1La question de la santé des travailleurs se pose depuis la fin du XIXe siècle et l’avènement de l’organisation industrielle. Dès 1840, dans Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, le docteur Villermé évoque la misère de la condition ouvrière. Dans une optique hygiéniste, il s’inquiète de la surexploitation des enfants et des femmes, mettant en péril le système productif ainsi que la reproduction du prolétariat (Fombonne, 2001). Les effets du travail sur les travailleurs ont été étudiés, tout au long du XXe siècle, par la médecine et les sciences sociales du travail, en particulier l’ergonomie, la psychiatrie, la psychologie et la sociologie. Parmi les travaux majeurs figurent ceux de Louis Le Guillant, fondateur dans les années 1950 de la psychopathologie du travail, qui ont profondément inspiré l’œuvre de Christophe Dejours, chercheur de notoriété publique fortement engagé depuis les années 1990, dont l’ouvrage Travail, usure mentale (1980) a fait date. Le thème de la « santé au travail » est apparu et s’est développé, depuis les années 1980-90, comme un domaine de recherche majeur et une question sociale cruciale en France. La « paternité institutionnelle » de l’expression émane de l’Union Européenne (Aballéa, 2014) avec des mesures visant à réduire les risques et à améliorer la santé. Depuis, l’impact du travail sur la santé physique et psychique des salariés, quel que soit le secteur d’activité et quelles que soient les populations étudiées, a été largement investi par les sciences sociales. Les phénomènes étudiés relèvent de la dégradation des conditions de travail, de la charge mentale accrue, de la fragilisation des personnels soumis à des pressions managériales ou commerciales, des nouveaux modes d’organisation et de gestion générant flexibilité, réactivité, individualisation et fragmentation des collectifs – avec parfois la précarisation des salariés. Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) sont positionnées dans ce panorama puisque leur usage peut contribuer à l’accélération des rythmes de travail, à l’hypersollicitation, ainsi qu’à l’invasion de la sphère domestique par les questions professionnelles (Carayol et al., 2016). La liste pourrait encore être longue tant les méfaits du travail ont été étudiés, montrés et médiatisés depuis le début des années 2000. Les concepts d’« intensification, usure professionnelle, souffrance au travail, violence au travail, troubles psychosociaux, harcèlement », ont émergé à la même période (Aballéa, 2014 : 5).
2Néanmoins, la santé au travail ne peut pas être appréhendée sur un versant exclusivement négatif et morbide. Dans l’activité, la dimension subjective est mobilisée, la construction de sens et du sentiment d’utilité activée, les sentiments d’existence et d’appartenance vivifiés. L’investissement identitaire et la dimension communautaire protègent la santé des travailleurs, tout comme ils peuvent être sources de frustration et de mal-être. C’est à ce titre que la psychodynamique du travail a montré, lors d’un colloque fondateur, que la dialectique « plaisir et souffrance au travail » était inhérente à l’activité, reposant sur un même processus psychique (Dejours, 1987). En définitive, l’activité des individus est toujours prise dans une double perspective « travail pathogène » / « travail opérateur de santé », en tension, la question de la santé se nichant fondamentalement au cœur de l’expérience de travail (Clot & Lhuilier, 2010).
3Il n’empêche que la demande sociale a massivement porté depuis les années 2000 sur les méfaits du travail. L’expression et la médiatisation de la souffrance se sont développées, orientant aussi les débats sur la souffrance psychique (Morillon, Bouzon & Cooren, 2009). Plus récemment, la sémantique a évolué vers un registre « optimiste », probablement du fait d’un besoin de renouvellement dans l’espace médiatique tout comme de la volonté des dirigeants, des Directions des Ressources Humaines (DRH) et des consultants, de « reprendre la main » en valorisant des actions connotées positivement. Ainsi, les dispositifs d’accompagnement sont désignés depuis dix ans par : approches de « qualité de vie au travail », « bien-être au travail » ou prévention des « risques psychosociaux ».
4Dans ce contexte, je désire axer mon propos sur un objet de recherche particulier : les paroles de plainte au travail. Celui-ci est directement en lien avec la santé au travail et connexe au thème de la souffrance, puisque les plaintes s’inscrivent dans un processus de médiation du mal-être dans les interactions. Il s’agit d’un objet fondamental pour saisir et analyser la santé au travail, de plus, en tant que pratiques langagières, les plaintes s’inscrivent pleinement dans une approche communicationnelle.
