- 1 Événement susceptible à tout moment de faire irruption dans le cours normal des choses pour en modi (...)
- 2 Ce processus, entendu comme un ensemble d’idées et de pratiques qui cherchent à briser l’ordre étab (...)
- 3 Charles Tilly (1984) écrivait que « l’idée de répertoire présente un modèle où l’expérience accumul (...)
1Le processus de contestation étudiante enclenché au Chili en 2011 a particulièrement marqué le pays. Il s’agit du mouvement social le plus important connu depuis la fin de la période autoritaire (1973-1989), qui marque encore aujourd’hui la société chilienne et l’action des mouvements sociaux. Cet article propose d’analyser cet événement en tentant d’apporter des réponses aux deux questions transversales suivantes. Comment un événement radical1 peut permettre à certains acteurs sociaux d’engendrer par eux-mêmes des nouvelles fenêtres d’opportunité politique ? Comment un groupe social subissant le mépris et la non-reconnaissance des pouvoirs politiques parvient-il malgré tout à se mobiliser au fil d’une radicalisation de ses répertoires d’action collective2 ? Les répertoires d’action collective (Tilly, 19843) déployés par les protagonistes de cet événement contestataire débuté en 2011 sont divers. Ils vont de la désobéissance civile aux actions de violence politique planifiée en passant par les rassemblements, les défilés et les occupations. En parallèle, des revendications nées de demandes principalement éducatives se transforment progressivement en une remise en question de l’ensemble d’un système social hérité du régime dictatorial. Au cours de ce processus, une radicalisation progressive de l’engagement d’étudiants et de lycéens chiliens a pu être observée.
- 4 Nous entendons par violences collectives toute contrainte matérielle dans un contexte social à cara (...)
2Nous partons par ailleurs du constat que les « violences collectives4 » à l’intérieur des mouvements de contestation, telles que celles qui ont pris place au Chili, ne sont certainement pas spontanées ou dues au hasard. Nous identifions comme cause de ce processus de radicalisation la violation des attentes de la jeunesse dans divers domaines. Nous sommes en effet face à des conflits d’ordre moral, car ce que nous observons lors de la période contestataire représente bien une atteinte aux attentes de reconnaissance et d’estime sociale des groupes en conflit (Bessin et al., 2007, 148).
- 5 Ces collectifs sont caractérisés, selon la description faite par Olivier Fillieule, par leur caract (...)
3Pour appuyer cette analyse, nous avons sélectionné des extraits significatifs de récits biographiques tirés de 24 entretiens réalisés entre 2011 et 2012 auprès de jeunes participants à des collectifs d’action directe5. Les personnes interviewées se constituent de neuf lycéens, dix étudiants universitaires, quatre étudiants d’institut professionnel et un professionnel travaillant dans la formation. Nous avons complété leurs réflexions avec des observations de terrain.
- 6 L’okupa, ou squat en français, désigne l'installation dans un lieu pour y habiter sans l'accord du (...)
- 7 La Confédération générale de travailleurs du Chili (CGT), fondée en 1931, fédère les différents gro (...)
4Ce travail de terrain a d’abord été réalisé dans deux quartiers populaires de la ville de Santiago : Villa Francia et Santa Anita. Le premier quartier, de par son fort engagement contre le régime autoritaire, s’est trouvé au centre de la vie politique chilienne, devenant un symbole de lutte sociale. Il a hébergé, et héberge actuellement, de nombreux groupes politiques radicaux. Le quartier Santa Anita se trouvant à quelques kilomètres de Villa Francia a été fortement influencé par ce dernier. De ce fait, un travail politique et mémoriel est réalisé depuis quelques années attirant plusieurs collectifs de jeunes depuis 2011. L’enquête se poursuit dans le Barrio Yungay, un quartier du centre-ville connu pour ses nombreuses maisons « okupas6 » et qui abritait un nombre important de lycées occupés pendant le mouvement étudiant de 2011. Enfin, nous avons participé à une série de réunions de formation politique au siège de l’association syndicale cgt7 et à des dizaines de rassemblements de rue entre 2011 et 2014.
- 8 La Concertación est une coalition politique de centre gauche. La large victoire de cette coalition (...)
5Pour développer notre argument, nous proposons dans un premier temps d’exposer la situation sociopolitique qui précède l’émergence de la crise ayant débouché sur le mouvement de contestation étudiant, à savoir la période des quatre premiers gouvernements de la Concertación8. La première partie de notre analyse visera alors à identifier la manière dont le pouvoir politique a contraint les processus contestataires et les éléments qui ont déçu les expectatives économique et sociales de la jeunesse chilienne au cours de cette période. Dans un deuxième temps, nous étudierons les « incertitudes structurelles » (Dobry, 1986) qui ont amené des groupes de plus en plus nombreux de jeunes à choisir l’action directe comme forme d’expression politique. Nous verrons que, malgré l’unanimisme des revendications, subsistent des fractures de classe représentant deux types d’attitudes face à la contestation, qui peuvent être pourtant dépassées dans la radicalisation du mouvement étudiant.
- 9 Après l’échec de la tentative de mettre un terme à la junte militaire, les partis politiques chilie (...)
6Le régime autoritaire se préoccupe à la fin de son gouvernement d’installer les bases de ce qui sera le « Chili démocratique9 ». Au service de ce projet, un discours idéologique spécifique fut conçu et diffusé. Ce discours fondé sur des relectures et déplacements de l’histoire du Chili impose les notions de « doctrine de sécurité nationale » et de « sauvegarde de la démocratie autoritaire » (Guerrero, 2006, 150). Autour de ces deux notions, de nouveaux principes sont mis en œuvre, le principal étant l’exaltation du marché en tant que mécanisme régulateur de toutes les sphères du social (Bataillon, 2015). L’espace public et la politique deviennent donc inutiles une fois que le marché régule de manière « naturelle » l’économie de même que l’ensemble des rapports sociaux. L’élément fondamental de cette opération hégémonique est, comme l’explique Tomas Moulian (1988), de faire disparaître, autant que possible, la sphère du politique en la remplaçant par l’expansion du concept de consommation. Les trois éléments suivants servent donc de cadre d’analyse des principales « atteintes morales » (Honneth, 2006) subies par les jeunes chiliens pendant les années post-dictatoriales : doctrine de sécurité nationale, démocratie autoritaire et exaltation du marché.
