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1Que ce soit sur la scène socio-professionnelle, celle des média ou encore de la recherche, les questions autour de la « santé au travail » sont d’actualité dans les pays occidentaux depuis les années 1990. Si la paternité institutionnelle de l’expression revient à l’Union Européenne (Aballéa, Mias, 2014), celle-ci apparaît aujourd’hui très diversement définie. D’emblée, l’association des deux termes semble paradoxale, la souffrance étant à l’origine latine du mot travail (tripalium1). Si celui-ci - qu’il soit prescrit, réalisé ou vécu - peut participer à l’accomplissement et à la construction identitaire de l’individu ainsi qu’à l’entretien de sa condition physique, il peut également être source de souffrances, d’accidents, de maladies (par exemple de cancers liés à la manipulation de produits), d’épuisements (physique, psychique, etc.), voire de décès. L’étude des potentiels effets délétères de certaines situations de travail s’avère d’autant plus ardue qu’ils sont potentiellement différés, que leurs causes sont multiples et complexes et que les liens à la morbidité sont difficiles à évaluer. Les réflexions portent souvent sur l’impact sur la santé des techniques, produits, postures, conditions d’exécution de la tâche, modes d’organisation et de gestion (dont celle des « ressources humaines »), de la pénibilité physique, de l’usure des corps, de la dangerosité de l’environnement. Aujourd’hui, les questions autour de la santé au travail sont déclinées dans l’espace socio-économique selon différentes entrées : Risques Psychosociaux (RPS2), Troubles Musculo-Squelettiques (TMS), Santé et Sécurité au Travail (SST) désignée désormais le plus souvent en France sous l’appellation de Qualité de Vie au Travail (QVT3), etc. Là encore, les définitions divergent, centrées sur l’individu ou le collectif, visant la prévention ou la réparation, établies dans une optique d’analyse ou de législation.
2Malgré cette difficulté, mais surtout pour contribuer à éclairer ce phénomène pluriel, nous avons proposé à la revue Sciences de la Société de lui dédier un dossier. Pour le questionner scientifiquement, nous avons constaté que l’entrée par l’information et la communication, qui sont pourtant au cœur, voire constitutives, des processus organisationnels, était relativement peu empruntée. Des travaux existent en France (Douyère, 2005 ; Foli, 2009 ; Félio, 2013 ; Blanc, 2016 ; Dumas, 2016) et au Canada (par exemple Bonneville et Grosjean, 2016, ou encore Jolivet et Vasquez, 2016). Mais alors que le thème est d’actualité, que les chercheurs de sciences de l’information et de la communication (SIC) étudient depuis longtemps l’intra-organisationnel et que les apports de leurs travaux sont potentiellement pertinents pour éclairer les situations, de nombreuses questions demeurent. Elles concernent les dispositifs de communication qui traitent de la santé (leur conception, leur diffusion…), les interprétations des parties prenantes, les phénomènes info-communicationnels, dont les technologies de l'information et de la communication (TIC), qui participent (tant positivement que négativement) de la santé au travail, etc. Ouvert à toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, l’appel à articles invitait à adopter une problématique info-communicationnelle ou une problématique qui verrait l’objet « information » ou « communication » occuper une place centrale. Les réflexions et potentiels modèles théoriques proposés devaient prendre appui de manière privilégiée sur des enquêtes de terrain.
3L’introduction de ce numéro se propose dans un premier temps d’identifier quelques difficultés quant à l’étude scientifique de la santé au travail. Puis, dans un deuxième temps, elle explicite l’intérêt de mobiliser les prismes informationnels et communicationnels pour l’appréhender, avant de présenter succinctement les articles qui constituent ce numéro selon qu’ils étudient les contextes organisationnels qui influencent la santé au travail ou qu’ils s’intéressent aux pratiques des organisations en la matière.
4Aujourd’hui encore, le paradoxe originel mettant en tension souffrance et santé demeure omniprésent. Alors que les institutions, les dirigeants et les individus demandent ou affirment la prise en compte de la santé au travail, la réalité des pratiques en organisation relativise cette quête.
