- 1 L’expression financière d’aversion au risque désigne un comportement qui évite la prise de risque.
1L’évolution du droit, des mentalités et des pratiques en matière de santé et de sécurité au travail (SST) a connu plusieurs tournants, depuis la gestion a posteriori d’accidents affectant des salariés infantilisés considérés comme « risquophiles », jusqu’à l’aversion contemporaine au risque1, en passant par l’anticipation de risques de maladies et d’accidents analysés comme compressibles, quoique inhérents à l’activité. Les progrès réalisés par la médecine, les sciences statistiques et les méthodes probabilistes, ont progressivement permis de mieux analyser les risques liés au travail et d’évaluer leurs coûts pour les entreprises et la société. Le périmètre des risques reconnus comme professionnels s’est donc agrandi en proportion de normes éthiques d’acceptabilité de certains risques et de rationalité gestionnaire.
- 2 Cette présentation des valeurs des préventeurs s’inspire de celle qui en est faite sur le site de l (...)
2En France, le Code du travail fait désormais obligation aux employeurs de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des salariés. La jurisprudence impose une véritable obligation de résultats qui participa au développement d’une fonction SST au sein des entreprises. La mission des acteurs de terrain de la prévention des risques professionnels [médecins, infirmiers, préventeurs, directeurs des ressources humaines (DRH), directeurs qualité, élus syndicaux) est de « réconcilier le travail et la santé » (Capsecur Conseil, Dab, 2013 : préface XII]. Cette mission de réconciliation est difficile car la diminution de la gravité et de la fréquence des risques a longtemps été réputée advenir au détriment de la productivité et de la compression des coûts. Elle n’en est pas moins porteuse de sens, car cohérente avec des valeurs humanistes de respect des personnes, d’écoute des besoins, de transparence, de dialogue et de participation2. Imprégnés par une culture du management par objectifs, les préventeurs valorisent des « indicateurs prégnants » qui construisent la notion de qualité (Boussard, 2001) : zéro-accident, taux d’absentéisme, fréquence et gravité des événements indésirables, accidents et presque accidents. Leur ethos professionnel à la fois techniciste et humaniste les incite à plaider pour la mise en œuvre d’actions de prévention primaire (élimination des facteurs de risques et création des conditions de travail agréables), plutôt que pour des actions de prévention secondaire (surveillance des conditions de travail et de l’état de santé des salariés) ou tertiaire (effort de réparation ou de compensation des atteintes effectives à la santé des salariés).
3La fonction SST concilie des missions d’évaluation et de maîtrise des risques professionnels précis, mesurables et situés (risques chimiques, toxicologiques, électriques, risques liés aux postes de travail et à l’activité physique – notamment les gestes et les postures –, risques psychosociaux), et de plus en plus de missions tournées vers l’amélioration globale des conditions de travail. Elle prend aussi en charge des actions ciblant les environnements de travail, mais l’organisation du travail et le management dans l’objectif de donner davantage de sens à l’activité. Cet article analyse les arguments des promoteurs de projets d’entreprise dans lesquels les objectifs de SST conditionneraient les objectifs d’exploitation, si bien que la culture de la sécurité imprégnerait tous les échelons et toutes les fonctions. Dans le contexte français, ces politiques de SST sont désormais désignées sous l’appellation de qualité de vie au travail (QVT) : elles se sont imposées dans les agendas politiques et entrepreneuriaux, tant pour répondre à une demande sociale de « mieux vivre » que pour coïncider avec la promotion du concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE). À la fois politique publique et projet de nombreuses entreprises, la QVT est caractérisée et plaidée par une série de textes réglementaires ou référentiels du fait de l’autorité de leurs auteurs ou de leurs institutions éditrices.
4La mesure du coût des accidents du travail et des maladies professionnelles pour les entreprises est difficile car ces derniers génèrent à la fois hausse des cotisations et baisse de la performance (Gosselin, 2005). De plus, les risques professionnels sont la résultante d’une conjugaison complexe de facteurs techniques, organisationnels et humains. Il s’avère de fait difficile d’évaluer l’impact des actions de prévention primaire et d’argumenter en leur faveur. Les préventeurs des risques professionnels, les inspecteurs et les médecins du travail tentent de convaincre les dirigeants d’entreprise de l’opportunité d’investir dans la mise en œuvre de politiques de QVT censées modifier en profondeur les environnements du travail, son organisation et le management. Cet article se propose d’étudier un corpus de textes réglementaires et référentiels pour les professionnels du domaine « Hygiène Santé Environnement » (HSE) qui sont autant de plaidoyers pour la QVT.