- 10 Cet héritage dictatorial a également pour caractéristique la perpétuation d’enclaves autoritaires a (...)
7Dans ce processus de perpétuation de l’héritage dictatorial10, le discours de la transitologie a joué un rôle important au Chili. L’arrivée de la démocratie s’accompagne de l’institutionnalisation politique de ce discours. Ce paradigme prescriptif et déterministe, porté par des idéologues de la démocratie libérale et de l’économie de marché, prétend à la fois expliquer et guider le passage d'un régime autoritaire à un régime démocratique. Unifiée dans une approche comparative à fort penchant quantitatif, la transitologie vise à démontrer qu’en appliquant un ensemble de concepts et d’hypothèses universels, il est possible d’expliquer et de gérer la transition démocratique dans un pays donné (Schmitter, Lynn, 1994, 173). Comme l’explique Thomas Carothers (2002), de manière critique, ce modèle sera appliqué dans plusieurs pays de différentes régions du monde en se fondant sur une façon universelle de comprendre la démocratisation. Les promoteurs de ce modèle voient principalement dans les élections l’équivalent d’une démocratie. Dans le cas chilien, l’objectif derrière l’implémentation de ce paradigme se révèle rapidement dans l’argument avancé par les intellectuels rentrés de l’exil à la fin des années 1980. Eugenio Tironi (1987) souligne ainsi : « la transition à la démocratie constitue un scénario apte pour les partis politiques, non pour les mouvements sociaux » (p. 19). Ce type d’argument, provenant des intellectuels de gauche, légitime les actions du gouvernement post-dictatorial qui, en se justifiant par la crainte de l’instabilité sociale, tente d’éliminer de l’espace public les pratiques d’action collective (la protestation) ayant cours au commencement de la période de transition. Le processus de transition ne reconnait en effet aucune forme de participation politique qui ne soit pas subordonnée à l’institution du système de partis. Autrement dit, ce processus nie la capacité d’action politique de la société civile organisée.
8Ainsi, afin de faire face aux mouvements sociaux, le gouvernement de la post-dictature installe initialement l’« oubli » comme discours hégémonique. Le principal exemple est la Ley de amnistia, loi qui accorde l’amnistie à toute personne qui, en qualité d’auteur, de complice ou de receleur, a participé à des actes délictueux pendant la durée de l’état de siège entre le onze septembre 1973 et le dix mars 1978. Elle assure une impunité totale aux auteurs des violations des droits de l’homme afin de « remplir le corps social d’oubli : l’oubli de ceux qui ont rendu possible la démocratie et l’oubli de la formule qui a permis son arrivée » (Guerrero, 2006, 151).
9L’intégration sociale de ce discours a eu comme effet l’installation de ce que Manuel Guerrero (2006) appelle une « inclusion excluante » (p. 153), c’est-à-dire l’ancrage des mouvements sociaux dans des points de contrôle, souvent par l’intégration de dirigeants sociaux dans le gouvernement ou la cooptation de groupes militants pour obtenir leur normalisation. De cette manière, les gouvernements post-autoritaires arrivent à discipliner ceux qui généraient auparavant des résistances. Une fois que le cycle de mobilisations considéré légitime pour ceux qui arrivent au pouvoir est achevé, les mouvements et les mobilisations qui continuent d’exister sont progressivement catalogués comme déviants. De ce fait, des politiques de contrôle, de neutralisation et de châtiment leur sont appliquées.
10Par ailleurs, comme durant la période dictatoriale, la Concertación maintient un discours de criminalisation des mouvements sociaux. Les antécédents de ce discours peuvent être retrouvés sous le gouvernement militaire, dans le cadre de la doctrine de la « sécurité nationale » et dans une logique d’existence d’un « ennemi interne », que la Concertación n’a pas abandonnée. Ainsi des catégories comme celle de « terroriste » ou de « subversif » sont également utilisées pour parler des membres des organisations sociales qui ont pourtant activement participé au renversement du gouvernement autoritaire.
- 11 Un exemple de cette tournure était la loi Hinzpeter (du nom de l’ancien ministre de l’Intérieur et (...)
11À partir des années 1990, la logique de l’ennemi interne évolue vers une définition plus « neutre », passant de la doctrine de la sécurité nationale à celle de la sécurité citoyenne11. De ce fait, tout comme dans le traitement réservé à la « lutte contre la délinquance », les manifestants sont catégorisés comme « bons » ou « mauvais », alors que le traitement des causes objectives qui conditionnent l’émergence des mouvements de contestation, soit les inégalités croissantes et la néolibéralisation de la vie quotidienne (Han, 2012), est ajourné. C’est en effet le discours de la sécurité citoyenne et de l’ordre qui cherche, encore aujourd’hui, à établir un lien entre les pratiques des mouvements sociaux et les actions délictuelles ainsi que la violence (Combes, Fillieule, 2011). La construction de cette relation est appuyée par une sorte de « prophétie auto-réalisatrice » qui transforme, à travers les médias, chaque mouvement ou manifestation citoyenne en un fait délictuel. Gouvernements et médias font ainsi « la promotion d’une “bonne” participation, de laquelle se détache, de manière plus ou moins explicite, son corolaire : la “mauvaise” participation qu’il faudrait combattre avec d’autant plus de force qu’elle menacerait les fondements mêmes de la démocratie » (Peñafiel, 2015, 250).
- 12 Nous pouvons également signaler la permanence des manifestations des organisations des droits de l’ (...)
12Ce contexte génère un changement dans les formes de l’action collective durant les années 1990 : elle se standardise et le caractère des revendications change. Les revendications exprimées durant une grande partie de la période de la Concertación sont d’ordre économique : des augmentations de subventions, des améliorations salariales, plus de bourses pour les étudiants, etc. Le modèle économique et social hérité du régime autoritaire est rarement mis en cause12.