5Tout d’abord, depuis la fin des années 1920, et l’indéniable influence de « l’école des relations humaines », les sociétés occidentales sont plus sensibles au respect des corps et de l’intégrité physique et psychique des individus au travail. En France, de nombreuses mesures visant à réduire les risques et à améliorer les conditions concrètes de l’exercice de l’activité professionnelle ont été prises par les pouvoirs publics depuis la fin du XIXe siècle : création de l’inspection du travail en 1874, lois de 1893 sur les normes d’hygiène, de 1898 sur la responsabilité pour risque, de 1946 sur la médecine du travail (les premiers services apparaissant dans les années 1920) ; plus récemment : création en 1973 de l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT), directive-cadre de 1989, article 173 de la loi de modernisation sociale de 2002, réforme de la médecine du travail en 2005 avec une obligation de l’évaluation des risques psychosociaux, Accords Nationaux Interprofessionnels (ANI) de 2008 et de 2013, mise en œuvre de trois Plan Santé-Travail (PST) et de plans régionaux axés sur la prévention primaire et l’amélioration des conditions de travail, commandes ministérielles de rapports, etc. Enfin, avec les invitations à développer une Responsabilité Sociale des Organisations (RSO) et depuis la loi française de 2001 sur les Nouvelles Régulations Économiques, les organisations doivent intégrer des préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes, dont les salariés. La tendance, soutenue par les pouvoirs publics, est donc à la mise en œuvre de différents moyens - de la remédiation à la prévention primaire - afin de réduire la peine et la fatigue qu’elles soient physique et/ou mentale.
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6Dans ce contexte, les dirigeants proclament, plus encore depuis les années 1980, que la motivation, le concours actif et la satisfaction du personnel, sont devenus un « capital précieux » (Weil, 1990) et une composante essentielle de la réussite économique. S’inspirant, entre autres, des travaux sur le statut d’« acteur » de Crozier et Friedberg (1977), l’individu est considéré comme un sujet et un être social à motiver. Afin notamment de baisser l’absentéisme, de diminuer le roulement de personnel (turnover) et in fine d’accroître la productivité, différentes actions sont mises en œuvre. Parmi celles-ci, la focalisation sur la qualité de vie et le bien-être4 au travail est une tendance contemporaine qui se développe rapidement. L’attention est alors portée sur « l’expérience collaborateur » avec parfois, de manière quelque peu extrême, la mise en place de stratégies dites du « bonheur ». Celles-ci peuvent par exemple aboutir au recrutement d’un chief happiness officer (CHO, soit un responsable du bonheur en entreprise), à l’ouverture d’espaces de détente (avec babyfoot et canapé pour la sieste), à la proposition de cours de yoga ou de sophrologie ou encore à du soutien psycho-mental de type coaching (Dufau, Perdriset, 2006). Ces démarches qui doivent contribuer à développer une « marque employeur » attractive incitent certaines entreprises à participer à diverses élections dont celles de « Great place to work »5. De l’autre côté de l’Atlantique, se développent également depuis plusieurs années différentes initiatives visant à créer des milieux de travail « sains » par l’entremise de stratégies dites de « mieux-être au travail » dans une approche qualifiée d' « intégrée » :
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« Une approche intégrée en matière de mieux-être au travail n’est pas simplement un programme, une politique ou une stratégie en particulier, bien qu’il s’agisse d’éléments fondamentaux dans toute organisation. Une telle approche est une philosophie incorporée dans la culture, les plans d’affaires et les activités quotidiennes d’une organisation dont les actionnaires, les propriétaires et les gestionnaires se préoccupent à la fois des progrès réalisés et de la santé et de la sécurité de leurs employés. » (Joignez le mouvement du mieux-être en milieu de travail, 2014)6
7Afin de suivre l’engagement pris par les organisations canadiennes à l’égard du mieux-être au travail, le Conference Board du Canada7 examine l’approche des employeurs et la prévalence de ces initiatives. Elle montre dans un rapport que la santé des employés est envisagée de façon globale (physique et mentale).
