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Articuler graphes et représentations d’utilisateurs d’un réseau socionumérique : retours sur une méthodologie d’entretien

Linking social graphs and representations from users of a social network website: focus on a qualitative methodology
La articulación de gráficos con representaciones de los usuarios de una red social : aproximaciones para una metodologia de entrevista
Julien Mésangeau
p. 143-159

Résumés

Cette contribution est l’occasion de revenir sur l’analyse de réseaux sociaux et sur les implicites théoriques associés à cette dernière. En faisant une brève histoire des origines de cette méthode, héritée de la sociométrie de Moreno et des travaux d’Alex Bavelas, nous soulignons certaines de ses limites intrinsèques, devenues d’autant plus saillantes à l’heure où Internet permet de récolter des masses de données déconnectées du corps social. Dans une seconde partie, nous proposons une réflexion d’ordre méthodologique, cette dernière permettant de confronter les théories du réseau aux représentations de ce qu’est un « réseau » aux yeux des utilisateurs des nouveaux médias sociaux d’Internet. Nous concluons en situant notre réflexion dans le champ de la méthodologie de l’enquête en sciences de la communication.

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Texte intégral

1Aujourd’hui, l’usage de techniques d’analyse de réseaux sociaux a considérablement muté. Dans le champ des sciences humaines et sociales, ces techniques sont associées à des approches centrées sur l’étude du pouvoir et de l’échange économique. Ces approches, comme le note Charles Kadushin (2012, 60), reposent sur un modèle d’acteur social, dont la conduite est mue par une rationalité instrumentale. Le développement d’une relation interpersonnelle est ainsi assimilé à une action qui peut viser l’ascension sociale ou, à l’inverse, la pérennisation d’une position. Les techniques d’analyse de réseaux sociaux, ainsi que ce modèle d’acteur, sont aujourd’hui mobilisés dans diverses recherches consacrées aux relations médiatisées par ordinateur. Nous proposons, dans cet article, de revenir sur certaines limites propres à ces démarches tout en suggérant diverses pistes de réflexion. Dans une première partie, nous resituons l’enjeu qui est ici représenté. Nous verrons que de nombreuses limites, tant techniques que théoriques, imposent d’ouvrir le débat quant aux méthodes que nous souhaitons mobiliser afin d’étudier le lien social médiatisé. Dans une seconde partie, nous proposons une réflexion d’ordre méthodologique. Une étude du lien social médiatisé requiert de questionner la dimension relationnelle de ce lien tout autant que ses caractéristiques matérielles – quels sont ses médiateurs et comment sont-ils articulés ? Nous proposons de revenir sur une méthodologie de l’entretien développée au cours d’une thèse de doctorat consacrée aux pratiques de « réseautage en ligne », et prenant pour terrain d’enquête un groupe d’anciens de Sciences Po Paris hébergé sur le réseau socionumérique LinkedIn. En conclusion, nous chercherons à identifier certaines limites propres à notre démarche et, plus globalement, à celles reposant sur la démultiplication des techniques de recueil des données.

L’analyse des structures de la communication et l’expérience du mit

2Une expérience fondatrice est celle conduite au mit par Alex Bavelas, qui visait à « étudier les effets de la structure de communication – ou, précisément, la centralité de points dans cette structure – sur la résolution de problèmes, la perception du leadership et la satisfaction personnelle » (Freeman, Roederer, Mulholland, 1979, 121). À ses origines, l’analyse portait sur la structuration des relations entre cinq individus au cours de la réalisation d’une tâche. L’une des conclusions de cette étude a été d’associer certaines positions à des rôles sociaux ; la centralité – notion dont nous parlerons un peu plus loin – avec le rôle de leader. Plus largement, Bavelas interrogeait les effets des structures sur « le développement d’une organisation, le degré de résistance du groupe aux interruptions [et] les capacités d’adaptation aux changements soudains affectant l’environnement de travail » (Bavelas, 1950, 726).

3Il n’était pas encore question de capital social, notion alors inexistante. Cette dernière deviendra, deux décennies plus tard, le fondement d’un courant de pensée porté par Harrison White et ses élèves (Ronald Burt, Mark Granovetter notamment) : la nouvelle sociologie économique, où l’analyse de réseaux sociaux est présentée comme un moyen permettant d’identifier la structuration d’un collectif donné. C’est ici qu’une spécialisation des rôles va être entérinée. L’analyse de la circulation de l’information devient une technique d’enquête. Les structures que cette circulation met en visibilité deviennent quant à elles ce qui est à expliquer. Dans les travaux de Ronald Burt, par exemple, la circulation de l’information permet de renseigner l’observateur (Burt, 1992, 13). Elle met en lumière les propriétés structurales d’un capital social qui peut être distribué selon différentes configurations. Dans ces travaux, comme dans beaucoup d’autres, l’étude des structures de la communication est un principe de méthode, et non un problème d’ordre théorique. Le processus de la communication est ainsi réduit à offrir une perspective ; il donne à voir des rôles sociaux (le leadership par exemple), ainsi que diverses stratégies relationnelles, mais ne constitue pas, en lui-même, un objet. En subordonnant l’étude du processus de la communication à celle de la configuration d’une structure, l’analyse de réseaux sociaux s’est ainsi coupée d’un ensemble de problématiques de recherche qui tendent, aujourd’hui, à s’imposer dans différents courant des sciences humaines et sociales.

