- 1 Le projet OUEST (Offre, usages et expertise des services au profit du territoire), hébergé à la Mai (...)
1Selon la définition donnée par Philippe Warin et l’Odenore (Observatoire des non-recours aux droits et services), « le non-recours renvoie à la situation de toute personne qui, en tout état de cause, ne perçoit pas tout ou partie des prestations ou des droits qu’elle peut a priori faire valoir » (Warin, 2010b, 1). Cette acception du non-recours est une évolution de la définition orthodoxe selon laquelle « le taux de non-recours (Nr) se calcule à partir du ratio de la population éligible qui reçoit une prestation (NeR) sur le total des individus éligibles (Ne). Si NeR est généralement connu, ce n’est pas nécessairement le cas pour Ne ; d’où la difficulté pour calculer Nr » (Warin, 2010, 1). Plusieurs typologies du non-recours ont par la suite été élaborées par des économistes (Math, Oorschot, 1996, 5-17) et par des chercheurs en sciences humaines et sociales (Warin, 2010a ; Hamel et Warin, 2010, 383-390). Certaines institutions du social (notamment la Caisse nationale des allocations familiales, cnaf) ont pu les utiliser en particulier dès lors que ces travaux s’inscrivaient dans le cadre de recherches-action visant notamment à produire des préconisations pour l’action publique. Nous ferons ultérieurement référence à ces typologies mais voulons, dès à présent, signifier que notre approche sera autre. En effet, bien que le projet ouest1 – qui a permis la réalisation de la recherche servant de fondement au présent texte – ait été construit comme une recherche-action, l’argumentaire développé ici n’entend pas considérer le bien-fondé de ladite « lutte contre le non-recours ». Il s’agit davantage, à partir du point de vue des professionnels du Centre communal d’action sociale (ccas) et de ses ayants droit, d’interroger le rôle que le non-recours, comme « nouveau » problème public, joue d’une part, dans la construction d’un public de l’action publique, ici celui des bénéficiaires potentiels et, d’autre part, dans la redéfinition du rôle des professionnels (cadres, travailleurs sociaux, agents d’accueil, etc.) de l’action sociale.
- 2 « Cette idée d’intégration relative impliquera deux conséquences, déjà perceptibles aujourd’hui, su (...)
2Comment l’institution ccas construit-elle un public de « bénéficiaires potentiels » à partir d’un questionnement sur le non-recours ? Ainsi, quels sont les sens attribués au non-recours par les professionnels interviewés et quels sont les procédés qualitatifs et quantitatifs mis en œuvre pour construire cette catégorie et les catégories connexes ? Il en va ainsi des « invisibles » pour parler de celles et ceux qui échappent à la statistique publique ou que les institutions du social ne rencontrent jamais ; ou encore les « empêchés » pour décrire celles et ceux qui ne maîtrisant pas les codes normatifs et/ou les nouvelles technologies de l’information et la communication – empêchement accentué par la dématérialisation grandissante des services publics – ne demandent pas les aides auxquelles ils ont droit, ne vont pas au bout des démarches qu’elles ou ils auraient initié, etc. ? Par ailleurs, le non-recours ne contribue-t-il pas à créer une nouvelle culture et des pratiques professionnelles renouvelées induites par l’individualisation dont le non-recours est porteur puisqu’il invite à responsabiliser les individus, à méconnaître les groupes de population et les actions publiques pouvant être conduites à leur égard, à renoncer à l’intégration au profit d’une intégration relative2 ? Ainsi, la « lutte contre le non-recours » porte-t-elle le risque de renoncer à l’idéal de traitement égalitaire ?
3Cependant, la construction de ce public ne va pas de soi. Dans quelle mesure est-elle tributaire de la participation citoyenne (individuelle et collective) ? En d’autres termes, comment le travail des institutions pour construire les non-recourants en « public en devenir » nécessite-t-il d’être relayé par les ayants droit eux-mêmes ? Serait-on face à une catégorisation forcée de ces populations qui ne recourent justement pas à l’aide sociale par crainte de l’assignation identitaire, de devenir tributaire des institutions du social alors que la plus-value (montant des aides sociales) n’est pas manifeste, de voir s’exercer sur soi un contrôle par des tiers, etc. ?
- 3 « L’État social s’est ainsi reconfiguré un peu partout autour de l’État social actif, plus spécifiq (...)
4À travers ces questionnements, ce texte entend étudier en filigrane les reconfiguration(s) de l’État social. En effet, la volonté du ccas de mettre en place une politique dite de « lutte contre le non-recours » est à inscrire dans le cadre de la construction dans un premier temps d’un « État (social) réflexif » (Delmas, 2011, 114) nécessitant d’interroger le double phénomène d’auto- et d’hétéro-réflexivité impliquant institutions, professionnels et ayants droit. En effet, cette réflexivité émane des professionnels eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils repensent leur action à partir des situations de trouble dont ils font l'épreuve (auto-réflexivité). Cependant, elle résulte également des politiques publiques et notamment des incidences de l’intégration par les professionnels des outils relevant de la nouvelle gestion publique. Dans un second temps, la « lutte contre le non-recours » peut être appréhendée par le prisme de l’« État (social) actif3 » (Soulet, 2007, 15). Pour étudier ces reconfigurations de l’État social, le postulat est le suivant : le processus de construction du public des « bénéficiaires potentiels » du ccas est corrélé à l’identification des non-recourants ainsi qu’à la politique de ciblage et de profilage des publics qui n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés. Celles-ci sont en particulier de deux ordres : la stigmatisation et l’injonction à l’empowerment, qui recouvre l’idée d’un État social actif. Ainsi, le public que l’institution tente de construire est aussi un public qu’elle tend en amont à cerner mais aussi à éduquer voire à formater. Enfin, si l’institution prend bien en compte la difficulté qu’il y aurait à construire un public de l’action publique sans participation citoyenne, elle tend à imposer trop fortement ses schèmes de perception et de pratique.
- 4 « Le travail social palliatif me semble en effet constituer la conséquence logique du déploiement d (...)
5En conséquence, la « lutte contre le non-recours » porte une ambivalence puisqu’elle permettrait d’éviter la « trappe à l’assistance » par l’activation des ayants droit (État social actif). Pourtant, elle enjoint, dans le même temps, à la réduction des risques sociaux par le recours même aux aides sociales, en d’autres termes par le recours à l’assistance (État social palliatif4). Or, si le non-recours renouvelle cette ambivalence, elle n’est pas nouvelle puisqu’elle semble s’inscrire dans la conception même du travail social.
- 5 En effet, cet article émane d’une recherche post-doctorale réalisée dans le cadre du projet OUEST p (...)
- 6 Toutes les personnes interviewées et citées dans ce texte ont été anonymisées.
- 7 Ces séances ont été réalisées conjointement avec Manuela Roupnel (coordinatrice du projet OUEST). L (...)
- 8 Rapport non-publié des étudiants de l’ENSAE, You R., Bachiri L., Cousin M. et Dubois Y., Étude soci (...)
6Pour étayer ce raisonnement, nous userons des matériaux, qualitatifs et quantitatifs, recueillis dans le cadre d’une enquête conduite entre juillet 2012 et décembre 20135. En ce qui concerne le travail qualitatif, trente-et-un entretiens individuels avec des ayants droit et trente-deux avec les professionnels (agents d’accueil, travailleurs sociaux, chargés de mission, etc.6) du ccas ont été menés. À cela s’ajoute six focus groups7 réalisés avec les membres du comité d’usagers du ccas et plus précisément avec ceux d’un desdits « groupes-chantier » : « accès aux droits et aux services sociaux ». La démarche quantitative a consisté en une exploitation, avec les étudiants de l’école nationale de la statistique et de l’administration économique (ensae)8, du fichier de gestion administrative du ccas dans le but de saisir quantitativement les situations de non-recours (Auzuret, Voldoire, 2017, 27-40).
