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Des contextes organisationnels qui influencent la santé au travail

Processus de communication et de dialogue autour des outils informatiques et des problèmes qu’ils posent

The processes of communication and dialogue around IT tools and the issues they cause
Los procesos de comunicación y de diálogo sobre las herramientas informáticas y los problemas que plantean
Dominique Salaün et Muriel Bienvenu

Résumés

Beaucoup d’études dans le champ des sciences de l’information et de la communication regardent les processus de communication et de dialogue par les systèmes numériques : blog, mails, téléphonie, etc. Dans le domaine du travail, lorsque ces systèmes ne fonctionnent pas, ils peuvent empêcher la communication et l’action. Il faut alors communiquer et dialoguer autour d’eux et des problèmes qu’ils posent, dans le cadre de leur reconception. Pour un milieu de travail, ce changement de point de vue peut dévoiler de quelle manière l’outil est partie prenante des processus qu’il supporte. Il s’inscrit lui aussi dans un maillage de sens et de signification, en rapport avec l’action qu’il permet de produire ou qu’il empêche. Le développement des systèmes d’information eux-mêmes et celui de leur usage peut alors s’avérer être en soi un espace de relance des processus de communication et de dialogue au sein de ce milieu.

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Texte intégral

1Le phénomène info-communicationnel particulier que nous voulons aborder dans cet article est lié à l’usage des systèmes d’information dans le cadre du travail. Ces systèmes devenus indispensables participent à la communication au sein d’un milieu professionnel : ils la structurent. Quand les systèmes d’information sont inadaptés, ils peuvent parfois empêcher la communication.

2Le développement des systèmes d’information eux-mêmes et celui de leur usage peuvent alors s’avérer être en soi un espace de relance des processus de communication et de dialogue pour ses utilisateurs, pour peu que ces derniers soient mis à contribution.

3Dans cet article, nous nous appuierons sur une intervention dans le secteur de l’ingénierie automobile (Salaün, 2019) pour le montrer. A l’appui de l’examen de ce terrain, nous dégagerons a posteriori les caractéristiques structurantes d’un tel espace potentiellement créateur de sens.

4Nous abordons le développement du point de vue de la clinique de l’activité, c’est-à-dire de la santé au travail. La définition de la santé que nous adoptons ici fait référence à celle proposée par G. Canguilhem, « L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal. » (Canguilhem, 2013 : 130). Pour l'auteur, la santé exprime la normativité du vivant, autrement dit sa capacité à produire des normes et à en jouer (et ce, quel que soit le milieu, hospitalier ou hostile), à les faire varier en fonction de celui-ci, sa capacité aussi à transformer voire à instituer ce milieu autant qu’à le subir (Roche, 2014). La santé au travail s’exprime comme capacité à transformer du contexte pour mieux vivre, à développer du pouvoir d’agir (Clot, 1999).

Les systèmes d’information comme espaces clos de signification

5Nous prenons comme point de départ la tendance à la poussée totalisante des systèmes d’information comme espaces clos de signification.

  • 1 Les lois de Moore, de Wirth ou de Koomey sont des lois empiriques, construites à partir de constats (...)

6Regardés à l’échelle de la macro-économie, le numérique et les technologies de l’information et de la communication ne sont plus de simples outils. Leur développement semble agir comme une force de transformation de nos sociétés. Leur rôle structurant a débordé depuis maintenant de nombreuses années le champ technique. Elles sont ainsi susceptibles de remettre en cause le modèle économique des secteurs où elles s‘appliquent. Les GAFAM (Google/Amazon/Facebook/Apple/Microsoft) ou plus récemment Uber sont des symboles de cette révolution produite par les technologies numériques, qui bouleversent l’ordre économique et amènent à changer les façons de penser. Ces exemples qui peuplent aujourd’hui notre quotidien, exprimeraient alors avant tout un fait brut et massif : le changement technique n’est pas objet de choix, il s’impose à nous, individus ou société, comme un processus de transformation nécessaire. Ce point de vue légitime l’idée d’un progrès technique, invoquant des lois objectives fondées sur des nécessités naturelles qui échapperaient au contrôle des acteurs humains de la technique (Guchet, 2005). Les lois de Moore, de Wirth ou de Koomey1 ne symbolisent-elles pas à elles seules la loi de ce progrès inexorable des technologies de l’information et de la communication auquel nous sommes soumis ?