L’analyse du lien médiatisé et de ses propriétés matérielles

4Les analyses cherchant à théoriser le lien social médiatisé mobilisent plusieurs notions issues de l’analyse de réseaux sociaux. De nombreux chercheurs fondent leurs travaux sur la thèse de la force du lien faible de Mark Granovetter. Selon ce dernier, certains liens faciliteraient l’obtention d’informations autrement difficiles d’accès. Des liens peuvent être dits faibles pour plusieurs raisons. Granovetter a proposé quatre paramètres afin d’évaluer cette force du lien : la « fréquence des échanges », le « niveau d’intimité », l’« intensité émotionnelle » et, enfin, les « types de services échangés » (Granovetter, 1973, 1361). Si deux personnes ne se fréquentent que rarement, par exemple lors de soirées entre anciens étudiants d’une même université, il peut alors être dit que leur relation est un lien faible. Ces liens faibles seraient cependant des voies d’accès privilégiées à certains types d’information. C’est ici que résiderait la force de ces derniers : deux personnes qui ne fréquentent pas les mêmes mondes sociaux, lorsqu’elles sont mises en rapport, peuvent partager des informations qui ne circulent que dans l’un ou l’autre de ces mondes.

5Caroline Haythornthwaite reprend cette thèse afin de construire une théorie du lien médiatisé par Internet. Selon elle, l’Internet est un médium qui « peut être utile comme moyen supplémentaire pour être en relation avec les liens forts au travail ; et il peut être utile pour créer des contacts avec des étrangers » (Haythornthwaite, 2002, 387). Cette auteure propose la notion de « lien latent », qui va notamment offrir une lecture autant sociale que technique du lien médiatisé. Selon Haythornthwaite, l’outil de communication permet de créer une nouvelle manière d’être en relation, ni de l’ordre du lien faible, ni de l’ordre du lien fort. Un lien est dit latent quand il existe techniquement (deux personnes se sont échangées leurs adresses de messageries électroniques) mais reste « socialement inactif » (ces deux personnes n’ont pas utilisé ces adresses afin de communiquer). Bien qu’ayant développé un concept permettant de s’affranchir des thèses de la nouvelle sociologie économique, l’auteure précise que le « lien latent » est à comprendre comme une infrastructure « qui fournit l’opportunité de développer et de renforcer les liens faibles » (Haythornthwaite, 2002, 385).

6De leur côté, Barry Wellman et Bernie Hoggan (2012) se sont également penchés sur le rôle joué par les propriétés du médium dans la constitution de relations médiatisées par Internet. Leur analyse porte, notamment sur les « affordances sociales » des rsn. L’« affordance » est une notion qui fut notamment développée dans les travaux de James Gibson (1977) et Donald Norman (Norman, 2011, 228). Elle est, selon les termes de la linguiste Marie-Anne Paveau, « une possibilité offerte par l’objet lui-même, qui indique quelle relation l’agent humain doit instaurer avec lui (ce qu’on doit ou peut faire avec) » (Paveau, 2012, 60). D’après Wellman et Hogan, les technologies de communication actuelles fourniraient aux utilisateurs les moyens de comprendre leurs environnements et d’agir sur ces derniers. Ce phénomène serait, d’après eux, particulièrement prégnant sur Internet : « Facebook, Twitter, LinkedIn et d’autres sont réellement des ensembles d’affordances sociales, fournissant des indices tels que les « twitts », les « J’aime » (Facebook), « devenir ami » et « amis d’amis », tous donnent des indices actionnables au sujet de leurs mondes sociaux » (Wellman, Hogan, 2012, 54). Aussi, d’après les auteurs, l’Internet et ses affordances auraient pour principal effet de favoriser le développement d’un « individualisme connecté ». Cette thèse de l’individualisme connecté a été défendue, dès le début des années 2000, par Quan-Haas, Wellman et Witte. Ces derniers ont exploité les données d’une enquête la National Geographic Society, portant sur 20.075 internautes américains et canadiens. Selon eux : « les résultats suggèrent […] l’émergence d’un nouveau rôle d’Internet, qui assure d’une part le maintien et l’accroissement du capital social, et opère d’autre part plusieurs transformations dans ce capital, qui passe notamment d’une échelle locale à une échelle plus globale » (Quan-Haas et al., 2002, 29). Cette thèse trouve une autre expression dans l’analyse de Boase et al., pour qui le lien créé entre membres de communautés hébergées sur Internet relève d’une pratique de gestion somme toute assez commune : « plutôt que de se reposer sur une seule communauté pour leur capital social, les individus cherchent activement différentes variétés de relations et de ressources appropriées pour différentes situations » (Boase et al., 2005, 2).