- 3 L’Agence Nationale pour l’Amélioration des conditions de Travail est un établissement public sous t (...)
- 4 Un position paper est un texte qui exprime une prise de position.
- 5 Les think tanks sont des laboratoires d’idées regroupant plusieurs experts.
5Les textes du corpus appartiennent à des genres différents : discours ministériels, lois, accords interprofessionnels, rapports de vulgarisation scientifique – publiés par des organismes paritaires comme l’INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) ou le réseau des ANACT-ARACT (Agence Nationale / Association Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail3) –, ou position papers4 – publiés par des groupes d’intérêt et/ou des think tanks5. D’une grande homogénéité argumentative, ils se citent réciproquement ce qui permet de les inscrire dans une généalogie commune. Appréhendé dans une perspective d’analyse critique des communications organisationnelles stratégiques, le corpus textuel inclut : le Plan Santé Travail (2016-2020), la « loi travail » de 2017, l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 19 juin 2013 – approuvé par les partenaires sociaux et titré « Vers une politique d'amélioration de la qualité de vie au travail et de l'égalité professionnelle » –, et une série de rapports situés sur un continuum qui va de l’expertise au plaidoyer. L’argumentation a été analysée en tant qu’elle participe à des stratégies coordonnées d’influence (L’Etang et al. 2015, Ihlen & Heath, 2018) et qu’elle est le fruit d’un travail d’écriture collectif : « Outils de rationalisation et de normalisation […] de l’activité professionnelle : indissociablement descriptif et évaluatif, l’état des lieux qui […] est proposé [dans ces rapports] peut être mis au service de préconisations » (Née et al., 2017 :.9). Ces textes longs et sophistiqués émanent d’institutions comme l’Assurance maladie, l’INRS ou le réseau des ANACT-ARACT, ou encore de collectifs mixtes d’institutions reconnues d’utilité publique et de think tanks. Massivement diffusés, ces rapports sont légitimés par leur collégialité d’écriture ainsi que par la citation d’extraits et de fragments plagiaires dans les textes réglementaires qu’ils ont inspirés. Ces textes sont « constituants » (Maingueneau & Cossutta, 1995) car ils fondent leur propre possibilité, tout en faisant comme s’ils se contentaient d’illustrer la possibilité et l’opportunité d’une qualité de vie au travail compatible avec le système socio-économique contemporain.
6Leur argument principal est de rattacher de manière toujours plus étroite les objectifs de SST inspirés par « une vision, d’une certaine manière humaniste » à « des arguments économiques qui tendent à faire de la santé, certes un moyen pour l’individu, mais incidemment un instrument pour l’organisation » (Jolivet & Vásquez, 2013 : 339). Les objectifs de SST renforcent les injonctions au changement en validant l’argument de la rentabilité économique des politiques de QVT. Cet argument est présent dans un ensemble de textes référentiels publiés par des organisations de la société civile qui revendiquent d’œuvrer pour l’intérêt général (syndicats, organisations paritaires, think tanks). Outils avérés de communication stratégique largement diffusés, ces textes prescrivent des stratégies d’entreprise inspirées et irriguées par les objectifs de QVT, rompant ainsi avec les euphémismes prudents et autres figures de la concession propres aux rapports (Desmoulins & Seignobos, 2017). Ils décrivent les objectifs de QVT de manière homogène et quasi incantatoire comme des « leviers » ou des « vecteurs de performance ». Ces descriptions répétitives possèdent une dimension formulaire (Krieg-Planque, 2010) et d’élusion à la fois du questionnement sur la nature du lien entre QVT et performance (corrélation, causalité, association, condition) et du nécessaire engagement fort impliqué par la mise en œuvre des préconisations. Elles exploitent de puissants effets rhétoriques pour tenter de conjurer un risque de dévoiement des politiques de QVT difficiles à mettre en œuvre puisque censées transformer en profondeur l’organisation du travail et le management. L’acceptabilité et la puissance de ce plaidoyer résulteraient du déplacement du cadre de pensée des politiques de SST. La minoration des enjeux anxiogènes de maîtrise des risques professionnels (accidents du travail, maladies professionnelles, handicaps acquis) valoriserait des enjeux positifs de création de valeur et de développement des personnes. Enfin, ces textes d’une apparente polyphonie associent des arguments d’autorité épistémique et scientifique (Broudoux, 2017), ainsi que pragmatique grâce à la profusion des témoignages de parties prenantes (Doury, 1999).