5Je montre tout d’abord à travers un tour d’horizon que les paroles de plainte sont doublement au centre d’une approche communicationnelle : elles sont un objet langagier et une médiation du vécu des individus. Ces expressions sont à étudier en tant que telles pour analyser le phénomène à la fois subjectif et social qu’est la souffrance au travail (partie 1). Une ethnographie des paroles de plainte en organisation montre ensuite les subtilités de l’expression de la souffrance ainsi que ses usages culturels codifiés (partie 2). S’ouvre finalement une discussion sur la communication au travail et les risques de faux-semblants dans la médiation de la parole en organisation (partie 3).
6La plainte est un moyen privilégié d’identifier la douleur ou la souffrance ressentie par un individu. Relevant de la mise en mots des maux, elle est une notion essentielle pour percevoir le mal-être et l’interpréter, que ce soit au travail ou dans d’autres domaines. La plainte intervient dans plusieurs champs, tels que le droit (porter plainte), la médecine (la plainte somatique), la psychanalyse (la plainte comme entrée dans la cure). Elle est aussi une forme ordinaire de la vie quotidienne, par laquelle peut s’exprimer ce qui pose problème, une récrimination ou une insatisfaction. Considérant que la plainte se situe toujours dans une interaction, elle se définit comme « l’expression d’un motif de douleur ou de souffrance, portée par un plaignant à l’adresse d’un auditoire, en vue d’une demande d’aide ou de résolution d’un problème » (Foli, 2009a : 251).
7Cette conception inscrit la plainte dans le social : elle met en relation un plaignant et un auditoire. Elle comporte une part de mise en forme, voire de stratégie rhétorique relevant de l’intentionnalité du plaignant, comme l’illustre par exemple Didier Fassin (2000) dans son étude de la mise en scène de soi dans les lettres de demandes d’aide sociale adressées à l’administration. Le plainte nécessite également une distance minimale du plaignant vis-à-vis de son expérience immédiate (Jacobi, 1998), faute de quoi la douleur ou la souffrance restent sidération et l’individu est dans l’incapacité d’interpeller une tierce personne. Il est des cas extrêmes où l’individu, collé à son expérience immédiate et pris par la sidération, est dans l’impossibilité d’exprimer ce qu’il ressent, de sortir de son état de choc. La souffrance ou la douleur sans plainte, sans expression autre que le cri ou le gémissement, sont ainsi des formes empiriques envisageables.
8De nombreuses recherches montrent que la plainte exprimée dans l’interaction est canalisée par des facteurs culturels et sociaux, orientant ce que le plaignant est en mesure de dire ou non, selon ses interlocuteurs et le contexte de l’action. Ainsi, l’étude anthropologique de l’expression de la douleur (Le Breton, 1995) établit que les soldats revenant de la guerre du Vietnam avec un membre amputé étaient peu enclins à s’en plaindre, l’héroïsme militaire étant en jeu dans leur comportement ; ou encore que les ouvriers souffrant de conditions de travail pénibles sont rétifs à se plaindre de leurs maux au médecin du travail ou à leur hiérarchie, de crainte que leur corps, qui est leur outil, ne soit déconsidéré et que l’inaptitude ne les guette. Des travaux empiriques sur l’attitude des patients et l’attention à leurs plaintes dans les services hospitaliers de fin de vie (Baszanger, 1995) ou encore sur les argumentaires des victimes en quête d’indemnisation (dans l’affaire du tunnel du Mont Blanc par exemple) font part des subtilités de l’expression des plaintes et du processus orientant le dicible et l’indicible, les propos légitimes ou illégitimes, dans un contexte donné. Dans le domaine du travail, les chercheurs montrent une tendance à ne pas se plaindre dans le milieu ouvrier, de même que les personnes les plus susceptibles de souffrir de pathologies liées au stress sont celles qui ne s’en plaignent pas, « ce silence psychique fragilisant le corps quand l’action possible est engourdie » (Clot & Gollac, 2014 : 66). Dans Le genre du mal-être au travail, dirigé par Régine Bercot (2015), il est montré : que les problèmes de santé ressentis par les salariés, femmes ou hommes, peuvent être volontairement camouflés, voire niés, pour des raisons d’employabilité ; ainsi qu’une tendance féminine à la normalisation et à l’intériorisation des situations de mal-être, la plupart du temps pour cause de conditions de travail et de management. Marc Loriol interprète également dans cet ouvrage le constat statistique d’une différence entre hommes et femmes de la verbalisation du stress.
9Ainsi les paroles de plainte opèrent-elles la médiation du mal-être, la mise en mots des maux, mais elles sont aussi, dans le même mouvement, une expression, située dans une interaction. En conséquence, les plaintes ne sont pas équivalentes à la souffrance : elles n’en sont que l’expression. Il faut en conséquence prendre en considération la possibilité d’une souffrance sans plainte.