13Ces changements s’accompagnent de la promotion de certaines formes d’expression politique considérées comme les plus légitimes : la négociation, le consensus, le processus électoral, et la médiation des institutions gouvernementales, entre autres. Les partis politiques reprennent de ce fait leur rôle d’intermédiaires entre la société civile et l’État. Il n’est donc pas surprenant que l’une des causes du processus de contestation de ces dernières années soit la perte de légitimité des partis traditionnels et de la démocratie représentative, qui n’ont pas su remplir leur rôle de représentants des désirs d’une partie des citoyens.
14En outre, la Concertación, à travers la création d’organismes gouvernementaux utilisant des mécanismes d’inclusion/exclusion, anticipe et contrôle certains mouvements naissants. Ainsi, le sernam (El Servicio Nacional de la Mujer, Service national des femmes) est créé en 1991 en réaction au mouvement pour les droits des femmes, de même que l’inj (Institut national des jeunes) pour anticiper la mobilisation des jeunes. En 1993 est fondée la conadi (Corporation nationale de développement indigène) pour contrôler les mouvements indigènes. Finalement, la conama (Commission nationale de l’environnement) est créée en 1994 pour freiner les mouvements environnementaux. Malgré cette stratégie, c’est dans ces quatre domaines que les mouvements contestataires sont les plus forts actuellement (droit à l’avortement et lutte contre les inégalités de genre, gratuité de l’éducation, autonomie de peuples autochtones et nouvelles luttes environnementales). Cette stratégie a pourtant réussi à enrayer les mouvements sociaux pendant près de 20 ans.
- 13 Globalement la transitologie souligne l’existence de quatre grands secteurs dans la scène politique (...)
- 14 L’objet de la notion « le politique » à la différence de « la politique » est de fixer un certain o (...)
- 15 La révolte des pingouins est un mouvement principalement lycéen qui a été actif durant l’année 2006 (...)
15Durant la période de la Concertación, deux préceptes d’encadrement du processus de démocratisation s’imposent en prenant appui sur le discours transitologique : contrôler d’abord l’explosion des demandes sociales et neutraliser ensuite la présence du secteur le plus radical13. En ce qui concerne la première, la Concertación impose un discours différenciateur entre les demandes politiques (la politique) et la demande sociale (le politique14), en priorisant la consolidation des institutions politiques et en laissant pour les « temps à venir » la demande sociale (Durán Migliardi, 2006, 220). Cette distinction provoque un éloignement entre acteurs politiques et acteurs sociaux. Un exemple concret de ce processus se reflète dans les mesures approuvées et mises en place suite à la « révolte des pingouins15 » le premier grand mouvement de contestation de la post-dictature au Chili. Durant l’année 2006, des milliers de lycéens et lycéennes descendent dans les rues. Revendiquant d’abord la gratuité des transports scolaires et du test de sélection aux universités, cela évolue progressivement vers une remise en question de tout le système éducatif. Ils et elles demandent la fin de la Loi organique constitutionnelle d’enseignement imposée par le régime autoritaire. La réponse du gouvernement de Michelle Bachelet aux revendications du mouvement se traduit par une nouvelle loi qui intensifie la libéralisation du système éducatif (Montoni, 2017a). Ces réformes qui approfondissent le caractère néolibéral du modèle éducatif sont vécues comme une trahison des attentes de ces jeunes.
16Cette distinction entre demande politique et demande sociale s’accompagne d’ailleurs d’une logique de recomposition de la confiance entre le secteur politique (issu de la gauche antidictatoriale) et le secteur patronal (partisan du Coup d’État et de la dictature militaire), laquelle creuse une distance supplémentaire avec les groupes populaires qui participent à la demande sociale.
17Nous pouvons penser ainsi que le discours de la transitologie concernant la demande sociale a souffert d’une mauvaise lecture. Norbert Lechner (1988) écrivait que le temps de la transition politique est un moment de forte désynchronisation, où certains exigent la perpétuation de l’existant, où d’autres revendiquent la révolution ici et maintenant et d’autres enfin aspirent à des ruptures pactisées. La lecture officielle chilienne a été souvent celle des ruptures pactisées, c’est-à-dire rompre avec l’héritage de la dictature, mais avec l’accord de ceux qui l’avaient imposée. Toutefois, la réalité se rapproche plutôt d’une perpétuation de l’existant, qui peut d’ailleurs expliquer sur le long terme les processus de contestation de 2006 puis de 2011 ainsi que les nouvelles explosions de violence politique populaire héritières des secteurs plus radicaux qui accompagnent ces deux processus de contestation. Nous allons maintenant nous intéresser plus particulièrement aux événements de 2011 afin d’identifier la réapparition des violences et de comprendre le processus de radicalisation au sein du mouvement de contestation étudiant.
18Albert Ogien et Sandra Laugier (2010) indiquent que, dans une démocratie, le spectre de la contestation du pouvoir en place va du vote à l’insurrection, en passant par l’abstention, le boycott, la pétition, la manifestation, la grève, l’usage modéré ou symbolique de la violence, l’émeute, etc. Suivant ce schéma nous essayerons de rendre compte de la manière dont le mouvement de 2011 est passé de la pure et simple désobéissance civile à des violences politiques organisées.
