- 1 J’entends par arène publique un lieu d’expression publique de la parole citoyenne institutionnellem (...)
1Un nombre croissant d’analyses sociologiques francophones tentent d’appréhender la critique citoyenne lors de prise de paroles dans des arènes publiques (Blatrix, 2002 ; Blondiaux, Sintomer, 2002 ; Berger, 20091), là où une tradition théorique de sociologie du droit s’intéresse aux ressorts de la critique citoyenne armée juridiquement. D’une part, la démocratie participative matérialisée dans les pratiques citoyennes en arènes publiques est observée au fil du déploiement des compétences profanes des citoyens, passées au crible de ce que j’appellerai la sociologie pragmatique de la participation ; d’autre part, une littérature de sociologie critique du droit s’applique à montrer que le phénomène de judiciarisation du politique ouvre de nouveaux espoirs d’émancipation et reconfigure les relations entre le citoyen et l’État (Sarat, Scheingold, 1998 ; McCann, 2004) ou, au contraire, éprouve la reproduction de la domination d’un droit accaparé par un groupe de professionnels et imposé aux profanes, dès lors dépossédés des moyens de leurs luttes (Bourdieu, 1986). M’inscrivant dans la lignée de la position nuancée développée outre-Atlantique par Michael McCann et Stuart A. Scheingold, je partirai du postulat que le droit est fondamentalement ambivalent, à la fois principe normatif et ressource stratégique, représentant simultanément une ressource pour et une contrainte à l’action politique des acteurs qui le mobilisent (Scheingold, 1974 ; McCann, 1994 ; Israël, 2009 ; Commaille, 2015).
2J’aimerais relier dans cet article ces deux pans de littérature sociologique – la sociologie pragmatique de la participation et la sociologie critique du droit – en montrant que l’investissement d’arènes publiques par des citoyens et la mobilisation juridique peuvent représenter des manières complémentaires de mener une opération de critique des politiques publiques en urbanisme, mais également que le recours au droit, dans le double sens de la juridicisation du registre de justification en arène publique (Boltanski, Thévenot, 1991) et de la judiciarisation du conflit, procède d’une forme d’apprentissage issue de l’investissement même de ces espaces délibératifs institutionnellement organisés (Blatrix, 2002 ; Seguin, 2015). Il s’agira donc de contribuer à la problématisation des relations entre action collective et droit (Israël, 2009).
3Dans cette visée, je donnerai corps à mon propos en creusant deux problématiques successives : premièrement, je dresserai le constat que la littérature sociologique s’intéressant à la participation citoyenne en arène publique sous une loupe pragmatique tend à négliger le droit en tant qu’objet d’analyse et dirige préférentiellement la focale analytique vers les dispositifs participatifs, qui sont certes intéressants mais restent marginaux dans la production de la ville. Partant, je soutiendrai en deuxième lieu que les formes d’investissement citoyen des arènes publiques ne présentent pas les mêmes possibilités de critique selon leur structuration par un dispositif participatif ou consultatif. En effet, contrairement aux dispositifs participatifs, les dispositifs consultatifs en urbanisme semblent pousser les citoyens et les élus à recourir au droit selon des usages sociaux antagonistes, tentant respectivement de gérer la contestation citoyenne en cadrant juridiquement le débat et de contester la gestion des affaires publiques en faisant appel au juge.
- 2 Huit entretiens ethnographiques (Beaud, 1996) ont été effectués avec les militants citoyens du comi (...)
4Je m’appuierai pour cette analyse sur une enquête de terrain de plus d’une année auprès d’un groupement militant, suivant le fil d’une controverse urbanistique à Bruxelles autour de l’aménagement du campus universitaire de la Plaine, alliant ethnographie, participation observante (Soulé, 2007) et entretiens semi-directifs. Les observations et les enregistrements réalisés lors de la tenue d’arènes officielles de consultations occupent une place importante dans ce matériau et représentent des moments de cristallisation des enjeux principaux et des rapports de force entre les acteurs, ainsi que des divers idéaux de justice mobilisés par les élus et les citoyens2.
5Je procéderai en quatre temps. Tout d’abord, j’entamerai cet article en exposant le contexte empirique de la controverse étudiée et les règles urbanistiques pertinentes à la compréhension de celle-ci, des prises de paroles citoyennes et des usages sociaux du droit. Dans un deuxième temps, je synthétiserai le contenu et tracerai les limites d’une sociologie pragmatique de la participation se focalisant sur les prises de paroles citoyennes et les capacités critiques en arène publiques. Ensuite, ce passage me permettra de souligner les contrastes des modes d’investissement citoyens dans des dispositifs participatifs et consultatifs, dans une visée comparative. Enfin, j’approfondirai les mobilisations politiques du droit déployées au fil de cette controverse, redéfinissant les relations entre citoyen et État et questionnant les liens entre droit et politique.
6Les matériaux empiriques de cette contribution sont tirés d’une controverse concernant l’aménagement du campus de la Plaine de l’Université libre de Bruxelles (ulb). Ce campus est un terrain de 8 hectares – le plus grand espace vert de la commune – constitué d’espaces boisés, de pelouses et d’un parking, vendu en 2007 par l’université à un important promoteur immobilier. Ce dernier décide alors de concevoir un projet urbanistique comprenant des logements de haut-standing (totalisant environ 660 000 m²), un parc central (sur le parking actuel) et une crèche. Soulignant l’aberration du projet, un comité militant dénommé le « Comité Sauver la Plaine » se constitue en 2012 et revendique un aménagement alternatif du territoire, moyennant principalement la sauvegarde d’une majorité de l’espace vert existant et la construction de logements étudiants accessibles sur le parking actuel.
Le comité citoyen « Sauver la Plaine »
Le groupement citoyen rassemble majoritairement des étudiants directement concernés par les projets d’aménagement du campus. Néanmoins, il est loin d’être un ensemble fixe et présente une dimension variable selon les différents « temps » de la mobilisation. Initialement constitué en tant qu’association de fait, le comité compte cinq membres actifs et quelques sympathisants en 2012. Au plus fort de la mobilisation, en automne 2014, les assemblées générales dénombrent près d’une centaine de membres actifs et environs 200 membres mobilisables rapidement lors d’action directes non-violentes ou lors de tenues d’arènes publiques. Par ailleurs, les revendications du groupement ont été un élément mouvant, débattu en interne, nécessitant une forme de production active du consensus tout au long de la controverse, allant de la sauvegarde intégrale du lieu à une modification du bâti vers des logements adaptés, principalement étudiants (voire sociaux). Le minimum commun revendicatif s’exprime dans la position décrite ci-dessus : des logements étudiants sur le parking actuel du campus.
