. Louis Ollivier [catholique intransigeant] — "aux États-Unis ; dans ce pays de liberté où notre guerre au cléricalisme doit sembler si étrange, la neutralité de l’État est une neutralité bienveillante respectueuse, et non pas dédaigneuse des religions." » (Chambre des députés, 12e séance, 12 avril 1905, 74). Franchissant le siècle et les frontières, la défense d’une « neutralité bienveillante », par les opposants à la laïcité, était au cœur des débats sur la laïcité de l’État au Québec, lors des discussions sur la loi sur la laïcité de l’État (votée le 16 juin 2019). La future première loi sur la laïcité de l’État prônait une « neutralité réelle et apparente » contre le système multiculturel libéral canadien et contre cette neutralité bienveillante qui autorise des accommodements avec la loi commune, dits « accommodement raisonnables », c’est-à-dire une différence de droits pour des raisons religieuses (Bouchard, Taylor, 2008). Comme le 9 décembre 1905 en France et le 16 juin 2019 au Québec, la neutralité bienveillante anglo-saxonne a été rejetée par la représentation nationale. Pourquoi vouloir passer de la laïcité française (modèle pour les partisans de la loi québécoise) à la neutralité anglo-saxonne ? Au motif que nul ne pourrait « durablement imposer un credo de violence, d’intolérance, d’exclusion et de terreur » (Tuot, ibid.). L’histoire récente de la radicalisation religieuse a donné tort à Thierry Tuot. Quant à l’action contentieuse du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, vice-Président du Conseil d’État de 2006 à 2018, explique son rôle ainsi : « "On a essayé à chaque fois de prendre en compte tous les courants de pensée et de motiver les choix que nous faisions sans se réfugier derrière la lettre de la loi", assure-t-il. "Nous avons ainsi le sentiment d’avoir contribué à créer de la cohésion sociale et du consensus" » (Rouden, 2018). Pourtant, dans notre système politique, il n’appartient pas au Conseil d’État de se substituer au Parlement. Il est au contraire tenu de respecter la lettre et l’esprit de la loi. Y aurait-il eu plus de dissensus et de fractures sociales s’il avait respecté la loi de 1905 ?
12Pour démontrer l’existence d’un écart entre ce que disent l’esprit et la lettre de la loi, il faut en premier lieu faire un point sur la loi de 1905 en revenant aux textes. Aux termes de la loi de 1905, la neutralité des Églises doit être absolue : « Si l’État demeure neutre à l’égard des Églises, celles-ci doivent observer une neutralité absolue à l’égard de l’État » (Briand, 4 mars 1905, 289-291). Liberté et neutralité vont de pair. L’État se libère de l’Église et l’Église devient libre de son organisation et de son fonctionnement à condition de ne pas enfreindre les interdits et les obligations fixés dans la loi de 1905 (Titre V : Police des cultes).
13Ensuite la formule que dénonce Marcel Gauchet, selon laquelle « L’État est laïc, la société n’a pas à l’être » (Jeudy, 2019, 16), est-elle vraie ? Cette affirmation comporte une impossibilité logique. Dans une République démocratique et laïque (Art. 1, Constitution 1958) le peuple s’applique à lui-même ses lois laïques. Aristide Briand parlait de société laïque : « La solution de MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix était celle que nous préconisons aujourd’hui : répondre aux principes de persécution du clergé, par des principes de liberté ; rejeter les prêtres dans leurs églises, pour que soit affranchie la société laïque » (Briand, 4 mars 1905, 108). L’absence du terme laïcité dans la loi de 1905 ne l’empêche pas d’être une loi sur la laïcité, elle en définit le contenu. Le terme, ou une de ses déclinaisons (laïque, laïc), est présent 82 fois dans l’explication du texte présenté par Aristide Briand à la Chambre des députés le 4 mars 1905.
14La loi de 1905 prévoit-elle néanmoins la plus grande liberté des manifestations extérieures des cultes ? La réponse est sans équivoque, la loi n’incite pas à introduire des signes ou emblèmes religieux dans les emplacements publics, au contraire (Art. 27, 28 et 29, loi de 1905). Le rapporteur de la loi, Aristide Briand, s’interrogeait sur cette volonté de ne pas respecter la liberté de conscience d’autrui : « La rue, la place publique sont à tous. Pourquoi revendiquez-vous le droit, vous catholiques, en régime de séparation, de violer la neutralité confessionnelle en exposant aux regards des citoyens, qui peuvent ne pas partager vos croyances, des objets exaltant votre foi et symbolisant votre religion ? Votre conscience ne peut-elle donc être libre qu’à la condition de pouvoir opprimer celle des autres ? (Très bien très bien ! à gauche.) » (Briand, 44e séance, 27 juin 1905, 45).