7Dans les différents travaux que nous venons de citer, l’action de l’individu est analysée en tant que pratique de gestion d’un capital social. Aussi, selon cette analyse, les technologies de communication doivent être abordées comme autant d’espaces où se réifie un engagement calculé. Paradoxalement, bien que les propriétés matérielles de ces relations médiatisées soient évoquées, les médiums n’en restent pas moins des instruments au service d’un engagement planifié. La principale limite de telles approches est, selon nous, qu’elles assimilent tout acte de communication et, à plus forte raison, tout usage d’un dispositif de communication, à une action instrumentale. Philippe Quinton note que l’étude d’un artefact communicationnel doit questionner « les conditions et contextes de production et d’usage, les dimensions physiques et symboliques, les modes d’engagement corporel, affectif, mental, social, que [cet artefact] sollicite en tant qu’objet situé entre l’homme et le monde » (Quinton, 2007, 3). Or, il nous semble que si une rationalité instrumentale peut être observée dans nombre d’usages des sites de réseaux sociaux professionnels, cette dernière n’en reste pas moins l’une des nombreuses modalités des engagements « corporel, affectif, mental, social » que les utilisateurs donnent à voir. C’est pour faire l’examen de ces autres modalités de l’engagement que nous avons tenté de définir une méthodologie d’entretien faisant tout autant appel à une forme de sociométrie – qui nous permet de reconstituer les structures de pratiques de communication – qu’à une analyse compréhensive du discours.

Une construction méthodologique

La « centralité » : une innovation technique sans équivalent philosophique

8L’analyse de réseaux sociaux permet d’identifier certains principes régulant la vie en commun. Elle permet de voir comment un collectif est structuré – ce que l’on nomme le niveau macrosociologique. Elle permet également d’identifier les rôles sociaux que chacun pourrait être amené à assumer – ce qui est appelé le niveau microsociologique. Enfin, elle offre une lecture de certains mécanismes sociaux tels que le contrôle social – c’est le niveau mésosociologique de l’analyse. De l’une à l’autre de ces trois échelles, le matériau utilisé afin de contrôler une hypothèse de recherche est fondamentalement le même ; il est une équation, plus ou moins évoluée, faite de scores de centralité.

9En analyse de réseaux, un score de centralité est l’indicateur renseignant sur le statut d’un nœud (qui peut être un individu, une organisation) parmi un ensemble d’autres nœuds (le reste du « réseau », composé là aussi d’individus ou d’organisations). Le score de centralité peut renvoyer à différents processus. Une centralité dite « de degré » élevée correspond à un nœud vers lequel de nombreux autres nœuds se tournent. Par exemple, le « leader » qui peut émerger au terme de l’expérience d’Alex Bavelas se verrait attribuer un score de centralité de degré élevé. Une centralité peut aussi être d’intermédiarité. Dans ce dernier cas, ce n’est pas tant la centralité absolue d’un nœud au sein du réseau qui est mesurée, mais plutôt le degré selon lequel ce nœud connecte des nœuds isolés les uns des autres. Un bon exemple est la figure du « broker », proposée par Ronald Burt. Sans être particulièrement central, quelqu’un travaillant dans une entreprise peut être, en revanche, un point de passage obligé pour plusieurs de ses collaborateurs qui, bien que membres d’un même réseau, ne peuvent entrer en contact que par l’entremise de ce broker (Burt, 2005, 17). Bavelas et Shawn (1954) sont à l’origine de l’idée de « score » de centralité. Leur hypothèse était que plus une personne a tendance à être le médiateur de la communication entre des tiers, plus cette personne est « centrale » : elle peut, pour reprendre les termes de Linton Freeman, « influencer le groupe tout en retenant ou distordant l’information lors de sa transmission » (Freeman, 1978, 221). Freeman a proposé une critique étonnante de l’histoire de cette notion. Selon lui, c’est son caractère « intuitif » qui l’aurait rendu populaire. Aussi, si cette invention a été le point de départ de l’essor technique de l’analyse de réseaux sociaux, le développement d’une théorie ou d’une épistémologie du lien social fut, en revanche, bien plus tardif. Freeman notera : « Shawn a introduit l’idée d’utiliser le degré comme un index de la centralité de [l’individu], et avec d’autres auteurs […] approchant la centralité de cette manière, il a apparemment trouvé cette mesure si intuitivement attirante qu’il n’a absolument pas pris la peine de la discuter ou d’en élaborer les fondations conceptuelles » (Freeman, 1978, 219). Comme le souligne Reza Azarian, nombreux sont les analystes de réseaux sociaux éminents qui restèrent « silencieux, ou du moins assez vagues quant à ce qui permet de distinguer une relation d’une rencontre conflictuelle ou d’interactions erratiques avec des étrangers. C’est-à-dire que nous ne savons pas si un minimum de degré de durabilité, d’intensité, de fréquence ou de régularité des échanges permet de décider s’il existe bien une relation entre différents acteurs » (Azarian, 2005, 37). À ce titre, notons que ce constat posé par Azarian suggère qu’un lien social n’est pas seulement définissable par le critère de la « force » du lien. Granovetter soulignait d’ailleurs les limites de l’idée de force des liens : « Traiter uniquement la force des liens ignore, par exemple, toute l’importance des problèmes impliquant leurs contenus. Quelle est la relation entre la force et le degré de spécialisation des liens, ou entre la force et la structure hiérarchique ? » (Granovetter, 1973, 1378). Or, c’est précisément cette problématique des contenus que nous souhaitons réhabiliter ici. Nombreuses sont en effet les recherches traitant du lien médiatisé qui vont limiter l’examen des relations à une étude clinique de quelques paramètres ; ceux énumérés il y a de cela plusieurs décennies par Mark Granovetter (voir : Donath, Boyd, 2004 ; Ellison et al., 2007 ; Steinfield et al., 2008 ; Valenzuela, 2009).