7De fait dans les entreprises, les systèmes d’information sont un vecteur déterminant du changement. Le champ d’application au travail de ces technologies ne cesse de s’étendre. Elles sont souvent considérées comme des voies de mise en place de nouvelles pratiques, voire de nouvelles relations sociales. Les milieux de travail ne cessent eux-mêmes de s’en servir et d’en imaginer de nouvelles applications pour réaliser de nouvelles choses. L’extension de leur usage répond à un mouvement nécessaire de progrès que personne ne conteste, entre une offre technologique qui ouvre sans cesse de nouvelles possibilités et une nécessaire adaptation à l’environnement, à la concurrence ou au marché. Pris de vitesse par la rapidité des avancées technologiques, les acteurs sont avant tout mobilisés par l’assimilation et l’intégration des techniques ; les évolutions s’imposent de fait, à et dans l’entreprise, dans le flot permanent de la gestion des affaires quotidiennes. Chacun doit s’y adapter.

8Le développement des milieux de travail et les questions de santé apparaissent alors comme des conséquences de l’adaptation des entreprises à l’évolution d’un environnement économique qu’elles ne maîtrisent pas et qu’elles doivent subir, ou bien de la conception des systèmes qui les constituent et de leur usage nécessaire dans les entreprises.

9Les effets de ces systèmes sur les milieux de travail deviennent alors, au sens littéral du terme, des problèmes pratiques dans la mise en œuvre des technologies : c’est-à-dire des questions, des difficultés ou des ennuis pour lesquels on recherche des résultats concrets et positifs, en mettant en œuvre, le cas échéant, les règles, les principes d'un art ou d'une technique.

10Mais alors, les dimensions subjectives de sens et de signification qui constituent pourtant aussi bien les phénomènes techniques qu’économiques se retrouvent reléguées dans un plan subsidiaire à la technique elle-même. Il y a là une sorte de clôture de la signification : les objets techniques dont le sens s’impose à nous par ce mouvement deviennent inconnaissables en tant que productions sociales, historiques, culturelles et symboliques (Akrich, 1987 ; Guchet, 2008).

11Nous faisons le lien entre cette forme de clôture de la signification et le constat de problèmes persistants dans l’usage des outils informatiques. Ces problèmes se manifestent par des formes de contradiction, d’aporie, dans l’appréhension technique des situations par les projets informatiques.

La mise en place d’outils informatiques

12Si l’informatisation se réalise avec des dispositifs techniques, elle repose aussi, et peut-être surtout, sur des pratiques de modélisation, calquées sur la démarche algorithmique. Celle-ci consiste, à partir d’une réalité concrète, à produire une schématisation cohérente des activités et des données manipulées. À travers des représentations en forme de processus, de diagrammes, de listes d’acteurs, de données, de fonctions, etc., il s’agit de retranscrire l’organisation de façon générique, complète par rapport au but recherché et pérenne. Le système d’information qui naît de ces analyses est à la fois produit d’une réalité organisationnelle, dont il est censé reprendre le contenu, et producteur d’une nouvelle réalité plus objective, supposée plus fiable. L’acte de création qu’est la conception fait exister de nouveaux objets et de nouvelles régularités. Il crée la possibilité de modes d’existence qui auparavant n’existaient pas ou d’un cadre pour l’action qui auparavant n’avait pas de sens (Winograd, 1993). La modélisation qui accompagne les systèmes d’information sous-tend l’idée d’un cadrage rationnel du monde. L’informatisation s’apparente donc ici à une pratique d’ordonnancement écartant les aspects qui ne peuvent être retranscrits dans les conventions de signes qu'elle mobilise (Hochereau, 2006). Elle peut facilement renforcer l’interprétation rationaliste de l’action humaine ; utiliser les systèmes renforce en quelque sorte les modèles d’activité qu’ils provoquent (Winograd, 1993).

13Cette clôture s’exprime aussi comme une clôture de l’usage de l’outil informatique, des dialogues des professionnels entre eux et de l’action. Un exemple nous permet de le montrer et d’illustrer la possibilité pour le milieu de travail d’une redécouverte du sens et d’un redéploiement de la signification à partir de ce point. 

L’exemple d’une recherche dans le secteur automobile

14Il s’agit d’une recherche en psychologie du travail dont le cadre a été mis en place dans un grand groupe de l’industrie automobile. L’étude concernait la participation aux projets informatiques des professionnels utilisateurs afin d’améliorer l’adaptation des systèmes d’information au travail. Il s’agissait de favoriser l’implication des métiers opérationnels et au-delà de susciter leur développement, à l’occasion des projets de conception de leurs outils informatiques.