19La désobéissance civile est définie comme « le recours, interne à la démocratie, de ceux qui se sentent dépossédés d’une voix dans leur histoire […] elle, stricto sensu, exclut le recours à la violence et ne poursuit aucune fin antidémocratique » (Ogien, Laugier, 2010, 48). Pourtant, la désobéissance civile fait partie de l’éventail de pratiques que recouvre la notion de résistance, qui se définit comme une « protestation éventuellement violente, mais nécessaire, contre des contraintes que nous n’avons jamais choisies […] en effet, l’idée de résistance en démocratie n’est pas un refus de la démocratie, au contraire, elle est liée à la définition même d’une démocratie, d’un gouvernement du peuple par le peuple » (Dupuis-Déri, 2016, 62). Ainsi, « l’éventualité de l’usage de la violence risque toujours de se développer en révolte, voire en insurrection » (Ogien, Laugier, 2010, 49). En résumé, nous avons deux registres d’action liés par l’idée de résistance : la désobéissance et l’insurrection. Or, durant les événements de 2011, on peut voir ces deux registres se croiser, liés tous les deux à des groupes distincts, qui se différencient, principalement, par le degré d’accès à exprimer leur voix dans le système post-dictatorial chilien. Nous identifions, à partir de nos observations et nos entretiens, la désobéissance civile comme étant le fait de la majorité des groupes d’étudiants universitaires et des citoyens ordinaires qui participent aux événements contestataires. La voie insurrectionnelle ou la recherche de celle-ci est quant à elle identifiée comme étant principalement le fait des lycéens et des jeunes issus de quartiers populaires qui ne peuvent – car ce sont pour la plupart des mineurs – ni ne désirent participer à la démocratie représentative16. Ces deux registres ne sont pourtant pas opposés, et l’un peut progressivement mener à l’autre à travers le processus de radicalisation de la contestation que nous avons identifié dans les récits de jeunes interviewés.
- 17 Ces dates correspondent respectivement au jour du coup d’État de 1973, à la journée internationale (...)
20Comme nous l’avons déjà signalé, le modèle politique et économique chilien, instauré par le régime autoritaire et administré par la Concertación, n’avait pas encore été mis en cause par les porteurs de la demande sociale, et les revendications d’ordre économique (relatives à la consommation) s’étaient rarement radicalisées. Les violences politiques étaient par ailleurs restées confinées aux manifestations de commémorations fortement ritualisées : les 11 septembre, les 1er mai, les 29 mars et les 12 octobre, principalement17. Ainsi, la plupart des conflits sont résolus de manière institutionnelle. La disposition des individus ou des groupes est donc majoritairement à la compétition politique pacifique et la violence politique surgit alors de façon ritualisée ou de façon contingente lorsque cette disposition est contrariée par des causes très particulières.
- 18 Cette hypothèse se confirme lorsque quatre des plus importants porte-parole du mouvement étudiant, (...)
21Dans ce modèle économique et social qui régit le destin des Chiliens depuis la fin des années 1970, les nouvelles générations seront celles qui pointeront du doigt les inégalités, le manque d’accès aux droits et l’endettement qui se manifestent fortement. De notre point de vue, une manière pertinente d’examiner la période contestataire se trouve dans l’identification des caractéristiques des acteurs qui participent à ces événements. Nous avons identifié deux groupes aux caractéristiques distinctes, qui empruntent deux chemins différents dans leur parcours contestataire. Nous observons, d’une part, l’ascension d’un groupe qui se présente comme résistant à la mondialisation de l’économie en adoptant des conduites défensives et de résistance et, d’autre part, un groupe qui adopte des conduites contre-offensives destinées à obtenir une participation accrue dans la vie politique. Norbert Elias (2012) explique ce type d’action générationnelle, entre autres, par des enjeux liés au processus d’ascension sociale. Nous pouvons effectivement penser d’abord à l’hypothèse d’une conjoncture marquée par un processus d’équilibre de pouvoir entre générations qui met sous tension la structure établie18.
22En outre, et à la différence d’autres contextes socio-économiques également en ébullition durant l’année 2011, le Chili profite d’une période de forte expansion économique et d’un processus, bien que limité, d’accroissement des libertés civiles. Tous les classements internationaux (Indice de développement humain, Indice de perception de la corruption, Liberté de presse, entre autres) le placent alors au sommet des pays de l’Amérique latine. Nous pouvons, dans ce contexte d’expansion économique et sociale, penser aussi à une seconde hypothèse selon laquelle les classes populaires chercheraient à établir de nouveaux équilibres non seulement économiques à travers la mobilisation sociale et la protestation, mais visant également l’obtention d’une reconnaissance (Honneth, 2000) dans un contexte de « néolibéralisme avancé » qui les exclut (Ruiz Encina, 2013). Cette idée semble s’ajuster à la thèse de Charles Tilly, pour qui les mouvements sociaux sont le fait des challengers ou des outsiders, exclus ou marginaux d’un système politique, qui cherchent par le conflit à obtenir des avantages et à se faire accepter.
23Nous ne voulons certainement pas dire que les causes du mouvement de contestation se trouvent uniquement dans une lutte intergénérationnelle ou dans les envies de reconnaissance de couches populaires. Néanmoins, dans le cas des jeunes issus des classes moyennes et bourgeoises qui se révoltent, principalement étudiants universitaires, la motivation principale réside dans la volonté de participer à la prise de décision, c’est-à-dire à obtenir des positions de pouvoir. Contrairement aux revendications de type socio-économiques des lycéens issus des couches populaires, qui cherchent principalement à ne pas être exclus de la répartition des places à l’intérieur de la société chilienne. Cela s’accorde à la thèse de Susan Eckstein (1989), qui estimait que la politisation des revendications sociales en Amérique latine variait selon la position sociale occupée par les groupes. Les classes moyennes et supérieures ont ainsi porté des revendications institutionnelles et des demandes de démocratisation politique, alors que les classes populaires ont donné la priorité aux questions liées aux conditions de vie, à l’exclusion sociale et de reconnaissance en tant qu’individus. Des données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde) à l’époque des mobilisations (2011) confirment l’idée de l’existence de « deux jeunesses ». Selon les statistiques, le taux de scolarisation des 15-19 ans représente environ 75 % de la population de cette classe d’âge au Chili, tandis que le taux de scolarisation des 19-29 ans, qui coïncide majoritairement avec les étudiants de l’enseignement supérieur, correspond à environ 23 % de cette population (ocde, 2011, 15). Environ 50 % de jeunes scolarisés se retrouveront ainsi dans l’impossibilité de réaliser des études longues. Sachant que les études supérieures influencent fortement les écarts économiques et sociaux à l’intérieur de la population, une majorité de jeunes sera vouée à augmenter la masse de travailleurs non qualifiés, avec des salaires de survie et endettés comme leurs parents. Les lycéens que nous avons interviewés ont parfaitement conscience de cette situation.