10Au-delà de la problématique de la souffrance, les paroles de plainte sont une médiation en faveur de la santé. En effet, entrer dans la rhétorique de la souffrance au travail n’est pas seulement une expression de cette souffrance mais déjà un premier remède à celle-ci (Clot, 2010). Ainsi, les paroles de plainte s’adossent à des motifs de mal-être et, dans le même mouvement, elles sont un pas vers la résolution du problème. En partageant avec d’autres ce qui lui tient à cœur, le plaignant peut, dans l’interaction, trouver un sens à ce qu’il lui arrive et accéder à une meilleure compréhension de l’ordre des choses. L’échange interpersonnel participe alors, dans une certaine mesure, de la résolution du mal-être, quand bien même il s’adosse à des plaintes.
11Plus généralement, la possibilité d’expression des individus au travail, du partage d’une parole « vraie », incarnée, qui ne soit pas un « discours » (Aymard, 2013), alimente la créativité dans les interactions et constitue un enjeu pour la santé au travail. Cette position est défendue par Luc Bonneville et Sylvie Grosjean dans « Pourquoi faut-il sortir de la parole instrumentalisée en milieu de travail ? » (2012). Les discussions entre collègues, les échanges, ne se réduisent pas à la distribution d’informations mais sont des actes, « des actes qui engagent ». La parole au travail est alors :
« un processus qui témoigne de la richesse des interactions entre les acteurs qui doivent donner un sens à leur travail. […] [Les travailleurs] doivent, suivant la finalité même de leur travail, réfléchir, mettre à contribution leurs connaissances, raisonner, être créatifs, etc. Ils ont donc besoin de parler, ce qui est plus complexe que d’uniquement échanger de l’information factuelle. (…) [L]a parole libère et permet à l’individu de partager les multiples significations qu’il accorde aux différentes choses qui l’entourent. » (Bonneville & Grosjean, 2012).
12Ainsi, les temps et les espaces de paroles sont des lieux de création de sens, contribuant à la santé. A contrario, quand l’expression est empêchée, la parole bridée, les confrontations professionnelles entravées ou non régulées, les effets sur la santé au travail sont dévastateurs. En conséquence, dans un même processus, l’expression au travail peut entretenir une dynamique de créativité ou générer des problèmes nuisibles à la santé, tel le sentiment de « travail empêché » (Clot & Lhuilier, 2010). L’objet « parole au travail » soulève par conséquent, dans un même mouvement, des enjeux de créativité et de préservation de la santé au travail (Foli, 2018).
13En définitive, les paroles de plainte au travail sont doublement au centre d’une approche communicationnelle : d’une part, en tant que pratiques langagières, elles engagent des protagonistes sur une scène sociale située dans le temps et dans l’espace ; d’autre part, elles peuvent pleinement être investies par une approche communicationnelle des interactions au travail. Mettre la plainte au centre, l’ériger en objet de recherche à part entière, permet d’entrer dans un univers singulier : celui de l’expression, en tant que telle, de la manière dont une personne fait part de son ressenti à d’autres personnes, dans une dynamique communicationnelle interpersonnelle. Les normes communicationnelles dans l’organisation ou dans la culture de travail agissent pleinement à cet égard. La plainte ouvre ainsi une fenêtre sur l’expérience subjective de la personne, sur ce qu’elle ressent, mais aussi sur les critères de jugement selon lesquels elle lit et interprète les événements, et selon lesquels elle pense que son auditoire va réagir. Le plaignant s’inscrit dans une optique communicationnelle : en témoignant il interpelle un auditoire, à qui il s’adresse en vue d’obtenir aide ou réparation. Derrière la plainte se dessine par conséquent un rapport social avec des positions d’acteurs, réelles et projetées, ainsi que des facteurs culturels et symboliques se manifestant dans l’interaction. Les plaintes sont alors, dans un même mouvement, une expression symptomatique et un processus inscrit dans les normes communicationnelles.