15Dans l’orientation que nous avons donnée à notre intervention, nous avons considéré que l’ouverture d’un projet informatique constituait avant tout une opportunité pour le métier utilisateur (c’est-à-dire pour les personnes concernées directement par l’usage du système d’information) de parler ainsi que d’agir sur leur travail et sur leur organisation. Nous nous sommes donc placés sur le terrain du développement des professionnels utilisateurs. Le projet informatique s’est situé alors comme un instrument de ce développement.

16En clinique du travail, nous visons avant tout la transformation de situations réelles de travail et le développement du pouvoir d’agir des sujets engagés dans ces situations (Clot, 2008 ; Kostulski, 2010). Nous opérons à partir d’une demande du milieu professionnel (Kostulski, Clot, Litim & Plateau, 2011). Notre perspective accorde un primat à l’action. Elle le fait en cherchant à se porter à la rencontre des activités empêchées ou entamées pour leur donner un autre destin possible (Bonnefond, Clot, 2018).

17Nous avons mené l’intervention sur le cas concret d’un logiciel inadapté qui faisait l’objet de nombreuses plaintes depuis plusieurs années. Le problème avait été pris en charge dans une pré-étude pour le changement de l’application. La conclusion de celle-ci, menée selon des méthodes classiques de l’ingénierie informatique, était étonnamment proche de l’outil existant, pour un coût élevé et une durée de développement importante. La perspective d’une redite coûteuse en temps et en énergie a inquiété certains acteurs, sans que pour autant aucune alternative ne se dégage de la pré-étude. C’est par cette préoccupation que s’est exprimée la demande.

18Dans ce milieu de l’ingénierie automobile, habitué à proposer des solutions pour résoudre les problèmes, la demande d’intervention a émergé au point de rencontre des méthodes techniques habituelles avec le réel ; là où le problème posait problème. L’action semblait se refermer sur elle-même, à la fois prise dans l’usage de l’ancien outil inadapté et ne sachant pas s’en dégager. Dans le cas que nous évoquons, l’épreuve pour le milieu professionnel d’un sentiment d’impuissance a ouvert la brèche à la nouveauté qui a permis à l’intervention clinique de s’engager.

19Nous avons interrogé les problèmes rencontrés non pas du côté technique, mais comme le signe d’un développement - social, historique, culturel, symbolique – qui ne se produisait pas ; et ce, malgré la situation qui appelait un changement et les intentions des acteurs orientées vers l’amélioration de la situation, ainsi que les moyens et le temps consentis par l’entreprise.

20Notre attention s’est portée sur les conditions des discussions sur le travail qui nous ont paru en rapport avec les difficultés rencontrées. Ces discussions étaient organisées dans le cadre proposé par les approches classiques de l’ingénierie informatique, centré sur la conception de l’outil qui devait être produit.

21Tout d’abord les « utilisateurs » de l’outil n’étaient pas directement impliqués ; quelqu’un (un responsable méthode) les représentait. Nous avons alors proposé de les mettre au centre du projet, par la création d’un collectif (Clot, 1999).

22Ce qui nous est apparu ensuite, c’est une certaine normalisation du discours sur le travail dans les échanges. Il nous a semblé que les formes mêmes imposées par les méthodes de l’ingénierie informatique (en ramenant celui-ci à des processus, des fonctions, des besoins, des contraintes...) orientait et canalisait immédiatement la signification des situations de travail dans des termes qui sont ceux des concepteurs et de la machine.

23Nous avons donc prêté attention à différencier un espace de dialogue professionnel de l’espace du projet informatique et décidé de ne pas rechercher l’homogénéité des points de vue, mais au contraire de cultiver leur hétérogénéité.

24L’idée de mettre à contribution un groupe d’utilisateurs pour qu’ils participent au développement ne constitue pas en soi une originalité. D’autres approches actuelles le tentent aussi, telles que les méthodes de conception centrées sur l’utilisateur (Daumal, 2015), les méthodes agiles (Messager Rota, 2007) ou les environnements capacitants (Falzon, 2013), etc. Les entreprises elles-mêmes dans leurs pratiques mettent en place des groupes de travail, des chantiers de réflexions, pour mettre à contribution les acteurs.