L’analyse de réseaux sociaux et Internet 

10Un autre écueil est l’usage parfois fait des données extraites des divers programmes de communication de l’Internet. Josiane Jouët note que, sur Internet, « l’invisibilité des interactions et des relations sociales semble partiellement levée et cette nouvelle « transparence » inaccessible au sociologue jusqu’alors, entraîne une valorisation des instruments de recherche qui n’est pas sans comporter le risque d’une « quantophrénie » techniciste. Les outils de recherche ne sont en effet pas neutres et leur poids se lit dans les analyses ; ainsi la tendance pointe de réduire les individus et les collectifs à leurs productions de traces » (Jouët, 2011, 80). Cette analyse fait d’autant plus sens au regard de la place occupée aujourd’hui par l’analyse de réseaux sociaux dans ce nouveau domaine, connexe aux sciences humaines et sociales ainsi qu’aux sciences informatiques, qu’est l’analyse des « grands réseaux ». Car l’analyse de réseaux profite aujourd’hui des masses de données produites par les usages d’outils de communication tels que Facebook ou Twitter. Cet essor ne semble pas tout à fait profiter à un questionnement critique, pourtant indispensable dans un contexte où l’on étudie Internet avec des techniques ayant été pensées dans des cadres bien spécifiques. Certaines recherches ignorent ainsi l’ambivalence des catégories des logiciels, et vont jusqu’à faire de ces dernières des catégories sui generis, servant à qualifier les utilisateurs, les groupes sociaux ou, encore, les échelles d’analyse. Le travail de Ferrara et Fiumara (2011) est un bon exemple. Bien que l’un des axes de cette recherche soit l’étude des dynamiques « communautaires » retrouvées sur Facebook, Youtube, ainsi que sur deux autres « réseaux sociaux en ligne », les auteurs ne s’interrogent pas sur les ressorts sociologiques des pratiques des utilisateurs, même si ces derniers sont à l’origine des artefacts qu’ils étudient. Aussi, s’il est pertinent d’étudier les données d’usage pour ce qu’elles sont, des traces renseignant sur un acte de communication par exemple, il est en revanche discutable de laisser aux programmes le soin de déterminer quels objets et populations le chercheur se doit d’étudier. Finalement, compte tenu des moyens techniques dont nous disposons aujourd’hui, le risque semble grand de céder à ce que Josiane Jouët nomme la « quantophrénie techniciste » où, dans le cas nous concernant, la recherche abandonnerait définitivement le terreau social au profit d’une analyse des traces laissées sur l’Internet par ses multiples médiateurs.

11La démarche que nous avons adoptée est symétriquement opposée. Nous n’avons pas cherché à analyser les scores centralités obtenus sur LinkedIn par nos divers utilisateurs, de même que nous n’avons pas entamé d’analyse visant à identifier une dynamique interne à LinkedIn. En revanche, nous avons cherché à déployer une lecture anthropologique des relations examinées au cours de notre enquête. Nous nous sommes intéressés à l’entrelacement des diverses formes d’engagement des utilisateurs, à leurs appropriations individuelles et collectives des dispositifs de communication et, enfin, à leurs représentations de ce qu’est un « réseau » de contacts constitué sur un réseau socionumérique. Avec cette démarche, nous souhaitons porter notre attention sur les « lignes de partage sociales » qui démarquent les différents engagements des individus (Eve, 2002). Michael Eve, auteur d’une histoire critique de l’analyse de réseaux sociaux, précise ainsi, en adoptant une lecture simmelienne du monde social : « tous les acteurs sociaux changent dans leur vie quotidienne en permanence d’identité et, pour comprendre les opportunités et les contraintes de l’action, il faut obligatoirement prendre ce fait en compte. Il ne s’agit pas pourtant seulement ici de la liberté de manœuvre de l’individu » (Eve, 2002, 194).

Un principe de méthode malléable : le générateur de noms

12D’un point de vue technique, l’analyse de réseaux sociaux repose sur un dispositif que l’on nomme « générateur de noms ». Ce générateur permet de dresser un inventaire des ressources échangées par une population d’individus. Le conseil professionnel par exemple, est utilisé par Emmanuel Lazega dans son analyse de la coopération entre avocats membres d’un même grand cabinet américain. Le conseil est l’une des ressources dont la circulation est étudiée : les membres de ce cabinet d’avocats se voient demander qui, parmi leurs relations, peut fournir un conseil sur un cas juridique précis (Lazega, 2001 : 34). Petit à petit, en posant cette même question à l’ensemble des membres du cabinet, il est possible de reconstituer un réseau où la circulation de cette ressource est figurée. Ce principe du générateur de nom est hérité des travaux du psychosociologue Jacob Moreno qui, dans Who Shall Survive, proposait un dispositif d’analyse des choix relationnels des pensionnaires d’une maison de redressement, lesquelles devaient citer les camarades qu’elles souhaitaient retrouver dans leurs chambrées (Moreno, 1934, 11). Depuis, ce dispositif a été décliné à de nombreuses reprises, sans que son principe ne soit fondamentalement transformé. Parmi les différentes applications de cet outil, nous pouvons compter celle de Lin et Dumin (1986 ; Lin et al., 2001) qui eurent recours à un « générateur de positions ». Ce dernier reposait sur un questionnaire permettant d’étudier « les liens entre l’accès aux ressources sociales et l’usage effectif de ces ressources dans le cadre d’une action instrumentale » (Lin, Dumin, 1986, 370). Une liste de vingt métiers était ainsi proposée aux répondants. Ces derniers devaient préciser qui, parmi leurs proches, amis ou connaissances, avait été amené à occuper l’un de ces métiers. Ce « générateur de positions » visait à fournir des informations permettant de cartographier une structure sociale, comprise comme « un réseau de personnes dotées de positions ordonnées suivant [l’accès conféré par ces positions] à des ressources telles que la richesse, le statut et le pouvoir » (366). Une autre application du principe du « générateur » est celle de Snijders et Van Der Gaag. Leur « générateur de ressources », basé quant à lui sur l’étude de la distribution des « ressources potentiellement disponibles auprès des membres du réseau », permettait de dresser « une liste de ressources, où chacune représente une sous-collection concrète de capitaux sociaux, et couvrant tous différents aspects de la vie » (Snijders, Van Der Gaag, 2005, 4).