15Le principe de l’interdiction ou de la limitation des manifestations extérieures des cultes correspond au respect de la liberté de conscience qui ne peut en aucun cas être analysée comme une liberté de pratique religieuse. Parmi les manifestations extérieures des cultes, il y a le port du vêtement religieux dans l’espace public. La question avait été débattue à la Chambre des députés en 1905. Sur le vêtement ecclésiastique, Aristide Briand a été clair : « Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel, c’est-à-dire en tant qu’uniforme protégé par l’article 259 du code pénal. La soutane devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non. C’est la seule solution qui nous ait paru conforme au principe même de la séparation » (Briand, 43e séance, 26 juin 1905, 21). Personne ne peut arguer du caractère religieux d’un vêtement pour obtenir sa protection. Le vêtement religieux est accessible à tous, c’est donc la fin de la sanction pénale pour les non-prêtres qui porteraient la soutane, mais c’est aussi la fin de toute protection au titre de vêtement religieux. L’absence de reconnaissance du vêtement religieux ne signifie pas que l’État ou ses représentants ne savent pas faire, ou ne peuvent pas faire, la distinction entre un vêtement ou un signe religieux et un autre vêtement. Rappelons avec l’ancien Procureur général près la Cour de cassation que : « La République laïque est indifférente aux convictions : elle ne conçoit que des citoyens égaux en droit. Elle "connaît" les religions, mais ne les "reconnaît" pas » (Marin, 2014, 22). Pour actionner l’article 28 de la loi de 1905 (« Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions »), il faut à l’évidence que l’État fasse la différence entre ce qui est un emblème religieux et ce qui ne l’est pas. Même chose pour les maires qui ont la responsabilité des manifestations extérieures des cultes (Art. 27 : « Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, sont réglées en conformité de l'article L2212-2 du code général des collectivités territoriales »). Comment se fait-il que les maires soient en charge des manifestations extérieures des cultes ?
16L’interdiction totale des manifestations extérieures des cultes voulue par Aristide Briand et sa commission a été assouplie. Voici ce qu’il disait dans sa présentation de la loi : « elles [les Églises] n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et d’imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes d’autres confessions religieuses le spectacle inévitable de leurs rites particuliers. L’article 25 [actuel art. 27] apparaît ainsi comme la consécration du principe de liberté et de neutralité. La séparation entre le monde religieux et le monde laïque, comme entre les divers groupements religieux, doit être absolue et décisive » (Briand, 4 mars 1905, 290). Cette responsabilité incombait aux maires jusque-là. L’article 27 initial était le pendant de l’article 26 qui dit : « Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte ». Pas de réunion politique dans les lieux de culte et pas de manifestation cultuelle dans l’espace public.
17Le député Henri-Constant Groussau, membre du groupe Action libérale, militant radical de la droite catholique, avait fini par convaincre ses collègues de laisser les maires décider, au cas par cas, d’autoriser ou pas les manifestations extérieures des cultes. Au préalable il avait fallu persuader les députés qu’ils ne seraient pas privés aussitôt de leur liberté par le Conseil d’État. Les partisans de la séparation des Églises et de l’État auraient pu refuser la proposition d’Henri-Constant Groussau si la « délégation » de pouvoirs aux maires se transformait en pouvoir donné au Conseil d’État : « Ne craignez pas de supprimer la prohibition de l’article 25 [actuel art. 27]. Les municipalités qui auront à sauvegarder la tranquillité publique ne seront pas démunies de pouvoir. […] Le maire de Poitiers […] interdit non seulement les processions, mais également "la circulation et le stationnement dans les rues et sur les places publiques d’un ou plusieurs groupes d’individus qui donnent à leurs manifestations un caractère religieux, soit par leurs chants, soit par les emblèmes dont ils sont porteurs, soit par tout autre moyen." (Exclamations et rires à droite.) […] Plusieurs ecclésiastiques et catholiques de Poitiers ont exercé un double recours […] devant le conseil d’Etat. Le premier a été rejeté le 23 juillet 1898 et le second le 15 mars 1901 » (Groussau, 43e séance, 26 juin 1905, 45-46). La remarque d’Henri-Constant Groussau présente l’avantage de définir les manifestations extérieures des cultes. Il reste que l’article 27 de la loi de 1905 prévoit l’encadrement strict des manifestations extérieures des cultes.