7Cet article envisage donc l’avènement et l’institutionnalisation du non-recours à travers deux paradigmes de l’État social : entre État social réflexif (I) et État social actif (II).
8La lutte contre le non-recours est exemplaire de l’« État social réflexif » à plusieurs titres.
- 9 En effet, nous avons constaté au cours de l’investigation empirique que ni la mesure du non-recours (...)
- 10 « Les offres s’individualisent dès lors logiquement, se centrant sur le client et sur ses aléas bio (...)
9En premier lieu, l’apparition en France de questionnements autour de la catégorie « non-recours » résulte de la complexification et de l’augmentation progressive de l’effectif d’ayants droit suite au développement, au cours des décennies 1970-1980, de nouvelles formes de pauvreté (Durang, 2007 ; Duvoux, 2011) et de l’évolution de la citoyenneté sociale vers ce que Robert Castel a nommé « l’individualisme négatif » (Castel, 1995, 461). Bertrand Ravon souligne qu’« à partir des années 1980 et de manière renforcée depuis les années 1990, les professionnels du travail social voient l’exercice de leur métier bouleversé : extension de la vulnérabilité des usagers, difficulté à assurer l’accès (pourtant prioritaire) aux droits des usagers, diversification des publics, empilement des dispositifs, multiplication et complexification des procédures souvent dénuées de mode d’emploi, juxtaposition de règles de droit incompatibles, renforcement de la logique de gestion et de contrôle […]» (Ravon, 2009, 118). Ainsi, au cours des années 1990, à l’intérêt porté aux nouvelles formes de pauvreté – notamment celle des actifs pauvres – s’est ajouté une réflexion autour du non-recours aux droits et aux services sociaux et en particulier au non-recours des actifs pauvres que les institutions du social pouvaient considérer comme des pauvres méritants (Auzuret, Voldoire, 2017). La « lutte contre le non-recours » s’est dès lors inscrite dans cette tradition normative qui fait que celui qui recourt doit aussi être celui qui mérite de recourir. De plus, le non-recours est devenu un phénomène intolérable puisque, dans un contexte de « crise économique », ces « invisibles » remettent en cause, au moins autant que la « fraude sociale », l’efficacité, l’utilité et la légitimité des institutions du social et de l’offre publique de prestations sociales. Ainsi, pris dans un effort constant d’amélioration de la prise en charge de la pauvreté, les institutions se préoccupent de l’invisibilité (physique et statistique9) des populations d’ayants droit, c’est-à-dire ceux qui « échappent » à l’institution, ceux qui ne « viennent pas ou plus vers elle » : les non-recourants. L’attention portée par les professionnels de l’action sociale à cette catégorie est à concevoir comme le résultat des transformations de l’État social lui-même, à savoir : le processus de ciblage des publics et dès lors des aides et services sociaux (davantage individualisés) mis en place au détriment des prestations à caractère universel ; la primauté accordée à la question de l’activation – empowerment, capacitation (Munck et al., 2003, 6210), soit où la lutte contre le non-recours ne doit pas être synonyme de dépendance des ayants droit vis-à-vis de l’État social ; et ladite « nouvelle gestion publique » des politiques sociales imposée par la crise de l’État providence et la montée de la gouvernance néo-libérale (responsabilisation, performance, rentabilité, etc.).
- 11 Pour en avoir un aperçu, il suffit de consulter le site internet de l’Odenore, URL : https://odenor (...)
10En second lieu, le non-recours est devenu un objet d’investigation scientifique non dénué d’une certaine performativité. En effet, les travaux de Philippe Warin et de l’Odenore contribuent à visibiliser ce « problème public ». La publication de l’ouvrage collectif, L’envers de la fraude sociale. Le scandale du non-recours aux droits sociaux (Odenore, 2012), définit le non-recours mais fait aussi rentrer cette notion en débat avec celle de « fraude sociale ». Par le nombre de recherches-action produites en partenariat avec des collectivités territoriales ou des institutions, notamment le Défenseur des droits (Défenseur des droits, 2017-1), de conférences réalisées, etc.11, ces acteurs universitaires sont devenus les entrepreneurs, mais aussi les « propriétaires » (Gusfield, 2009 [1981]) du non-recours.
11L’importance qu’il y a à considérer les objectifs situés de ladite « lutte contre le non-recours » implique de souligner que, au sein du ccas étudié, le point nodal se situait dans la refonte de son règlement de l’aide sociale opérée en 2009 qui a entraîné une réflexion de fond sur l’accès aux droits : critères de recevabilité des demandes, publics ciblés, etc. et était en ce sens un premier pas vers la problématique du non-recours. Cette concomitance entre introduction du non-recours et travail sur les prestations sociales rend compte des raisons pour lesquelles cette institution s’est focalisée sur les conditions de possibilité de la demande d’aides et de services. « Dans le concert des politiques sectorielles ou territoriales qui se mettent en place pour lutter contre la pauvreté et les exclusions sociales, certaines approches semblent néanmoins s’attacher plus particulièrement à la non-demande. C’est le cas notamment lorsqu’il y a réorganisation de l’intervention sociale destinée aux plus démunis […] » (Warin, 2011, 127). Les professionnels soulignent unanimement que si la question du non-recours est récente au sein de leur administration, celle de l’accès aux droits est, quant à elle, constitutive de leurs métiers. La mise en place d’une politique de « lutte contre le non-recours » s’entend là encore comme étant le pendant de la « lutte contre la fraude ». Depuis le Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté (2013), elles sont lues par le politique comme les deux piliers de la politique générale d’accès aux droits sociaux (Défenseur des droits, 2017 - 2).
12Par ailleurs, la politique de « lutte contre le non-recours » va user, et bénéficier pour sa mise en œuvre, des outils de la nouvelle gestion publique comme en témoignent par exemple au sein du ccas la fréquence des expertises réalisées en interne, le recours à des cabinets de conseil ou – c’est le cas du projet ouest – l’inscription dans des projets de recherche-action qui donnent la possibilité de mobiliser une expertise et de recueillir des données à moindre coût pour le ccas puisque le projet était financé essentiellement par la Région Pays de la Loire.
13Si le non-recours était déjà une préoccupation pour le ccas, la recherche-action conduite par l’équipe du projet ouest l’a transformée en véritable enjeu de politique publique à l’échelle de la collectivité territoriale. En effet, ouest comptait un comité de pilotage qui laissait une place non seulement aux principaux partenaires du territoire (ccas, associations et acteurs dits de la « solidarité et de la lutte contre l’exclusion » au titre desquels la Fédération des acteurs de la solidarité Pays de la Loire, conseil régional, etc.) mais également aux élus locaux. Le ccas a donc vu – et peut-être davantage que d’autres partenaires du projet comme la Fédération nationale des acteurs de la solidarité (fnars) plus intéressée par les problématiques connexes au non-recours (travailleurs pauvres, effets du micro-crédit social sur la réintégration des populations marginalisées, etc.) qu’au non-recours lui-même – dans ce projet de recherche-action un faire-valoir pour la mise en œuvre d’une politique pro-active de « lutte contre le non-recours ». Ce positionnement initial – car il est notable qu’il a évolué au cours de la recherche – n’a pas été sans difficultés pour les chercheurs du projet ouest puisqu’elle comprenait le risque de faire émerger à tout prix le non-recours là où il s’agissait pour l’équipe de recherche d’une autre problématique d’accès aux droits nécessitant d’autres critères d’intelligibilité : inclusion et exclusion, citoyenneté sociale, déliaison sociale, etc. Et cela d’autant que la recherche-action conduite se voulait être une sociologie de l’intervention (Herreros, 2009 ; Bernadeau Moreau, 2014) mais qui ne rompait pas avec les canons de la recherche fondamentale, nous rendant parfois frileux à l’énoncé de recommandations en particulier avant même que la recherche soit achevée ; une frilosité que la collectivité territoriale avait quelques peines à comprendre.