7Dès mars 2002, la Commission européenne publiait une communication – titrée de manière injonctive S'adapter aux changements du travail et de la société : une nouvelle stratégie communautaire de santé et de sécurité 2002-2006 – avançant :
« un environnement et une organisation du travail sains et sûrs sont des facteurs de performance pour l’économie et les entreprises. En effet, les relations entre santé au travail et compétitivité sont plus complexes que la seule question des coûts entraînés par le respect des normes ».
8En France aussi, l’argument économique négatif du coût de conditions de travail dégradées était alors mis en avant par l’INRS sans référence à l’expression QVT. Principale source d’information des professionnels du secteur, l’autorité des productions textuelles de l’INRS procède : de son financement paritaire, de son antériorité, de la technicité de son expertise, de ses talents en matière de vulgarisation ainsi que de l’accessibilité matérielle de ses outils et services en cohérence avec ses missions de service public. Le rapport INRS de 2004, Le bien-être et la santé au travail, se concentre sur le coût du « mal-être » en termes de démotivation, d’absentéisme, de turn-over, de risques psychosociaux qualifiés « d’émergents ». Un mouvement « vers la qualité de vie au travail et les dimensions constructives du travail par rapport à la santé » y est décrit comme marquant. Est aussi évoquée de manière programmatique et expectative une « recherche de synergies entre la prévention/promotion de la santé dans l'entreprise et des préoccupations multiples (qualité/ performance/réduction des erreurs humaines ». Ces synergies sont conjointement appelées de leurs vœux par les auteurs et renvoyées dans un futur abstrait.
9Il faut attendre février 2010 et le rapport Bien-être et efficacité au travail - 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail pour voir apparaître dans les débats l’argument de la rentabilité des politiques de QVT, non pas comme un fait plausible ou un vœu, mais comme une donnée inattaquable. Ce rapport réalisé à la demande du Premier ministre par trois auteurs – dont Muriel Pénicaud, alors directrice générale des ressources humaines de Danone (et à partir de mai 2017 ministre du Travail du gouvernement d’Édouard Philippe) –, est le premier texte français majeur qui promeut la QVT, non pas comme une contrepartie sociale à la performance, mais comme un vecteur de performance. Il est cohérent avec les principes exprimés ensuite dans l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 19 juin 2013 approuvé par les partenaires sociaux et titré Vers une politique d'amélioration de la qualité de vie au travail et de l'égalité professionnelle. Cet accord contribua lui aussi à médiatiser le thème de la QVT qui émergea de nouveau dans le Plan Santé Travail (2016-2020), et enfin lors des débats sur la « loi travail » de 2017 – qui imposa des négociations sur la QVT en vue de la signature d’accords collectifs au seul niveau des entreprises.
- 6 Verkindt Pierre-Yves, « Coup d’œil rétrospectif sur l’ANI du 19 juin 2013 », Les Cahiers du DRH, ju (...)
- 7 Lanouzière Hervé, « Un coup pour rien ou tournant décisif ? L’accord du 19 juin 2013 sur la qualité (...)
10Le cinquième objectif de l’ANI postule, via l’emploi du connecteur « donc », une causalité directe et évidente entre QVT et performance : « de permettre, par une approche systémique, d’améliorer la qualité de vie au travail et les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur travail, donc la performance économique de l’entreprise » (Titre Ier). Le deuxième article distingue dix champs d’action difficiles à circonscrire. Une telle structuration énumérative confère au texte une dimension rassurante en le rattachant à une pensée administrative qui marque une forme de passage à un très haut degré d’organisation et de contrôle (Sève, 2010). Pour autant, la profusion de champs d’actions comme autant d’ « auberges espagnoles »6 augmente le risque d’abandon de l’un de ces champs pour des raisons économiques ou du fait des vicissitudes de la rationalité organisationnelle et des engagements individuels. Pour conjurer le risque d’être perçu comme un « coup pour rien »7, le texte de l’ANI actualise chaque champ en listes d’explications imagées et de préconisations ciblées.
- 8 Cette méthode est présentée dans les manuels de santé et sécurité au travail. Les explications entr (...)