18Quand des maires ont interdit des tenues de bain appelées burqini, manifestant ostensiblement une appartenance cultuelle sur les plages publiques, le Conseil d’État les a désavoués (Conseil d’État, 26 août 2016, n° 402742 et n° 402777 ; Conseil d’État, 26 septembre 2016, N° 403578) et les a accusés de porter gravement atteinte « aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle » (ce, 26 août 2016, n° 402742) sans référence à la loi de 1905, qui est simplement citée en introduction des décisions du Conseil d’État du mois d’août, mais qui n’apparaîtra plus dans le corps des ordonnances. Le Conseil d’État a donné raison aux demandeurs, la Ligue des Droits de l’Homme et le Collectif contre l'islamophobie en France (ccif, dissous depuis par le Conseil des ministres pour propagande islamiste).
19Quelques jours après l’attentat du 14 juillet 2016 de Nice, étaient apparues des femmes en tenues de bain islamistes sur le littoral. La plage est un emplacement public où l’apposition de signes religieux est interdite et où les manifestations extérieures des cultes sont encadrées par l’article 27 de la loi de 1905. La loi de 1905 interdit la protection d’un vêtement religieux au motif qu’il est religieux. Il aurait fallu expliquer la nécessité de faire une manifestation extérieure d’un culte qui ne circule pas, sur une plage, non réservée ponctuellement à une manifestation cultuelle, où les gens sont posés et donc ne peuvent échapper au spectacle inévitable de vêtements symbolisant un courant religieux islamiste. Pour les députés de 1905, la manifestation circule tandis que le signe dont l’apposition est interdite est fixe (Chambre des députés, 45e séance, 28 juin 1905, 18-19). Le Conseil d’État s’est cependant abstenu de traiter ces référés au regard de la loi de 1905, la seule pourtant qui permet de traiter la question des signes et manifestations religieuses dans l’espace public. Voici ce qu’il affirmait : « le maire d'une commune du littoral édicte en vue de réglementer l'accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l'ordre public, telles qu'elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu'impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l'hygiène et la décence sur la plage. Il n'appartient pas au maire de se fonder sur d'autres considérations et les restrictions qu'il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d'atteinte à l'ordre public » (Conseil d’État, 26 août 2016, n° 402742 et n° 402777).
20Le Conseil d’État interdit au maire de se fonder sur d’autres considérations que le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l'hygiène et la décence sur la plage. Le maire est ainsi privé du pouvoir que lui confère la loi de 1905. Le Conseil d’État a réduit par ailleurs la notion d’ordre public à des « risques avérés d’atteinte à l’ordre public », c’est-à-dire à des confrontations violentes. Le trouble à l’ordre public régresse au stade d’une société non civilisée où l’atteinte à la conscience d’autrui n’existe plus, où la loi de 1905 a disparu. Toute la loi de 1905 est une loi d’ordre public, comme l’annonce son premier article : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public » (Art. 1, loi de 1905). Le Conseil d’État évite dans ses décisions de citer deux termes pourtant au cœur des affaires qui lui sont soumises : le terme religieux ou vêtement religieux et le terme islamiste. Le Conseil d’État parle de : « tenues de la nature de celles que l'article 4.3 de l'arrêté litigieux entend prohiber ». En ne nommant pas la nature de la tenue, le lien avec la loi de 1905 disparaît au profit d’autres principes comme l’hygiène ou la décence. Le Conseil d’État affirme qu’« En l'absence de tels risques [avérés], l'émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d'interdiction contestée » (Conseil d’État, 26 août 2016, n° 402742 et n° 402777). Si les inquiétudes et les émotions ne permettent pas d’aller outre ce que la loi prescrit, l’atteinte à la liberté de conscience d’autrui dans un lieu qui appartient à tous est strictement règlementée par la loi de 1905. Cette atteinte n’a pas à se traduire par une altercation violente pour être avérée, la pose de signes ou d’emblèmes religieux, les manifestations extérieures des cultes non déclarées et non autorisées suffisent à caractériser l’atteinte à la loi.