14Etant donné qu’au travail comme ailleurs, il est des maux indicibles, des paroles bridées, des motifs de mal-être plus ou moins légitimes à faire entendre, et que l’expression peut porter à conséquence sur le plaignant en termes de réputation ou de sanction, l’expression de la souffrance est loin d’être un processus linéaire. Cela légitime pleinement l’apport d’une approche communicationnelle de la souffrance. L’objet « parole de plainte » permet de considérer le contexte qui influence l’expression et, parfois, la décourage. Cela permet aussi de ne pas dresser trop rapidement une interprétation en termes de méfaits du travail, de prendre le temps de considérer que toute plainte engage des protagonistes, inscrits dans un rapport social particulier et dans une interaction où circulent des aspects symboliques, culturels et stratégiques. Les rapports de genre, d’ethnicité, de classe sociale, de statut social influencent notamment l’expression en milieu de travail. La plainte est un objet nécessaire à investir pour éviter les contresens ou les interprétations rapides quant à la souffrance, ses causes et ses manifestations. S’attarder sur les plaintes en tant que telles, montre la manière dont la souffrance est exprimée en situation mais aussi les aménagements réalisés, dans certains contextes, par les individus. Or les études des chercheurs comme des professionnels de l’intervention (consultants, experts en entreprise, managers) font parfois l’impasse sur la façon dont la plainte est décelable et décelée en situation. Ce n’est pourtant pas la même chose que de relever l’expression de la souffrance sur les lieux du travail, de solliciter cette expression dans le cadre d’entretiens et de dispositifs d’expression ou de l’entendre dans des contextes hors travail – comme c’est le cas par exemple quand les personnes témoignent de leur mal-être dans une consultation. Prendre en considération le premier degré de l’expression des individus évite de travestir ou de sur-interpréter leurs ressentis.
- 1 Cette partie résume les principaux résultats de la thèse de doctorat, eux-mêmes exposés dans deux a (...)
15Une ethnographie des paroles de plainte réalisée dans une organisation permet d’illustrer et de démontrer que l’expression de la souffrance est influencée par des facteurs culturels et sociaux. L’étude a été réalisée pendant trois ans au cours d’une recherche où j’étais salariée d’une organisation de 15 000 salariés. Celle-ci est en charge d’une mission régalienne liée à la régulation institutionnelle d’un marché. J’ai déployé une démarche d’observation participante dans le cadre d’une thèse de doctorat avec une Convention Industrielle de Formation par la REcherche (CIFRE)1. Le carnet de bord de la recherche a permis de noter les scènes où les plaintes étaient prégnantes dans les situations de travail tout comme dans les réunions et « grand-messes », ainsi que dans les moments de vie collective (pauses journalières, déjeuners, activités de sports et loisirs organisées par le comité d’entreprise). Ce travail de recueil a été complété par 48 entretiens semi-directifs de recherche menés auprès de salariés de trois directions différentes, sollicités au titre de leur profil – les métiers étant ciblés selon s’ils étaient plus ou moins impactés par des changements organisationnels. Les questions portaient sur le rapport au travail, le management et les relations, mais le thème de la plainte n’était jamais sollicité directement. J’ai également intégré au corpus les 65 interviews réalisées dans le cadre de mes fonctions de chargée d’études pour la Direction des ressources humaines. Ces entretiens ont un statut particulier car ils étaient réalisés sur commande de la DRH, dont j’étais salariée. Le questionnement et la manière de me présenter différaient donc de la conduite des entretiens de recherche. L’analyse de contenu de la totalité de ces 113 entretiens réalisés pour la thèse de doctorat (Foli, 2008) tire profit de ces contingences.
16L’immersion dans l’organisation et la démarche d’observation participante ont généré une question clé : toute plainte est-elle indice de souffrance ? Le cas étudié est particulier car il résiste, dans une certaine mesure, aux interprétations habituelles sur la souffrance au travail. Dans cette organisation, aux conditions de travail et d’emploi plutôt protégées, les paroles de plainte sont omniprésentes dans les interactions de travail. Le contexte organisationnel montre l’incomplétude des hypothèses traditionnelles sur les causes de mal-être : l’intensification des rythmes du travail, la pression du client, la réduction des moyens budgétaires et financiers, la menace sur l’emploi. En parallèle, on constate aussi que certaines personnes semblent vivre quelque chose de très dur sans pour autant en témoigner ouvertement. Leurs plaintes paraissent étouffées, dévoilées dans des circonstances particulières seulement, sous le sceau du secret et auprès de personnes choisies. Le contraste est saisissant. Les personnes en mal-être disent peiner à trouver du soutien ou, tout simplement, à exposer leurs motifs à des responsables hiérarchiques. Obtenir aide ou réparation semble étrangement compliqué.
17Cette énigme s’éclaire si l’on questionne le contexte dans lequel les plaintes sont énoncées. En effet, le sens d’un échange se construit en situation d’énonciation, entre protagonistes, partant d’éléments verbaux comme non verbaux, le code du langage n’étant qu’une des composantes de la signification (Boutet, 1995). Interpréter le sens de la plainte nécessite donc de la considérer en situation, en tenant compte des caractéristiques de l’énonciation. La réflexion sur le cadre énonciatif renseigne sur la signification, que ce soit en situation de travail, en entretien avec un professionnel de l’intervention ou un chercheur (Borzeix & Fraenkel, 2001). Partant, l’expression littérale d’une plainte peut signifier autre chose que la souffrance.