25Cependant, du point de vue de la clinique du travail, il ne suffit pas de constituer un groupe qui « parle du travail » pour que soit élaborée et transformée en profondeur la relation à l’activité. La parole sur le travail doit trouver une consistance et une référence que seul un cadre d’énonciation spécifique peut assurer (Lhuilier, 2006). Ce cadre doit pousser au dépassement des formes de discours spontanément utilisées pour décrire le travail, et cela pour une meilleure connexion entre le réel de l’activité et les descriptions qu’un sujet ou un collectif peuvent en donner (Scheller, 2016).

26Ce que nous avons recherché en mettant en place un collectif, c’est à créer la possibilité d’un développement de la signification dans les termes de sujets agissants en lien avec leurs propres références sociales, historiques, culturelles, symboliques. Ce lien avec ce que l’on peut appeler le genre professionnel (Clot, 2008) exerce une fonction essentielle dans l’établissement d’un rapport juste, adéquat, avec le réel de leur activité. L’hypothèse que nous avons faite est qu’une telle élaboration sur l’activité ne pouvait pas se déployer s’il s’agissait de ramener l’objet de ce cadre à l’écriture de spécifications, c’est-à-dire à la description de processus, de fonctions, de besoins, de contraintes...

27Il a fallu alors trouver l’articulation de ce qui se passait au sein du collectif avec la logique d’un projet informatique, sans retomber dans l’écueil d’écriture de spécifications qui semblait, comme nous l’avons dit, réduire d’emblée l’épaisseur de l’activité dans la description de processus et de fonctions. Le laboratoire d’innovation de la direction informatique a ainsi proposé de contourner l’écriture des spécifications en la remplaçant par un travail de scénarisation. Ce travail s’est effectué dans un cadre distinct du collectif. Il s’est concrétisé par un storyboard discuté entre le collectif et l’équipe informatique (Weill, Salaün, 2015). En lien avec cet espace, le projet a été mené en méthode agile. Il a été engagé huit mois après les premiers travaux du collectif et il lui a fallu huit mois pour réaliser le nouvel outil.

28Au cours de l’intervention, nous avons donc essayé de créer des situations en décalage et d’induire ainsi une rupture par rapport à l’ordinaire. Ces transformations de l’ensemble de l’organisation du développement n’étaient pas prévues au départ. Elles ont été suscitées par l’intervention et rendues possibles par les relais trouvés dans l’organisation, qui ont permis de mener un travail interdisciplinaire : clinique du travail, ergonomie, développement informatique.

29L’expérience d’un espace de communication non prescrit basé sur des collectifs envisagés comme potentiellement agissants s’est tout d’abord avérée être un lieu de fabrication d’interlocuteurs capables de renouveler le sens de la situation.

Développement de l’action et développement de la signification

30Ce renouvellement n’est pas allé de soi. L’action est ce qui relève chez l’être humain d’une intention, d’une volonté. Elle est loin d’être la simple et libre manifestation d’un sujet. Elle est structurée et possède une certaine morphologie sociale et matérielle (Clot, 1999).

31Dans le cadre du travail, l'action est inscrite dans les règles auxquelles se tient, au moins pour un temps, un collectif de travail, et qui constituent la façon commune d’aborder le travail : une manière commune de le penser et aussi de le signifier (Clot, 2008). Ces règles sont à l’œuvre dans les énoncés langagiers et les instruments produits dans le milieu professionnel. Les signes et les outils – tels que les systèmes d’information, mais aussi les procédures, organisations du temps, langues de métier, organigrammes, instruments techniques… – les stabilisent en les concrétisant dans leur signification littérale et leur fonctionnement prescriptif. Pour le sujet, ces présupposés sont à la fois des ressources et des contraintes qui structurent la réalité pour agir. Le développement du pouvoir d’agir, qui pour nous est synonyme de santé, s’inscrit à la fois dans l’acquis de ces présupposés et dans leur dépassement pour faire face à l’épreuve du réel. Il s’agit du pouvoir du ou des sujets de renouveler l’action face au réel. Le dépassement des rapports existant dans le champ de la signification et leur réagencement dans de nouveaux rapports constituent le cœur du processus de relance que nous évoquons.

Le cas de la courbe de convergence

32Pour comprendre les ressorts de ce dépassement, nous avons pu étudier ce mouvement à travers le microcosme d’un exemple au sein de notre intervention.