11Faisant stratégiquement suite à l’ANI, l’ANACT publia en juillet 2014 un rapport intitulé 10 questions sur la QVT, dans lequel elle présentait des préconisations méthodologiques visant à accompagner des « expérimentations dans les branches et les entreprises » et faire suite aux innovations législatives relatives aux outils de dialogue social censés faciliter ces démarches d’expérimentation. Une deuxième version de ce texte publiée en mai 2016 intègre des « retours d’expérience ». La QVT est définie de manière floue, comme un état d’esprit, une démarche englobant des actions, un engagement à s’impliquer dans la réalisation d’objectifs ou un objet de discussion (Tavani et al., 2014). Le court rapport de l’ANACT est à la fois une défense et une illustration de l’ANI et une tentative de s’opposer aux critiques centrées sur l’argument de politiques de QVT floues. Le plan de ces deux rapports est calqué sur les questions de la méthode canonique de « recueil d’information sur les situations de travail réelles des salariés »8 utilisée par les préventeurs, le « QQOQCP ». Cet acronyme correspond aux six questions « Quoi ? Qui ? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? » réputées structurer efficacement « questionnaires d’entretien » et « guides d’observation » selon les guides édités conjointement par l’INRS et l’Assurance maladie. Le plan se distingue du QQOQCP en ce que les dernières parties s’articulent autour de cinq titres commençant par « comment » : « Comment lancer la démarche ? Réaliser le diagnostic et quels indicateurs utiliser ? Expérimenter un projet ? Évaluer l’organisation du travail ? Pérenniser la démarche ? » Cette structuration sous la forme pédagogique d’une foire aux questions (Frequently asked Questions) doit rassurer les lecteurs sur leurs capacités à s’approprier des préconisations pléthoriques.
12Un rapport de 2016 intitulé La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité. Refonder les organisations du travail a beaucoup contribué à médiatiser la thématique de la QVT. Il est publié par les Presses des Mines dans la collection des Notes de la Fabrique de l’Industrie en partenariat avec la fondation Terra Nova et le réseau des ANACT-ARACT. L’autorité de ce rapport découle de la revendication d’une écriture collégiale par des personnalités « multipositionnées » au sens où leurs réseaux professionnels et relationnels sont multiples, denses et interconnectés (Boltanski, 1973). Elle procède aussi de la prise en charge de leur publication par des institutions prestigieuses, ce que matérialise l’accumulation des logos sur sa couverture. Son plan est similaire à celui du rapport ANACT dans un souci commun de clarté pédagogique. La présentation des outils de mesure de la QVT dans le chapitre deux doit attester de leur sérieux : « La mesure de la QVT : un foisonnement d’outils s’appuyant sur des modèles reconnus ». Un représentant syndical admet qu’il est parfois effectivement difficile « d’y retrouver ses petits ». Par un effet rhétorique de concession, les lecteurs sont invités à « décomplexer ». Ils sont aussi rassurés quant à l’ampleur de la tâche par la récurrence de l’adverbe « progressivement » et par le découpage en champs, en objectifs précis et en micro-étapes.
- 9 Rapport collectif publié par La Fabrique, Op. cit., p.37
13Le procès en insignifiance est éloigné par la critique des effets de mode autour de politiques de bien-être et de bonheur au travail qui servent de repoussoirs. Les politiques de lutte contre les RPS intègrent souvent des actions modestes de prévention dites secondaires en proposant par exemple aux salariés des outils pour mieux faire face individuellement à un stress érigé en mal inévitable ou en méthode d’émulation. La panoplie contemporaine des préventeurs comprend aussi un nombre croissant d’actions cosmétiques ou ludiques qui présentent souvent les deux avantages d’être peu couteuses et propices à une instrumentalisation communicationnelle (installation de tables de ping-pong, de babyfoots ou de salles de sieste). En matière de RPS, la prévention tertiaire consiste quant à elle le plus souvent en des actions curatives ou de gestion de crise (groupes de parole, lignes téléphoniques d’aide psychologique). Ces actions ont l’avantage de contribuer à valoriser l’implication des entreprises au service de la santé des salariés et de ne pas bouleverser l’organisation du travail et le management, contrairement à la prévention dite primaire que les partisans de la QVT disent privilégier. Le plaidoyer pour une approche globale de la SST s’incarne dans la dénonciation des approches de la QVT qui « se concentrent sur des aspects périphériques au travail (décoration des bureaux, massages, etc.) »9.
- 10 Lanouzière Hervé, Qualité de vie au travail : phénomène de mode ou vague de fond ?, publié le 20/11 (...)