8Enfin, au delà de ces préoccupations institutionnelle et organisationnelle, force est de constater dans les pays dits développés, une quête du « mieux vivre ». Elle induit un intérêt pour les questions de santé au travail et plus particulièrement sur celles du « stress », de l’épuisement professionnel (« burn-out »), du « bien être » et même du « bonheur » et du « plaisir ». Depuis la médiatisation de différents suicides au milieu des années 2000, les liens entre santé et travail sont l’objet de films (par exemple Danger travail de P. Carles en 2003) et de documentaires (par exemple La mise à mort du travail de J.-R. Viallet en 2009) ; la presse dédie régulièrement des articles, des émissions et des dossiers sur le sujet. Ainsi, en mai 2019, au moment de la préparation de ce dossier, sept dirigeants de France Télécom, devenue Orange, sont jugés devant la 31e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. Ils sont accusés d’avoir mené « une politique visant à déstabiliser les salariés » qui serait à l’origine de dix-neuf suicides.
9Mais les observations concrètes ne s’accordent pas toujours avec ces postures et ces discours. Depuis la fin des Trente Glorieuses et la tertiarisation de l’économie, dans un environnement plus complexe, imprévisible et incertain, les organisations des pays occidentaux adoptent de nouveaux processus de rationalisation du travail avec des changements structurels et méthodologiques majeurs (organisation matricielle, par projet…). Elles demeurent pour les individus qui y travaillent des cadres structurés d’action contraignants et autoritaires (Desreumaux, 1998) où sont exigés loyauté, engagement, adhésion totale et surpassement afin de satisfaire aux attendus de performance. Pour ces organisations, que certains qualifient de « voraces » (greedy organization) (Burchielli et al., 2008), le « dressage » (Foucault, 1975) repose désormais sur la persuasion et l'incitation à « participer », « être autonome » ou « s'épanouir » (Courpasson, 2000). La hiérarchie traditionnelle a laissé place à un management « participatif » où les individus sont mis en concurrence et leur travail modulé dans un double mouvement d’autonomisation et de responsabilisation. L’évaluation des performances relatives et respectives peut inclure une rémunération à part variable. Mais, si le niveau d’exigence demeure important, il n’est plus associé à une relative protection sur le long terme. La relation d’emploi évolue (Roehling et al., 2000) : flexibilité et employabilité sont les mots-clefs du management « moderne » avec une part croissante de CDD et l’apparition de nouveaux contrats, du temps partiel imposé, du travail non salarié, de vacations, etc. Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) participent de ces dispositifs et favorisent une hyperconnexion, potentielle « laisse électronique » (Carayol et al., 2016). Citons également l’exposition des individus à la médiatisation de phénomènes anxiogènes : suppressions de postes, fin du travail annoncé sous des formes variées, normalisation de la précarité avec des périodes de chômage récurrentes, judiciarisation des procédures sociales (Scalia, Duncombe, 1999).
10L’ampleur de ces mutations interne et externe, de ces réorganisations structurelles et méthodologiques imposées, parfois incomprises, a des conséquences de différents ordres : augmentation individuelle de la charge et de l’intensité du travail (Askénazy et al., 2006), évolution de la perception du temps au travail avec notamment une porosité des « frontières » entre vies professionnelle et personnelle, tendance à la dispersion (Datchary, 2011), à la fragilisation des collectifs avec des individus plus isolés mais dépendants, multi-engagés et susceptibles de subir diverses injonctions paradoxales, sabotage du travail des collègues (Beauvallet, 2009), résistance au changement (Grosjean, Bonneville, 2012), etc. Des salariés - a fortiori ceux des générations « X » (Howe, Strauss, 2000) et « Y » - deviennent plus critiques. Le salaire et/ou la reconnaissance sociale n’étant pas les seules justifications au travail, certains considèrent que le contrat psychologique est rompu (Roehling et al., 2000).
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11Ces différentes évolutions de la nature de la contrainte sont susceptibles de générer une dégradation de la santé physique et mentale des salariés (Hirigoyen, 2008 ; Bercot, 2015 ; Pougnet et al., 2016). Dans les situations où règne la confusion, le processus de création de sens peut se traduire par de la crainte, de l’angoisse, du mal être, des dépressions, de l’épuisement professionnel (communément qualifié de « burnout »8)… voire des suicides (Dejours, 1998). Ainsi, l’usage des TIC peut-il générer un « stress numérique » (Tarafdar et al., 2007) avec de potentiels conséquences physiques et émotionnelles (Barley et al., 2011 ; Taylor et al., 2008). Enfin, si le législateur français9 impose aux entreprises de préserver la santé physique et mentale des salariés, les institutions en charge de leur protection [médecine du travail, Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), services sociaux, inspection du travail, Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé Au Travail (CARSAT), syndicats, observatoires régionaux des risques psychosociaux…] manquent souvent de reconnaissance et de moyens (Aballéa, Mias, 2014). En 2014, sont dénombrés en France plus de 620 000 accidents du travail (dont 530 mortels) et plus de 51 000 maladies professionnelles, reconnus au titre du régime général10.