33Parmi les nombreux problèmes abordés, dans le remplacement de l’ancien système, les professionnels se plaignaient d’un graphique « trop compliqué » qui représentait la courbe d’un résultat obtenu, prolongée par une courbe de prévisions. Spontanément, avant le projet, ils exprimaient ces difficultés comme un problème de l’application et se questionnaient individuellement sur la façon dont la courbe devrait être calculée.

34Nous avons mené ces analyses sur la base d’une suite de dialogues et de récits des professionnels : lors des entretiens simples ou des auto-confrontations filmés lors de nos travaux de préparation avec le collectif ; lors des enregistrements audio des réunions du collectif où la reconception de la courbe prévisionnelle a été abordée ; lors d’un bilan réalisé après un an et demi d’utilisation de l’application. D’autres traces telles que les observations que nous avons faites, les échanges par mail, les changements de l’application… ont apporté des éléments de contexte et sont venus compléter ces matériaux.

35Nous avons adopté le point de vue des professionnels à travers ce qu’ils disaient. Il s’agit d’un choix qui inscrit la perspective psychologique développée dans celle d’une psychologie concrète telle que la définit Politzer :

« Quoi qu'on fasse, les données psychologiques ne peuvent jamais être connues que par le récit. Que certains récits apparaissent aux psychologues comme la description de réalités sui generis, ce n'est plus une donnée immédiate, mais une interprétation, et la donnée immédiate ne peut toujours être que la signification ; tout le reste n'est qu'hypothèse » (Politzer, 2003 : 94).

36Pour arriver à saisir ce qui se passe de façon vivante, on ne peut quitter le terrain du drame dont l'acteur est l'individu concret et s’attacher à l’interprétation de ce qu’il signifie en rapport avec l’acte.

37Ce qui constituait le fond de ce « drame » se manifestait par les problèmes liés à la courbe prévisionnelle. Les professionnels l’exprimaient dans leurs plaintes. Alors que la courbe était un outil essentiel dans leur travail, elle était de leur point de vue « compliquée », « difficile à appréhender », voire « incompréhensible ». Ils le décrivaient à priori comme une complexité liée à la courbe ainsi qu'à son calcul, et c’est à ce niveau qu’ils cherchaient des alternatives à la situation. En parler les amenait à évoquer ce qui devrait être pris en compte dans le calcul, ce qui les replongeait rapidement dans sa complexité. Ils exprimaient des idées sur la façon dont la courbe pouvait intégrer tel ou tel aspect de leur situation de travail, sans être en mesure d’en dégager ni un calcul moins compliqué, ni ce que le calcul devrait être pour ne pas être trop compliqué.

38Comme nous l’avons marqué plusieurs fois, le réel apparaît ici sous la forme d’un paradoxe, d’une aporie. Il se manifeste à la fois comme le problème de l’outil et le problème de ce problème insoluble : les pilotes trouvent la courbe compliquée et en parler l’est aussi, car loin de résoudre le problème, cela les y replonge. Ce que disaient les pilotes révélait à la fois des difficultés sur le terrain, mais aussi une certaine impuissance à trouver ce qu’il faudrait faire. C’est en cela que leur action paraissait ne pas arriver à se développer. Au cœur du développement de leur action s’est trouvée la résolution concrète de ce nœud.

39Cela est passé par le développement de la signification de « la courbe trop compliquée ». Il a fallu pour cela que les professionnels quitte le déjà dit et s’engagent sur le terrain de ce qui les affectait. Ils décrivaient qu’ils utilisaient sur le terrain cette courbe, d’une part pour répondre à la question qu’on leur posait tous les jours, et d‘autre part pour faire travailler des interlocuteurs « métiers » dont ils devaient animer l’activité. Il s’agissait d’actes qu’ils réalisaient par la parole, où la courbe intervenait comme instrument pour signifier la convergence. Le sens de ce qui se passait réellement n’est apparu qu’au travers de récits qu’ils ont faits en entretien ou lors des autoconfrontations. Ils rencontraient des problèmes dans la réalisation de ces actes : parfois la courbe ne correspondait pas à ce qu’ils attendaient, sans qu’ils puissent comprendre pourquoi et l’expliquer à autrui – un chef de projet ou un chargé de projet métier – face à qui leur parole est engagée. Or, ce sont eux en effet qui sont censés avoir la maîtrise de l’outil et de son contenu. C’est en cela que la courbe était compliquée. Cela les mettait en difficulté et cela les affectait. C’est ce qui suscitait leurs plaintes et qui dans le fond motivait pour eux la reconception de la courbe.