14La promotion de la QVT enchâsse une critique des politiques d’inspiration américaine axées sur l’amélioration des environnements de travail censées favoriser le « bonheur au travail » pour s’en servir comme d’un repoussoir. D’ailleurs, « n’est-il pas excessif de demander aux entreprises d’assurer le bonheur ? », s’interrogent les auteurs du rapport collectif Refonder les organisations du travail. Hervé Lanouzière plaide pour que la QVT soit « une vague de fond plutôt qu’un phénomène de mode »10. En 2013, il promeut l’ANI dans les médias en tant que directeur de l’ANACT :
- 11 Lanouzière Hervé, Un coup pour rien ou tournant décisif ? L’accord du 19 juin 2013 sur la qualité d (...)
« [L’Accord] a en outre échappé au piège de la gadgétisation. Il ne résume pas la qualité de vie au travail à un nouvel acronyme passe-partout (la QVT…) ni ne la réduit à des questions d’articulation entre vies privée et professionnelle […]. Les négociateurs n’ont pas non plus sombré dans le piège du bonheur en entreprise »11.
15La QVT est désormais synonyme de politiques de santé et de sécurité au travail ambitieuses et holistes. Dans le rapport Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée réalisé en 2018 à la demande du Premier ministre – et souvent nommé « Rapport Lecoq » du nom de la députée du Nord, l’une des trois signataires –, l’expression apparaît de manière perlée. Ce rapport déplore le manque de formations des managers et des ingénieurs qui président les processus productifs et commerciaux, mais évoque « un consensus » et « une parfaite documentation » sur les « pratiques managériales permettant de concilier les impératifs de gestion, qualité de vie au travail et performance globale de l’entreprise ». Ce consensus est une fois encore plaidé plutôt que prouvé.
16Les salariés sont soumis à l’augmentation de leurs rythmes et charges de travail. Dans un contexte de crise de l’emploi, ils doivent rechercher une performance toujours accrue, répondre favorablement à l’injonction permanente à la flexibilité, à l’autonomie et au changement de méthode ou d’organisation du travail – notamment en lien avec le numérique. Certains salariés sont confrontés à la dilution ou la perte du sens d’une activité, dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus, et ils font l’expérience d’une porosité accrue des frontières entre vies professionnelle et personnelle – notamment du fait des TIC, du télétravail, du manque de reconnaissance, ainsi que de la fragilisation des cultures professionnelles et des collectifs de travail.
17Ces problématiques sociétales, organisationnelles et managériales sont absentes des textes qui font référence en France en matière de QVT. La Loi travail de 2016 évoque non pas un problème d’hyper connexion génératrice de risques psychosociaux dans un contexte de développement du télétravail et de précarité de l’emploi, mais un droit à la déconnexion et un « nécessaire équilibre entre vie professionnelle et vie privée » dans le cadre de « parcours professionnels sécurisés12 ». Un de ces textes assume ouvertement une tonalité de plaidoyer pour la QVT car elle « permet également de donner une valeur positive au travail, en écartant les conceptions exclusivement doloristes » (page 15 de la « Note » de 192 pages de la Fabrique). Tony Fraquelli et Jérôme Vivenza, invités à s’exprimer dans deux rapports au nom de la CGT, regrettent que lorsque « nous abordons le thème de la QVT (dans les médias, par exemple), nous parlons rarement de "choses qui fâchent" ». Le « nous », ici employé de manière purement rhétorique, désigne un « vous » de ceux qui promeuvent sans réserve la QVT. La contribution se termine d’ailleurs sur une remise en question d’une QVT qui occulterait les conflits « inhérents » au travail qui génèrent des controverses elles-mêmes « facteurs de santé » (Op. Cit. : 45). Ce rare contrepoint critique légitime le rapport par l’argument de son caractère polyphonique. La tonalité globale du texte réside plutôt dans un décadrage des débats sur le travail en contexte d’économie capitaliste jugés trop simplificateurs ou alors trop marqués par l’émotion – par exemple suscitée par les suicides au travail. Rien ne doit ternir la démonstration du caractère économiquement vertueux des dépenses de SST. Cette critique des médias promeut un discours de ré-enchantement du travail et de réconciliation des niveaux hiérarchiques. Ces textes s’assument en tant que plaidoyers notamment à travers le caractère concessif du discours qui permet à leurs auteurs de prendre en charge et de neutraliser les approches alternatives ainsi que les contradictions. Ils concèdent l’existence d’approches contraires et leur reconnaissent une validité limitée, tout en maintenant leurs propres conclusions (Ducrot 1982). Ainsi, la note de la Fabrique de l’industrie précise que « c’est dans les années 2000 qu’a culminé cette conception doloriste du travail, perçu comme pathogène. L’évocation médiatique des "vagues de suicides" dans de grandes entreprises françaises, durant cette période, contribue à forger une telle approche » (Op. Cit. : 32). Elle se présente implicitement comme investie du rôle de contrebalancer une représentation jugée exagérée du thème des risques psychosociaux et de la souffrance au travail dans les médias.