7C’est au sein de ce groupement citoyen que j’ai effectué une participation observante (Soulé, 2007) durant plus d’une année, assistant aux diverses réunions à huis clos, aux prises de paroles publiques, aux manifestations et aux occupations. Ce groupement citoyen est composé majoritairement d’étudiants directement intéressés par les enjeux de la controverse et soutenus par trois « experts » de la veille citoyenne qui ont acquis une expérience du fait de leur implication successive dans de précédentes controverses urbanistiques. Loin d’être anecdotique, ce soutien de membres plus expérimentés connaissant les ficelles de la pratique de la veille citoyenne active fut crucial pour les actions entreprises par le comité. Allant de l’apprentissage des instruments juridiques à l’épluchage des rapports et études d’incidences, à l’obtention de documents officiels dans diverses administrations en passant par le choix des avocats et du timing de sortie des communiqués de presse, leur apport fut central dans les diverses mobilisations initiées par le groupement citoyen. Le répertoire d’action collective de ce groupement présenta une grande variété de stratégies, investissant divers canaux de contestation, institutionnalisés (commission de concertation, interpellation communale…) ou non (manifestations), légaux (recours au Conseil d’État) et illégaux (occupation du terrain acquis par le promoteur immobilier).
8S’agissant du contexte juridique pertinent, je détaillerai brièvement deux aspects principaux de la législation afin de saisir plus aisément les enjeux juridiques de la controverse : d’une part, la réglementation procédurale, à savoir la procédure administrative de délivrance de permis, définie dans le Code bruxellois d’aménagement du territoire (ci-après Cobat) ; d’autre part, la réglementation substantielle, délimitant le type de bâti autorisé sur les diverses parcelles de la région bruxelloise, à savoir le Plan régional d’affectation du sol (pras) et le Plan particulier d’affectation du sol (ppas).
9Afin de matérialiser un projet immobilier d’une certaine envergure, en Belgique, il est nécessaire d’obtenir un permis d’urbanisme et un permis d’environnement. Une procédure bien précise s’assure que le citoyen ait un droit de regard et d’avis sur les projets urbanistiques, avant qu’ils ne soient avalisés par les pouvoirs publics. Une enquête publique est organisée par les pouvoirs locaux autour du périmètre territorial du lieu d’implantation du projet, permettant aux citoyens de faire parvenir leurs avis, inquiétudes ou revendications par écrit aux élus ainsi que de prendre la parole lors de la commission de concertation, moment unique d’audition citoyenne. La commission de concertation représente donc le seul moment institutionnellement organisé où les voix citoyennes peuvent être entendue, dans l’enceinte de la maison communale, par les responsables politiques et techniques d’un projet d’urbanisme.
- 3 Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 9 avril 2004 adoptant le Code bruxello (...)
- 4 Les critères de classifications départageant les permis de classes 1A et 1B sont variés mais, en co (...)
10Au-delà de l’organisation juridique de l’audition citoyenne, le Cobat énumère les éléments nécessaires à la complétude d’un dossier de demande de permis. Dans le cas de la controverse qui nous concerne ici, l’enjeu se structure autour de l’existence de deux types de permis d’environnement, à savoir le permis 1a et le permis 1b, divergeant en fonction de la nature et de l’envergure du projet déposé (Cobat, art. 1293). Ces deux permis enclenchent des procédures différentes : la délivrance des permis de classe 1a est conditionnée par la réalisation d’une étude d’incidences, comprenant une procédure officielle de constitution d’un comité d’accompagnement, là où les permis de classe 1b ne nécessitent que le promoteur immobilier fournisse un rapport d’incidences, ce dernier ne nécessitant le suivi d’aucune procédure particulière4.
- 5 Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 3 mai 2001 adoptant le Plan régional d (...)
11Au niveau de la réglementation urbanistique substantielle, le plan régional d’affection du sol (pras) (Cobat, art. 23-245), entré en vigueur en 2001, détermine l’affectation du sol de toutes les parcelles de terrain sur le territoire régional bruxellois, et apporte des prescriptions littérales qui dirigent l’urbanisation en vue d’un bon aménagement des lieux. Il présente une valeur contraignante et chaque affectation de zone autorise ou interdit l’implantation de certains types de bâti. L’idée générale de ce plan, élaboré par le Gouvernement bruxellois, est de favoriser l’intégration harmonieuse de nouveaux projets vis-à-vis du bâti existant. Néanmoins, lorsqu’une autorité communale le désire, elle peut élaborer un ppas (art. 40 à 68 du Cobat) qui déroge au pras s’il ne porte pas atteinte aux « principes essentiels » de ce dernier et si la dérogation est « motivée par des besoins économiques, sociaux, culturels ou d’environnement, qui n’existaient pas au moment où le plan régional d’affectation du sol a été adopté ou approuvé » (Cobat, art. 42°2). L’élaboration du ppas exprime donc une forme de décentralisation des prérogatives d’aménagement du territoire puisqu’il est à l’initiative d’une Commune et permet une large marge de manœuvre face à la législation régionale – comme nous le verrons dans la suite de cet article.
- 6 Pour n’en citer que quelques exemples, voir Mathieu Berger (2009) sur la politique de rénovation ur (...)
12Sans simplifier à outrance une tradition théorique qui comprend des prises de positions diverses et des apports théoriques variés, il me semble que l’on peut délimiter un champ d’analyse de la démocratie participative en France, ayant comme filiation originaire commune les écrits de Jürgen Habermas sur la démocratie délibérative (Habermas, 1987 [1981]), que je nommerai la sociologie pragmatique de la participation. Celle-ci s’attache à rendre compte des compétences des citoyens dans des arènes publiques, devant répondre à une grammaire de l’action en situation. En France, les écrits de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot (1991) sur les registres de justification en situation publique ont ouvert un champ d’analyse qui s’est lancé à l’assaut de la théorisation empiriquement informée des espaces démocratiques participatifs, rassemblant élus, citoyens profanes et experts, dans diverses arènes publiques – avec un intérêt tout particulier pour l’aménagement du territoire6.
- 7 Les résultats des analyses s’attardant sur les dispositifs participatifs ne sont bien évidemment pa (...)
13Si la traque des compétences ordinaires (Berger, 2009), civiques (Talpin, 2010) ou encore profanes (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001), contribue à l’expansion d’un champ florissant d’analyses sociologiques des potentialités de renouvellement de la démocratie par l’implication institutionnellement organisée des citoyens, il n’empêche que la focale sociologique obnubilée par l’objet participatif induit un effet de théorie qui pose à mon avis question : à force de s’intéresser uniquement aux capacités citoyennes déployées dans des dispositifs participatifs, ne magnifie-t-on pas une situation de fait marginale en urbanisme au détriment du fonctionnement majoritaire de l’aménagement du territoire, structuré par des dispositifs consultatifs, qui sont eux absents des analyses sociologiques7 ?