13Un point commun lie notre démarche à l’analyse de réseaux sociaux. Il nous semble tout à fait approprié d’exploiter le dispositif classique de recensement des relations électives propre à la sociométrie de Moreno afin d’analyser les usages de réseaux socionumériques et, plus globalement, des dispositifs de communication. Dans le cadre de notre enquête, nous avons ainsi cherché à reconstituer les structures des interactions entre membres d’un même réseau interpersonnel : quelles sont les histoires partagées avec ces relations ? Sur quels médias, en plus de LinkedIn, communiquent-ils ? A quelles fréquences ? Dans quels buts ? Cette méthode de cartographie permet de mettre en perspective l’hétérogénéité des engagements des utilisateurs, où peuvent se mêler divers types de sociabilités : camaraderie, amitiés, sociabilité professionnelle, etc. Cette méthode permet également de mobiliser le générateur de noms dans le but de produire une représentation des processus de communication. Le principal enseignement que nous avons tiré de cette étape de l’entretien est que les propriétés des relations médiatisées ne sont pas figées. D’un médium à l’autre, le meilleur ami devient collaborateur, les rythmes d’interactions varient également, tout comme la façon dont les individus interagissent. Les utilisateurs rencontrés pouvaient mobiliser différemment des relations qu’ils retrouvaient sur Twitter comme sur LinkedIn. Sur certains médias – LinkedIn par exemple – l’utilisateur peut développer des pratiques de sélection instrumentale de relations ; il choisit des contacts utiles d’un point de vue professionnel. Sur d’autres – Twitter par exemple – il se lie avec les personnes qu’il fréquente par ailleurs, telles que des anciens camarades étudiants. Comme le note Michel Grossetti : « la même forme sociale, une relation interpersonnelle, est susceptible d’être prise dans des régimes différents. Elle n’en continue pas moins de fournir aux protagonistes des appuis constitués au fil des interactions successives et qui contribuent à cadrer celles-ci » (Grossetti, 2011, 5).

Figure 1 - Graphe représentant les différents dispositifs de communication mobilisés par l’un des interviewés dans son quotidien

Figure 1 - Graphe représentant les différents dispositifs de communication mobilisés par l’un des interviewés dans son quotidien

14Sur ce graphe apparaissent les contacts LinkedIn d’un interviewé ainsi que les dispositifs de communication exploités pour échanger avec ces derniers. Lors de notre échange, le répondant a expliqué que Léon, Boris, Edouard et Thomas avaient participé à la mise en place d’un forum Internet destiné à faciliter l’entraide parmi les étudiants de Sciences Po Paris. Il a précisé n’utiliser Facebook que pour échanger avec ses proches, et ce sur des sujets étrangers à son activité professionnelle. Sur Twitter, en revanche, il dit retrouver ses proches ainsi qu’une communauté de professionnels travaillant dans son domaine. Il exploite ce dernier outil afin de poser des questions d’ordre strictement professionnel.

15Avec cet exemple, nous pouvons constater que la modalité du lien médiatisé par LinkedIn, bien que « professionnelle », prend des origines et peut assurer des rôles différents selon la pratique relationnelle considérée. Un outil tel que LinkedIn peut être utilisé pour la rencontre d’inconnus car ses propriétés techniques permettent cet usage, mais d’autres usages sont possibles, la mise en relation avec des personnes proches par exemple. De même, les pratiques relationnelles ne sont pas affranchies du contexte technique. Pour reprendre l’exemple précédent, si LinkedIn peut être utilisé pour mettre en relation des proches, il reste un outil où la communication est nécessairement asynchrone, ce qui impacte défavorablement l’interaction entre ses utilisateurs qui préfèrent, pour la plupart, échanger sur d’autres médias.

16Il nous semble qu’un « générateur », ayant pour finalité d’étudier l’usage des médias, et non l’échange de ressources, permet d’étayer une lecture pluraliste des usages des rsn professionnels. Mais cette lecture repose également sur le sens que les acteurs peuvent attribuer à leurs pratiques de communication. Nous avons donc cherché à comprendre, dans les étapes suivantes de l’entretien, comment le réseau personnel du répondant a pu évoluer avec l’intégration progressive de nouveaux dispositifs de communication. Cette entrée en matière permet notamment de considérer le lien médiatisé sous l’angle de sa matérialité, et non, par exemple, sous celui de sa « force ».