21En revanche « l'émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes » (ibid.) sont des indicateurs de l’atteinte à la liberté de conscience. Le Conseil d’État oublie de préciser que l’émotion concerne l’islamisme, un dogme politico-religieux qui n’échappe pas à la loi de 1905. Le Conseil d'État affirme que : « L'arrêté litigieux a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle » (CE, 26 août 2016, n° 402742). La « liberté d’aller et venir » n’est pas entravée par l’interdiction du port de certaines tenues de bain. Il suffit de changer de tenue. Cela appelle une remarque en raison d’une confusion entre le faire et l’être entretenue par les opposants à une laïcité qui ne serait pas ouverte aux religions, tant au Québec, lors des débats à l’Assemblée nationale sur la laïcité de l’État, qu’en France (Observatoire de la laïcité, 2015). Le signe religieux est assimilé à une couleur de peau, une ethnie ou une orientation sexuelle si bien qu’interdire une tenue religieuse porterait atteinte à la liberté d’aller et venir puisque vous ne pourriez pas plus vous défaire de votre signe que vous ne pourriez vous défaire de votre couleur de peau. La « liberté de conscience » quant à elle ne peut être gravement atteinte au regard de la loi de 1905, il ne s’agit aucunement d’une liberté de pratique religieuse dans l’espace public, bien au contraire. Enfin si « la liberté personnelle » était au-dessus de la loi 1905, cette dernière n’aurait de ce fait guère d’utilité. Le concept de liberté personnelle est un concept encore flou, inventé en 1988 par le Conseil constitutionnel. Lors d’une table ronde organisée par deux Professeurs de droit public (Plantey, Mouton, 2018) sur le sujet, la question de savoir si la liberté religieuse faisait partie de la liberté personnelle a été posée. Le Professeur de droit public Michel Verpeaux a exclu la religion de la liberté personnelle quand le président de la table ronde, Alain Plantey, Conseiller d'État, faisait la distinction entre liberté individuelle et liberté personnelle : « D’une façon plus générale, il y a la liberté de la personne et la liberté de l’individu. Celle de l’individu, elle est soumise à l’ordre public, celle de la personne, non. Il n’y a pas d’ordre public religieux. Le grand problème c’est que vous avez des religions qui sont totalitaires, qui n'admettent pas l’ordre public, souvent, même pas le concept d’État. Dès que vous entrez dans une pratique religieuse, il faut faire attention à ce qu’elle ne choque pas l’ordre public ou les autres individus. Tant que vous êtes dans le domaine de votre personne, vous êtes libre. » (Plantey, 2018, 38).
22Nous le voyons ici, tous les conseillers d’État ne confondent pas liberté personnelle et liberté de pratique religieuse dans l’espace public. Toutefois nous nous intéressons à la jurisprudence et aux rapports du Conseil d’État donc à ce qui est considéré comme sa position officielle en tant qu’institution publique.
23Le Conseil d’État considère-t-il que la loi de 1905 ne s’applique pas à toutes les religions ? Dans une mystérieuse expression, le conseiller d’État (faisant partie du trio de conseillers ayant suspendu en référé les arrêtés des maires précités) Thierry Tuot (op. cit.) disait : « Le droit doit donc être la limite : dans la réinterprétation de la liberté au regard des cultes qui, en 1905, n’était pas en position d’expliciter la conception qu’ils en avaient » (Tuot, 2013, 64). Tout en évoquant la limite du droit, il s’agirait de réinterpréter la loi pour que ceux qui n’ont pas pu faire entendre leurs revendications à l’époque. Le conseiller parle de « l’islam, comme d’ailleurs [le] protestantisme des églises venues du monde anglo-saxon ou des Caraïbes » (ibid.). Contrairement à ce que laisse entendre le conseiller, la séparation des Églises et de l’État n’est pas un divorce à l’amiable, où les parties choisissaient les contours de leur liberté dans l’espace public, mais un divorce pour faute grave du clergé. L’intention de la commission d’Aristide Briand est sans équivoque : « la troisième République en est réduite à étayer l’édifice politique de la Révolution sapé, durant près d’un siècle, par ses pires ennemis [le clergé séculier et le clergé régulier]. Le labeur est immense, car les crimes commis contre la liberté sont innombrables ; mais nous atteignons le moment où nous verrons la chaîne se renouer » (Briand, 4 mars 1905, 81-82). Le titre de la loi précise « Églises » au pluriel car il n’est pas question de laisser quelque culte que ce soit s’imposer dans l’espace public. L’asymétrie entre la neutralité de l’État et celle de l’Église telle qu’elle apparaît dans l’article 25 de la loi de 1905 permet de ne pas se tromper sur la nature de la liberté dont Aristide Briand parle : « Les réunions pour la célébration d'un culte tenues dans les locaux appartenant à une association cultuelle ou mis à sa disposition […] restent placées sous la surveillance des autorités dans l'intérêt de l'ordre public » (Briand, 4 mars 1905, 286). En revanche les Églises ne sont pas autorisées à surveiller l’État.