- 8 Laissant par là même de côté les particularités du droit en tant que « construction symbolique tran (...)
14Au-delà de l’effet de théorie induit par une focalisation sur une situation de facto marginale mais proéminente dans la littérature, l’approche pragmatique de la participation citoyenne semble présenter un angle mort analytique supplémentaire : cette approche ne prend que rarement le droit au sérieux en tant qu’objet d’analyse et, lorsqu’elle le fait, elle semble se limiter à le théoriser uniquement comme « registre de justification » (Boltanski, Thévenot, 19918). Ceci s’avère fondamentalement problématique pour deux raisons : d’une part, le droit, en tant que construction symbolique modèle et transforme les rapports sociaux entre les groupes sociaux ainsi qu’entre les citoyens et l’État (Baudot, Revillard, 2015), produisant donc des effets proprement politiques. Et à plus forte raison lorsque, au-delà d’une simple juridicisation du discours, s’opère une « judiciarisation du conflit » (Pélisse, 2009), inséparable de l’appareil étatique et de son organisation judiciaire, débordant largement le cadre interactionnel d’une arène publique. D’autre part, le droit organise, entre autres, les conditions de dialogue des arènes publiques, lieu d’analyse par excellence du déploiement des compétences citoyennes en situation délibérative. Il apparaît dès lors difficilement contestable que l’organisation juridique du dispositif consultatif ou participatif oriente et cadre non seulement les interactions possibles mais également les relations entre le processus de délibération et les prises de décision politique.
15La présente réflexion tentera d’ouvrir une voie de réponse à ces insuffisances en élargissant le contexte pertinent au-delà du cadre interactionnel de l’arène publique et en se concentrant sur les rapports entretenus entre les formes d’investissement de dispositifs consultatifs, la juridicisation et la judiciarisation du conflit. Ce mouvement complémentaire aux analyse pragmatiques, je me propose de l’esquisser ici en deux temps : d’une part, en comparant brièvement les modes de prise de parole et les possibilités de déploiement de la critique citoyenne en arène publique structurée par un dispositif participatif ou consultatif et, d’autre part, en dépassant le cadre analytique de l’arène publique pour suivre les usages sociaux du droit qui débordent cet espace, tout en le modelant en retour.
- 9 Selon l’article 5§2 de l’ordonnance du 7 octobre 1993 organique sur la revitalisation des quartiers
- 10 Selon l’article 11 de l’ordonnance organique de la planification et de l’urbanisme du 29 août 1991.
16Le droit organise donc l’espace interactionnel de l’arène publique ainsi que les relations entre délibération et décision, influençant les conditions de possibilité de la critique et la dynamique globale des échanges. Plus concrètement, l’organisation juridique de l’arène participative édicte explicitement l’inclusion des citoyens dans un processus de prise de décision, là où le dispositif consultatif exige uniquement l’audition des citoyens, les excluant de facto du vote conduisant à la délivrance d’un permis d’urbanisme. En effet, là où l’ordonnance régissant l’organisation des contrats de quartier – dispositif participatif bruxellois par excellence – laisse à la discrétion du Gouvernement d’organiser les « commissions locales de développement intégré de manière à assurer la meilleure prise en compte des besoins des habitants du quartier tant par leur présence au sein de la commission que par leur implication dès le début de la réflexion relative à l’élaboration du programme9 », l’ordonnance régissant les commissions de concertation édicte uniquement qu’est requis l’avis de la commission préalablement à la délivrance d’un permis, avis orienté par six principes dont « l’audition des personnes physiques ou morales qui en expriment le souhait à l’occasion de l’enquête publique10 ». Les citoyens ne jouissent donc pas du statut de partie représentée lors du vote menant à l’avis de la commission et, en définitive, à la délivrance des permis.
17Cette distinction d’organisation juridique explique en partie la divergence des modes d’investissement de l’arène publique par les citoyens. Pour mettre à l’épreuve cette divergence de mode d’investissement, l’analyse de Mathieu Berger sur les contrats de quartier à Bruxelles, offre un point de comparaison analytique intéressant, tant par sa proximité géographique que thématique : son analyse porte sur le dispositif participatif bruxellois en urbanisme là où l’analyse que je développe ici se concentre sur le dispositif consultatif propre à Bruxelles.
- 11 Le troisième aspect de la représentation a été laissé de côté car il s’avérait impossible de tirer (...)
18L’étude des compétences citoyennes en arène publique mène Berger à s’intéresser à la représentation selon trois modes distincts : d’abord, la représentation comme « pertinence topique » (Berger, 2009, 305), épreuve de présenter à autrui, de saisir ce qui est en jeu, le « quoi » de la discussion, condition pour parvenir à un débat d’idée ; ensuite, la représentation comme « justesse participationnelle » (ibid.), c’est-à-dire comme représentation d’un tiers, le « qui » parle et au nom de qui ; enfin, la représentation comme « correction formelle » (ibid.), le « comment » parler, les façons de parler, les styles conventionnels (Berger, 2009). Ces trois dimensions de la représentation doivent correspondre à une certaine grammaire institutionnelle afin d’être considérées comme acceptables au sein d’un dispositif participatif. J’aimerais revenir en contraste sur les deux premiers aspects des enjeux de la représentation en arènes publiques, à partir d’un dispositif consultatif cette fois11.
19Le souci de répondre à la grammaire institutionnelle de la commission de concertation par une pertinence topique est structurant dans l’investissement progressif de l’argumentaire juridique du comité citoyen. Initialement centrée sur les arguments de défense de l’environnement et de sauvegarde du patrimoine biologique, en phase avec les profils et les sensibilités des citoyens impliqués (étudiants en sciences « naturelles » pour la plupart), la teneur argumentative se rigidifie graduellement autour du non-respect des procédures juridiques en vigueur, spécialement sur le « saucissonnage » présumé du projet global afin d’éviter une étude d’incidence, d’autant plus importante que la zone n’est pas juridiquement reconnue comme un espace vert – j’y reviendrai.
- 12 La plupart des extraits de terrain rapportés ici seront issus des discours de Nicolas, 27 ans, doct (...)
Nicolas12 : Alors, ensuite, il faut remarquer – et ça c’est un des points clefs de cette intervention – qu’il n’y a pas eu, préalablement à toute construction, d’étude d’incidence indépendante faite pour les lieux et qui puisse conditionner la construction. Tout ce que l’on a pour le moment – tout ce que nous avons, tout ce que vous avez – c’est un rapport d’incidence, nuance, et le rapport d’incidence est réalisé par le bureau d’architecte qui est engagé par le promoteur. Il n’y a pas besoin d’avoir un master en droit pour comprendre qu’il y a conflit d’intérêt. (Rires du public) Alors, je souligne d’ailleurs que le phasage du projet, le saucissonnage, en termes juridiques, nous paraît évident. On a un peu l’impression qu’on se fiche de nous. Je vous rappelle que pour un projet de plus grande ampleur, l’étude d’incidence indépendante, préalable à la construction conditionnée est obligatoire ! Ici la phase 1 à l’étude – une porte d’entrée pour ce qui semble être un projet de plus grande ampleur –, la phase 1 à l’étude est tout juste en dessous du seuil qui impliquerait une obligation de faire réaliser cette étude. Je vous donne un exemple, hein. Si on est au-dessus de 200 places de parking il est obligatoire de faire réaliser cette étude, ici on est à 188.