18Un canevas méthodologique spécifique a été élaboré pour discerner en contexte la signification des plaintes. Il s’agissait de considérer les situations de communication dans le micro des interactions, en indiquant la scène, ses protagonistes, ce qui est dit, ainsi que ce qui construit le sens en situation. La trame d’observation intègre les caractéristiques temporelles et spatiales de la scène, les profils des protagonistes (le genre, le statut, leurs dépendances hiérarchiques, etc.), les contenus verbaux et non verbaux des échanges (gestuelle, prosodie, émotivité de la voix, etc.). La position d’observatrice participante - voire de « participante observatrice » - a aidé à l’interprétation étant données ma familiarité avec le milieu ainsi que la coopération longitudinale sur le moyen terme avec la plupart des acteurs concernés, dans le cadre de mes fonctions à la DRH.
19La démarche ethnographique en organisation montre que derrière un phénomène manifeste de plainte se cachent en réalité plusieurs types de plainte, dont la signification varie, et que les plaintes n’ont pas forcément vocation à être résolues ou traitées en tant que telles.
20La façon dont les individus se plaignent au travail, le contexte dans lequel ils s’expriment et la forme des paroles de plainte renseignent pleinement sur la subjectivité, les sentiments et les émotions du plaignant. Mais ils indiquent aussi les conditions dans lesquelles il est possible (ou pas) de prendre la parole, ainsi que ce qu’il est légitime et acceptable de dire dans une situation donnée, en organisation.
21La recherche a permis d’établir une typologie des paroles de plainte (Foli, 2009a). Les « plaintes de mal-être », motivées par le ressenti du plaignant en quête d’aide ou de réparation, se distinguent d’autres plaintes, conformes et bienséantes. Cela se conçoit à l’aune de la culture organisationnelle. Dans la régulation bureaucratique idéal-typique (Weber, 1923 ; Crozier, 1963), l’ordre dominant est fondé sur la centralisation des décisions et l’impersonnalité des modes de fonctionnement. Les individus sont considérés comme des fonctions plutôt que comme des professionnels, dotés de compétences et capables de participation dans le travail. L’ordre régalien impose que les sentiments et états d’âme des « agents » soient passés sous silence, au nom du respect des prescriptions et de l’allégeance à la hiérarchie, en toutes circonstances, même aux niveaux managériaux les plus élevés, et même si les demandes paraissent infondées ou incompréhensibles aux individus concernés. Les normes communicationnelles sont en conséquence celles du respect de l’autorité et des ordres donnés, la non prise d’initiative en faveur de l’obéissance et du silence entourant les prises de décisions. Elles se traduisent dans le micro des interactions par des sanctions positives ou négatives, par exemple quand un agent demande les raisons de telle ou telle manière de faire, s’étonne des modes de fonctionnement dans l’équipe ou émet des suggestions. Les demandes d’explication peuvent aussi porter sur les modalités de la Gestion des Ressources Humaines (GRH) où l’avancement se fait à l’ancienneté et les mobilités selon le grade, indépendamment des compétences développées. Les reprises les plus douces relèvent, dans le meilleur des cas, de l’explication des situations vécues par les collègues, voire de la moquerie dans un esprit de camaraderie. Mais les réactions peuvent aussi être virulentes, avec des railleries peu sympathiques et des injonctions à l’obéissance de type autoritaire. Dans ce contexte, les « plaintes de mal-être » sont dicibles mais dans certaines circonstances seulement. Elles peuvent être confiées aux collègues proches mais sont plutôt malvenues dans les relations hiérarchiques, les chefs considérant les agents comme des « exécutants ». Les nouveaux embauchés vivent l’épreuve de l’intégration, avec son lot d’attentes managériales implicites et de mises à l’épreuve, qui sont supportées avec plus ou moins de distance. Avec le temps, l’habitude prend le pas et des adaptations secondaires se consolident, permettant de « tenir » sur le plan identitaire. Les individus persistant dans leurs plaintes sont considérés comme des « geignards », mal intégrés et étiquetés négativement. Cela porte à conséquence sur les trajectoires internes, notamment pour les cadres dont les déroulements de carrière reposent sur la capacité à supporter les épreuves en silence.