12Ces différents constats ont participé au développement d’une demande sociale d’analyse. Au delà des travaux en médecine, dont ceux par exemple de Marie-France Hirigoyen (2008), les questions de la santé au travail sont étudiées depuis une vingtaine d’années dans différentes disciplines des sciences humaines et sociales (ergonomie, sociologie, psychologie, sciences de gestion, droit). Les recherches sont distanciées, voire critiques, mais peuvent être aussi impliquées voire appliquées avec la production de rapports d’expertise et de recherche (par exemple l’enquête européenne sur les conditions de travail ou le baromètre du stress au travail). La naissance de certains concepts témoignent de ces travaux, avec par exemple « la souffrance au travail » qui rend compte de la montée d’un mal-être et des pathologies associées (Dejours, 1998), « l’usure professionnelle » (Cottereau, 1983) ou encore « l’intensification » (Gollac, Volkoff, 1996).
13Pour appréhender la santé au travail et contribuer à l’enrichissement des analyses scientifiques d’ores et déjà produites, l’entrée par l’information et la communication paraît opportune. En effet, information et communication peuvent être tout à la fois contexte, cause et/ou symptôme, mais également vecteurs de régulation sociale et mode d’expression de la santé des individus au travail ; et ce, qu’elles soient médiatisées (relais de campagnes de sensibilisation institutionnelles, articles dans les supports de communication internes, interviews de salariés, tracts syndicaux…) ou interpersonnelles (entre employés, avec des supérieurs hiérarchiques, des dirigeants et/ou des représentants du personnel…), commanditées (par une direction, un syndicat…) ou spontanées. Les descriptions, contextualisations et analyses des phénomènes info-communicationnels sont dès lors susceptibles d’apporter un éclairage à la fois original et pertinent. Une approche dite « communicationnelle », par le croisement de niveaux de lectures macro, méso et micro (Bouillon, 2009) est susceptible d’enrichir les travaux existants, par exemple sur les dispositifs info-communicationnels en présence, sur les discours de prévention diffusés, sur les interprétations de certaines injonctions paradoxales, etc.
14Dans la discipline dédiée à l’étude de ces objets, les sciences de l’information et de la communication (SIC), la question de la santé au travail s’avère relativement peu traitée. Citons par exemple les travaux de David Douyère à partir de sa thèse (2005) ou encore ceux d’Olivia Foli (docteur en sociologie et maître de conférences en SIC), dont les recherches portent notamment sur l’expression des plaintes en organisation (2009). Évoquons également trois récentes thèses dans la discipline : celle de Cindy Félio (2013), à l’origine psychologue du travail, sur les pratiques communicationnelles des cadres et plus particulièrement sur les liens entre usage intensif des TIC et enjeux psychosociaux ; celle d’Emilie Blanc (2016) qui appréhende le rôle de la communication dans la prévention des risques psychosociaux liés à l’acculturation au numérique ; et celle d’Aurélia Dumas (2016), sur la prévention de la santé et de la sécurité au travail ainsi que la régulation des émotions au sein de l'entreprise. Côté canadien, citons les travaux menés en communication et santé auprès des infirmières hyperconnectées (Bonneville, Grosjean 2016) ou encore la recherche de Jolivet et Vasquez (2016) étudiant un projet de promotion de la santé en milieu de travail selon une approche constitutive de la communication organisationnelle. Enfin, est-il possible d’évoquer le numéro 36 de la revue Communication & Organisation qui propose une approche communicationnelle de l’individu au travail (Morillon, Bouzon, Cooren, 2009), présente à la fois différentes formes d’expression de la souffrance (stress, plainte, suicide…) et analyse des dispositifs managériaux et de communication à l’œuvre. Ce petit nombre de travaux sur un thème d’actualité est d’autant plus étonnant qu’au sein des SIC le champ dédié à la communication organisationnelle privilégie depuis plus de vingt ans l’intra-organisationnel (d’Almeida, Carayol, 2014).