40C’est par le dialogue au sein du collectif, à partir de leur propre expérience, que les pilotes ont fait l’élaboration de la nouvelle courbe. Les entretiens et les autoconfrontations ont permis aux professionnels d’aller au-delà de la plainte et de signifier par le récit des situations dans lesquelles ils se trouvaient en difficulté. En tant qu’intervenant, ce sont ces éléments qui ont marqué pour nous le sens réel de la situation et c’est d’abord nous qui les avons repris, puis les professionnels, qui à leur tour les ont repris dans leurs discussions. C’est par la confrontation de ces reprises à la logique du calcul que les dialogues ont semblé progresser plusieurs fois de façon décisive.

41Au final, la courbe a été remplacée par deux courbes, ce qui conciliait la présence d’une courbe simple et d’une autre plus compliquée et plus pessimiste, intégrant des simulations. Cette nouvelle forme permettait à la fois de se repérer par rapport à la plus simple et d’expliquer que l’on pouvait se situer entre les deux. Elle a intégré dans sa forme à la fois les actions et les récits d’actions qui échouent.

42De ce point de vue, le développement peut être vu comme la résolution pour les professionnels de l’aporie qui s’est trouvée à l’origine de l’intervention, par le changement de forme de l’outil. Ce processus est un processus psychologique à la fois matériel et psychique, de façon indissociable.

Figure 1 – La résolution de l’aporie et le développement de signification

Figure 1 – La résolution de l’aporie et le développement de signification

La résolution de l’aporie et la relance des processus d’action, de signification, de communication et de dialogue

43Le mouvement de développement que nous observons est celui d’un dégagement par le développement de signification. Dans notre cas, ce que nous voyons à l’intérieur de ce mouvement est la création de nouveaux rapports à travers l’instrument.

44C’est par le biais de nos dispositifs que cet autre aspect des situations de travail a émergé en tant que contre-discours. L’évocation à l’issue de la première réunion et la reprise ultérieure de références aux récits affectés d’échecs a semble-t-il changé le cours des discussions, en permettant d’intégrer par le dialogue des dimensions qui n’étaient pas prises en compte dans la poursuite de la courbe « réaliste ». La réintégration de cette part relative à une expérience affectée au contact de l’outil, a abouti au final à la simplification de la courbe et à une recomposition des usages du système d’information, avec des conséquences concrètes très importantes sur le travail.

45L’accès à l’épaisseur dialogique des usages de la courbe – c’est-à-dire la multiplicité des points de vue dans lesquels ils s’inscrivent – a nécessité un travail d’élaboration pour qu’il se dévoile aux utilisateurs eux-mêmes. Les moyens par lesquels nous sommes arrivés à cette reconfiguration de l’usage de l’outil sont langagiers.

46Nous voyons qu’à la fois la source des difficultés et la voie du développement de la situation sont en rapport avec la signification que les professionnels associent à l’outil et le sens qu’ils donnent à ce qu’ils font. Au-delà de susciter leur participation au projet à une autre place que celle de simples « utilisateurs », l’intervention leur a permis de l’élaborer autrement. Elle leur a en particulier permis de passer de registres « trop techniques » où ils se trouvaient à des registres plus affectés relatifs à leur propre usage de l’outil. Nos dispositifs ont permis de dévoiler ces aspects, et nous-même, à travers ce que nous y avons dit ou fait, y avons joué le rôle de médiateur. Nous pensons que c’est par là que les dialogues au sein du collectif ont pu rompre avec une situation où les professionnels cherchaient la voie d’une reconfiguration de l’outil sans la trouver. Ces déplacements leur ont permis de développer la signification de leur action, avec des effets importants sur leur activité qui a pris pour eux un autre sens.