20Si cet extrait d’entretien permet de souligner la pertinence topique restreinte à l’argumentaire réglementaire et juridique, il offre également une belle transition en ce qui concerne l’impertinence des interventions du comité. En effet, le comité « rappelle » les règles de droit en vigueur, sans avoir aucune assise professionnelle ou ressource symbolique associée à cette position de gardien de la loi. En ce sens, les prises de paroles des citoyens en dispositif consultatif expriment une impertinence manifeste et volontaire (Berger, De Munck, 2015), transgressive, dans la justesse participationnelle, contrairement aux dispositifs participatifs où les citoyens ajustent leur position et tentent de trouver leur place en respectant la grammaire institutionnelle. Une seconde variante de cette forme d’impertinence s’illustre non pas dans une impertinence en termes d’interprétation juridique mais dans une forme de mise en concurrence démocratique vis-à-vis des élus, moyennant l’énumération de tous les soutiens institutionnels, associatifs et citoyens dont ils sont les représentants. Ce faisant, les citoyens cherchent à se placer à la « hauteur » démocratique des élus (Berger, 2009, 387).
Nicolas : Sur ces différents points nous sommes soutenus par le Bureau des administrateurs de l’ULB, la Fédération des étudiants francophones, Bruxelles Nature ASBL, le Centre d’écologie urbaine, Jeunes Natuurlijk, Inter-Environnement Bruxelles, différents comités de quartier bruxellois (Ernotte, Altitude cent…), les 4 500 signataires de notre pétition en ligne, plus de 100 personnes présentent à la commission de concertation de juin et plus de 200 personnes ayant envoyées une lettre de contestation écrite à la commission de concertation de juin et les auditeurs dans la salle qui sont ici ce soir.
21Ne pas rester à sa place est ici une visée explicite et positivement évaluée par les citoyens, qui expriment une certaine méfiance vis-à-vis de la démocratie accomplie uniquement par un système représentatif, rythmé et légitimé par les seules élections. Cette méfiance se transforme ici en défiance vis-à-vis des élus locaux s’auto-instituant les porte-voix de la société par le soutien direct des citoyens et de la société civile organisée. Ceci traduit à mon avis une dynamique distincte entre dispositifs consultatif et participatif, l’un visant un accord interne à l’arène publique, l’autre visant un accord externe à l’arène publique et au débat circonscrit qui y est associé.
22À partir de son étude sur les enjeux de représentation, M. Berger théorise une compétence critique particulière dont il observe le déploiement en arène participative : la critique « ordinaire ». Elle est l’œuvre de citoyens profanes qui ne mobilisent pas uniquement des compétences verbales mais également des compétences de l’ordre de l’infra-discursif (pointer du doigt, diriger l’attention, épingler une photo sur une autre, etc.) qui produisent malgré tout des effets sociaux pouvant influencer la décision. Cette capacité critique se déploie moyennant principalement une « re-présentation » (Berger, 2009, 422) de ce qui avait été exposé par les experts et les élus, modifié selon une certaine « économie de la retouche » (ibid., 491).
23Sans entrer plus en détail sur les ressorts de cette compétence ordinaire en contexte participatif, j’ai dû pour ma part évacuer cette possibilité de critique citoyenne ordinaire au sein du dispositif consultatif : en effet, la pluralité des assemblées conditionne la possibilité de la critique ordinaire qui, pour être efficace, doit se sédimenter en un vocable réapproprié et réutilisé ultérieurement par les divers acteurs rassemblés autour du projet (élus, experts et citoyens profanes). Le dispositif consultatif ne le permet pas, puisqu’il ne comprend qu’une seule assemblée. Dans l’étude de cas qui nous intéresse ici, la critique citoyenne ne peut donc emprunter cette voie de déploiement, elle s’extrait du cadre restreint de l’arène publique et s’arme du droit pour soutenir ses revendications.
- 13 Cette organisation institutionnelle limite en effet les possibilités de débat en circonscrivant l’e (...)
24L’investissement de la commission de concertation par la parole citoyenne dans le cas de la controverse étudiée prend donc une tournure différente de celle observée dans les contrats de quartier. Les citoyens s’emparent progressivement du registre juridique dans une double optique : investir le registre de justification juridique en interne à l’arène publique pour correspondre à la pertinence topique du cadre interactionnel, focalisé sur le respect des règlements d’urbanisme et la notion – idéale – de bon aménagement des lieux ; sortir et remettre en cause le cadre du débat limité et organisé institutionnellement13 en signalant des recours au juge, défiant les autorités publiques sur leur capacité à mettre en œuvre de manière légale les politiques publiques.
25Loin de « re-présenter » ce qui a été développé par les experts ou les élus (Berger, 2009, 451), les citoyens prennent une position concurrente tant en termes de légitimité démocratique que d’interprétation juridique, faisant peser une menace de contentieux permanente sur les élus. Les citoyens considèrent que rester dans le cadre prédéfini du débat en arène public ne leur permet pas de peser sur la décision, que les enjeux se jouent ailleurs, « dans les coulisses ». Ce souci de pertinence topique est dès lors d’autant plus intéressant que la commission de concertation incarne un lieu dénoncé par les citoyens, où ils ont le sentiment de ne pas être entendus. Clara, une des membres du comité citoyen, souligne dès lors que, « [En commission de concertation] tu es sûr d’une cause et tu as beau avoir de beaux arguments dans tous les sens, ça ne change rien ». Comme l’indique justement Cécile Blatrix (2002), « dans la mesure où une procédure de débat public est mise en place, il paraît donc difficile aux acteurs de s’en détourner, quitte à l’investir pour mieux la dénoncer. » (p. 98). Nicolas pour sa part, exprime bien cet attrait irrésistible qu’exerce l’arène consultative sur les citoyens malgré la méfiance qu’ils entretiennent à son égard :
Comme je disais auparavant, il faut quand même apprécier le fait qu’on est dans une société où il y a cette commission de concertation, où il y a, en tout cas sur le papier, cette envie de consultation citoyenne. Comme je l’ai dit, c’est plus sur le papier qu’autre chose, mais au moins c’est sur le papier, c’est pas le cas de toutes les sociétés, ici c’est un acquis et c’est tant mieux que ce soit un acquis. Mais il faut pas oublier que c’est quand même appréciable. […] [J’y retournerais] même si je sais que je vais pas être fort écouté, ça permet de montrer qu’on est pas d’accord, c’est important qu’ils le sachent. Même si après, ils veulent l’ignorer. Je pense que c’est important aussi, quand on s’engage dans un combat citoyen, d’utiliser tous les recours possibles, même si on sait que certains ne vont peut-être pas donner grand-chose. Et puis, de trois, c’est surtout un bon coup de pub ! Ça permet de montrer aux autres personnes qui sont moins au courant du dossier, qu’il y a quelque chose qui se passe, quoi.