22Dans le même mouvement, des plaintes conformes à la culture organisationnelle sont tolérées, voire encouragées. Des « plaintes stratégiques » permettent aux acteurs de se positionner dans les relations de pouvoir, la plainte étant alors mobilisée en vue de disqualifier des adversaires ou désamorcer des critiques (comme par exemple le fait de ne pas avoir atteint les résultats attendus). Ces plaintes sont des formes permettant de maintenir une « participation sans engagement » caractéristique de la culture bureaucratique (Crozier, 1963). Par sa plainte, l’agent se montre concerné par la situation mais sa position ne heurte personne puisqu’il ne montre pas véritablement sa volonté de résoudre la situation, se contentant de la déplorer. D’autres plaintes circulent telles des « plaintes rituelles », formes sociables banalisées et anodines, souvent lancées à la cantonade ou sur un mode ludique. Elles « réchauffent » en quelque sorte les relations et permettent de dire ce qui ne peut être l’objet d’une discussion véritable. Elles vivifient le lien social, à l’instar des conversations sur la pluie et le beau temps (Weeks, 2004), mais dans le même mouvement elles offrent une échappatoire subjective aux individus pris dans la régulation bureaucratique. La plainte fait alors lien social et elle exprime moins la lutte ou la demande de réparation que l’appartenance et la loyauté au milieu (Foli, 2008).
23Ce qui distingue les formes entre elles sont la scène ainsi que ses indices verbaux et non verbaux de mal-être. La norme communicationnelle suppose de masquer les signes de mal-être, qui sont la conséquence d’une implication subjective excessive de l’individu. Les agents apprennent, avec plus ou moins de talent, à modérer leurs récriminations et à donner à voir avec modération ce qui fait motif de plainte. Cela peut se dire mais dans certaines circonstances seulement, tous les motifs n’étant pas légitimes et tous les contextes n’étant pas adaptés à la communication du mal-être. Les observations montrent aussi des cas de personnes en désarroi profond, parfois privées de tâches, prises dans un processus pathogène mais incapable de solliciter de l’aide. Cela peut s’assimiler à une souffrance sans plainte.
24Il existe ainsi des usages sociaux codifiés de la plainte. Les normes communicationnelles favorisent sa répétition mais sous forme d’expression ritualisée, expression du mal-être par conséquent régulée. Dans l’organisation étudiée, les paroles de plainte sont à la fois une manière d’agir et un substitut à l’action, telle une échappatoire qui « réchauffe » les relations. L’intégration suppose d’apprendre le maniement convenable de la plainte, de quelque forme qu’elle soit, les plaintes conformes aux attentes de l’ordre bureaucratique étant les mieux admises. En faisant l’apprentissage de ce dont il est légitime de se plaindre, l’individu modifie également sa perception de la « normalité » dans l’univers organisationnel où il évolue. Il révise ainsi son ressenti à l’aune du « travail émotionnel » que son activité l’amène à opérer et des « règles de sentiments » (Hochschild, 2017) à l’œuvre dans son milieu de travail. A la suite de ce que montrent les recherches sur les émotions au travail (Bernard, 2016 ; Jeantet, 2017), on peut donc dire que, dans les interactions en milieu organisé, les plaintes sont le marqueur d’une socialisation des émotions et par les émotions.
25L’ethnographie montre, en premier lieu, que l’expression des plaintes en organisation est une construction sociale, à l’instar de ce que d’autres travaux ont montré au sujet de la plainte de fatigue et de la plainte de stress (Loriol, 2003 ; 2012). L’intégration à un milieu professionnel produit une acculturation où l’individu acquiert des normes communicationnelles et fait l’apprentissage du maniement de la plainte « à bon escient » ainsi que du sens à lui conférer. Les paroles de plainte peuvent ainsi s’inscrire dans les conversations sociables (Foli, 2008), ce qui est un point aveugle de l’analyse en termes exclusifs de rapports sociaux, et ce que seule l’approche des spécificités communicationnelles des interactions permet d’identifier et d’interpréter.
26L’ethnographie objective, en second lieu, des phénomènes organisationnels contemporains. Derrière la question de l’expression de la plainte se niche la question de la possibilité d’expression, ainsi que la manière dont la plainte est écoutée, interprétée et prise en compte par l’auditoire du plaignant, dans les interactions. Cette perspective est bel et bien communicationnelle. Elle mérite d’être soulignée et travaillée eu égard aux caractéristiques du monde du travail contemporain : la prise de parole est risquée, l’expression des plaintes est susceptible d’être disqualifiée, tout comme le fait de s’exprimer est susceptible de sanctions. Ces résultats sont corroborés par des travaux dans plusieurs disciplines, recensés dans l’ouvrage de synthèse de Clot & Gollac (2014), montrant un phénomène d’étouffement des témoignages ou de maux indicibles.
27S’ouvre alors un enjeu pratique : celui de la possibilité d’exprimer son mal-être dans le monde du travail et celui de la responsabilité managériale dans l’écoute et la prise en compte des plaintes. Les individus voient parfois leur parole empêchée ou rabattue sur une plainte illégitime, alors qu’ils sont en désir de participation et d’engagement dans leur travail. D’autres fois, les plaintes sont considérées comme des indicateurs en prise directe avec la souffrance alors qu’elles sont l’expression de quelque chose se jouant sur un autre plan, « à côté » du mal-être (comme par exemple l’appartenance à une communauté ou le positionnement dans des relations de pouvoir). Cela interpelle à plusieurs titres la communication organisationnelle.