18La réalité des difficultés et souffrances liées au travail est invisibilisée par la référence aux seules « bonnes pratiques » et aux entreprises « vertueuses », « pilotes » ou « modèles », ainsi que par l’emploi répété d’un vocable mélioratif (solutions, améliorations, progrès, petits pas). Le mot « performance » apparaît 235 fois dans la note de La Fabrique, « compétitivité » 124 fois, et « levier » 144 fois, contre très peu d’occurrences pour les syntagmes : risques psychosociaux, RPS, souffrance et suicide. La dimension conflictuelle des rapports productifs est elle aussi évacuée au profit d’une promotion du dialogue social érigé en panacée et unique alternative à la crise du management. Le mot « conflit » apparait 10 fois contre 80 mentions pour celui de « dialogue » et 30 pour celui de « discussion ». Le discours in fine obtenu gomme les difficultés et les tensions conformément à ce que des philosophes ont conceptualisé comme une « idéologie bonheuriste » du travail (de Funès & Bouzou, 2018).
- 13 Le lean management est une technique de gestion visant une production plus rentable et qualitative.
19Si des modèles managériaux et organisationnels peuvent être générateurs de RPS, leur remise en cause dans les textes référentiels sur la QVT est indicible en ce qu’ils sont décrits comme innovants, et contribuant à la performance. Ainsi ces textes font référence de manière laudative univoque à des méthodes génératrices de stress (Gravereaux & Loneux 2014 ; Clot 2015 ; Dujarier, 2017) : lean management13, management piloté par la qualité totale, digitalisation, flexibilité du travail, entreprises libérées, etc. Les effets du stress sont présentés comme « atténués dans leur gravité éventuelle » (Douyère, 2009 : §26) et de manière à déresponsabiliser un management étrangement dépourvu de marge de manœuvre. Le stress survient « lorsque l’organisation n’a pas les moyens de faire face à l’exigence des salariés de faire un travail de qualité », plaident les auteurs du rapport de la Fabrique. Dans un effort de nivellement des enjeux, les négociateurs de l’ANI signé en juin 2013 soulignent dans le préambule : « La qualité de vie au travail […] regroupe sous un même intitulé les actions qui permettent de concilier à la fois l’amélioration des conditions de travail pour les salariés et la performance globale des entreprises ». Le fascicule ANACT 10 questions sur la QVT présente de manière égalitaire les problématiques que la QVT saurait et devrait « traiter » et celles qui relèveraient exclusivement d’une logique de « marché ».
20Le discours affirmatif de politiques de QVT systématiquement « leviers » ou « vecteurs » de performance connaît quelques exceptions notoires. La promesse d’une QVT capable de contribuer à la compétitivité des entreprises sature le texte d’un rapport ANACT, et contredit son préambule de présentation de sa raison d’être. Ce dernier évoque en effet l’antagonisme entre performance et satisfaction au travail en précisant la vocation de l’Agence d’inciter et d’aider les entreprises (salariés et directions) à améliorer les conditions de travail, en mettant à leur disposition des méthodes et des outils cohérents avec un « objectif partagé : concilier satisfaction au travail et performance économique ». La notion de conciliation suppose un effort amiable de règlement des conflits, ce qui décrédibilise l’idée de cercle naturellement vertueux de la QVT, de la productivité et de la rentabilité, contenu dans le reste des pages.
21Le « Rapport Lecoq » évoque des « initiatives » qui « se saisissent de dynamiques de territoires ou de branches, de convictions débouchant sur des projets entrepreneuriaux associant délibérément qualité de vie au travail et performance économique ou encore d’opportunités technologiques (télémédecine) ». Le caractère étonnamment bancal de cette longue phrase et le choix du terme « convictions » questionnent la force causale éprouvée du lien entre la QVT et la performance. L’INRS déroge lui aussi logiquement au plaidoyer pour la QVT vecteur de performance, pour défendre l’idée d’une santé non sacrifiée sur l’autel de la production : « L’approche bien-être au travail vise à développer dans l’entreprise une conception de l’efficacité et de la performance qui soit soucieuse de la santé des salariés et favorise leur motivation et leur implication dans le travail », peut-on lire dans un rapport INRS de 2018 sur le Bien-être au travail. L’article de vulgarisation scientifique de l’INRS Bien-être et qualité de vie au travail, risques psycho-sociaux : de quoi parle-ton ? s’insère dans une rubrique de « décryptage ». Il dénigre subtilement la QVT telle que présentée dans l’ANI en tant qu’approche qui « s’appuie sur une conception se voulant novatrice de la performance économique et des rapports humains dans l’entreprise ». La nouveauté est implicitement questionnée, de même que la nature du lien entre QVT et performance, puisque ce lien doit découler d’une « philosophie d’entreprise renouvelée » qu’il est « nécessaire de construire » – ce qui l’exclut du champ phénoménologique pour l’ancrer dans un espoir normatif. L’INRS critique aussi la réduction de la QVT à une liste d’axes possibles prédéfinis de changement et plaide pour des démarches participatives.