26À terme donc, la commission de concertation n’est plus perçue comme un lieu de débat d’idée mais réappropriée comme un espace de publicisation des actions citoyennes, d’annonce des recours entamés, de tribune politique où l’on évoque « l’ombre du droit » (McCann, 2004, 14), la menace judiciaire qui plane sur les élus. C’est ce mouvement d’investissement agonistique du droit, de réappropriation stratégique de l’arène publique dans une mobilisation politique débordant le cadre interactionnel du dispositif, que nous allons à présent aborder.
27Avant de développer les usages sociaux du droit à proprement parler, j’aimerais revenir brièvement sur deux transformations historiques avec lesquelles la mise en œuvre des politiques publiques doit composer : la judiciarisation du politique et la décentralisation de la politique d’aménagement du territoire.
- 14 Ce n’est donc pas l’intervention même du tiers dans le conflit qui importe mais bien la possibilité (...)
28Le recours militant au droit, dans sa double dimension d’investissement du régime discursif juridique et de recours au juge, renvoie à deux phénomènes distincts : la juridicisation du conflit – sa mise en droit – et sa judiciarisation – son déplacement devant les tribunaux. Ce n’est donc pas uniquement un recours à l’argumentaire juridique ou la « juridicisation des griefs » (Traïni, 2014, 468) dont il est question mais aussi – et surtout – une menace d’intervention de la part d’un tiers, le juge, dans le conflit14. En ce sens, il convient de distinguer la judiciarisation des conflits, comme tendance historique à grande échelle renvoyant à un recours accru aux tribunaux, de la judiciarisation d’un conflit, se déplaçant dès lors dans l’enceinte judiciaire (Pélisse, 2009). La judiciarisation étant marquée par une polysémie conceptuelle, je me référerai ici à ce terme en tant que recours au juge dans la mise en œuvre des politiques publiques et, par conséquent, dans leurs contenus (Commaille, Dumoulin, 2009). C’est à partir de cette acceptation, comme judiciarisation d’un conflit contribuant au phénomène plus large de judiciarisation de la mise en œuvre des politiques publiques, que cette étude de cas entend contribuer – à partir de son échelle limitée – à la théorisation de la judiciarisation du politique.
29En parallèle de la judiciarisation du politique se profile une autre transformation historique structurant les contraintes réglementaires et politiques de l’action publique, plus spécifiquement restreinte à l’urbanisme : la décentralisation de la politique d’aménagement du territoire. Cette décentralisation résulte en une logique de planification transversale – contrairement à la planification centralisée qui prévalait précédemment (Melot, 2009). Dès lors, non seulement les Communes se voient assigner une plus grande responsabilité de prise de décision dans ce domaine, mais les intérêts à allier deviennent de plus en plus divergents, à mesure que les législations traitant de l’urbanisme s’étoffent. C’est une transformation normative importante qui demande d’harmoniser et de mettre en cohérence de multiples politiques (logement, habitat social, préservation de l’environnement, développement durable, gestion de l’eau, etc.) dont le poids repose sur un seul élu local en charge. Celui-ci doit dès lors assumer une responsabilité accrue, face à des acteurs aux intérêts multiples, « ouvrant considérablement les registres d’argumentation des acteurs du territoire » (ibid., 178). L’élu local se voit obligé, dans ces conditions, de concilier une série d’intérêts divergents, selon une gradation d’importance décroissante entre l’acteur associé, consulté et concerté, et ceci sous l’égide d’un pluralisme juridique croissant (ibid.). Il s’agit alors d’une mise en place d’une planification du territoire selon une logique intégrée qui transforme l’élu local en porteur de projet du territoire.
30Le cadre historique et théorique posé, entrons à présent dans le second volet de cette analyse : comment, concrètement, le droit offre-t-il des prises à la contestation citoyenne de la gestion publique d’un dossier d’urbanisme et comment, simultanément, offre-t-il des prises aux élus pour gérer la contestation citoyenne dans une arène politique ?
31La décentralisation des politiques d’aménagement du territoire couplée à la judiciarisation du politique offre le cadre historique particulier à partir duquel les élus locaux doivent accomplir leurs pratiques décisionnelles. La commission de concertation, lieu issu entre autres de cette politique de décentralisation, constitue un dispositif juridiquement organisé qui, comme nous l’avons vu, implique le citoyen comme simple acteur concerté – d’où son nom.
- 15 Ce vocable se distingue ici explicitement de l’usage défensif du droit chez Richard Abel (1998), qu (...)
32Pour trancher dans cette situation complexe, les élus adoptent un usage bien particulier du droit, que je nommerai le droit-paravent15, apanage des agents du champ bureaucratique et politique. Cet usage social du droit joue d’une position spécifique, celle de l’élu en urbanisme par exemple – à cheval sur les champs bureaucratique et politique – qui peut épouser une position de strict respect du règlement tout en jouissant d’une marge d’action politique conséquente. En effet, comme l’a finement montré Pierre Bourdieu (1990) dans son analyse du champ bureaucratique, les agents de ce champ tirent leur pouvoir de la possibilité de faire un écart à la règle ; en ce sens, une manière spécifique de jouer de ce pouvoir est d’adopter une position légaliste, position qui, moyennant la puissance de la doctrine de l’État de droit, permet de dissimuler une marge de manœuvre politique, une capacité d’action et de négociation des élus. Selon ses mots, « [l]’autorité du fonctionnaire peut s’affirmer dans l’identification pure et simple, sans distance, avec le règlement (“le règlement, c’est le règlement”), dans le fait de s’effacer devant la règle, de s’annuler devant elle, pour jouir pleinement du pouvoir qu’elle donne, c’est-à-dire, le plus souvent, un pouvoir d’interdire. Cette stratégie, qui consiste à renoncer librement à la liberté qui est toujours inscrite dans le poste, même le plus bas, de se comporter comme une chose ou un vivant réduit à l’état de chose (perinde ac cadaver), comme un “on”, personnage anonyme et interchangeable, “bête et discipliné”, affranchi de tous les états d’âme et de tous les scrupules de conscience […]. » (Bourdieu, 1990, 87). Ceci s’exemplifie lorsqu’une élue rétorque ainsi au groupement citoyen lors d’un échange en arène publique :
On peut regretter que la zone concernée ne soit pas reprise comme espace vert dans le PRAS, mais moi je souhaite tout de même que l’on soit légaliste, parce que nous fonctionnons dans un État avec des règles de droit. […] Moi je trouve qu’on a quand même des règles autour de nous donc je ne vais pas changer le PRAS. Le PRAS permet de faire du logement dans les zones d’équipement, du commerce à titre accessoire, et donc il n’y a pas d’argument juridique pour dire que ce terrain n’est pas constructible.