24Nous constatons donc l’existence de deux types généraux de jeunes contestataires organisés en fonction de revendications similaires ou plutôt, comme le signalent Albert Ogien et Sandra Laugier (2014), d’un unanimisme de la revendication qu’ils expriment. Cependant, ils sont différents et se font entendre de manière distincte en fonction de leur place dans la société. Les premiers cherchent à se substituer aux élites et, de manière concordante, sont entendus par celles-ci. Ils ne demandent pas de changements radicaux, ils acceptent ou assument, malgré leurs critiques, les règles du jeu politique (de la politique). Les seconds cherchent à améliorer leurs opportunités de subsistance, de reconnaissance et d’estime sociale. Ce sont eux qui vont mettre en place de nouvelles pratiques de résistance et parmi elles de nouvelles formes de radicalisation fondées sur l’action directe (Montoni, 2018).
- 19 Ces termes péjoratifs désignent les personnes d’origine modeste, des marginaux qui présentent des c (...)
- 20 Extraits de l’entretien réalisé avec Igor Goicovic, historien, octobre 2011 à Santiago du Chili.
25Ces deux groupes, qui se trouvent habituellement divisés par des origines socio-économiques, culturelles et géographiques, partagent deux caractéristiques qui les font participer à un même mouvement : ils sont jeunes et scolarisés. Ces caractéristiques leur font poursuivre des objectifs similaires et créent un lien au niveau des principes moraux guidant leurs revendications. Ce mouvement possède « la capacité à permettre la rencontre improbable de positions que rien ne destinait à agir conjointement » (Peñafiel, 2012, 134). Néanmoins, la manière d’exprimer leurs revendications est différente et parfois conflictuelle. Ainsi une grande partie des jeunes possédant un meilleur capital socioculturel se trouve dans le groupe qui impose dans l’espace public une esthétique disruptive, ludique, de carnaval, de fête, de déguisement, plus proche de la désobéissance civile (Ponce, Miranda, 2016). Ils sont cependant fortement réfractaires à d’autres formes d’expression qu’ils associent au flaite, au lumpent ou au sopaipilla19. Il existe une segmentation évidente, en lien avec un alter ego négatif : « eux les lycéens » ; « eux les élèves des lycées pauvres ». Ainsi, une distanciation de classes très marquée existe dans les discours des étudiants universitaires : « nous ne sommes pas comme eux, nous faisons une manifestation pacifique, nous marchons où l’autorité nous dit, nous respectons les horaires que l’autorité nous a établis et quand la répression arrive, nous levons nos mains pour montrer que nous ne sommes pas armés »20. Cette forme de catégorisation de groupes populaires comme de mauvais manifestants cautionne la répression subie par ceux-ci et par ceux qui cherchent une participation plus radicale (Peñafiel, 2015). Alain Brossat présente cette situation comme une question d’ordre moral plutôt que politique ou sociale :
Le mouvement de pacification de la vie sociale et du domaine politique a pour enjeu un formatage rigoureux des perceptions collectives de la « violence » et une réforme radicale du code destiné à séparer le violent du non-violent […] dans ces conditions la violence tend à devenir d’une manière exclusive le fait de l’autre – du pauvre, de l’immigré, de la plèbe mondiale, de l’islamiste, de l’État voyou – […] à devenir une question morale plutôt que politique ou sociale. Son évocation péjorative devient un moyen de gouvernement des populations à la peur et à la sécurité, davantage qu’à la paix (Brossat, 2009, 39).
26Ce que nous observons, ce sont deux réalités au moment d’affronter les conflits qui génèrent comme l’indique Igor Goicovic des stratégies individuelles différentes :
- 21 Entretien avec Igor Goicovic, historien, octobre 2011 à Santiago du Chili.
Parce que la réalité ne se vit pas de la même manière, parce qu’elle ne les affecte pas de la même manière, n’a pas la même importance ou intensité, parce que finalement ce ne sont pas les mêmes choses qui sont en jeu. Pour un jeune pauvre, qui parie sur la gratuité et qui parie avec toutes les méthodes qu’il considère comme légitimes pour atteindre son objectif, l’intensité de ce qui se trouve en jeu est différente à celle de l’étudiant universitaire qui avec ou sans gratuité, va de toute façon étudier21.
27Il faut pourtant signaler que ces deux catégories ne sont pas si indépendantes l’une de l’autre. Pendant cette période de protestations les acteurs passent de l’une à l’autre, ce qui montre une forte perméabilité. Ce basculement se produit tout d’abord par l’expérience de la manifestation comme l’indique une jeune interviewée :
- 22 Entretien réalisé avec une étudiante en novembre 2012 à Santiago du Chili.
Quand je regardais de loin, ça me dérangeait. Je me disais souvent : ils commencent déjà à foutre le bordel, mais le fait de participer à des manifs me motive et je me rends compte pourquoi il y avait des barrages de rue, pourquoi il y avait des barricades22.
- 23 Ces collectifs, qui se relient territorialement et sont souvent intégrés par des lycéens, étudiants (...)
28À l’origine de cette légitimation et de cette mise en pratique de l’action directe violente par une partie de plus en plus importante de jeunes se trouvent également des formes alternatives d’organisation. Nous pouvons évoquer tout d’abord les collectifs qui deviennent le lieu principal de sociabilité durant les manifestations23, puis les occupations qui permettent, en tant que pratiques contestataires, cette perméabilité et cette rencontre entre lycéens et étudiants (Montoni, 2017a). C’est grâce au partage d’expérience et à l’entraide que se produisent de nouvelles pratiques de construction du politique ainsi que le développement d’une mouvance autonomiste et antiautoritaire forte.
29Cette perméabilité de la radicalisation politique entre différents acteurs de la contestation ne permet pas d’analyser les violences politiques uniquement comme un problème d’ordre économique, mais principalement comme des problèmes d’ordre moral qui guident la mise en place de nouvelles formes de faire du politique.