15Fort de ce constat, différentes questions peuvent alors être envisagées. Certaines ont été posées dans l’appel à articles de ce numéro de la revue Sciences de la société : quels sont les dispositifs de communication dans les organisations sur la santé et ses déclinaisons [prévention des RPS et sensibilisation à la QVT (Levet, 2013), bien-être voire bonheur au travail…] ? Comment ont-ils évolué avec la demande sociale et les contraintes légales ? Quelles sont les conséquences des transformations de l’organisation, notamment celles liées aux TIC, sur la santé des individus au travail ? En quoi et comment les phénomènes info-communicationnels constitutifs des organisations participent-ils de la santé au travail ? Comment cette dernière est-elle discutée au sein des organisations ? Quelles sont la nature et la portée des campagnes institutionnelles et syndicales sur le sujet ? Comment sont-elles interprétées ? Quels sont les liens entre la santé et les idéologies du travail et des organisations ?
16Les huit articles présentés dans cette livraison ont été sélectionnés à partir d’une évaluation dite « en double aveugle ». Ils ont également fait l’objet d’une démarche constructive de relectures et d’améliorations. Au final, ce numéro s’avère pluridisciplinaire. Il comporte en effet des textes en sciences de l’information et de la communication mais aussi en sociologie, en psychosociologie et en psychodynamique du travail. Il démontre, s’il en était besoin, la pluralité des objets (des incivilités numériques aux dispositifs de prévention en passant par des paroles de plainte), des projets (recherches impliquées, appliquées ou distanciées), des techniques de recueil (entretiens, observations, documents…), des cadres d’analyse et théories susceptibles d’être retenus. Afin de présenter la richesse des réflexions, nous avons choisi d’organiser les contributions selon deux axes. Le premier, composé de quatre textes, questionne les conditions d’exercice du travail ainsi que les modalités organisationnelles et communicationnelles susceptibles d’avoir une influence sur la santé au travail. Les quatre suivants explorent, dans un second axe, les actions, politiques ou mesures qui s’attachent à remédier à des situations potentiellement pathogènes ou à développer la santé au travail.
17La première partie de ce dossier est dédiée aux contextes organisationnels, de l’implémentation de systèmes d’informations aux comportements en organisation (incivilités, mensonges), qui sont susceptibles d’influencer la santé au travail.
18Ainsi, Aurélie Laborde, dans un article intitulé « Incivilités numériques au travail, banalisation de la violence et déficit d’identification et d’accompagnement ? » cherche à documenter une manifestation particulière de la communication organisationnelle médiatisée : les incivilités numériques au travail. Elle montre combien ces pratiques émergentes, et en constante augmentation, participent du mal-être et de la pénibilité du travail. C’est à partir d’une recherche-action menée avec des associations de professionnels qu’elle nous livre les résultats de ses investigations. Elle met en lumière deux phénomènes non encore décrits dans la littérature : une tolérance spécifique à la violence dans le cadre des échanges numériques au travail ; une absence d’identification des incivilités numériques faute de procédure de signalement spécifique (conduisant alors à un accompagnement défaillant des problématiques induites, en contradiction avec des réalités vécues comme pénibles par les salariés). Ces travaux devraient faire l’objet de la publication d’un Livre Blanc.
19Christophe Dargère pour sa part, propose une réflexion intitulée « Institutionnalisation du mensonge et risques psychosociaux. Analyse d’un contexte professionnel régulé par la distorsion communicationnelle ». Sociologue du travail, chargé d’expertises en risques psychosociaux, il analyse dans une entreprise de service des processus communicationnels destinés à placer un groupe de commerciaux dans une dynamique de « performance » pour répondre aux exigences de rentabilité. Son analyse des données obtenues par des observations ethnographiques, des entretiens et des documents écrits, met en lumière une dissymétrie informationnelle, un rapport de force, une violence symbolique ainsi qu’une déformation consciente. Ceci institutionnalise un discours en milieu professionnel que l’auteur qualifie de mensonger, d’anticipé et qui s’avère être source de conflits éthiques et de souffrance au travail.