24La question de savoir si le Conseil d’État pratique la différence de droits en fonction des religions se pose car pour se prononcer en matière contentieuse sur des crèches de Noël dans des bâtiments de collectivités publiques (Conseil d'État, 09 novembre 2016, n° 395223 et n° 395122), il s’est fondé sur l’article 28 de la loi de 1905. Toutefois la réponse n’est pas aussi certaine qu’il y paraît car le Conseil d’État a détourné le texte de 1905 de son sens premier. Il a affirmé que l’article 28, prévoyant des exceptions aux signes religieux dans les emplacements publics, comme des « expositions », il est donc possible de disposer des crèches qui constitueraient une forme d’exposition pendant les fêtes de Noël, à condition de prouver que la crèche a « un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse ». L’article 28 (cf. supra) prévoit en effet des exceptions à l’interdiction d’apposition de signes religieux dans un emplacement public : « à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Le terme « expositions » est donné comme une alternative aux « musées ». Dans des musées ou dans les expositions publiques, il est possible d’exposer des objets cultuels (Art. 28). Donc parler d’exposition pour l’installation d’une crèche de Noël dans un service public, qui n’est ni un musée ni une exposition, dénature l’article 28 une première fois et, ajouter qu’elle serait autorisée, si elle n’est pas cultuelle mais culturelle, artistique ou festive, le dénature une deuxième fois.
25Le Conseil d’État considère que les « sièges d’une collectivité publique ou d’un service public » ne sont pas des bâtiments publics comme les autres et qu’en conséquence les crèches installées par une personne publique ne peuvent être cultuelles. Leur installation doit résulter « d'un usage local » ou de « circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif ». Le conseil d’État insiste sur la neutralité obligatoire des personnes publiques, ce qui n’est pas le propos de l’article 28 qui dit : « Il est interdit », ce qui vise quiconque aurait le désir d’apposer un signe religieux sur ou dans un emplacement public. Aristide Briand expliquait cette interdiction ainsi : « L’interdiction formulée par cet article s’inspire toujours des mêmes principes que les précédentes dispositions : réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Elle est indispensable pour prévenir les troubles et les désordres qui peuvent être occasionnés par la présence d’emblèmes ou de signes religieux » (Briand, 4 mars 1905, 291). La loi de 1905 ne fait aucune différence entre les emplacements publics. Aristide Briand définit les emplacements publics ainsi : « Par les termes "emplacements publics" nous visons les rues, les places publiques ou les édifices publics autres que les églises et les musées » (Briand, 44e séance, 27 juin 1905, 44).
26De nombreux juristes anticipaient l’embarras que la question de l’installation des crèches de Noël dans les établissements publics causerait au Conseil d’État après ses ordonnances favorables aux tenues de plage islamistes. Après avoir autorisé les unes, il aurait eu probablement quelques difficultés à interdire frontalement les autres. Une journaliste a rapporté en effet que : « "Le Conseil d'État semble tétanisé, craignant la presse, la Cour européenne des droits de l'homme", juge un observateur extérieur. Il ne veut pas qu'on puisse dire : "Le Conseil d'État a autorisé le burkini mais pas les crèches" » (Lombard-Latune, 2016).