- 24 Le 7 mai 2003, à travers une réforme de la constitution, le gouvernement de Ricardo Lagos établit l (...)
- 25 La PSU (prueba de seleccion universitaria) est une épreuve nationale standardisée qui mesure les co (...)
30L’universalisation de l’éducation secondaire durant la première décennie des gouvernements de la Concertación24 permet à un nombre croissant de jeunes d’accéder aux études supérieures. Les places ne sont pourtant pas proportionnelles au nombre de demandeurs, et les frais de scolarité, extrêmement élevés, ne permettent qu’aux élèves issus des classes moyennes et supérieures de continuer leurs études. Dans ce contexte, l’unique issue proposée par les pouvoirs publics est la financiarisation de l’éducation (Solomon, 2010) à travers un système de crédits, d’abord octroyés par l’État, puis progressivement laissés aux banques privées. Celles-ci sélectionnent les candidats en fonction de la capacité d’endettement des familles, provoquant une exclusion strictement liée aux origines socio-économiques des jeunes. Ajoutons à cela les difficultés qu’endurent les jeunes des milieux populaires, issus de lycées publics et particuliers subventionnés, à réussir les tests nationaux d’admission aux universités publiques (psu). Les résultats de ceux-ci sont fortement liés à l’origine scolaire, et par conséquent sociale, des jeunes25.
- 26 La thèse du déclassement a été partiellement remise en cause par Boris Gobille (2008).
31Les couches moyennes et populaires qui accèdent à l’éducation supérieure se voient ainsi confrontées à un endettement disproportionné en regard de leurs horizons salariaux. Dans La distinction, Pierre Bourdieu (1979) analyse déjà dans la France des années 1960 les effets de « l’inflation scolaire26 » et de la dévaluation des titres scolaires associée à la scolarisation de masse (notamment à l’université) :
« La déqualification structurale qui affecte l’ensemble des membres de la génération, voués à obtenir de leurs titres moins que n’en aurait obtenu la génération précédente, est au principe d’une sorte de désillusion collective qui incline cette génération abusée et désabusée à étendre à toutes les institutions la révolte mêlée de ressentiment que lui inspire le système scolaire » (Bourdieu, 1979, 164).
- 27 Il est important de signaler que l’éducation universitaire chilienne est l’une des plus chères au m (...)
32La thèse de Bourdieu s’ajuste largement à la situation de 2011. Ainsi, la « promesse » de pouvoir sortir de la pauvreté grâce à l’éducation devient une chimère qui produit, dans certains cas, des étudiants endettés et, dans d’autres, des lycéens qui savent que leurs chances de réussir sont moindres27.
- 28 En effet, la loi interdit de générer des profits avec l’enseignement supérieur, ce qui n’est pas re (...)
33Cette situation concrète affecte un nombre croissant de jeunes : l’endettement, un déclassement grandissant dû à la perte de reconnaissance sociale de certains diplômes, la baisse de salaire que cela engendre et des frais de scolarité qui n’arrêtent pas d’augmenter faute d’une politique publique de régulation du système d’enseignement supérieur. Elle interfère brutalement avec les positions morales des étudiants qui commencent à se mobiliser. Pour ces derniers, l’éducation est un droit fondamental et universel et la marchandisation de celle-ci est donc inacceptable28. Pour le gouvernement et pour ceux qui bénéficient du système tel qu’il est, l’éducation est au contraire assimilée à un bien de consommation comme n’importe quel autre et est de ce fait indistinctement soumise aux mêmes règles du marché. Dans cet antagonisme moral se trouve l’un des premiers aspects liés à la radicalisation du conflit, surtout lorsque l’attitude initiale du gouvernement est d’ignorer les revendications ainsi que toute action (légale ou illégale) menée par les étudiants afin d’être entendus. Toute possibilité de discuter est exclue. En effet, comme Ogien et Laugier le suggèrent, il existe différentes façons de priver de leur droit d’expression ceux qui s’expriment pour signifier leur refus aux situations qui leur sont imposées. L’une de ces manières, radicales, consiste à faire comme si de rien n’était. « Il suffit, par cynisme ou irrésolution, qu’un gouvernement n’engage aucune poursuite contre des contrevenants pour que leur protestation se dissolve dans l’inconsistance » (2010, 19). Dans un premier temps, l’absence de réaction du pouvoir à des mobilisations comprenant le recours à des barricades, des occupations ou la destruction de la propriété publique et privée a pu conduire à une première radicalisation des formes d’action. Effectivement, les premières manifestations de rue, lors de défilés massif et comprenant des actions directes violentes, entraînent une réponse policière « modérée ». En effet, si nous prenons la quantité de détenus comme l’une des données représentatives de la répression, durant les manifestations de rue, le mois d’avril compte seulement 10 détenus pour désordres, et le mois de mai, avec deux grandes journées manifestations le 12 et le 26, compte 18 et 30 détenus. Durant la première manifestation du mois de juin, avec plus de vingt-cinq mille participants à Santiago, il n’y a aucun détenu.
- 29 La rage, selon François Dubet (1987), est le sentiment d’être dominé (par les institutions), sans q (...)
- 30 Nous comprenons l’émeute comme « des actes de violence qui dépassent les conflits privés et la peti (...)
- 31 Lorsque nous parlons des émotions, nous ne nous réfèrerons principalement pas à l’intériorité du su (...)
34La non-reconnaissance à l’origine de cet antagonisme moral agit comme un élément de frustration qui incite les jeunes à l’engagement afin d’atteindre leur objectif. Ted Gurr, d’un point de vue plus structuraliste, explique que la réponse émotionnelle à la frustration tend à être la colère. Cette colère peut se manifester selon divers degrés, en passant d’un léger mécontentement jusqu’à la rage29 que nous observons dans les émeutes30. Une forte colère peut d’ailleurs être satisfaite de deux façons : en infligeant un dommage sévère et immédiat à la source de frustration, ou au moyen d’une agression prolongée mais moins sévère31. C’est ce deuxième processus que nous observons dans le mouvement d’étudiants chiliens.