20Dominique Salaün et Muriel Bienvenu initient quant à eux une réflexion intitulée « Processus de communication et de dialogue autour des outils informatiques et des problèmes qu’ils posent ». Ils s’intéressent plus particulièrement aux systèmes d’information considérés comme des espaces clos de signification. Ceux-ci participent à (ou empêchent) la communication et l’action dans le travail. Les auteurs, psychologues du travail, prennent appui sur deux interventions dans le secteur de l’ingénierie automobile. A partir du point de vue de la clinique de l’activité, leur travail vise à relancer un processus de dialogue autour d’un outil pour une reconception de la production de signification. Ils montrent de quelle manière l’outil est partie prenante des processus qu’il supporte et comment il s’inscrit dans un maillage de sens et de signification, en rapport avec l’action.
21Enfin, Olivia Foli produit un article intitulé « Les paroles de plainte en organisation : un processus communicationnel au cœur des enjeux de santé au travail ». La recherche ethnographique menée dans le cadre d’une thèse de doctorat montre la régulation communicationnelle des plaintes en organisation ainsi que l’écart entre plainte et souffrance dans les interactions au travail. Pour l’auteure, les paroles de plainte s’inscrivent dans une dynamique subjective et sociale de médiation du mal-être mais sont également façonnées par les normes communicationnelles agissant dans l’organisation. Les résultats de sa recherche laissent apparaître des enjeux sur la parole au travail, son écoute « véritable » et sur la créativité de l’expression au travail, opérateur de santé dans le « travail réel », y compris lorsqu’il s’agit d’une parole négative.
22Dans la seconde partie de ce dossier, les réflexions sont dédiées aux pratiques des organisations en matière de « santé » au travail et plus particulièrement sur les politiques de qualité de vie au travail, les dispositifs de prévention et la communication sur les accidents.
23Ainsi, Lucile Desmoulins nous propose un article intitulé « Plaider pour des politiques de qualité de vie au travail promues leviers de performance ». Elle mène une étude discursive d’un corpus de textes réglementaires, d’accords interprofessionnels et de rapports qui plaident pour des politiques de santé et de sécurité au travail. Elle met en lumière la prégnance de l’argument selon lequel les dépenses dédiées à des objectifs de qualité de vie au travail seraient des investissements rentables puisque « leviers de performance ». Pour l’auteure, ces textes qui incitent à transformer en profondeur l’organisation du travail et le management fondent leur autorité prescriptive, d’une part sur une promesse de performance économique et de développement social, d’autre part sur des arguments d’autorité scientifique et des témoignages. Ils ont, en outre, permis de constituer un groupe solidaire de promoteurs de la QVT.
24Aurélia Dumas intitule son texte « Approche communicationnelle des dispositifs de prévention de la santé au travail et étude des dynamiques affectives : le cas d'une grande entreprise française ». Cette chercheure en sciences de l’information et de la communication étudie des dispositifs de prévention de la santé au travail en s’intéressant plus particulièrement à la sémiotisation des émotions. Son postulat est que les logiques communicationnelles des différents acteurs en présence participent à la construction des signes de l'émotion, au sein des dispositifs de prévention déployés dans l’entreprise. La recherche-action menée auprès d'un service de santé au travail dans le cadre d’une thèse de doctorat constate la prise en charge des émotions des salariés dans les dispositifs de prévention mais une absence de prise en compte par les personnes en charge de la santé.
25Gladys Lutz initie, quant-à-elle, une réflexion sur « Usage et mésusage de la rhétorique des addictions en santé au travail ». Psychologue du travail, elle mobilise pour ce faire deux recherches en clinique du travail et un outil : le Repérage Précoce et Intervention Brève (RPIB). Elle mène une série d’entretiens individuels et collectifs avec des dirigeants, des travailleurs, des médecins du travail et des addictologues. Elle questionne les effets, le sens et les enjeux des usages de psychotropes ainsi que leur couplage avec le travail. Elle montre comment les perspectives communicationnelles et médico-gestionnaires sur la notion d’addiction enferment les pratiques dans un discours normatif sur l’alcool et les drogues, et masquent les fonctions de ces produits dans l’économie productive des professionnels. Pour elle, le repérage précoce et l’entretien motivationnel peuvent apporter des améliorations pertinentes en santé au travail, s’ils sont étroitement articulés à l’analyse et à la transformation du travail réel des professionnels.