14Malgré ces incompréhensions initiales, le ccas, via sa « cellule innovation », s’est véritablement investi dans la recherche-action. Dès lors, une chargée de mission consacrait une part non négligeable de son temps (soit 1,5 jour par semaine) à permettre la conduite de l’enquête que nous menions et à la valoriser : réunions de concertation ou de restitution, élaboration de schémas de pilotage, etc. Dans l’un de ceux-ci, et afin de favoriser une politique d’accès aux droits et aux services sociaux où la lutte contre le non-recours figure en bonne place, quatre temps et ainsi quatre types d’acteurs avaient été identifiés : « Étude pour comprendre le phénomène de non-recours » (Sous-projet 1, ccas/ msh) ; « Évaluation de la lisibilité de l’offre du ccas » (Sous-projet 2, ccas/ cabinet de conseil spécialisé dans les politiques d’action sociale) ; « État des lieux des initiatives locales en matière d’accès aux droits » (Sous-projet 3, ccas/ autre administration) ; « Mobilisation des partenaires et création d’une table partenariale » (Sous-projet 4, ccas/ une association engagée dans la lutte contre la pauvreté). À partir de l’observation de ce schéma de pilotage trois enjeux peuvent être dégagés. Ils reflètent ce que Corinne Delmas nomme « l’État réflexif » (Delmas, 2011, 15) qui s’incarne sous deux formes, que nous analysons dans ce qui suit, à savoir l’auto- et l’hétéroréflexivité.
- 12 Entretien individuel réalisé le 16/07/2012, CCAS, 50 min.
15Le premier enjeu renvoie à la logique gestionnaire qui induit notamment une approche économétrique du non-recours et l’inscrit dans la dynamique dite de « nouvelle gestion publique » (Visscher, Varone, 2004). Comme le soulignent Marie-Pierre Hamel et Philippe Warin : « Dans la mesure où la question du non-recours a été posée comme une variable dont il fallait tenir compte pour évaluer l’efficacité du ciblage des prestations, cette problématique a justifié en partie les réformes du New Public Management » (Hamel et Warin, 2010, 388). Dans le schéma de pilotage considéré, cette partie était dévolue au cabinet de conseil se devant d’opérer des réformes de la qualité impliquant notamment que soit prêtée attention à l’accès et à l’activation des prestations sociales. Ainsi, « le but de la démarche qualité est la satisfaction des usagers » (Adeline Perrin, chargée de mission cellule innovation12). En ce sens, la lutte contre le non-recours se lit à travers un référentiel de marché. N’est-ce pas dans cette logique que le ccas avait insisté sur la nécessité de cibler notre étude sur certaines aides sociales et en particulier sur l’aide à la complémentaire santé reposant sur une couverture individuelle qui se fait au détriment d’une offre universelle ? Si l’équipe du projet ouest a refusé cette injonction au motif que cette aide ne nous paraissait pas plus pertinente qu’une autre dans une recherche que nous voulions résolument sociologique, les débats ont été âpres et le ccas n’a jamais renoncé à l’évaluation mais s’est tourné pour ce faire vers le cabinet de conseil susmentionné dont l’objectif était, non plus d’identifier les publics – ce qui était, selon le ccas, dès lors le rôle qui nous était dévolu – mais « des pistes d’actions de développement ou d’amélioration de l’offre ».
16À cette logique gestionnaire et évaluative est corrélée celle du ciblage du public (deuxième enjeu) que le ccas souhaitait permettre à travers la mise en place d’études qualitatives et quantitatives. Après avoir démontré au ccas que réaliser une approche économétrique du non-recours était un travail périlleux (Auzuret, Voldoire, 2017) – faible fiabilité des bases de données qui sont des fichiers métiers non construits pour une exploitation statistique ; ambiguïtés de certains critères d’éligibilité ; non-connaissance de la population mère ; etc., nous nous sommes orientés vers une étude qualitative. Au regard des typologies descriptives mises en place par la cnaf en 1996 (Warin, 2010a, 3) et qui nous paraissaient éminemment critiquables, nous n’avons pas procédé à un comptage des non-recourants. Pour ne prendre qu’un seul exemple issu de cette typologie, citons la catégorie problématique de « quasi non-recours » définie comme suit : « une personne répond à toutes les conditions sauf à celles liées au comportement et qui, si elle avait eu une connaissance de la prestation et des conditions d’accès, aurait eu le comportement souhaité pour être éligible » (Warin, 2010a, 3). En sus des logiques économétriques permettant de distinguer entre le « non-recours primaire » ou « secondaire », par exemple, surgit l’injonction comportementale qui est constitutive de ces politiques de ciblage des publics. Cependant, les études qualitatives peuvent, elles aussi, venir cautionner la définition de normes comportementales.
17Ces dernières prennent le visage de l’empowerment (troisième enjeu) qui est d’autant plus plébiscité par les institutions qu’il peut trouver des soutiens dans le monde académique. Certains chercheurs s’initient, en effet, à établir des recommandations visant à « réveiller l’intentionnalité des personnes » (Warin, 2011, 129) et promeuvent, par ce moyen, une approche capacitaire.
18À travers les trois enjeux susmentionnés, on ne peut que constater, pour ce qui concerne les politiques sociales, un changement de paradigme caractérisé par une double réflexivité. L'action publique poursuit l’objectif de « transformer » les citoyens et donc ici de les amener à recourir « comme il se doit » aux aides et services sociaux. Comme en témoigne la croissance des logiques évaluatives et du benchmarking, l’État social développe une auto-réflexivité qui conditionne ses logiques d’intervention et cherche donc à comprendre ce qui fait que certains ayants droit ne recourent pas aux aides sociales.
- 13 Entretien individuel réalisé le 21/08/2012, CCAS, 1h08.
19En termes d’auto-réflexivité, le ccas nous est apparu comme une institution du doute. Elle doute en raison de l’apparition de ces « nouveaux pauvres » et, conjointement, de ces « invisibles », « empêchés », etc. ; et ce d’autant que les professionnels disent ne « pas avoir été préparés » à ce changement socio-démographique. Le constat de ce qu’ils qualifient d’« impuissance » – parce qu’elle met en jeu ce que Bertrand Ravon nomme « l’épreuve de professionnalité » (Ravon, 2009) et que l’on peut retrouver lorsque ces professionnels sont confrontés au traitement de l’urgence sociale (Gardella, 2017) – serait donc un des déclencheurs des réflexions sur le non-recours : « parce qu’aujourd’hui, il faut se creuser les méninges pour venir en aide aux usagers. On rivalise d’imagination pour remplir au mieux les missions, les faciliter, les fluidifier. Il faut recréer du lien entre les agents et les usagers parce que c’est cette perte de lien qui conduit au non-recours » (Sylviane Monnier, travailleur social13). Cependant, cette autoréflexivité implique aussi le recours croissant, on l’a dit, à l’évaluation et à l’expertise dont témoigne le développement des ABS (analyse des besoins sociaux) devenues (1995) une obligation légale pour les ccas. Un autre phénomène témoignant de cette autoréflexivité est le foisonnement d’instruments d’inspection, de contrôle voire de sanction autant que les injonctions émanant de la nouvelle gestion publique (Pollitt, Bouckaert, 1999) qui contribuent au démembrement des administrations en petites unités (séparation des fonctions de pilotage et de mise en œuvre), à l’externalisation par privatisation et à des contractualisations multiformes, au renforcement de l’accountability des administrations et de leurs agents. Ce dont rendent compte ces initiatives, outre le fait qu’elles ont pour objectif de légitimer l’action conduite – et ainsi combattre le doute des professionnels –, c’est la multiplication « des dispositifs d’expérimentation [mettant] les pauvres sous “l’œil du microscope” » (Chelle, 2012, 247). Ainsi, ces dispositifs montrent comment les institutions tendent à opter « pour le schéma rassurant d’une pauvreté résolue par la science » (Chelle, 2012, 247).