22Les dimensions politiques du débat sur l’amélioration des conditions de travail sont évacuées des textes du corpus ainsi que le regret d’une absence de régulation législative sur le sujet – au profit d’un lexique scientifique, de récits testimoniaux et de listes de prescriptions qui leur confèrent une autorité polyphonique sur un triple axe expert/profane, théoricien/praticien, direction/management/salariés et leurs représentants. Ces rapports abondent en citations, en verbatim d’experts et de personnalités politiques connues du grand public, mais ils intègrent aussi nombre d’encadrés et de chapitres entièrement consacrés aux récits signés individuellement par des acteurs variés. Cette écriture fait émerger deux principales figures d’auteur : le scientifique et le professionnel acteur économique ; mais toutes deux s’affirment conjointement comme des citoyens engagés dans la défense d’une vision ambitieuse de la santé au travail. Si l'expertise scientifique et le témoignage remontant du terrain ne font pas parfaitement « taire les controverses » (Bouillon, 2012), ils actualisent la norme de vérité implicite dans ce type de communication et contribuent à assoir l’autorité des recommandations.
23La deuxième de couverture de la note de La Fabrique précise que ce think tank « organise la confrontation des points de vue et des analyses pour rendre intelligibles des réalités complexes et nuancées », que les textes publiés dans la collection des Notes sont rédigés « par des observateurs et des experts » et « s’appuient soit sur une analyse collective préalable (typiquement, un groupe de travail) soit sur une expérience individuelle incontestable ». Cette Note est constituée de deux parties distinctes qui se font écho. Ses trois premiers chapitres sont regroupés sous le titre « QVT et performance : l’état de la recherche ». Ils ressemblent à un mémoire scientifique dans leur manière d’organiser la polyphonie en amalgamant les citations d’articles scientifiques ainsi que les verbatim et récits de représentants de toutes les fonctions de l’entreprise. Un deuxième volet titré « Commentaires » rassemble cinq chapitres qui sont autant de courtes tribunes tirant leur force argumentative : de l’identité incarnée de chacun des rédacteurs – précisée par leurs professions, leurs mandats électifs ou leurs ancrages institutionnels –, mais aussi de manière latente de la diversité des genres, des âges, des secteurs d’activité qui se laissent deviner au fil des récits (Brummans & Cooren, 2011). Cette diversité des profils neutralise toute critique. Constitutive du genre des rapports, elle permet de s’approprier des arguments, de les intégrer d’une manière pragmatique et de répondre aux critiques par anticipation (prolepse).
24Chacun des micro-récits d’entrepreneurs, de manageurs et de syndicalistes témoigne de bonnes pratiques et viennent cautionner un discours normatif équilibré entre réalisme gestionnaire et idéalisme éthique. L’autorité des citations et des récits de témoignages est d’autant plus forte que l’ethos supposé des énonciateurs est pris à contre-pied : les scientifiques plaident, les syndicalistes défendent la performance et les managers le primat de l’amélioration des conditions de travail. L’exploration de toutes les facettes de l’argument du gagnant-gagnant conjure une conception historique séculaire où la santé des salariés et la rentabilité des entreprises étaient vécues et pensées comme antagonistes.
25Les voix sont très homogènes et scénographiées pour que l’énonciateur paraisse les orchestrer sans difficulté dans un puissant effet rhétorique d’unisson. Les citations font ainsi l’objet de commentaires élogieux et chaque texte renvoie aux autres avec révérence. Cette homogénéité est aussi liée à la circulation de certains auteurs entre les instances éditrices. Hervé Lanouzière, par exemple, est beaucoup intervenu dans les médias à divers titres : co-auteur et éditeur de textes en tant que directeur de l’ANACT, auteur d’un chapitre du rapport de La fabrique « La qualité de vie au travail, composante majeure de la stratégie de l'entreprise » ou encore inspirateur du rapport Lecoq en 2018 auquel il apporte dès la couverture son « appui » en tant que représentant de l’Inspection générale des affaires sociales.