27Alors le Conseil d’État s’est empêtré dans une autorisation-interdiction impossible. Comment l’édile apporterait-il la preuve de circonstances particulières ? Quelles circonstances particulières ? Ces circonstances qui permettraient de leur reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif ne sont prévues par aucune loi. Qui jugerait du caractère artistique ? Les auteurs, le public, les conseillers d’État ? En quoi par ailleurs un « usage local » autoriserait-il un contournement de l’article 28 de la loi de 1905 ? Aristide Briand avait annoncé que les emblèmes religieux déjà en place ne seraient pas enlevés : « Les emblèmes religieux déjà élevés ou apposés demeurent et sont régis par la législation actuelle. L’article ne dispose que pour l’avenir » (Briand, 4 mars 1905, 291-292). S’agirait-il de crèches déjà présentes avant 1905 ? Toutefois le Conseil d’État atténue sa position : dans les autres emplacements publics qui ne sont pas des sièges d'une collectivité publique ou d'un service public, « eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d'année notamment sur la voie publique, l'installation à cette occasion d'une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu'elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse » (Conseil d’État, 9 novembre 2016, n° 395223). La question des définitions de ce que serait « un acte de prosélytisme » ou un acte « de revendication d'une opinion religieuse » dans l’installation d’une crèche qui, représentant la naissance du Christ, ne peut pas ne pas être religieuse, est une nouvelle fois posée. Y aurait-il des crèches plus prosélytes que d’autres ? À quoi les reconnaitrait-on ? Comment ne revendiquerait-on pas une opinion religieuse en installant une crèche sur la voie publique ? Il n’est pas sûr que laisser penser qu’une crèche puisse être réduite à du « folklore » soit acceptable pour les chrétiens.
28L’interprétation à contresens de la loi de 1905 n’a pas fait l’unanimité au Conseil d’État : « Faute de vote possible lors d'un premier examen, le délibéré a été reporté de quinze jours. “Une première depuis 1945 !”, s'exclame-t-on dans les couloirs du Palais-Royal où l'on évoque un "profond malaise". Le 21 octobre [2016], les 17 sages qui siègent depuis 9 heures à l'assemblée du contentieux – la formation la plus solennelle de la juridiction – se quittent à 19 heures sur un constat de division peu commun » (Lombard-Latune, op. cit.).
29S’agissant des universités, le Conseil d’État considère que les étudiants ont le droit, comme hier les élèves (Conseil d'État, 4 /1 ssr, 2 novembre 1992, n° 130394), de porter de signes religieux ostensibles à l’université au nom essentiellement de leur « liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels », au titre de l’article L. 811-1 du code de l’éducation (Loi n° 84-52 du 26 janvier 1984). Cette liberté d’expression de 1984 primerait sur la loi de 1905 qui n’est pas évoquée par le Conseil d’État sur ce sujet (voir sa récente décision sur des élèves infirmières à l’université : Conseil d'État, 5e-4e chambres réunies, 28 juillet 2017, n° 390740). La liberté d’expression autoriserait la liberté d’expression religieuse qui elle-même permettrait la pratique religieuse sous la forme du port de vêtement ou de signe religieux. La liberté d’expression associée à celle d’information concerne des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels donc son interprétation ne peut être celle du Conseil d’État. Quel serait le problème cultuel (absent de la liste énumérée par la loi) sur lequel il s’agirait de s’exprimer par le port d’un signe religieux ostensible ? La liberté d’expression des étudiants est circonscrite à des temps de débats, à de l’affichage sur des panneaux qui leur sont réservés, à des travaux écrits et oraux demandés par leurs enseignants. L’expression sur des problèmes cultuels ne peut se faire pendant le cours magistral d’un enseignant, qui est en principe le seul à prendre la parole et qui décide du problème ou du sujet à traiter. Dans des cours où les étudiants sont plus actifs comme les travaux dirigés ou les travaux pratiques, ce sont aussi les enseignants qui fixent le thème à aborder ou le problème à résoudre. Les étudiants n’ont pas à s’exprimer sur leur problème cultuel en cours sauf s’ils y sont invités. Le recours à la liberté d’expression de l’article L. 811-1 du code de l’éducation est une impasse intellectuelle et juridique. La liberté d’information qui va avec la liberté d’expression deviendrait-elle aussi la liberté d’information à l'égard des problèmes des cultes pendant les cours ?