Conclusion

47Dans le domaine du travail, lorsque ces systèmes ne fonctionnent pas, ils peuvent empêcher la communication et l’action. Il faut alors communiquer et dialoguer autour d’eux et des problèmes qu’ils posent, dans le cadre de leur conception ou reconception. Quelle que soit l’approche, force est de constater que les dialogues sur l’usage de l’outil sont à la base de ces travaux. Cependant, ces dialogues sont habituellement construits dans le cadre et par les méthodes de l’ingénierie informatique dont le but est de produire les spécifications de l’outil de façon efficace pour le concepteur. Ce qu’exprime l’utilisateur de ses usages est souvent traduit en termes de « besoins » et de « contraintes » pour être pris en compte. Ce qui ne peut être ramené à une expression objective et opératoire sort du cadre du projet et se retrouve en dehors des représentations formelles qui participent au développement de l’outil. Or, du point de vue de l’utilisateur, il peut y avoir précisément là une part importante de son usage, en tant qu’expérience vécue. Celle-ci se retrouve ainsi marginalisée ou en dehors du champ d’élaboration par la parole que constitue le projet. Avec elle, c’est une part du réel qui échappe au développement de l’outil et plus généralement à une élaboration dans le champ social. L’utilisateur est renvoyé pour cette part à lui-même.

48Le cadre de nos interventions, en aménageant un espace de dialogue et de communication entre professionnels et en lui donnant du champ, a suscité une élaboration différente de ces registres, donnant à ce qui y était exprimé un autre destin.

49Nous y retrouvons des résultats déjà connus sur les usages des systèmes d’information et sur leur appropriation par les utilisateurs, qui montrent qu’ils se construisent avec le temps par une médiation à la fois technique et sociale : « technique car l’outil utilisé structure la pratique », mais « aussi sociale car les mobiles, les formes de l’usage et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social. » (Jouët, 2000 : 497). Cette construction passe par celle du sens et de la signification que l’utilisateur donne à l’usage du système (Chambat, 1994 ; Rabardel, 1995). Elle engage sa subjectivité (Lassalle, Amelot, Chauvin & Boutet-Diéye, 2016), la manière dont il le fait sien. Nos travaux montrent, par ailleurs, de quelle manière l’outil est partie prenante des processus qu’il supporte. Il s’inscrit lui aussi dans un maillage de sens et de signification, en rapport avec l’action qu’il permet de produire ou qu’il empêche. Le développement des systèmes d’information eux-mêmes et celui de leur usage peuvent alors s’avérer être en soi un espace de relance des processus de communication et de dialogue au sein de ce milieu.

50La clinique du travail, en reprenant les perspectives de G. Canguilhem (2013) sur la santé, invite à poursuivre à notre tour la tension du « plus que normal » : « Être normal, ce n’est pas être adapté, c’est être plus que normal, créatif. La riposte ou encore la réplique créative grandit le sujet que la défense protège seulement » (Clot, 2008 : 95). En se portant à la rencontre des activités rentrées, l’intervention a donné l’occasion à ceux qui travaillent de dépasser les formes habituelles dans lesquelles ils étaient pris. Dès lors, la santé s’affirme-t-elle comme développement du pouvoir d’agir sur la situation, en la recréant (Clot, 2010 : 168).

51Au regard de ce terrain, sur la question de la santé au travail ainsi entendue, nous détachons certaines caractéristiques structurantes relatives aux espaces de dialogue, à la façon dont ils sont construits et à ce qui s’y passe : toucher l’impasse et l’aporie à partir de laquelle la demande s’exprime ; entendre la plainte, la parole affectée en prise avec le concret qui résiste ; ouvrir l’espace à partir des dysfonctionnements ; fabriquer des interlocuteurs ; construire les conditions d’hétérogénéité permettant la réalisation de dialogues ; réhabiliter le récit, l’histoire des choses comme alternative au langage technique ; réhabiliter l’expérience sensible comme source de connaissance du réel.

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Notes

1 Les lois de Moore, de Wirth ou de Koomey sont des lois empiriques, construites à partir de constats sur l’évolution des performances des ordinateurs, dont les projections se sont confirmées.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – La résolution de l’aporie et le développement de signification
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/12104/img-1.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique Salaün et Muriel Bienvenu, « Processus de communication et de dialogue autour des outils informatiques et des problèmes qu’ils posent »Sciences de la société [En ligne], 106 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/12104 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.12104

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Auteurs

Dominique Salaün

Ingénieur, Psychologue du travail, Doctorant
CNAM Paris, Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (EA 4132)
Equipe Psychologie du Travail et Clinique de l'Activité,
41 rue Gay Lussac 75005 Paris
salaun.dominique@gmail.com

Muriel Bienvenu

Psychologue du travail indépendant
murielbienvenu@hotmail.fr

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Droits d’auteur

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