20En termes d’hétéro-réflexivité, si l’institution tente de modeler le corps social c’est aussi parce que les non-recourants inquiètent en raison justement de leur imprévisibilité. On observe dès lors des tentatives de « transformer » les citoyens par l’action publique et, ainsi, avant même d’avoir défini ce public potentiel, de tracer les contours qu’il se devrait d’épouser. L’institution tend non seulement à vouloir que les ayants droit recourent aux aides facultatives, mais aussi qu’ils le fassent d’une certaine manière. En ce sens, la catégorie de non-recours est chargée de normativité puisque, dit autrement, l’institution demande aux ayants droit d’être ce qu’elle veut qu’ils soient. On pense à la dynamique d’enrôlement ou à la tentative d’acculturation des ayants droit à l’institution. Ce double mouvement est particulièrement affirmé dans le cadre des dispositifs de démocratie participative mis en place par l’institution – un comité d’usagers – dont un des objectifs était cette année-là de comprendre le non-recours du point de vue des ayants droit. Dans cette même perspective, l’État social réflexif marque le passage d'une responsabilité partagée (ayants droit et institutions du social) à une responsabilité individuelle : l’individualisation des problèmes publics (Bergeron, 2010) et le remplacement des politiques publiques de redistribution par des politiques de reconnaissance (Fraser et Honneth, 2003) symbolisent également cette injonction à la réflexivité.
21C’est typiquement dans ce cadre qu’il faut comprendre la logique de promotion de l’accès aux droits où les ayants droit potentiels se doivent d’être acteurs de leurs trajectoires afin de ne pas se trouver dans une situation de non-recours. Enfin, l’État social réflexif se manifeste également par la psychologisation de l’action publique : la culture psychologique de masse remplace dès lors les catégories politiques traditionnelles (Cantelli, Jacob, Genard, 2006). En témoigne la place croissante accordée aux émotions et à l’intime dans l’explicitation des causes du non-recours. Pour paraphraser les travailleurs sociaux rencontrés, ils évoquent la « sinistrose » et la « tristesse chronique » des uns liées à l’éloignement de l’entourage ou encore l’incapacité à « prendre soin de soi » en raison d’un « état émotionnellement instable » du fait de ruptures amoureuses successives, etc. L’idée selon laquelle les citoyens sont davantage secourus en tant qu’objets de compassion qu’en tant qu’acteur apparaît grandissante.
- 14 Notons que ces arguments (positifs et négatifs) peuvent cohabiter chez un même individu.
- 15 Nous avons volontairement mis les élus de côté en raison de leurs positionnements distincts qui pou (...)
22Cependant, le recueil des propos des professionnels fait apparaître des représentations différenciées quant à l’usage de la catégorie non-recours et à la place à accorder à la « lutte contre le non-recours » dans le cadre des politiques d’action sociale14 dont ils sont un des rouages15.
- 16 Entretien individuel réalisé le 21/11/2012, CCAS, 1h.
- 17 Entretien individuel réalisé le 06/08/2012, CCAS, 1h07.
- 18 Entretien individuel réalisé le 15/09/2012, CCAS, 38 min.
23En ce qui concerne ceux qui discréditent l’introduction d’une réflexion sur le non-recours au sein du ccas, ils mobilisent prioritairement deux arguments que l’on retrouve soit parmi les agents les plus hauts placés dans la hiérarchie du ccas soit parmi ceux qui se trouvent en contact avec les publics. Le premier argument – partagé par les agents d’accueil et les travailleurs sociaux en particulier, i.e. les agents « de terrain » – repose sur l’idée que la « lutte contre le non-recours ne s’apparente qu’à une politique de la compassion à laquelle on ne veut pas souscrire » (Amir Fenira, agent d’accueil16) d’autant plus qu’elle est perçue comme allant à l’encontre des libertés individuelles des ayants droit, puisque le recours deviendrait la norme. Le second argument – davantage partagé par les cadres appartenant à l’équipe de direction ou les chargés de mission recrutés en raison d’expertises spécifiques – peut se résumer ainsi : « nous [l’institution ou le système de protection sociale français] n’avons pas les moyens financiers et humains de nos ambitions » (Anne Garnier, cadre du service action sociale17). Ainsi, le recours de tous ou du plus grand nombre serait un idéal inatteignable puisque les finances publiques sont insuffisantes. En filigrane de ces arguments se retrouve l’idée selon laquelle le non-recours vise moins à améliorer la situation sociale des ayants droit qu’il est une manière pour les élus et la direction du ccas d’aller à l’encontre de la colère des usagers – qui pourrait se traduire dans les urnes – et de leur désaveu du système d’aide sociale autant que de se présenter, comparativement à d’autres institutions du social, comme innovante. En lieu et en place de la mise à l’agenda de cette politique, ces professionnels insistent sur la nécessaire revalorisation – entendue au sens de salariat – et sur la reconnaissance de l’utilité sociale de leurs métiers, qui est vue comme la meilleure solution si ce n’est pour diminuer le non-recours tout du moins pour améliorer l’accompagnement des bénéficiaires. En effet, ces professionnels considèrent la question de « l’accès aux droits, l‘utilité, le bon fonctionnement des aides, des publics qu’ils touchent ou ne touchent pas » (Jean Petit, responsable administratif de l’action sociale) comme étant au cœur de leur métier : « L’accès aux droits, c’est mon travail » (Isabelle Jean, travailleur social). Le non-recours, comme changement de paradigme n’est pas pertinent. C’est particulièrement le cas pour les travailleurs sociaux qui vont parfois jusqu’à considérer le non-recours comme un terme « punitif » parce que trop responsabilisant alors que l’accès aux droits serait porteur « d’une certaine universalité » (Grégory Bouchon, travailleur social18).
- 19 Entretien individuel, réalisé les 14/09/2012 et 12/11/2012, CCAS, 1h02.
- 20 Entretien individuel réalisé les 31/07/2012 et 02/08/2012, CCAS, 1h15.
- 21 Entretien individuel réalisé le 24/10/2012, CCAS, 58 min.
- 22 Entretien individuel réalisé le 22/08/2012, CCAS, 1h15.
24Des arguments en faveur du non-recours s’expriment en retour. Ainsi, pour certains professionnels, l’initiation au sein de l’institution d’une réflexion autour du non-recours donne concomitamment la possibilité d’interroger – et potentiellement d’améliorer – les pratiques professionnelles, les circuits institutionnels (Clément Gicquel, travailleur social19) autant que l’offre publique (Christian Simon, cadre service de direction20). Cet argument peut être utilisé jusqu’à promouvoir une représentation libérale de l’aide sociale : « satisfaction des usagers » (Marie Pécaud, Chargée de mission, Cellule innovation21), « améliorer la fluidité des parcours des usagers » (Christian Simon, cadre service de direction22).
- 23 Entretien individuel réalisé le 21/09/2012, CCAS, 1h06.
- 24 Entretien individuel réalisé le 24/08/2012, CCAS, 1h25.
- 25 Définition issue du répertoire national de l’éducation populaire au Canada français.
25Un autre argument promeut plus classiquement l’idée que « s’intéresser au non-recours est un moyen de lutte contre l’exclusion » (Damien Fontaine, cadre service gérontologie23) et en particulier lorsqu’elle va de pair avec la promotion des objectifs soutenus par le mouvement d’éducation populaire (Perrine Leblanc, chargée de mission démocratie participative24). Pour comprendre le lien établi, par certains professionnels, entre non-recours et éducation populaire, nous retenons la définition suivante : « l’éducation populaire est un ensemble de pratiques de nature éducative qui ne se limitent pas à l’instruction des masses et à la vulgarisation des connaissances, mais englobent tous les efforts qui tendent à rendre au peuple une âme, une conscience et le sens de ses responsabilités, et à lui donner des moyens de s’exprimer et de s’extérioriser25 » (Baillergeau, 2008, 15). Or, pour ses promoteurs, l’accès et l’activation des droits seraient une manière de faire un premier pas en ce sens. Soulignons également que ce mouvement fait de la prise en charge individuelle le principal levier d’action. Elle rime alors avec émancipation et responsabilisation des publics. Pour faire un parallèle avec la société québécoise – qui inspire souvent les institutions œuvrant dans le champ du social – où ce mouvement a eu un écho important : « les premiers travailleurs de rue québécois ont alors pour mandat d’aller chercher les jeunes usagers de drogues pratiquement inaccessibles par le biais des services sociaux traditionnels ». Nous retrouvons une nouvelle similitude avec les perspectives du non-recours notamment lorsque certains professionnels insistent sur la nécessité qu’il y a, pour reprendre un terme souvent répété au cours des entretiens, à « débusquer » (Christian Simon, cadre service de direction) les pauvres.