L’interprétation : confronter la catégorie de « réseau » aux cadres d’interprétation des acteurs

Les limites du discursif 

17Certains questionnaires, portant sur les usages des dispositifs de communication, permettent de constituer des corpus d’informations semblables à ceux que nous avons composés. Au sujet de ces derniers, Patrice Flichy note que, s’il est possible de produire des « données qui décrivent de façon synthétique les différents modes de communication d’un individu [avec] ses principaux interlocuteurs, [néanmoins], on ne recueille pas vraiment les pratiques, mais l’opinion des individus sur leurs activités de communication » (Flichy, 2005, 32). En un sens, nous faisons face à une limite épistémologique difficilement contournable. Car, outre la possible inexactitude des informations fournies par les répondants, de nombreuses motivations, représentations et pratiques ne peuvent être verbalisées : ce sont ici des registres de l’action en plan (une action rationalisée, donc dicible) et de l’action en familiarité (une action ressentie, donc non dicible) dont il est question. Selon Laurent Thévenot, l’action calculée – dite en plan – ordonne le monde en assignant une valeur aux hommes et objets concernés par le projet de l’individu. À l’opposé, l’action dite familière procède de l’accommodation de l’individu à son environnement. L’action en plan nécessite ainsi un exercice de coordination, où « on peut représenter des personnes agissant sur des choses dans des énoncés » (Thévenot, 2006, 110). L’action familière, de son côté, n’a pas besoin d’être exprimée puisqu’elle s’éprouve, nous dit Thévenot, à un niveau « intrapersonnel », dans l’expérience de l’aisance, de la commodité. En conséquence, d’après Thévenot, la mise en commun de ces régimes (leurs niveaux de communicabilité) est inégale (238). Au final, le plan est une action qui est communicable, s’exprimant notamment dans « le jugement critique porté sur l’accomplissement d’un plan et ses défaillances », tandis que la familiarité est une expérience indicible, s’éprouvant dans « l’appréciation du geste familier et de ses ratages ou dérapage » (239). Certaines actions, celles non communicables, ne peuvent ainsi être examinées qu’en mobilisant des méthodes d’investigation particulières, telles que celles développées dans les analyses de certains ethnométhodologues (voir Figeac, 2009). Dans notre cas, une alternative consistait à confronter les utilisateurs de LinkedIn aux graphes représentant la structure des relations entre leurs contacts membres de SPPA. Lors de cette seconde étape de l’entretien, le répondant devait ainsi interpréter un graphe représentant son réseau de contacts membres du groupe des anciens de Sciences Po. Ce moment était propice à la découverte des modes de lecture employés par les interviewés lorsqu’ils sont confrontés à une représentation « en réseau » de leurs listes de contacts. Certains utilisateurs mobilisaient ainsi un vocabulaire emprunté à la sociologie des réseaux sociaux. À ce titre, les termes « liens forts » et « liens faibles » furent parfois retrouvés. D’autres utilisateurs adoptaient une démarche davantage descriptive, et cherchaient à raconter l’histoire propre aux relations nouées par leurs différents contacts, sans pour autant fournir d’explications sur la structure de ce réseau.

Figure 2 - Exemple d’annotations appliquées par le répondant lors de la lecture du graphe représentant son réseau de contacts

Figure 2 - Exemple d’annotations appliquées par le répondant lors de la lecture du graphe représentant son réseau de contacts

Trois formats de connaissance : la liste, le réseau, le cercle

18L’essentiel des études traitant des structures de relations entre utilisateurs de réseaux socionumériques (ci-après rsn) sont rarement le fait de chercheurs en sciences de l’information et de la communication ou en sociologie. Cette approche a été davantage investie par la recherche en sciences informatiques. Il y a toutefois quelques exceptions. Les travaux d’Emmanuel Lazega et Elise Penalva vise précisément à analyser les pratiques de mise en relation des utilisateurs des réseaux socionumériques. Il est à noter que leur analyse aborde la question des représentations de ces utilisateurs. D’après Lazega et Penalva (2011), sur les rsn, les réseaux ne sont pas nécessairement créés dans un but utilitaire. Il existe une diversité de formes de rationalité dans les pratiques de mise en relation des utilisateurs. Lazega et Penalva notent ainsi que la rationalisation de l’échange social ne relève pas nécessairement, sur les rsn, d’un calcul économique. D’après eux, le lien peut aussi comporter une visée symbolique, auquel cas il doit être appréhendé comme une forme d’engagement reposant, entre autres choses, sur une « convention morale introduisant la durée dans les échanges et présupposant un dispositif de contrôle social rendant cette promesse crédible » (Lazega, Penalva, 2011, 44). Le lien est donc, également, une promesse, un engagement pris vis-à-vis d’une personne et, plus globalement, du collectif où cette relation interpersonnelle est encastrée. De nouvelles formes de rationalité émergent ainsi, localement, à l’échelle des groupes, entre les utilisateurs de rsn. Elles permettent à ces collectifs, et aux relations qui les composent, de se maintenir. Ces différentes « rationalités sociales » vont entraîner le développement de formes de gestion conscientes des interdépendances. Les auteurs évoquent également le développement des techniques de visualisation des réseaux sociaux, lesquelles prennent la forme de petites applications activables depuis les interfaces de Facebook ou LinkedIn. Ces dernières sont présentées comme étant accessibles et utilisables par tout un chacun. Le développement et l’usage croissant de ces dernières serait, selon Lazega et Penalva, un indicateur fort d’une « d’une rationalisation croissante de cette gestion à l’échelle de l’individu » (ibid., 44).