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35Ce mouvement commence au mois d’avril avec des défilés ludiques, lesquels se terminent par des affrontements sporadiques entre quelques jeunes et la police. Au mois de mai arrivent les grèves d’étudiants et les cours sont paralysés durant quelques jours dans les universités et les lycées. Les défilés deviennent en outre de plus en plus réguliers et massifs, tel que celui du 12 mai 2011 qui rassemble environ quinze mille étudiants32. Les grèves permanentes et les premières occupations commencent à partir du mois de juin. Le 3 juin 2011, 17 universités sont occupées. Les lycées commencent aussi à être occupés, totalisant près de 600 établissements occupés dans tout le pays à la fin du mois de juin33. L’apogée du mouvement arrive avec les grèves nationales des 3 et 4 août, 24 et 25 août34 et 18 et 19 octobre. C’est lors de ces journées que les actions de violence seront les plus spectaculaires : les défilés massifs se terminent avec des dizaines de barricades ainsi que les pillages et incendies de grands magasins35.
36Ces actions ne dépassent pourtant jamais un certain degré de brutalité de la part des manifestants. En effet, l’engagement au cours de ces mobilisations a moins découlé d’une décision idéologiquement motivée et planifiée selon un programme précis que d’émotions et de sentiments, raison pour laquelle le degré de férocité dépendait effectivement des émotions mobilisées au cours de ces actions. L’indignation ou la colère, émotions qui naissent sous le coup de ce qui est perçu comme une injustice, une inégalité ou un mépris de la part des pouvoirs établis, sont révélatrices des nouvelles manières d’agir en politique (Ogien, Laugier, 2014, 169).
37Ce mécontentement initial, qui motive rarement des épisodes de violence collective, évolue à partir d’une série de promesses d’amélioration de la situation de la part des pouvoirs publics, qui n’ont débouché sur aucune résolution concrète du problème. Les étudiants ont répondu avec des revendications qui semblaient irréalisables pour le gouvernement. Un premier essai de réponse aux étudiants, lorsque le mouvement est encore embryonnaire, se concrétise dans le projet GANE (Gran Acuerdo Nacional por la Educación, Grand accord national pour l’éducation), en juillet 2011. Ignorant les positions de valeurs des étudiants, le gouvernement offre une augmentation des ressources. Il adopte en cela la même stratégie que les gouvernements précédents, qui étaient parvenus à calmer ladite révolte des pingouins en 2006. Ce projet se trouve cependant loin des idées d’étatisation et de gratuité de l’éducation pour lesquelles se mobilisent dorénavant les étudiants. Ce premier échec du gouvernement à répondre aux demandes des manifestants donne lieu à l’intensification de l’engagement des étudiants pour obtenir satisfaction à leurs revendications. L’obstination des jeunes a entraîné l’abandon de cours, la perte de l’année scolaire et le redoublement d’un grand nombre d’entre eux (50 000 selon les autorités36). Cela fit augmenter la colère au sein du mouvement. Un deuxième projet proposé par le gouvernement le 1er août 2011 se solde également par un échec, car, au fond, il ne fait que réitérer les mesures déjà proposées. De ce fait, chaque échec du gouvernement contribue à augmenter la colère étudiante, la radicalisation des actions et l’ampleur des changements demandés.
- 37 Le sondage CEP (centre d’études publiques) le plus renommé du pays, lié à la droite libérale, montr (...)
38Concrètement, au mois d’avril 2011, les revendications portent sur davantage de démocratie à l’intérieur des universités, sur l’augmentation des dépenses publiques et la restructuration du système de bourses pour les universitaires, sur la résolution des problèmes de transport public, et sur la réduction du prix du transport scolaire pour les élèves du secondaire. Le mois de mai commence avec une nouvelle revendication – l’accès gratuit à l'université des jeunes des catégories socio-économiques le plus vulnérables – et la notion de qualité apparait soudainement dans les demandes des lycéens et des étudiants. À la fin du mois, les jeunes demandent la fin du profit dans tous les niveaux de l’enseignement, la gratuité de la carte de transport scolaire, l’éducation gratuite et laïque et l’amélioration de l’enseignement secondaire professionnel. Pendant le mois de juin s’ajoute l’étatisation de l’éducation primaire et secondaire tenue par les municipalités, l’amélioration des infrastructures ainsi que la démission du ministre de l’Éducation. En juillet, ils demandent la démission du ministre de l’Intérieur (suite à une première forte répression subie par les étudiants). Début août, les jeunes ajoutent à leurs revendications une éducation multiculturelle et la réforme du système des impôts. À la mi-août, les revendications s’adressent à la structure même du système politique : changement du système électoral (système binominal), changement de la Constitution politique, renationalisation des richesses et demande d’un plébiscite pour résoudre les problèmes liés à l’éducation. À la fin du mois d’août, les demandes sont établies, le mouvement est puissant et jouit d’une légitimité au sein de la majorité de la population tandis que l’approbation de l’action du gouvernement chute selon tous les sondages37. Pourtant, le gouvernement n’accepte aucun changement et la réponse des étudiants se fait de plus en plus radicale, en réaction à la répression policière accrue. Tilly (2010) l’explique de la façon suivante : « les groupes qui s’acharnent malgré des échecs se confrontent à une résistance accrue et expriment de plus en plus clairement leurs revendications, provoquant ou favorisant la violence » (195).
- 38 Cela pouvait être observé lorsque dans les marches les plus massives une grande quantité de femmes (...)
39En effet, lors des premières manifestations, les revendications sont centrées sur des objectifs hétérogènes qui relèvent des différentes dimensions de la réalité éducative (transport, bourses, crédit, participation, etc.). Comme Olivier Fillieule (1993) le soutient, « du côté des manifestants, les divergences sur les buts à atteindre, les différences de moyens mis en œuvre et quelquefois de cultures politiques font que les manifestants marchent rarement comme un seul homme » (p. 3). Ainsi, lorsque le mouvement se consolide et que les participants font preuve d’un engagement majeur, les revendications se cristallisent sur deux aspects, la gratuité et la qualité, avec un premier objectif partagé par tous et accepté par l’opinion publique38 : la fin du profit dans l’enseignement supérieur. Dès que la contestation centre ses actions sur une revendication – ou un groupe réduit de revendications – le recours à la violence deviendrait plus probable, car ces revendications deviendraient généralement moins réalisables.