26Notons que la présentation des arguments en faveur et en défaveur du non-recours ne doit pas cacher la dynamique mise en place par la direction du ccas pour introduire le non-recours dans la définition de ses politiques sociales. Ainsi, en dépit de certaines oppositions – qui restent malgré tout discrètes –, la culture professionnelle se modifie ; une transformation qui reprend un constat déjà établi par Marc Henry Soulet : « Mais, en sanctionnant la fin de l’acharnement projectuel au profit de la construction d’un espace de sécurisation ontologique, il heurtera la vision “romantique” du travail social, celle qui était mue par un idéal pédagogique de transformabilité de la clientèle. Quand l’accompagnement se fera pour aider à tenir plus que pour aider à changer, l’inquiétude professionnelle risquera sans nul doute de gagner les travailleurs sociaux, déroutés devant cette dérobade de ce qui faisait les charmes et les idéaux du travail sur autrui » (Soulet, 2007, 17). Certains réussiront à faire la transition en souscrivant à la nouvelle gestion publique mais d’autres demeureront attachés à cette « lecture romantique » du travail social. En tout état de cause, le processus de construction d’un public dont l’institution veut cerner les caractéristiques, voire modeler, est en marche.
27Dans ce contexte, le ccas fabrique, pour la mise en œuvre d’une politique de « lutte contre le non-recours », ses ressortissants potentiels. L’État social devient dès lors non plus réflexif mais actif au sens où il cherche à « activer » les usagers.
- 26 Entretien individuel, Mairie centrale, le 16/07/2012, 50 minutes.
28Partir de l’analyse des profils des non-recourants pour construire ce public de bénéficiaires potentiels ou à venir n’est pas, tout d’abord, exempt d’exclusions a priori. Ces dernières tendent alors à générer des assignations identitaires stigmatisantes pour les ayants droit. Nous avons précédemment insisté sur la concomitance temporelle de la naissance des catégories de non-recours et de travailleur pauvre (Auzuret, Voldoire, 2017). Dès lors, il s’agit, dans la lignée de nombreux travaux (Topalov, 1994 ; Paugam, 2005 ; Duvoux, 2009), de réaffirmer l’importance que le mérite joue dans l’élaboration des politiques sociales – mérite qui est le plus souvent apprécié par les travailleurs sociaux, de façon discrétionnaire, au moyen d’une « expertise sur autrui » (Lima, 2013). En effet, parmi les « invisibles » ceux pour lesquels le non-recours paraît intolérable sont les travailleurs pauvres. La récurrence avec laquelle les travailleurs sociaux font état des difficultés rencontrées par cette population dans la sollicitation des aides sociales facultatives en témoigne. Selon eux, si les travailleurs pauvres recourent moins que les autres c’est parce qu’ils « ne sont pas habitués », « ont de la dignité », etc. Pour ces raisons, tout se passe comme s’ils pouvaient prétendre à davantage d’égards. En effet, c’est parce que « les travailleurs pauvres sont des pauvres qui s’ignorent » (Alexa Borrego, chargée d’observation et d’évaluation26) qu’ils ne recourent pas aux aides sociales. Si cette association est fréquente c’est aussi parce qu’ainsi le non-recours peut avoir un visage et donc qu’en le cernant il devient possible d’agir contre ce qui est bien souvent considéré comme un symptôme.
- 27 Entretien individuel réalisé le 24/09/2018, CCAS, 1h04.
- 28 Les deux aides spécifiques qui les concernent sont : l’aide au public en demande d’asile, l’aide au (...)
29Cependant, les professionnels font également mention du caractère impérieux de la « lutte contre le non-recours » pour d’autres catégories de populations dites vulnérables : les personnes handicapées, les jeunes, les personnes âgées ou encore les personnes « en souffrance psychique ». Inversement, d’autres catégories de populations sont mises à l’écart : les gens du voyage et les sdf, d’une part, les populations immigrées, d’autre part. Pour les premiers, on considère qu’a priori leur comportement ne sera de toute façon pas adapté soit parce qu’ils ne sont pas sédentaires soit parce que leur « mode de vie » ne peut pas s’inscrire dans le cadre des aides proposées « ces gens-là (les gens du voyage), tu ne peux pas leur proposer une aide à projet ou une aide aux vacances parce qu’ils ne partent pas en vacances tout simplement » (Patrick Toto, travailleur social27). Ce que traduisent ces propos est surtout la difficulté pour les professionnels de donner du sens aux difficultés vécues par ces populations. Pour les migrants, en prétextant que les aides qui les concernaient28 étaient déjà largement sollicitées, la question de l’éventuel non-recours aux prestations sociales était mise de côté. Certains professionnels dénonçaient d’ailleurs explicitement cet état de fait.
30En tout état de cause, le triptyque « travailleur pauvre », « non-recours » et « mérite » exclut des bénéficiaires potentiels un nombre conséquent de personnes et renforce la stigmatisation de ceux qui se trouvent inclus dans la catégorie. Le ciblage des publics, et avec lui le renforcement des critères d’éligibilité qui sont constitutifs de la « lutte contre le non-recours », sont susceptibles d’alimenter des traitements discriminatoires au sens juridique.
31La fabrique des ressortissants en devenir renvoie également à deux logiques qui se complètent l’une l’autre : la responsabilisation et l’injonction comportementale. En effet, la « lutte contre le non-recours » est également associée au « juste droit ». Aussi, il est énoncé que ceux qui sollicitent les aides sociales doivent le faire de manière juste : le recours ne doit pas se muer en fraude sociale. Le non-recours prend le contre-pied de la fraude sociale : les fraudeurs s’apparentant aux « mauvais pauvres », les non-recourants aux « bons pauvres » – ces pauvres qui méritent l’attention des institutions du social en particulier le non-recours qui est plus coûteux que la fraude (Odenore, 2012). Dès lors, les professionnels mettent en garde les bénéficiaires potentiels contre cette dérive et soulignent que l’objectif est toujours, à terme, de pouvoir recouvrer son indépendance vis-à-vis de l’aide sociale. Sont considérées comme des bonnes pratiques la dignité, le respect, le bon usage des prestations allouées, etc. Dès lors, pour pouvoir recourir, il faut respecter un code de conduite.
- 29 Entretien individuel réalisé le 24/08/2012, CCAS, 55 minutes.
32La diffusion d’informations sur les aides sociales s’opère de plusieurs manières : sur les supports d’information, par la « sensibilisation des 400 partenaires associatifs » (Catherine Dumont, chargée de mission vie associative29), via l’organisation d’ateliers dits « de la solidarité », mais aussi par le financement de projets pour rencontrer certains publics en particulier les personnes âgées pour lesquelles une bande dessinée a été élaborée, par l‘intermédiaire également d’émissions de radio donnant des informations sur une aide facultative spécifique.
33En tout état de cause, la construction de la catégorie de bénéficiaires potentiels porte de grandes ambitions puisqu’elle poursuit également un objectif de transformation sociale par une action conduite sur les publics.