19Plusieurs observations furent posées lors de la seconde étape de nos entretiens, lorsque nous avons confronté nos répondants à des graphes représentant leurs réseaux de contacts. Nous avons notamment pu constater que le « réseau » – un ensemble d’individus connectés entre eux – n’est pas une représentation faisant nécessairement sens pour l’utilisateur. Pour certains, par exemple, le seul format intelligible pour approcher ces réseaux de contacts est la liste. La « liste » de contacts n’est pas seulement une organisation des informations relatives aux contacts que l’utilisateur a cumulé sur LinkedIn, elle est aussi un format qu’il peut mobiliser pour appréhender son environnement humain et matériel. Il existe, en effet, différents formats de connaissance qui renvoient, pour reprendre les propos de Boullier et Ghitalla, à l’ « aptitude technique à maîtriser les formats d’un environnement matériel et, plus largement, la possibilité de l’inscrire dans une série de conventions qui en règlent les formes et les occasions » (Boullier, Ghitalla, 2004, 174). Ainsi, pour certains utilisateurs, LinkedIn n’est pas tant un « réseau » de contacts articulés entre eux, mais plutôt une « liste » de noms. En effet, si la liste, comme le notent Boullier et Crépel, offre une organisation et une hiérarchisation des informations (Boullier, Crépel, 2009, 121) elle ne constitue pas, en revanche, un espace de navigation sociale. En somme, pour ces utilisateurs, LinkedIn n’est pas un espace où il est possible, ou vu comme nécessaire, de naviguer, mais constitue plutôt un contenant pour l’ensemble des contacts qui ont pu être invités. D’autres utilisateurs adoptent une lecture donnant raison à l’assertion de Lazega et Penalva. Ces utilisateurs adhèrent aux métaphores des discours d’accompagnement tout autant qu’aux scénarios d’usage que les concepteurs ont intégré dans les programmes. Nous avons vu que la liste est un format adapté à une pratique où l’utilisateur n’éprouve pas le besoin de maîtriser cette dimension « réticulée » de son environnement. À l’inverse, dans cette seconde lecture, le cadre d’intelligibilité mobilisé par les utilisateurs repose sur un vocabulaire renvoyant aux discours d’accompagnement des usages : il est question de « contacts de contacts », de « liens faibles » ou encore d’un « capital social ». Il y a donc un second format que les membres du groupe LinkedIn étudié peuvent être amenés à mobiliser dans le cadre de leurs pratiques relationnelles. Le « réseau de relations » constitue un format retrouvé chez des utilisateurs qui orientent leurs actions en se reposant sur une lecture réticulée de leur environnement. Enfin, nous identifions ici un troisième format. Il s’agit du « cercle de relations ». Le « cercle de relations » nous paraît être la formulation la plus adéquate pour décrire ces cercles de familiers dupliqués sur LinkedIn. L’exploration des réseaux de contacts est ici le plus souvent inutile car les utilisateurs se connaissent suffisamment pour savoir qui est en relation et qui ne l’est pas. En outre, ces cercles de relations étant dupliqués sur d’autres médias, ils constituent un horizon indissociable des différents contextes d’échange de la vie courante – ces relations sont présentes dans les sorties entre amis, interviennent dans les discussions professionnelles prenant place sur Internet et partagent les soirées réservées aux anciens étudiants de Sciences Po.

20Nous pouvons constater que l’étude des pratiques de communication des utilisateurs peut difficilement être circonscrite à l’interprétation des structures des liens unissant les utilisateurs d’un RSN. Il est utile de mobiliser d’autres méthodes, qu’il s’agisse de procédés expérimentaux ou de techniques consolidées, afin d’étudier le lien social médiatisé. Notre propre terrain, les pratiques de mise en relation et de communication de membres d’un groupe LinkedIn, a nécessité que nous couplions plusieurs techniques. Il reste à établir l’atout que peut revêtir une telle démarche. Elle aura notamment stimulé une réflexion d’ordre épistémologique.

Communiquer sur la méthode d’une recherche : changer la délimitation du « terrain »

21De nombreuses propositions méthodologiques et théoriques propres au domaine de l’analyse de réseaux se fondent sur la théorie de l’échange social de Peter Blau. Pour ce dernier, la recherche de « gratifications » est à l’origine de l’échange (Blau, 1965, 5). Cet échange peut ensuite perdurer sans qu’une finalité ne soit nécessairement identifiée par les parties-prenantes (ibid., 93), le maintien du processus d’échange (la réciprocité dans le don) primant sur l’incertitude de l’accès à de nouvelles gratifications (ibid.,113). Cette posture présente donc un échange social traversé par de multiples interactions. Notons que ce n’est pas tant le processus engagé entre les individus que les produits de leurs diverses interactions qui constituent la matière étudiée dans les travaux de Lin, Snijders ou Burt. Afin de rendre l’analyse de réseaux opérationnelle, l’échange social a été réduit au déplacement d’une ressource, d’un donateur vers un bénéficiaire, dans une succession d’étapes ordonnant, peu à peu, la structure des relations interpersonnelles. Selon nous, cette démarche ne pouvait offrir de place à l’étude d’un entrelacement de relations médiatisées par diverses technologies de communication. De plus, elle ne permettait pas de problématiser le rôle que tiennent les médias dans l’élaboration progressive de normes d’usage, celles-là même qui régulent, pourtant, les choix de mise en relation sur ces espaces numériques. Les outils de l’analyse de réseaux constituent, néanmoins, un équipement fort utile pour approcher – et représenter – l’hétérogénéité des modes d’engagement. Comme nous avons pu l’illustrer, ces outils peuvent également aider le chercheur à apprécier les représentations des individus. Dans notre cas, ces outils furent utilisés comme instruments de description des modalités de médiation des relations interpersonnelles. En conséquence, il nous semble que les travaux de Moréno ou Bavelas peuvent être invoqués pour penser une méthodologie de l’entretien qui soit attentive aux processus de communication de même qu’aux conditions techniques et sociales de leur médiation.