33L’échevine de l’urbanisme déclare qu’elle ne peut changer le pras, mais simultanément, est à l’initiative d’un ppas, un outil juridique dont la fonction première est justement, comme nous l’avons vu plus haut, de déroger au pras dans un périmètre restreint et défini. C’est un outil qui permet une grande liberté d’appréciation politique aux élus locaux ainsi qu’une marge de manœuvre conséquente dans la définition d’un projet immobilier. Il a pour objectif de définir spatialement l’aménagement du territoire dans la zone – où implanter le bâti –, mais également d’élargir la nature du type de bâtis autorisés sous la réglementation du pras. En d’autres termes, tout en jouant de la position légaliste comme simple agent bureaucratique sans capacité de négociation, l’échevine de l’urbanisme relègue à l’arrière-plan une négociation dont le résultat est le contenu même du ppas, à savoir le type de bâti implantable et surtout la disposition spatiale de ce bâti.
34Cet usage social du droit par un responsable politique qui s’efface derrière le règlement semble bien répondre à une situation où l’élu en urbanisme ne peut satisfaire à un pluralisme normatif irréductible correspondant à autant d’intérêts divergents à contenter et à trancher. Cette posture usant du droit comme paravent permet dès lors, moyennant la force de la doctrine de l’État de droit, d’évacuer le débat de fond au profit d’un respect rigide et formel de la règle démocratique : d’un côté un droit-ressource qui permet de dissimuler la marge d’action politique de l’élu et d’éluder le débat politique, de l’autre un droit-contrainte qui oblige à contenter une multitude d’intérêts divergents sous le joug d’un pluralisme juridique exacerbé.
- 16 Je reprends le concept de « droit-arme » à Liora Israël (2009). Il est d’autant plus adapté qu’il r (...)
35La décision de s’armer du droit pour influencer une décision politique implique une mise en forme juridique des revendications citoyennes qui doit composer avec le contenu des règles juridiques16. Dès lors, les citoyens se voient obligés de composer avec les données de droit, qui peuvent jouer à leur désavantage.
36Si les riverains et les promeneurs qui affectionnent le campus y voient indéniablement un espace vert aux multiples bienfaits récréatifs et écologiques, le pras définit la zone comme une « zone bleue », à savoir une « zone d’équipement d’intérêt collectif ». Cette définition juridique de la nature de la zone, loin d’être anodine, en détermine les possibilités d’aménagement : c’est une zone constructible de droit qui autorise entre autres les logements. On comprend dès lors qu’en entrant dans le carcan des éléments pertinents en droit, les revendications se basant sur la teneur en biodiversité ou en beauté paysagère du lieu soient déforcées puisqu’elles concernent en réalité une zone constructible de droit, considéré comme « zone bleue » et non comme « espace vert ». La mise en droit des revendications oriente et restreint les arguments possibles et pertinents pour le groupement citoyen, en leur défaveur. Ils sont ainsi en partie dépossédés des paramètres de définition de la situation, comme l’exprime clairement Clara, membre du groupement citoyen : « Le droit, c’est une contrainte dans le sens où dans la loi, par exemple, la Plaine n’est pas un espace vert et c’est ça aussi qui rend les choses beaucoup plus compliquées. Donc là, la loi est contre nous. »
37De plus, et c’est également l’une des contraintes de la mise en droit, certaines revendications citoyennes deviennent caduques. En effet, l’inexistence juridique effective de certains aspects revendicatifs rejoint le mouvement de restriction de la mise en droit. Aucun texte de loi ne stipule la nature socio-économique de logement à bâtir ou la position que doit occuper le bâti sur une parcelle. Ces deux aspects renvoient à la notion centrale en urbanisme, mais vague et mal arrimée juridiquement, de « bon aménagement des lieux ». C’est pourtant bien de cette question que relève les principales revendications citoyennes : « des logements étudiants sur le parking ». Or, ni la position des bâtiments, ni la présence de logements étudiants ne peuvent être exigées par le biais du recours au droit et à une autorité judiciaire. La mise en droit exclut donc ici comme non pertinentes les principales revendications du comité citoyen.
38En revanche, il apparaît clairement que si le passage au droit renferme des obstacles à une définition favorable du problème pour le groupement citoyen, l’usage stratégique de la sphère judiciaire incarne un moyen de faire monter la pression sur les élus afin de renégocier l’interprétation des règles, l’usage des règlements et leur exécution. L’investissement simultané de la sphère judiciaire (ici le Conseil d’État), et de l’arène publique institutionnalisée (la commission de concertation) délimite un usage social stratégique du droit comme « droit-arme ». En effet, le recours au juge permet de faire peser une menace de contentieux permanente, dont il n’est pas de meilleur lieu pour la rappeler que les arènes publiques, comme l’illustre cette intervention d’un citoyen face aux élus :
Nicolas : Étant donné, comme je vous l’ai déjà dit, que le PRAS stipule que toute les zones ayant une valeur écologique n’ont pas nécessairement une affectation verte sur le plan régional d’affectation du sol, dès lors, n’est-il pas une attitude responsable, d’aller utiliser le PRAS comme d’un bouclier et d’utiliser enfin le plan régional de développement comme un indicateur, ce qu’il est d’ailleurs […]. Je vous invite donc à être responsable, la décision que vous allez prendre va être un message que vous allez envoyer aux Bruxellois et on sera très attentif sur la suite et je souligne, dès aujourd’hui, que si ce permis venait à être octroyé, le Comité Sauver la Plaine sera prêt, à la fois financièrement et juridiquement, à introduire un recours au Conseil d’État en suspension, s’il le faut.
39L’insistance sur le devoir de « responsabilité [politique] » des élus souligne clairement une critique politique à partir d’une assise juridique : le citoyen en appelle au pouvoir discrétionnaire de l’élu, l’intimant à sortir du rôle de bureaucrate « bête et discipliné » (illustré dans la qualification d’usage du pras comme « bouclier »), à requalifier politiquement une situation considérée comme aberrante juridiquement (la zone bleue qu’est cet espace vert).
- 17 Et non pas uniquement, comme le propose la sociologie pragmatique de la participation, de monter en (...)
40Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas tant la victoire en justice qui compte que le processus même de mise sous pression des élus par le recours au juge et le rappel permanent de celui-ci, afin de monter en dangerosité face aux élus17, de gagner un certain poids, de devenir un interlocuteur à prendre en compte, de tenter de se hisser dans la hiérarchie des intérêts divergents que les élus doivent contenter dans l’économie complexe de la planification locale.
41De manière remarquable, cet usage social du droit comme arme – à double tranchant – est temporaire dans un double sens. D’une part, il tente uniquement de retarder la mise en place du projet immobilier, obstacle à la circulation du capital et au retour sur investissement attendu par un promoteur. En effet, un recours au Conseil d’État ne peut que retarder le projet par annulations successives des permis délivrés, forçant dès lors le demandeur à reformuler une demande de permis longue et laborieuse, demandant plusieurs années de travail, ce qui revient à espérer une annulation par abandon. D’autre part, en ce qu’il vise en réalité à sortir du plan strictement juridique de la controverse pour faire émerger les points de négociation proprement politiques, hors-droit, à savoir, dans ce cas-ci, la teneur socio-économique et la position du bâti. Les entretiens menés montrent que les citoyens supposent l’existence d’une table de négociation à laquelle, pour gagner de son droit d’entrée, il est nécessaire de gagner en poids politique, de devenir un interlocuteur incontournable de la controverse, un intérêt qu’il devient nécessaire de considérer dans la mise en balance décisionnelle.
42Ce long extrait d’entretien avec un Nicolas, se remémorant une discussion avec une élue locale, illustre ces différents niveaux enchevêtrés entre droit et politique, négociation et position légaliste :
[…] elle [l’élue] est venue me trouver moi, de manière générale elle voulait parler à quelqu’un du comité. Elle était très conciliante, peut-être me prenait-elle un poil de haut, mais apparemment elle venait juste discuter. Ce qui est notable, c’est que c’était la première fois depuis le début de ce combat qu’elle est venue dialoguer avec nous. On lui avait demandé des rendez-vous, elle n’a pas… enfin bref, il n’y a pas eu de dialogue. Elle nous l’a reproché d’ailleurs, elle a dit qu’on n’était jamais venu la voir (rires), deux ans qu’on savait qu’elle était là. « Vous n’êtes jamais venus me voir », puis elle dit « écoutez, blablabla », donc elle a un peu ressorti son jeu habituel. Donc, jusque-là, rien d’étonnant à part le fait qu’elle vienne quand même vers nous. Et à un moment, elle a quand même… enfin il y avait pas mal de gens autour en plus donc c’était intéressant, c’était un mini-show parce qu’elle nous sortait les arguments standards qui sont des arguments que j’ai appris à détruire de manière relativement sans appel. C’est ce que j’ai essayé de faire, ça marchait bien parce qu’elle a quand même eu du mal à répondre à chaque fois, elle s’est vue dans une situation où elle ne dominait clairement pas la conversation, en toute politesse, mais elle n’était pas gagnante et les gens autour le voyaient. Mais comme le ton ne montait pas, elle continuait et elle essayait. Au final, en essayant de l’acculer, elle a fini par me dire (et c’est ça qui est incroyable) : « oui mais, combien… qu’est-ce que vous voudriez ? ! ». Ça, c’est quand même remarquable qu’elle nous demande ce qu’on voudrait. Je trouvais ça très notable et je lui ai dit « écoutez madame l’Échevine, voilà, le projet n’est pas raisonnable » et elle m’a dit « oui mais qu’est-ce que vous voudriez de raisonnable ? Qu’est-ce qui serait raisonnable pour vous dans ce projet ? », voilà ce qu’elle m’a demandé. Je lui ai dit « écoutez, on est sur un campus universitaire, la parcelle du promoteur se trouve sur ce campus universitaire, cette parcelle comprend des espaces verts très intéressants et des espaces beaucoup moins intéressants, non-verts (comme le parking), de ce fait ce que je trouve raisonnable serait 100 % de logements étudiants ou sociaux sur les parties non-vertes, en tout cas en première instance ». Elle a rigolé évidemment, elle a pouffé de rire « enfin, enfin ! Non ça c’est fou, à la limite 50 % ». Elle a mentionné le chiffre 50 %, à un moment c’est sorti. Ce qui est intéressant aussi. Ce qui est marrant c’est qu’elle était… on aurait presque dit qu’elle essayait de négocier pour qu’on arrête de l’emmerder. On n’était pas encore là parce que pour le moment elle se dit sûrement que ça va passer même si on va au Conseil d’État, elle sait que c’est une tâche difficile et que même si on arrive à y aller, on va perdre. Elle se disait sûrement ça à ce moment-là, mais on n’était pas au stade où on allait négocier. Elle sondait quand même à quel point on était prêt à négocier ! Et c’est pour ça que j’ai directement dit « je ne suis pas là pour gratter 10 % des logements étudiants, moi je suis là pour dire que ce projet c’est un non-sens et c’est un non-sens complet. Moi je suis désolé, ce qui manque ce n’est pas 20 % des logements étudiants, ce qui manque c’est que la majorité du projet ça n’a rien à voir avec les étudiants ni avec les riverains et c’est que c’est sur la partie verte alors que ça pourrait être sur la partie non-verte. Donc ce qui serait raisonnable pour moi, j’ai envie de dire que ça devrait être la chose raisonnable pour tout le monde, c’est-à-dire construire pour la communauté universitaire et en priorité sur la partie non-verte ». Là elle a rigolé, je lui ai tendu la main et je lui ai dit : « si un jour vous vous décidez pour ça, alors je signe et on arrête de vous emmerder ». Et on a eu un petit dilemme, elle ne voulait pas me serrer la main (rires), alors on a rigolé et elle est partie.
43De ce long et riche extrait ressort presque l’intégralité des points qui ont été mis en avant au fil de cette analyse. En dehors d’une interaction cadrée juridiquement, en marge du dispositif consultatif, les acteurs se départissent de leurs rôles figés, entre menace judiciaire et respect borné de la légalité. Dès lors, les revendications extra-juridiques – teneur socio-économique et localisation du bâti – peuvent ici être discutées de manière informelle, car elles engageant pas la parole officielle du gouvernement local. Première occasion de discussion, soulignant en négatif l’inexistence du dialogue en arène consultative, la forme de négociation progressive exhibe clairement la marge de négociation politique évacuée par la posture légaliste de l’usage du « droit-paravent ». L’impertinence manifeste de l’interaction (proposer de se serrer la main en définissant les termes de la négociation) est soutenue par la menace d’un recours juridictionnel et par la joute oratoire visant à « détruire les arguments » de l’élue, témoignant bel et bien d’un souci de pertinence topique. Néanmoins, comme le mentionne Nicolas, la négociation ne semble alors pas encore à l’ordre du jour, le groupement citoyen ne représentant pas une figure assez menaçante pour être associé comme interlocuteur sérieux au processus décisionnel – à l’économie complexe de la panification locale. La figure d’une victoire au Conseil d’État incarne donc un point décisif dans la possibilité d’entrer à la table de négociation, de bousculer le rapport de force. Le recours au juge conditionne d’une certaine manière les possibilités de « victoire » ou de « défaite », dépossédant en partie le groupement citoyen de la maîtrise de son action politique.