34Toutefois, pour faire advenir ce public de l’action publique, l’institution voudrait bénéficier si ce n’est de l’acquiescement des citoyens au moins de leur participation, tant individuelle que collective (Warin, 2011, 117). Pour le dire autrement, les ayants droit méritent d’être considérés comme des sujets politiques et revendiquent cette reconnaissance par leur inscription dans des dispositifs publics.
- 30 Propos recueilli lors de la plénière conclusive du CU le 09/04/2013.
35En mettant en place en 2002 un comité d’usagers (cu), ce ccas faisait partie des collectivités territoriales pionnières en matière de démocratie participative (Angotti, 2012, 69-70) : « l’enjeu du cu est d’être un véritable espace d’information, de débats au service de la modernisation du service public » (élue aux affaires sociales30). À la troisième page de la charte du cu on trouve l’énoncé suivant : « [Le comité d’usagers] entend, recueille les besoins, les problèmes, les réalités sociales à partir desquels il peut mettre en œuvre des actions expérimentales. Les résultats de ces actions pourront conduire à des transformations de l’intervention sociale ». À travers cet énoncé, le ccas souscrit a priori, à la recommandation de Philippe Warin à destination des acteurs institutionnels : « Une démarche en termes de coproduction (institutions et citoyens) paraîtrait indiquée et nécessaire pour assurer un bon niveau d’effectivité, c’est-à-dire une mise en œuvre maximale de l’offre auprès des publics cibles » (Warin, 2011, 118). Cependant, le cu contribue dans le même temps à reproduire un ordre politique ou administratif (Warin, 1999, 103) en tentant de modeler le corps social.
- 31 Propos recueilli lors de la plénière conclusive du CU le 09/04/2013.
36Le comité d’usagers est composé d’un groupe permanent : cent usagers, élus, professionnels, représentants d’associations. Il aide à l’élaboration de politiques publiques selon deux modalités : auto-saisine du cu ou saisine par le ccas. Le « recrutement » des usagers du cu est décrit par la chargée des démarches participatives comme concernant en particulier celles et ceux engagés au sein d’autres dispositifs de la municipalité : les Filets solidaires, Ecopanier, du comité de pilotage qui organise le réveillon de la municipalité ou d’autres engagements associatifs (Ariane Épilepsie, Habitat Humanisme, etc.). D’autres ont été « recrutés » via les sollicitations des agents de la ville. Ce n’est donc qu’à de rares exceptions que l’engagement a été permis en dehors des réseaux comme en témoigne l’extrait suivant : « moi c’est par une petite annonce parue dans le courrier de la mairie. Et j’ai proposé une candidature, voilà ! » (Laurent Angeli, membre du cu31). Le « recrutement » est de ce fait sélectif. Cependant, pour ce qui est des motivations des usagers à cet engagement, deux axes peuvent être distingués : le premier porte une première oscillation entre motivation personnelle et motivations altruistes ; le second porte sur l’oscillation entre motivation rationnelle en finalité et motivation rationnelle sans finalité déterminée.
- 32 La mise en place de ce dispositif par le CCAS témoigne de sa volonté, également exprimée en d’autre (...)
- 33 Nous ferons également référence, dans ce qui suit, aux deux plénières (introductive et conclusive) (...)
37La réalisation de six focus groups avec les membres du cu nous permet, d’une part, de rendre compte de ces motivations à l’engagement et, d’autre part, de distinguer entre les registres discursifs des usagers. Ces séances ont été conduites au sein du « groupe-chantier accès aux droits et aux services sociaux ». Ce groupe comptait une petite vingtaine de membres divisés en deux sous-groupes. En sus des usagers (ayants droit et bénévoles), deux agents de la ville et du ccas ainsi qu’une élue32 étaient présents33.
- 34 L’acculturation institutionnelle pourrait être définie, provisoirement, comme le processus d’intéri (...)
- 35 Pour ce qui concerne les rétributions symboliques on pense à la proximité permise avec des représen (...)
38La participation au cu procède d’une double motivation : transcender les intérêts individuels et prouver sa bonne volonté en contribuant à l’intérêt général. Mais cette participation s’inscrit dans un cadre institutionnel normé et codé qui place les ayants droit face à de multiples contradictions. Ces focus groups permettent de faire état du double mouvement d’acculturation institutionnelle et d’empowerment mis en place par l’institution. En effet, par le biais de son cu, le ccas tente bien de construire un public de bénéficiaires autant que de transformer les « invisibles » en « visibles ». Pour ce qui est de la logique d’acculturation institutionnelle34, elle revêt plusieurs formes. La première renvoie aux modalités d’organisation mises en place par le ccas. Ces réunions publiques se tiennent dans les grandes salles de l’« ancienne mairie » et l’attente, lorsque les salles étaient encore occupées, se faisait dans la salle des mariages conférant ainsi à ces moments une dimension solennelle. Ces séances se déroulent à des séquences régulières (convocation, nécessité d’avertir de ses absences, etc.) et sont organisées autour de questions structurées à partir d’un thème commun : l’accès aux droits. En évoquant cette organisation, la logique d’encadrement mise en place se profile et donne des jalons pour la compréhension du processus d’acculturation. Pour parfaire ce dispositif, des rétributions monétaires et symboliques35 sont instituées afin, notamment, de pérenniser l’idée du volontariat. Parmi les organisateurs et animateurs de ces séances, on retrouve fréquemment exprimée l’idée selon laquelle il serait possible, à partir d’un petit nombre d’usagers présents, de diffuser les schèmes institutionnels véhiculés auprès du plus grand nombre et d’ainsi « lutter contre le non-recours ».
39Pour que la diffusion soit possible, il importe pour le ccas de faire des usagers présents des homo administraticus connaissant les rouages de l’institution. Dans certains cas, cette acculturation est telle qu’elle donne lieu à une intériorisation des coefficients, barèmes et seuils associés aux prestations sociales générant, pour certains, une assimilation : « moi, je suis un petit coefficient », « il faut être un petit revenu pour accéder à cette aide ». Le fonctionnement du cu n’a donc pas simplement pour objectif de recueillir la parole profane sur le non-recours mais bien de diffuser les normes de l’institution. Pour ce faire, l’institution entend valoriser la parole ordinaire, également perçue comme dépolitisée. Comme le souligne John Clarke, il s’agit de « […] la découverte et la réalisation du capital social et culturel des pauvres […]. Dans ce cas, les gens sont entièrement réimaginés comme des personnalités entreprenantes, capables de s’insérer dans les circuits de valeur d’une économie globale en se transformant eux-mêmes, au même titre que leurs connaissances et leurs habitudes culturelles, en des formes de capital » (Clarke, 2013, 171). Parmi les questions souvent posées par les professionnels et élus présents, on peut mentionner les suivantes : « connaissez-vous, parmi vos voisins, votre famille, des personnes en situation de non-recours ? », « croyez-vous qu’après avoir participé à ce cu vous serez en mesure de leur faire connaître le ccas, les aides du ccas ? ».
- 36 Entretien individuel réalisé le 15/01/2013, Domicile, 1h20.
- 37 En effet, lors de l’animation de la 2e séance du « groupe-chantier » (11/12/2012) nous avons voulu (...)