28Il est frappant que les méfaits du travail soient toujours aussi prégnants malgré la multitude des recherches et interventions menées depuis au moins trente ans en France sur la souffrance au travail, la mobilisation d’un grand nombre d’acteurs de tout profil et l’élaboration de dispositifs en vue de la résolution des problèmes. Le sujet est indéniablement complexe à traiter tant son périmètre est vaste et les faisceaux de causes multiples et entrelacés. On pourrait penser que, d’une part, les drames vécus par les salariés allant parfois jusqu’aux suicides, et d’autre part, l’engagement de la responsabilité pénale des employeurs quant à la prévention de la souffrance au travail, aient favorisé un « parler vrai » sur les expériences vécues et les « dysfonctionnements » organisationnels. C’est sûrement le cas dans certaines situations. Mais rien n’indique clairement que le dialogue au travail se soit libéré ou transformé – ouvrant une mutation tangible –, ni que la communication managériale ait évolué de façon déterminante vers l’amélioration des situations pathogènes. Les salariés ont plutôt tendance à déplorer leurs difficultés à évoquer les « vrais sujets », ceux qui leur tiennent à cœur au titre de la réalisation de leur activité, bien que leur avis soit fréquemment sollicité en de multiples occasions : réunions, dispositifs participatifs, baromètres internes, etc.
- 2 Media training désigne l’entrainement à s’adresser aux médias.
29La responsabilité médiatique est parfois en cause, au moins dans certaines grandes organisations. Les dispositifs communicationnels se sont en effet emparés de la souffrance au travail pour l’instrumenter à son tour. C’est ce que montre David Douyère (2015) au sujet des risques psychosociaux. La communication de crise et le « média training »2 sont venus au secours des directions et des DRH :
« sous la forme soit de consultations dédiées en situation, soit de formations préventives, soit encore d’une politique de communication définie par une agence. Un façonnage de la parole en vue de sa circulation médiatique s’est donc mis en place suivant un schéma qui inclut la reconnaissance de la gravité des faits et leur minoration, l’attestation que l’entreprise prenait au sérieux la chose et la sécurité de ses salariés, un déni du rôle de la pression managériale et de la productivité dans la causalité des faits, l’évocation de la vie personnelle des salariés, jamais facile… Le regard médiatique a donc façonné une parole “pertinente”, qui venait elle-même dissimuler ce qui était précédemment occulté. » (Douyère, 2015 : 466)
30Parmi les facteurs centraux, il en est deux, corrélés, que je souhaite mettre en exergue : la possibilité d’expression et la capacité d’écoute en organisation.
31La communication interpersonnelle en matière de souffrance est parsemée de vicissitudes. Le mal-être n’est pas forcément dicible ni écouté dans les organisations. La recherche évoquée plus haut démontre la disqualification des « plaintes de mal-être » et la stigmatisation des plaignants. Il est aussi des travaux montrant que les témoignages de mal-être sont effrayants voire rebutants pour l’auditoire qui se sent renvoyé à sa propre vulnérabilité, comme le constate Agnès Vandevelde-Rougale (2017) au sujet de cas de souffrance au travail ayant déclenché des arrêts de travail (harcèlement, épuisement professionnel). Le programme dirigé par Valérie Carayol (Carayol et al., 2016) éclaire également l’écart pouvant exister entre ce que les salariés sont en mesure de dire et les problèmes pertinents à leurs yeux, inconsidérés. En effet, la recherche sur l’activité numérique des cadres montre que les « vrais sujets » ne sont pas abordés quant aux liens entre usages des TIC et risques psychosociaux, alors que tout laisse croire que des attentes subsistent de la part des cadres. Un véritable malaise se manifeste alors dans le vécu, tel le sentiment de débordement par exemple, que « les cadres pourraient évoquer, si des occasions leur étaient données pour le faire » (Carayol, 2016 : 125). Emerge alors un paradoxe : les cadres se sentent seuls face à des questions qui sont pourtant des sujets de préoccupation partagée. Ils ne peuvent les évoquer au travail, sauf par des plaintes anodines et « rituelles », non prises en charge par la régulation managériale.