26Les textes du corpus présentent d’importantes similarités de style et d’argument qui prennent sens rapportés à leurs objectifs pragmatiques limpides de plaidoyer pour des politiques de QVT, ainsi qu’à leurs contextes énonciatifs et processus rédactionnels. Certains textes préparent le terrain en amont d’une loi ou d’un accord interprofessionnel, d’autres entendent les défendre et illustrer, ou forger de nouveaux cadres de pensée, faciliter leur appropriation et leur mise en œuvre. Discours d’autorité (Monte & Oger, 2015), ces textes ont été rédigés par des collectifs engagés au sein de groupes de travail, de think tanks, et par des organisations, mandatés, labellisés ou encadrés par la puissance publique. Leur force persuasive et prescriptive est liée à l’identité statutaire de leurs auteurs, à des figures rhétoriques (répétition, concession, caricature, énumération), ainsi qu’à un effet de polyphonie grâce à des citations et des témoignages d’experts et de praticiens. Ces discours lisses sont étrangers aux débats politiques et aux controverses scientifiques. Leur autorité collective procède aussi de leur extraordinaire homogénéité formelle, argumentative, syntaxique et sémantique.
27La littérature scientifique (Courtet & Gollac, 2012 ; Sarfati & Waser, 2013) valorise l’idée d’une disparité des pratiques de santé et sécurité au travail et désigne « certaines entreprises françaises qui, en bonne santé économique, n’assument pas suffisamment leurs obligations quant au maintien en santé de leurs salariés » (Amossé & Célérier, 2013 : 1). D’après le baromètre Edenred-Ipsos sur le bien-être au travail publié en juin 2016, seulement la moitié des salariés français considère que leur entreprise agit dans le sens du bien-être au travail. Pourtant, la QVT fait désormais partie des atouts des marques-employeurs comme en témoigne l’essor des entreprises qui se positionnent sur le marché de la réputation en matière de QVT (Great place to work, Choosemycompany). Les enjeux d’engagement des salariés dans les projets et de leur adhésion aux valeurs prônées par les entreprises, mais aussi les enjeux de recrutement et de fidélisation des salariés, sont intrinsèquement liés à la perception qu’ils ont de leur propre QVT. Si l’attractivité des entreprises où il fait bon travailler n’est plus à prouver, la recherche souligne que l’évaluation de la rentabilité des dépenses effectuées en faveur d’une amélioration de la QVT pose d’importants problèmes de méthodologie métrologique. La prudence épistémologique est absente de la plupart des plaidoyers en faveur de la QVT.
28L’argument économique de la rentabilité des politiques de QVT a été promu à l’unisson par un groupe hétérogène de promoteurs de la QVT. Il a ainsi joué un rôle constitutif dans le cadre de stratégies, parfois coordonnées, de communication. L’INRS – principale source d’information des professionnels de la prévention des risques (médecins, infirmiers, préventeurs, DRH) –, formule un discours bien distinct des descriptions quasi incantatoires de politiques de QVT « leviers » ou « vecteurs de performance », dispensés d’une réflexion sur la nature du lien entre QVT et performance (corrélation, causalité, condition, composante). L’acceptabilité et la puissance de ce discours d’autorité résultent d’un effort pour imposer un nouveau référentiel sur la santé et la sécurité au travail, qui minore les enjeux de maîtrise des risques au profit d’un discours positif de création de valeur et de développement des personnes.
29Les textes de plaidoyer pour la QVT répondent à des normes éditoriales et formelles rigoureuses. Ils témoignent d’une grande créativité rhétorique, ce qui est cohérent avec leur objectif de susciter l’adhésion et l’action. Des enjeux performatifs et prophétiques se profilent derrière l’absence de critique des pratiques et modèles managériaux dominants, mais aussi de dénonciation du manque d’ambition des politiques publiques et managériales en matière de SST. Ces textes ménagent le management et la direction des entreprises en tant qu’ils visent leur adhésion et leur implication dans la mise en œuvre de politiques de QVT ambitieuses coûteuses. La dimension monolithique des plaidoyers serait le prix à payer pour convaincre et équiper les argumentaires des professionnels de la prévention des risques, eux-mêmes déjà convaincus.