40Le recours à la démocratie participative aussi valorisante et rassurante qu’elle puisse être pour le ccas, tout du moins dès lors qu’un crédit suffisant est accordé à la parole ordinaire, nie dans le même temps la capacité des présents à être des acteurs politiques (Warin, 1999). N’est-ce pas d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre la valorisation dont les bénévoles, comparativement aux non bénévoles, font l’objet dans les discours institutionnels ? En mettant le non-recours au cœur des réflexions du cu, c’est l’action des pouvoirs publics qui reste le facteur déterminant pour la constitution d’un public en devenir. En effet, la diffusion des schèmes institutionnels ayant pour objectif de promouvoir la « lutte contre le non-recours » demeure limitée. Pour les membres du cu que nous avons interviewés individuellement par la suite, cette expérience a pu être une manière d’activer leurs droits, bien que ces cas soient rares. C’est toutefois ainsi que Marie-Jeanne Soulard36, suite à son engagement au sein du cu du ccas, a réuni à son domicile « des femmes du ccas » pour se préparer ensemble à instruire leurs demandes d’aide au paiement d’une complémentaire santé (acs)37 : « c’était un peu comme des réunions tupperware mais avec des papiers à la place des tupperware » nous a-t-elle confié. Son investissement au sein de ce dispositif de démocratie participative a permis de créer des liens sociaux, de développer une meilleure connaissance des aides existantes, mais aussi de trouver des appuis pour la réalisation des démarches parmi les professionnels et les élus. Dès lors, « les techniques de gouvernement qui (ré)émergent à travers la contractualisation et la procéduralisation de l’action publique recourent, certes, à des formes de participation ou d’implication du public, mais dans le but d’accroître son efficacité. Ainsi, aux réactions des groupes d’intérêt prêts à faire valoir leurs attentes face aux décideurs se substitueraient une contribution nécessaire et calculée de groupes sociaux choisis et ciblés, visant à accompagner un changement des modes d’action publique » (Warin, 1999, 104-105).
41Cependant, l’analyse croisée des propos recueillis lors des séances du cu montre que les solutions ou conclusions auxquelles aboutissent les représentants d’usagers se trouvent être en totale opposition avec ce qui est au principe du travail social en France, à savoir : la demande d’aide procède nécessairement d’une démarche volontaire ; l’octroi de l’aide est conditionné à des critères d’éligibilité ; le règlement de l’aide social ne suit pas des règles mathématiques invariantes mais il est amené à évoluer en permanence mettant en échec toute tentative d’exhaustivité et de fixation de son contenu.
42Il apparaît alors que si la participation citoyenne est réduite et la diffusion des schèmes institutionnels limitée, c’est parce que l’institution se met au centre des préoccupations et entend dès lors davantage comprendre les raisons du désintérêt, de la mise à distance, de la désaffection des citoyens à son égard que les raisons sociales et politiques du non-recours individuel aux aides sociales. Autrement dit, elle recherche l’assentiment, l’adhésion des ayants droit potentiels. Or, ce que les citoyens rejettent c’est ce que l’institution recherche, à savoir fabriquer des ressortissants.
43Au travers d’une radiographie des discours croisés des participants au cu, les raisons du non-recours aux droits vécu, perçu ou supposé par eux sont de divers ordres. Sont entre autres mis en avant : la méconnaissance de leurs droits en particulier par les plus âgés et les plus jeunes, l’humiliation d’être en position de demander, des démarches décourageantes, la froideur des relations individuelles à l’accueil ou la dématérialisation des démarches.
44Au regard de ces obstacles, nombre de participants en viennent à la conclusion que « l’idéal serait une aide qui viendrait sans qu’on ait à la demander ». Or, ce constat entre en dissonance avec ce qui est au principe de la délivrance de l’aide dans le travail social : l’accès à une aide doit procéder d’une demande de la personne. L’accès aux droits est conditionné à l’action « d’aller vers ». En outre, l’implication du demandeur est sollicitée et implicitement, l’investissement du travailleur social aussi. A ce sujet, le registre du travail est souvent convoqué par les participants (« bâtir des dossiers », « je travaille avec mon assistante sociale »). Cette idée du travail se confond avec celle de la coopération, de la collaboration avec le professionnel qui induit l’existence d’un contrat implicite reposant sur un respect mutuel. Or, certains ayants droit font état d’une expérience de violence administrative où ce contrat implicite est soit rompu soit avorté.
45Un autre type de problème soulevé est celui de l’information sur les droits perçue comme mal maîtrisée, non communiquée voire filtrée ou manipulée par les travailleurs sociaux (« on ne nous dit pas tout »). L’envie de savoir, au sens d’obtenir des informations dans un souci de plus grande transparence est souvent mise en avant : être au courant c’est savoir, et ce au nom du principe de justice et d’égalité. La réflexion récurrente est celle visant à l’établissement d’une liste exhaustive et actualisée de l’ensemble des aides possibles et de leurs conditions d’accès : coefficients, barèmes, seuils, etc. Notons cette auto-qualification par des indicateurs sociaux de certains membres du cu qui indique par là une intériorisation, une endogénéisation du statut de pauvre, comme le montre ces propos : « je suis un petit coefficient » ou « il faut être un petit revenu ».
46Le désir de savoir s’entend aussi dans le sens du savoir cognitif : apprendre, être informé. Le but est d’en savoir plus afin de pouvoir réaliser un nombre plus important de démarches qui conduiraient à obtenir plus d’aides et donc davantage de revenus. Mais faire de nombreuses démarches c’est courir le risque de voir sa demande rejetée puisque les aides sont indexées au non dépassement d’un certain seuil de revenu comme en témoigne le principe du « reste à vivre ». Ainsi, se tenir informé de ses droits c’est aussi courir le risque d’apprendre qu’on n’y sera pas éligible.
47De manière convergente, à partir des entretiens individuels, plusieurs types de non-recours aux aides sociales sont identifiables au sein du corpus d’ayants droit vis-à-vis de certaines aides ou de l’ensemble des aides, à un moment de la trajectoire sociale ou, de manière plus récurrente, par non-sollicitation ou non activation, etc. Cependant, par rapport aux propos recueillis parmi les membres du cu, ils permettent de saisir les conséquences sur les trajectoires individuelles. L’objectif n’est pas de procéder à un inventaire de l’ensemble des obstacles (non-satisfaction des critères d’éligibilité requis pour pouvoir prétendre à une prestation sociale, isolement social, etc.), mais de rendre compte des récurrences. Les obstacles, entre déterminisme social et libre choix, sont cumulatifs et témoignent donc autant d’impossibilités que de désintérêts ou de désaccords de la part des ayants droit. Pour reprendre la typologie constituée par les chercheurs de l’Odenore (Warin, 2010a), il peut s’agir autant d’un non-recours « par non-demande » que « par non-réception » comme c’est le cas pour ceux qui demandent une aide et qui ne viennent pas chercher leur « dû ».
- 38 Entretien réalisé le 17/07/2013, Local associatif, 31 minutes (souligné par nos soins). Marie-Paule (...)
48À partir du cas de Marie-Paule Yaho38 qui, après avoir obtenu une aide alimentaire, a préféré renoncer à celle-ci s’illustre le non-recours « non-réception » mais aussi les causes et conséquences tant sociales que psychologiques qui renvoient explicitement à la crainte de perdre en dignité (cas 1) et en particulier parce que l’aide dont il s’agit n’est pas n’importe quelle aide mais une aide alimentaire.
Q. : Vous avez fait la demande d’aide alimentaire.
Marie-Paule Yaho : Oui.
Q. : Elle vous a été accordée mais vous n’êtes pas allée chercher l’argent, c’est ça ?
Marie-Paule Yaho : Oui, parce qu’elle m’a dit revenez avec vos revenus et tout ça.
Q. : Et vous aviez tout ?
Marie-Paule Yaho : Oui, j’avais tout. Mais ce que j’ai c’est que je n’aime pas demander. C’est pour ça que j’ai dit : « ce n’est pas la peine », je vais pas retourner, aller demander à manger mais mes amis m’ont aidé.
Q. : Pour vous c’était mieux que ça se passe comme ça ?
Marie-Paule Yaho : C’était mieux oui parce que comment on peut dire ça… C’est tomber trop bas. C’est pour ça que j’ai pas demandé…
Q. : La difficulté n’est pas dans le fait de réunir les papiers donc.
Marie-Paule Yaho : Non, c’est qu’on se sent trop diminué d’aller demander à manger. Moi, pour moi, une personne doit travailler, gagner sa vie pour pouvoir manger et pas aller mendier. C’est ce que je crois et ce que croit ma famille, j’ai été élevée comme ça. Dans mon pays [Côte d’Ivoire] c’est pas comme en France je trouve que c’est un pays de droits et je trouve que quand on peut donner à la personne on doit pas refuser de lui donner parce que la personne est étranger mais la personne, elle, elle est pas obligée de demander.