22Pour étudier ces phénomènes, il nous a également fallu situer les propos des interviewés dans les processus de communication, ceux où se façonnent les conventions, normes sociales ou routines, propres à ces cercles, réseaux et listes d’utilisateurs de LinkedIn. Ces cercles¸ réseaux et listes, sont des formats de connaissance dont on ne peut faire état sans mobiliser certains récits renvoyant à la conduite même de l’entretien. Communiquer sur la production des données nous a ainsi fourni une matière permettant de penser plusieurs limites inhérentes à certaines postures théoriques et méthodologiques. En ce sens, l’approche critique de la production scientifique qui est actuellement développée en sciences de la communication semble être une voie privilégiée pour poursuivre ce travail. Comme le notait Joëlle Le Marec : « se situer en sciences de la communication, c’est se mettre en situation d’assumer un paradoxe qui traverse toutes les sciences de l’homme […] Comment mobiliser des communications sociales instrumentalisées en tant qu’outils d’observation et de recueil de données, au bénéfice de l’élaboration d’un savoir sur la dimension symbolique des pratiques sociales ? » (Le Marec, 2004, 144).

23Le terrain du chercheur ne peut être réduit à une unité de lieu ou de temps, il ne s’agit pas seulement de l’endroit où l’on rencontre un interviewé ou du moment où débute la conversation. Le terrain, nous dit Bruno Raoul, « passe aussi par d’autres vecteurs, particulièrement par des procédures qui relèvent d’un « travail de communication » » (Raoul, 2002, 91). En ce sens, chaque communication autour de l’enquête qui vient d’être discutée est l’occasion d’en redéfinir le terrain. Et parce que nos résultats sont de natures différentes, ils imposent de mobiliser des cadres interprétatifs multiples, eux-mêmes adossés à différentes théories. Aussi, la principale contrainte n’est pas tant de faire preuve de créativité méthodologique que de resituer les divers corpus ainsi constitués dans un débat théorique plus général. La difficulté ne serait donc pas de faire preuve de créativité mais bien de positionner cette dernière dans un domaine précis des sciences humaines et sociales, seule voie possible pour obtenir une reconnaissance par les pairs. Une autre manière de considérer cette question, reviendrait à s’interroger sur le statut des connaissances produites par la sociologie et les sciences de l’information et de la communication. Sont-elles vraies car elles correspondent à une théorie « vérifiée » ou sont-elles justes car leur auteur communique autour des procédés mobilisés pour les formuler ? Le caractère scientifique d’une méthode résiderait alors, non pas dans le degré de formalisme mathématique de cette dernière, mais plutôt dans sa validation par les pairs. Joëlle Le Marec note justement que, faisant partie de l’activité scientifique, les pratiques de communication afférente à la recherche en sciences humaines et sociales doivent être rendues « explicites et discutables collectivement » (Le Marec, 2002, 25).

24L’objet de cet article est, précisément, de rendre notre méthodologie explicite. L’impératif de neutralité axiologique énoncé par Max Weber ne porte pas seulement sur les axiomes de la théorie – reconnaître les biais préalables à l’analyse pour mieux se distancer vis-à-vis de ces derniers – elle concerne également ceux de la méthodologie, exercice qui s’illustre par exemple dans la critique qu’émet Linton Freeman à l’encontre de l’absence de travail critique concernant la notion de centralité de degré. Dans ce travail de définition d’un terrain, faire preuve d’un souhait de neutralité axiologique ne se traduit pas uniquement dans l’effort d’explicitation du lieu institutionnel, théorique et disciplinaire depuis lequel on parle. Il s’agit également pour reprendre la démonstration de Le Marec, de reconnaître que le travail scientifique passe également par une reconnaissance du rôle de la communication, qui est tout autant la parole que l’on recueille que le moyen par lequel cette parole est recueillie.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 - Graphe représentant les différents dispositifs de communication mobilisés par l’un des interviewés dans son quotidien
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1172/img-1.png
Fichier image/png, 399k
Titre Figure 2 - Exemple d’annotations appliquées par le répondant lors de la lecture du graphe représentant son réseau de contacts
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1172/img-2.png
Fichier image/png, 497k
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Pour citer cet article

Référence papier

Julien Mésangeau, « Articuler graphes et représentations d’utilisateurs d’un réseau socionumérique : retours sur une méthodologie d’entretien  »Sciences de la société, 92 | 2014, 143-159.

Référence électronique

Julien Mésangeau, « Articuler graphes et représentations d’utilisateurs d’un réseau socionumérique : retours sur une méthodologie d’entretien  »Sciences de la société [En ligne], 92 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1172

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Auteur

Julien Mésangeau

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (Institut de la communication et des médias, laboratoire CIM)
mesangeaujulien@yahoo.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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