40C’est ainsi qu'arrive le moment de la « colère » qui peut pousser un groupe important de manifestants à franchir le seuil de la violence. Ce basculement s’observe surtout avec l’évolution des répertoires d’action collective utilisés par les jeunes pour exprimer leurs revendications et augmenter leurs chances d’atteindre leurs objectifs. En effet, au cours des premières mobilisations, les étudiants ont cherché des actions alternatives, les déguisements et les défilés de type carnavalesque, la musique, les performances, les activités sportives, etc. Puis, lorsque ce type de réponses s’épuise, le recours à l’action directe augmente : barrage des rues, occupations, barricades, etc. (Montoni, 2017b). Mais pourquoi ne pas s’être servi avant tout autre chose des organisations qui canalisent traditionnellement les demandes, à savoir les partis politiques, les syndicats, etc. ? Une réponse peut se trouver dans cet extrait d’Ogien et Laugier qui parlent de la démocratie réelle :
Cette revendication se justifie par des arguments connus : rejet d’un système représentatif qui ne représente plus que lui-même ; s’écarter des partis politiques qui ne sont plus à l’écoute ni des citoyens ni de ses militants ; contester la prétention des syndicats à défendre les intérêts de travailleurs ; dénoncer le mépris dans lequel le peuple est tenu par ses gouvernants ; accuser la connivence de la presse et de médias avec le pouvoir en place (Ogien, Laugier, 2014, 23).
41En effet, « les partis et les syndicats se sont montrés incapables de s’adapter à l’évolution de sociétés soumises aux forces corrosives et séductrices de l’individualisation, du néolibéralisme et de la managérialisation » (Ogien, Laugier, 2014, 62). Les jeunes attendent une réponse, un changement pour penser à octroyer de la légitimité aux gouvernants. Selon Ogien et Laugier, la légitimité de ceux qui exercent le pouvoir dépend en effet de leur capacité à démontrer qu’ils font fonctionner, régulièrement et de façon acceptable, les institutions qui ont pour mission le bien commun. Néanmoins, ceux-ci ont dénié aux jeunes le droit de formuler leurs revendications, en soutenant qu’ils « ne maitrisent pas l’ensemble des connaissances nécessaires pour pénétrer la complexité des dossiers traités […] contester que les citoyens disposent d’un savoir politique pleinement valide » (Ogien, Laugier, 2014, 121). En ce qui concerne le cas chilien, Igor Goicovic le signale de manière claire :
- 39 Entretien avec Igor Goicovic, historien, octobre 2011 à Santiago du Chili.
Les agences permanentes de politisation aujourd’hui ne sont plus celles d’avant ou celles qui restent n’ont pas la légitimité d’avant, comme les partis politiques, les syndicats ou les assemblées des voisins. C’est-à-dire que ces agences qui arrivaient à donner un degré de politisation à travers le temps, aujourd’hui, ne sont plus disponibles, c’est pourquoi les processus de dépolitisation ou de perte des niveaux de politisation sont aussi rapides39.
42Ce que nous avons observé pendant les années de post-dictature c’est l’érosion du système représentatif, les jeunes ne sont pas écoutés, ils sont ignorés, méprisés et finalement réprimés par ceux qui se trouvent au pouvoir. Dans cette situation, « l’évolution émotionnelle vers la rage semble possible et normale, pouvant de ce fait pousser de grands segments d’une collectivité vers l’action directe » (Gurr, 1968, 255).
43La lecture faite de ces nouveaux mouvements de contestation au Chili permet de comprendre que les motivations derrière leur apparition sont nourries d’aspects économiques liés aux attentes de la population et d’aspects moraux liés à des conflits de valeur entre les groupes dominants et des jeunes qui résistent à l’idéologie néolibérale, à la démocratie autoritaire et à la criminalisation de la protestation. En parallèle, nous avons identifié au sein du groupe de jeunes mobilisés deux types d'acteurs dont les différences se manifestent dans leurs attentes et dans leur rapport au politique, ce qui a implique également des engagements moraux importants et divers.
44En outre, le contexte de la mobilisation permet de constater que les actions des jeunes sont souvent guidées par des dynamiques émotionnelles particulières. Le refus par les autorités d’entendre les revendications des jeunes a provoqué chez ces derniers une série de réponses émotionnelles exprimées d’abord par un mécontentement, ensuite par une indignation, puis une colère, finalement transformée en rage. Il est possible alors de découvrir un processus qui mènerait à une radicalisation de l’action collective, où les pouvoirs politiques en ignorant, en méprisant, en disqualifiant et finalement en réprimant les mouvements de contestation jouent un rôle crucial.
45Enfin, cette mobilisation a des conséquences concrètes dans les rapports que l’État noue avec sa population. Nous observons des effets politiques importants, tout d’abord dans l’acceptation du mouvement étudiant comme porte-parole légitime dans la gestion de problèmes publics. Il y a eu notamment un changement de gouvernement et l’approbation par ce dernier de plusieurs revendications du mouvement avec la promulgation d’une loi de gratuité de l’enseignement supérieur, principale revendication du mouvement (actuellement la gratuité de l’enseignement supérieur atteint 60 % de jeunes). Néanmoins, d’autres changements institutionnels importants ont vu le jour, illustrés par un durcissement des rapports entre l’État et les mouvements protestataires avec la facilitation du recours aux régimes d’exception et avec de nouvelles lois imposant des peines de prison à des mineurs ou à d’autres acteurs éducatifs participants aux protestations dans les établissements d’éducation secondaire (loi salle de classe sûre). Cette loi cherche principalement à évincer la pratique la plus symbolique du mouvement étudiant : l’occupation des lycées et des universités.