49Dit autrement, le refus de l’aide « correspond à une incapacité à recevoir » (Warin, 1999, 121). À cet exemple, on peut ajouter celui de ceux qui refusent l’aide par anticipation non plus de la stigmatisation associée à la réception d’une aide mais de la discrimination au sens juridique fondée sur l’origine, la religion ou toutes autres caractéristiques qu’ils pourraient subir de la part de l’institution. Ceux-là dénoncent alors les inégalités de traitement dans l’accès aux droits (cas 2). Cette appréhension est notamment exprimée par les gens du voyage.
Q. : Et lors de vos contacts avec le ccas est-ce qu’il vous est arrivé de vous présenter comme voyageur ?
- 39 Entretien réalisé le 17/07/2013, Café, 50 minutes.
Patrice Faure39 : Non, non, ça je l’ai dissimulé on va dire parce que voilà quoi… par exemple pour un logement c’est pas évident parce que les gens du voyage c’est mal vu, parce que vous allez arriver, vous allez faire le bordel […] ça colle à la peau ça.
50Le caractère dissuasif du welfare stigma est un obstacle majeur au recours au point, pour certains, de perdre de vue « l’idée même de leurs droits et ainsi de leur citoyenneté sociale » (Warin, 1999, 125). C’est ainsi que, plus tard dans l’entretien, Patrice Faure souligne ne plus vouloir s’adresser au ccas.
- 40 Toutefois, dans le cas du non-recours aux aides facultatives, la capacitation est moins forte qu’el (...)
- 41 Entretien individuel réalisé le 08/01/2013, Café, 40 minutes.
51Un autre obstacle est l’injonction comportementale (cas 3). Effectivement, « […] en plus des critères habituels (ressources, âge, composition familiale, etc.), les comportements sont pris en compte principalement dans l’ouverture et le maintien des droits » (Warin, 1999, 117). Ainsi, la capacitation40 que les ayants droit ressentent dès lors qu’il leur est demandé de se projeter dans d’autres représentations d’eux-mêmes et de leur avenir est souvent vécue comme insupportable. De fait, l’injonction comportementale ressentie engendre le refus d’une prestation sociale et/ou des conséquences de la sollicitation de l’aide. C’est pourquoi certains enquêtés soulignent craindre l’engrenage ou l’enfermement résultant de la prise en charge. En effet, solliciter une aide facultative revient aussi à faire l’aveu de ses difficultés et prendre le risque de devenir captif de l’institution : « si j’y vais [au ccas], après c’est sûr ils vont me mettre le grappin dessus et ils vont pas me lâcher, voilà ce que je pensais à l’époque » (Christian Engevin41).
- 42 Entretien individuel réalisé le 23/01/2013, Café, 50 minutes.
52Les désaccords ou désintérêts résultent également des représentations du monde social des ayants droit vis-à-vis des prestations sociales, de l’institution et du système de protection sociale. Sous l’expression générique de représentations du monde social, on peut regrouper les refus ou rejet des aides par conviction ou en raison d’orientations politiques (cas 4) : « C’est du militantisme [que de refuser l’aide sociale], peut-être pas politique mais y a du militantisme ! Je suis un anarchiste de l’intérieur comme j’aime bien me définir ! » (Manu Deconte42). D’autres enquêtés mettent en avant le refus de l’assistanat, le refus d’un système social qui traite ses bénéficiaires comme des usagers et non comme des citoyens, etc.
53Dans ce cadre, les expériences antérieures ou les récits des proches jouent également un rôle déterminant.
- 43 Entretien individuel réalisé le 08/01/2013, Café, 40 minutes.
Christian Engevin43 : Ben je me suis bloqué, c’est pour ça que j’en reviens à Pôle Emploi, c’est pour ça que j’en reviens parce que ça m’a cassé, ça m’a cassé à plusieurs reprises parce que je me suis déplacé quand même à plusieurs reprises et puis apparemment ils me prenaient pour un con, quoi… Et puis il n’y a pas eu que Pôle Emploi mais aussi les assistantes sociales que j’ai pu voir. Pour être direct, je suis désolé de la parole mais c’est comme ça et euh bon j’ai dit comme ça, moi c’est terminé, ça m’a bloqué complètement. J’ai dit, ils vont se faire foutre et je m’occupe plus de rien et je me suis bloqué là-dessus. […] Alors que bon avant j’avais travaillé, je faisais les saisons sur euh… je couvrais toute la Vendée en rôtisserie, en restauration, j’ai fait beaucoup, beaucoup de choses.
54Ces quatre manières de motiver le non-recours se cumulent avec celle qui ressort du comité d’usagers et qui traduit une remise en cause des fondements même du travail social en France. À travers cette double grille de lecture, on comprend que la « lutte contre le non-recours » visant à faire advenir un public de bénéficiaires potentiels ne peut s’opérer que dès lors qu’elle considère ces derniers non plus en tant qu’usagers mais bien en tant que citoyens (Jaeger, 2011) ou, pour le dire autrement, en reconnaissant leurs « compétences à opiner politiquement » (Déloye, 2007) et socialement. Cette grille de lecture est pourtant la grande absente des discours des institutions du social qui condamnent alors ces citoyens à « vivre hors droits » (Warin, 2008) sans accepter ce droit à justement refuser les aides : le droit qu’ils ont à vivre en dehors des droits, à demeurer un non-public sans qu’il s’agisse pour eux de refuser d’améliorer leur situation économique, de créer du lien social, etc.
55La politique sociale de « lutte contre le non-recours » tendrait à construire un public de bénéficiaires potentiels à partir de catégories particulièrement normatives. Cette construction s’opère par le ciblage des « invisibles » susceptibles de devenir des bénéficiaires ce qui implique, en amont, de définir ceux qui peuvent faire partie de ce public à partir de certains critères : dignité, honnêteté, ténacité, capacité à donner du sens à l’aide sociale allouée, etc. En ce sens, le ciblage induit une réification du public.
56Or, cette réification, qui est une des conséquences de l’approche gestionnaire mise en place, ne permet pas de réduire le phénomène de non-recours tant les résistances des ayants droit sont nombreuses. En d’autres termes, le ciblage des publics de l’action publique pose problème parce qu’il érige des frontières mentales et psychiques. En ce sens, et pour reprendre le titre d’un des ouvrages de Michel Chauvière, « trop de gestion tue le social » (Chauvière, 2007).
- 44 On peut, en effet, noter que pour le mandat (2012-2014) du CU observé, les participants qui devaien (...)
57De plus, la lutte contre le non-recours contient le risque de vouloir formater les ayants droit en introduisant des injonctions comportementales. Dès lors, des oppositions se font jour parmi les bénéficiaires potentiels qui se manifestent justement par le non-recours autant que par la faiblesse des engagements dans des démarches de démocratie participative44, leur mise à distance de l’institution et même leur rejet du système social.
58Or, la construction d’un public de l’action publique ne peut s’opérer sans participation voire sans adhésion citoyenne, que celle-ci soit individuelle ou collective. Nous faisons en effet l’hypothèse que la « compétence à opiner politiquement » sur le monde social est une des conditions pour penser la construction des publics de l’action publique. Cependant, cette participation citoyenne ne fonctionne pas, en particulier parce que les objectifs poursuivis par l’institution ne recouvrent pas ceux des publics : les uns (ayants droit) revendiquent l’égalité de traitement alors que les autres (les professionnels du social) tendent à modeler le corps social.
59Pourtant, le non-recours demeure un objet de préoccupation qui n’est pas dénué d’intérêt tant il constitue un curseur pour penser les transformations en cours et en devenir du système social, de l’action sociale pour ce qui nous concerne, autant que les formes de solidarité et de déliaison qui s’opèrent dans le monde social. Le non-recours mérite d’être pris en compte pour comprendre les transformations des politiques sociales.