44Si la distinction entre dispositif participatif et consultatif a été opérée, il ne faut pas pour autant en conclure une homogénéité des dispositifs consultatifs. En effet, il convient de nuancer une fois de plus le propos : un dispositif consultatif ne vaut pas l’autre, et l’influence de la critique citoyenne sur la prise de décision effective devrait être évaluée en fonction du rapport de force et des multiples intérêts en jeu – en bref, du contexte. Les questions de l’importance politique et économique d’un projet d’urbanisme mais aussi de son rapport à l’efficacité de la critique citoyenne ne peuvent décemment être évacués sans autre forme d’explication. En effet, l’initiative privée ou publique d’un projet immobilier ainsi que la propriété privée ou publique du terrain à bâtir sont des facteurs décisifs qui restreignent les marges de négociation des élus et l’efficacité des critiques citoyennes sur le processus décisionnel.
45Il serait donc fallacieux d’ignorer purement et simplement l’influence des enjeux économiques sur le fonctionnement du débat démocratique en urbanisme. En ce sens, une analyse comparative des capacités critiques citoyennes en commissions de concertation lors de dossiers « classiques », c’est-à-dire à la teneur économique faible et ne relevant pas d’enjeux politiques, et lors de dossiers impliquant un mouvement de capital massif et des enjeux politiques territoriaux majeurs, serait à n’en pas douter une piste de recherche ultérieure très prometteuse, tant concernant les modes d’interaction en arène publique consultative que l’efficacité de la critique citoyenne sur les prises de décisions.
- 18 La procédure en référé est une procédure d’extrême urgence qui peut être demandée lorsque des dégât (...)
46Dans la controverse autour de l’aménagement de la Plaine, le recours au Conseil d’État introduit en août 2014 a été débouté en procédure d’extrême urgence lors de l’entame des travaux d’abattage en octobre 2014, statuant en référé sur les moyens invoqués18. Depuis lors, la procédure régulière d’annulation a repris son cours et, en juillet 2019, le Conseil d’État n’a toujours pas rendu d’avis définitif sur la teneur litigieuse du projet. Les travaux de la première phase sont à présent bien avancés et les permis pour l’une des phases ultérieures ainsi que le ppas ont eux aussi été avalisés par les pouvoirs publics. En ce sens, le recours au droit induit une difficulté supplémentaire pour les citoyens qui y font appel, en ce qu’il est marqué par une temporalité propre : le temps nécessaire à la publication des décisions rendues par le Conseil d’État se compte en années. Dès lors, pour une fragile mobilisation citoyenne dont la vitalité est alimentée par des actions devant se renouveler à fréquence mensuelle, voire hebdomadaire, le recours aux juridictions administratives telles que le Conseil d’État semble contribuer à son essoufflement. Ce décalage temporel entre justice et mobilisation (Larrosa, Hivert, 2015) joue à l’encontre du groupement citoyen, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un groupement constitué majoritairement d’étudiants, dont l’investissement sur le campus est, tout au plus, l’histoire de quelques années. Le constat est ici sans appel : suite au recours qui traîne, après plusieurs années de silence judiciaire, le défaitisme est palpable et la démobilisation citoyenne complète. En ce sens, on ne peut que rejoindre les conclusions que tire McCann :
Initiating legal action often does not generate concessions from powerful opponents, and thus may commit movement supporters to long, costly, high-risk legal proceedings that they can afford far less than their institutional foes. Even more important, eventual defeat in official forums can sap movement morale, undercut movement bargaining power, and exhaust movement resources. Consequently, legal leveraging is most successful when it works as an unfulfilled threat, but activists must be willing to follow through occasionally with action or lose considerable clout. (McCann, 2004, 514)
47Les dispositifs participatifs et consultatifs en urbanisme sont animés par des dynamiques distinctes et traduisent des grammaires de l’action publique investies différemment par les citoyens, l’une visant un accord interne au débat et à l’arène en tant que citoyen ordinaire, l’autre visant un accord externe au débat et à l’arène selon un certain rapport de force, cimenté par l’appareil judiciaire. Si dans les deux cas une injonction paradoxale à représenter et à refuser simultanément la représentation s’applique, la dynamique consultative diffère de la dynamique participative, tant au niveau de l’investissement conflictuel et agonistique que des possibilités de critique. Il en ressort que l’impertinence participationnelle semble être une nécessité pour être légitimement pris en compte et se rendre « dangereux » aux yeux des élus, travailler le rapport de force en vue d’une négociation s’extirpant du carcan strictement juridique. Mais cette impertinence se couple malgré tout à une irrésistible pertinence topique qui conduit les citoyens à centrer les arguments sur le cadre réglementaire en urbanisme et paradoxalement, à jouer le jeu du débat tout en le dénonçant comme déconnecté du processus décisionnel.
48En définitive, j’ai tenté de démontrer, à partir de la controverse de la Plaine, la nécessité d’appréhender conjointement droit (juridicisation et judiciarisation) et politique (relations entre délibération, négociation et décision) dans les pratiques sociales concrètes qui entourent le processus décisionnel en urbanisme. Le double investissement d’un dispositif politique juridiquement organisé (la commission de concertation) et de la sphère judiciaire (le Conseil d’État) comme stratégie militante souligne que la mobilisation citoyenne tente de composer avec le droit simultanément comme principe normatif et ressource stratégique. L’ambivalence fondamentale qui caractérise le droit, d’autant plus ouvert à un usage stratégique qu’il est pluriel, nous montre bien en quoi tant les citoyens que les élus doivent jouer finement avec les règles pour tirer leur épingle des jeux juridique et politique. Cette ambivalence du droit se dédouble d’une ambivalence dans la relation entretenue entre les citoyens et l’État, paradoxal mélange de « défiance et de reconnaissance à l’égard des autorités » (Israël, 2009, 19). En somme, le droit est utilisé d’un côté pour dissimuler des marges de négociation proprement politiques sous couvert d’un respect strict de règles édictées démocratiquement ; de l’autre côté, comme moyen de sortir d’une définition juridique défavorable du problème, afin d’atteindre le pan des négociations présumées en jouissant d’une position renforcée dans la hiérarchie des intérêts à trancher. L’un évacue le politique par le juridique, l’autre tente d’investir le politique par le droit. La judiciarisation du politique se décline en définitive au gré des usages sociaux situés de ce droit fondamentalement pluriel et ambivalent.