26Enfin, David Douyère et Christine Chevret-Castellani, dans leur article « Communiquer sur l’accident du travail. Entre censure, silence et information », mobilisent études de cas et corpus de documents pour analyser deux types de situations de communication. Selon eux, dire l’accident du travail relève d’un processus communicationnel pris dans des enjeux managériaux, sociaux et syndicaux, juridiques et économiques. Leur analyse en deux versants sur la constitution discursive de l’accident porte, d’une part sur un site intranet de France Télécom-Orange consacré à la sécurité et à la santé au travail, d’autre part sur une lettre de professionnels semi-externe. Leur constat est que nommer et décrire l’accident engage une responsabilité et que, de ce fait, le processus peut induire des contournements, des difficultés à dire, une non-communication, et ce, malgré l’intérêt de le faire connaître pour la prévention.
27La lecture des présents articles confirme le bien fondé du postulat à l’origine de ce dossier : celui de la pertinence des prismes informationnels et communicationnels pour aborder la question de la santé au travail. Si chacun des huit articles fait état d’un retour réflexif, distancié, sur certaines recherches menées, toutes les questions de l’appel à articles n’ont pas forcément trouvé de réponse dans la présente livraison de la revue Sciences de la société. Ce dossier est donc à considérer avant tout comme une invitation à poursuivre des travaux montrant la centralité des processus d’information et de communication dans les dispositifs organisationnels. Que ce soit en matière de terrains, d’objets, de postures ou de méthodes, le champ des possibles est large. Parmi les objets qui méritent une attention toute particulière, citons la parole au travail. Le partage de la parole entre salariés semble en effet permettre de faire face à de nombreuses situations paradoxales, à des injonctions institutionnelles ou managériales, et se révèle, in fine, facteur de santé ou salutogène (Roy, Neill, 2012) si l’on veut reprendre le vocabulaire d’Aaron Antonovsky (1993). Une autre piste de travail pourrait concerner l’étude des injonctions organisationnelles actuelles au « bonheur » évoquées précédemment. La dynamique associée qui doit nourrir qualité de vie au travail et performance fait l’objet de débats entre professionnels, certains la qualifiant de « démagogie managériale », de « phénomène de mode » ou encore de « tyrannie à l’épanouissement personnel » (Bouzou, Funès, 2018). Cabanas et Illouz (2018) confirment en qualifiant d’« Happycratie », un phénomène qui nourrirait avant tout le marché de la consultance, des applications informatiques, de la formation ou encore de l’édition. C’est donc cette utopie du travail comme épanouissement de soi, et de l’organisation comme porteuse d’harmonie sociale qui s’avère particulièrement intéressante à questionner (Lordon, 2010 ; Grosjean et al., 2018).
28Mais quel que soit le sujet retenu, en matière de santé au travail les difficultés sont également nombreuses, qu’il s’agisse de l’accès au terrain, des accords de confidentialité, de l’extrême sensibilité du sujet, de la potentielle difficulté à se distancier, notamment dans le cas des recherches impliquées ou appliquées. Une autre complexité pour tout travail qui se veut au plus près des réalités vécues des salariés est celle du recueil de la plainte. Travaillée par Olivia Foli dans ce dossier, elle est l’objet de censure comme le soulignent Gollac et Volkoff (2006) : « Les travailleurs eux-mêmes, pour pouvoir faire face aux exigences de leur travail, censurent la conscience de ses pénibilités et de ses risques » (Gollac, Volkoff, 2006 : en ligne). Cette censure serait liée « à la question de l’engagement dans le travail et aux identités de genre » (ibid.). Or, force est de constater que la question du genre semble encore peu présente au sein des études proposées. Telle pourrait être une autre piste de travail à venir.
29Il nous reste à remercier les auteurs des textes du présent dossier pour nous avoir confié leur travail, avoir fait avancer de manière stimulante les réflexions à partir des questions posées en introduction et, nous l’espérons, pour le plaisir des lecteurs qui vont découvrir ce numéro.