30La loi de 1905 sépare absolument les Églises de l’État et ne permet « les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte » (Art. 27) qu’exceptionnellement. En donnant la responsabilité aux maires d’autoriser ou d’interdire les manifestations extérieures des cultes, une question émerge. Ces pratiques cultuelles hors des lieux de culte ne sont-elles pas strictement limitées à la rue, aux places, squares, plages, jardins publics, c’est-à-dire aux lieux qui dépendent de l’administration du maire d’une part, et qui sont en plein air d’autre part ? L’exception prévue pour les maires à l’article 27 n’existe pas pour les emplacements publics qui dépendent du département, de la région ou de l’État comme les universités, le Sénat et l’Assemblée nationale. Aucune religion n’a pour lieu d’exercice du culte le conseil départemental, le conseil régional, l’université ou le Parlement alors qu’il peut y avoir une tradition de processions ou de pardons dans les rues et sur les plages.
31Le député Henri-Constant Groussau lors de son intervention pour l’assouplissement de l’article 27 (Groussau, 43e séance, 26 juin 1905, 34) a cité le Professeur de droit Maurice Hauriou dans son Précis de droit administratif et de droit public général : « Le culte catholique ne comporte pas seulement des cérémonies dans des enceintes consacrées, temples ou églises, il admet aussi des cérémonies extérieures qui s’accomplissent en plein air, dans la rue […]. Tant à cause de cette tradition que de cette signification profonde, on comprend que les cérémonies extérieures du culte soient considérées par l’Eglise comme essentielles ; elles sont un des éléments de sa catholicité » (Hauriou, 1903, 165). Si nous suivons Maurice Hauriou, et par conséquent les députés de 1905 qui ont demandé, et obtenu, que les maires puissent autoriser ou interdire les manifestations extérieures des cultes, il s’agit donc bien d’espaces publics en plein air. L’exception de l’article 27 ne concerne pas les lieux publics qui ne sont pas administrés par les maires. Les manifestations des cultes que les maires peuvent autoriser ne sont pas extérieures en ce qu’elles se déroulent en dehors de lieux de cultes ou pas seulement, elles sont extérieures en ce sens qu’elles empruntent les voies publiques, les places, les plages ou les jardins publics.
32La manifestation extérieure d’un culte que constitue le port d’un vêtement ou signe religieux visible ne devrait pas avoir lieu dans un local abritant un service public en plein travail. Le financement des services d’aumônerie qui permettent à des ministres des cultes de venir dans les lieux d’enfermement : « établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons » (Art. 2, loi 1905) sont une exception à la séparation des Églises et de l’État, mais la venue d’aumôniers ne peut se faire dans les salles de classe pendant les cours auprès de croyants et de non croyants qui n’ont pas fait appel à leurs services. À l’époque les écoles, collèges et lycées étaient souvent des internats. L’université n’est pas concernée, chacun peut en sortir à sa guise et aller dans un lieu de culte, ou chez lui, pratiquer son culte. Le vêtement religieux n’étant qu’un vêtement comme un autre et n’ayant plus de protection (Briand, 43e séance, 26 juin 1905, op. cit.), n’importe quel règlement intérieur peut l’interdire.
33Le refus du Conseil d’État d’appliquer la loi de 1905 va conduire les parlementaires à voter au coup par coup d’autres lois : la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », la loi du 20 avril 2016 « relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires » qui leur interdit de manifester leurs opinions religieuses (Article 1), la loi du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public » qui, de fait, interdit le port de tenues religieuses masquant le visage dans l’espace public.
34Sans même parler de l’immense travail produit par les parlementaires pour aboutir à la loi de 1905, ce contournement de la loi de 1905 coûte très cher actuellement aux contribuables en années de débats et de travaux parlementaires, en fractures sociales et en procès en « islamophobie » orchestrés par les islamistes. La loi de 1905 ne court pas le risque d’être accusée de s’en prendre d’abord et avant tout aux musulmans. À l’époque l’Église dont l’État veut se séparer est catholique.
35Le modèle multiculturaliste libéral anglo-saxon conduit mécaniquement au rétrécissement du service public et l’idéal qu’il véhicule précède en France cet effacement progressif et l’accompagne. Les écarts entre les décisions du Conseil d’État et la loi de 1905 montrent un glissement vers un système juridique de Common Law et la substitution de la liberté de pratique religieuse à la liberté de conscience de la loi de 1905. En s’emparant de la communication publique sur la laïcité du Conseil d’État, et des institutions publiques de premier rang, les chercheurs et enseignants-chercheurs en SIC peuvent éclairer le citoyen (Art. L411-1 du code de la recherche) sur les évolutions fondamentales de sa société afin qu’il puisse participer aux débats et prendre des décisions en connaissance de cause.