32En conséquence, il apparaît nécessaire de réfléchir à la culture affective de l’organisation. Une confusion est possible entre « plaintes de mal-être » et plaintes bienséantes. Cette analyse prend à rebours celle considérant que la plainte est forcément un signe de souffrance ou qu’elle est la plupart du temps placée au « bon endroit », relative aux sujets posant problème. L’écueil serait de travailler sur des causes supposées du mal-être sans s’être demandé si celles-ci correspondent aux problèmes à résoudre, individuellement et collectivement. Une approche communicationnelle de la santé au travail apporte alors une réflexion sur les normes communicationnelles régissant l’expression et les conditions de l’écoute des salariés. L’approche communicationnelle de l’organisation par les émotions (Dumas & Martin-Juchat, 2016) est particulièrement prometteuse à ce titre. Elle permet de considérer la dynamique de « conformation aux attendus émotionnels », influençant invariablement la communication au travail et, partant, le sens à accorder aux paroles de plainte.
33Les questions de l’écoute et du traitement ou de la régulation des plaintes engagent par ailleurs la dynamique managériale. En ce que la plainte est une expression subjective, elle s’inscrit dans le processus de quête de sens inhérent à l’activité. Les trois piliers de la construction du sens sont, dans le travail : être à même de sentir et ressentir ; penser et élaborer en agissant ; produire un récit-signification de ce qui est vécu (Dujarier, 2016). Si l’individu ne peut partager ses problèmes, ses états d’âme, ou les maux ressentis, il est empêché dans l’opération de construction de sens. La créativité au travail s’en trouve entravée, avec des conséquences pathogènes. La prise en compte des plaintes au travail, leur écoute et leur interprétation, sont ainsi au cœur de l’activité. Disqualifier les « plaintes de mal-être », les sanctionner ou les censurer, brider la parole « véritable », rabattre les « plaintes de mal-être » sur des plaintes bienséantes n’appelant pas à une prise en charge organisationnelle – autant de phénomènes à l’œuvre dans les interactions et démontrés par l’étude de cas exposée plus haut – heurtent fondamentalement l’élan de créativité quotidienne dans l’activité. Cela conduit les individus à se retrancher dans des attitudes conformistes, reproductives des normes établies ou dans la transgression. Certes, cela permet de maintenir malgré tout l’engagement dans son travail. Mais cela se fait aussi au prix d’un coût subjectif important : celui de la capacité à supporter la clandestinité et la prise de risque à l’égard des règles du travail et de la GRH (Foli, 2014). Quand l’expression des paroles de plainte est bridée, disqualifiée, sanctionnée ou ritualisée, c’est la parole, opérateur de construction de sens, qui est empêchée, avec des conséquences néfastes sur la santé.
34Dans les organisations, les acteurs managers et dirigeants sont concernés au premier chef par ces considérations. La part d’engagement que met tout travailleur dans le « travail réel » renvoie tant à l’efficacité qu’au désir d’exister. Rester en bonne santé suppose de ne pas vivre le « travail empêché » (Clot & Lhuilier, 2010). Mais, dans le même mouvement, les acteurs managériaux rechignent à laisser une véritable autonomie aux salariés : « Il s’agit le plus souvent d’une créativité en ‘’liberté surveillée’’, contradictoire par conséquent avec l’essence même, insoumise, de tout processus créateur. » (Amado et al., 2017 : 17). Tandis que travailler engage toujours l’affirmation de l’existence et du vivant, les logiques managériales valorisent surtout ce qui est prescrit, conforme aux objectifs et aux moyens d’y parvenir. Elles négligent la diversité et la richesse des processus communicationnels au travail, tout comme elles occultent le rôle structurant qu’ils jouent dans les situations de travail (Olivesi, 2006).
- 3 Les expressions de chief happiness officer et feel good leader désignent des responsables du bonheu (...)
35En conséquence, les processus managériaux ont tendance à produire une normalisation de la communication en organisation. Ils réduisent bien souvent la communication à « un instrument de transmission de l’information au service d’impératifs productifs » (Bonneville & Grosjean, 2012). Les dispositifs communicationnels ne suffisent pas à construire le sens et ils peuvent même avoir des conséquences pathogènes. Les processus normés d’expression instaurent un faux-semblant d’échange. Les directions le valorisent néanmoins, en ce qu’il montre les efforts déployés pour le management collaboratif, la « qualité de vie au travail » ou la prévention des risques psychosociaux. Dans les cas les plus extrêmes, elles publicisent le recrutement d’un chief happiness officer ou de feel good leader3. Mais l’on peut redouter que ces dispositions soient des simulacres, de la part d’acteurs qui, en pensant encourager les dynamiques communicationnelles collectives, les brident et les étouffent.
36Quand l’expression est imposée, canalisée ou suréquipée, sa dimension créative est entachée et la santé des individus est menacée. Cela entretient un processus insidieux, pathogène, source potentielle de mal-être comme d’inefficacité productive. A fortiori lorsqu’il s’agit des paroles de plainte, opérateurs de sens comme de médiation de la souffrance au travail.